Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre III/Chapitre 11

XI. Deſcription de l’Arabie. Révolutions qu’elle a éprouvées. Caractère de ſes habitants.

L’Arabie eſt une des plus grandes péninſules du monde connu. Elle a pour limites, au Midi, l’Océan Indien ; au Levant, le Sein Perſique, au Couchant, la mer Rouge, qui la sépare de l’Afrique. Au Nord, une ligne tirée à l’extrémité des deux golfes lui ſervoit vraiſemblablement de borne dans les tems anciens. L’Irak-Arabi, le déſert de Syrie & la Paleſtine, ſemblent aujourd’hui en faire partie.

La preſqu’iſle eſt séparée du Nord au Sud par une chaîne de montagnes, moins ſtériles & plus tempérées que le reſte du pays. Sur la plupart, il pleut deux ou trois mois au plus chaque année ; mais à des époques différentes, ſuivant leur expoſition. Les eaux qui en tombent ſe perdent dans les ſables des vallées, ou vont ſe jetter en torrens dans la mer, ſelon la pente & les diſtances. Il eſt une ſaiſon où les chaleurs ſont ſi vives, que perſonne ne voyage, que les eſclaves même ne paroiſſent pas, ſans une extrême néceſſité, dans les rues. Tout travail eſt alors ſuſpendu au milieu du jour. La plus grande partie du tems ſe paſſe à dormir dans des ſouterreins, dont l’air ne ſe renouvelle que par un tuyau. On diviſe communément cette région en trois parties : l’Arabie pétrée, l’Arabie déſerte, & l’Arabie heureuſe : noms analogues au ſol de chacune de ces contrées.

L’Arabie pétrée eſt la plus occidentale & la moins étendue des trois Arabies. Elle eſt généralement inculte, & preſque par-tout couverte de rochers. On ne voit dans l’Arabie déſerte que des plaines arides ; des monceaux de ſable, que le vent élève & qu’il diſſipe ; des montagnes eſcarpées, que la verdure ne couvre jamais. Les ſources d’eau y ſont ſi rares, qu’on ſe les eſt toujours diſputées les armes à la main. L’Arabie heureuſe doit moins ce titre impoſant à ſa fertilité, qu’au voiſinage des régions ſtériles qui l’environnent. Ces diverſes contrées jouiſſent d’un ciel conſtamment pur, conſtamment ſerein.

Tous les monumens atteſtent que ce pays étoit peuplé dans la plus haute antiquité. Ses premiers habitans lui vinrent vraiſemblablement de la Syrie & de la Chaldée. On ignore à quelle époque ils commencèrent à être policés ; & s’ils acquirent eux-mêmes des lumières, ou s’ils les reçurent des Indes. Il paroit que le Sabéiſme fut leur religion, avant même qu’ils connuſſent la haute Aſie. De bonne heure ils eurent des idées ſublimes de la divinité. Ils rendoient un culte aux aſtres, comme à des corps animés par des eſprits céleſtes. Leur religion n’étoit ni atroce, ni abſurde : & quoique ſuſceptibles de ces enthouſiaſmes ſubits, qui ſont ſi communs chez les peuples Méridionaux ; le fanatiſme ne les infecta pas juſqu’au tems de Mahomet. Les Arabes du déſert avoient un culte moins éclairé. Pluſieurs adorèrent le ſoleil, & quelques-uns lui immolèrent des hommes. Il y a une vérité qui ſe prouve par l’étude de l’hiſtoire, & par l’inſpection du globe de la terre. Les religions ont toujours été cruelles dans les pays arides, ſujets aux inondations, aux volcans ; & elles ont toujours été douces dans les pays que la nature a bien traités. Toutes portent l’empreinte du climat où elles ſont nées.

Lorſque Mahomet eut établi une nouvelle religion dans ſa patrie, il ne lui fut pas difficile de donner du zèle à ſes ſectateurs ; & ce zèle en fit des conquérans. Ils portèrent leur domination, des mers de l’Occident à celles de la Chine, & des Canaries aux Iſles Moluques. Ils y portèrent auſſi les arts utiles qu’ils perfectionnoient. Les Arabes furent moins heureux dans les beaux-arts, où ils montrèrent à la vérité quelque génie ; mais aucune idée de ce goût que la nature donna quelque tems après aux peuples qui ſe firent leurs diſciples.

Peut-être le génie, enfant de l’imagination qui crée, appartient-il aux pays chauds, féconds en productions, en ſpectacles, en événemens merveilleux qui excitent l’enthouſiaſme ; tandis que le goût, qui choiſit & moiſſonne dans les champs où le génie a ſemé, ſemble convenir davantage à des peuples ſobres, doux & modérés, qui vivent ſous un ciel heureuſement tempéré. Peut-être auſſi ce même goût, qui ne peut être que le fruit d’une raiſon épurée & mûrie par le tems, demande-t-il une certaine habilité dans le gouvernement, mêlée d’une certaine liberté dans les eſprits ; un progrès inſenſible de lumières, qui, donnant une plus grande étendue au génie, lui fait ſaiſir des rapports plus juſtes entre les objets, & une plus heureuſe combinaiſon de ces ſenſations mixtes, qui font les délices des âmes délicates. Ainſi les Arabes preſque toujours pouſſés en des climats brûlans par la guerre & le fanatiſme ; n’eurent jamais cette température de gouvernement & de ſituation, qui forme le goût.

Mais ils apportèrent dans le pays de leurs conquêtes, les ſciences qu’ils avoient comme pillées dans le cours de leurs ravages, & tous les arts néceſſaires à la proſpérité des nations.

Aucun peuple de leur tems, n’entendit le commerce comme eux. Aucun peuple n’eut un commerce auſſi vaſte. Ils s’en occupoient dans le cours même de leurs conquêtes. De l’Eſpagne au Tonquin, ils avoient des négoçians, des manufactures, des entrepôts ; & les autres peuples, du moins ceux de l’Occident, tiroient d’eux, & les lumières, & les arts, & les denrées utiles aux commodités, à la conſervation & à l’agrément de la vie.

Quand la puiſſance des califes commença à décliner, les Arabes, à l’exemple de pluſieurs nations qu’ils avoient ſoumiſes, ſecouèrent le joug de ces princes, & le pays reprit peu-à-peu l’ancienne forme de ſon gouvernement, ainſi que ſes premières mœurs. À cette époque, la nation divisée en tribus, comme autrefois, ſous la conduite de chefs différens, retomba dans ſon premier caractère, dont le fanatiſme & l’ambition l’avoient fait ſortir.

Les Arabes, avec une petite taille, un corps maigre, une voix grêle, ont un tempérament robuſte, le poil brun, le viſage baſané, les yeux noirs & vifs, une phyſionomie ingénieuſe, mais rarement agréable. Ce contraſte de traits & de qualités, qui paroiſſent incompatibles, ſemblent s’être réunis dans cette race d’hommes, pour en faire une nation ſingulière, dont la figure & le caractère tranchent aſſez fortement entre les Turcs, les Africains & les Perſans, dont ils ſont environnés. Graves & sérieux, ils attachent de la dignité à leur longue barbe, parlent peu, ſans geſtes, ſans s’interrompre, ſans ſe choquer dans leurs expreſſions. Ils ſe piquent entre eux de la plus exacte probité, par une ſuite de cet amour-propre & de cet eſprit patriotique, qui, joints enſemble, font qu’une nation, une horde, un corps, s’eſtime, ſe ménage, ſe préfère à tout le reſte de la terre. Plus ils conſervent leur caractère flegmatique, plus ils ſont redoutables dans la colère qui les en fait ſortir. Ce peuple a de l’intelligence & même de l’ouverture pour les ſciences ; mais il les cultive peu, ſoit défaut de ſecours ou même de beſoins : aimant mieux ſouffrir, ſans doute, les maux de la nature, que les peines du travail. Les Arabes de nos jours n’ont aucun monument de génie, aucune production de leur induſtrie, qui les rende recommandables dans l’hiſtoire de l’eſprit humain.

Leur paſſion dominante, c’eſt la jalouſie, tourment des âmes ardentes, foibles, oiſives, à qui l’on pourroit demander, ſi c’eſt par eſtime ou par mépris d’elles-mêmes qu’elles ſont méfiantes. C’eſt des Arabes, dit-on, que pluſieurs nations de l’Aſie, de l’Afrique, de l’Europe même, ont emprunté les viles précautions que cette odieuſe paſſion inſpire, contre un ſexe qui doit être le dépoſitaire, & non le tributaire de nos plaiſirs. Auſſi-tôt que leurs filles ſont nées, ils rapprochent par une ſorte de couture les parties que la nature a séparées, & n’y laiſſent libre que l’eſpace qui eſt néceſſaire pour les écoulemens naturels. Les chairs adhèrent peu-à-peu à meſure que l’enfant prend ſon accroiſſement, de ſorte qu’on eſt obligé de les ſéparer par une inciſion, lorſque le tems du mariage eſt arrivé. On ſe contente quelquefois d’y paſſer un anneau. Les femmes ſont ſoumiſes, comme les filles, à cet uſage outrageant pour la vertu. La ſeule différence eſt, que l’anneau des filles ne peut s’ôter, & que celui des femmes a une eſpèce de ſerrure, dont le mari ſeul a la clef. Cette pratique connue dans toutes les parties de l’Arabie, eſt preſque généralement reçue dans celle qui porte le nom de Pétrée.

Telle eſt la nation en général. La différente manière de vivre des peuples qui la compoſent, a dû jetter néceſſairement dans leur caractère quelques ſingularités dignes d’être remarquées.

Le nombre des Arabes qui habitent le déſert, peut monter à deux millions. Ils ſont partagés en un grand nombre de hordes, plus ou moins nombreuſes, plus ou moins conſidérables, mais toutes indépendantes les unes des autres. Leur gouvernement eſt ſimple. Un chef héréditaire, aſſiſté de quelques vieillards, termine les différends, punit les coupables. S’il eſt hoſpitalier, humain & juſte, on l’adore. Eſt-il fier, cruel, avare, on le met en pièces, & on lui donne un ſucceſſeur de ſa famille.

Ces peuples campent dans toutes les ſaiſons. Ils n’ont point de demeure fixe, & ils s’arrêtent par-tout où ils trouvent de l’eau, des fruits, des pâturages. Cette vie errante leur paroît pleine de délices ; & ils regardent les Arabes ſédentaires comme des eſclaves. Ils vivent du lait & de la chair de leurs troupeaux. Leurs habits, leurs tentes, leurs cordages, les tapis ſur leſquels ils couchent : tout ſe fait avec la laine de leurs brebis, avec le poil de leurs chèvres & de leurs chameaux. C’eſt l’occupation des femmes dans chaque famille ; & dans tout le déſert il n’y eut jamais un ouvrier. Ce qu’ils conſomment de tabac, de café, de riz, de dattes, eſt payé par le beurre qu’ils portent ſur la frontière, par plus de vingt mille chameaux, qu’ils vendent annuellement. Ces animaux, ſi utiles dans l’Orient, étoient conduits autrefois en Syrie. La plupart ont pris la route de la Perſe, depuis que les guerres continuelles y en ont multiplié le beſoin & diminué l’eſpèce.

Comme ces objets ne ſuffiſent pas aux Arabes pour ſe procurer les choſes qui leur manquent, ils ont imaginé de mettre à contribution les caravanes que la ſuperſtition mène dans leurs ſables. La plus nombreuſe qui va de Damas à la Mecque, achète la sûreté de ſon voyage par un tribut de cent bourſes, ou de cent cinquante mille livres, auquel le grand-ſeigneur s’eſt ſoumis, & qui, par d’anciennes conventions, ſe partage entre toutes les hordes. Les autres caravanes s’arrangent uniquement avec les hordes, ſur le territoire deſquelles il leur faut paſſer.

Indépendamment de cette reſſource, les Arabes de la partie du déſert qui eſt le plus au Nord, en ont cherché une autre dans leurs brigandages. Ces hommes ſi humains, ſi fidèles, ſi déſintéreſſés entre eux, ſont féroces & avides avec les nations étrangères. Hôtes bienfaiſans & généreux ſous leurs tentes, ils dévaſtent habituellement les bourgades & les petites villes de leur voiſinage. On les trouve bons pères, bons maris, bons maîtres : mais tout ce qui n’eſt pas de leur famille, eſt leur ennemi. Leurs courſes s’étendent ſouvent fort loin ; & il n’eſt pas rare que la Syrie, la Méſopotamie, la Perſe, en ſoient le théâtre.

Les Arabes, qui ſe vouent au brigandage, s’aſſocient avec les chameaux, pour un commerce ou une guerre dont l’homme a tout le profit, & l’animal, la principale peine. Comme ces deux êtres doivent vivre enſemble, ils ſont élevés l’un pour l’autre. L’Arabe forme ſon chameau, dès la naiſſance, aux exercices & aux rigueurs qu’il doit ſupporter toute ſa vie. Il l’accoutume à travailler beaucoup, & à conſommer peu. L’animal paſſe de bonne heure les jours ſans boire, & les nuits ſans dormir. On l’exerce à plier ſes jambes ſous le ventre, pour laiſſer charger ſon dos de fardeaux qu’on augmente inſenſiblement, à meſure que ſes forces croiſſent par l’âge & par la fatigue. Dans cette éducation ſingulière, dont il paroît que les rois ſe ſervent quelquefois pour mieux dompter les peuples, à proportion qu’on double ſes travaux, on diminue ſa ſubſiſtance. On le forme à la courſe par l’émulation. Un cheval Arabe eſt le rival qu’on préſente au chameau. Celui-ci moins prompt & moins léger, laſſe à la fin, ſon vainqueur dans la longueur des routes. Quand le maître & le chameau ſont prêts & dreſſés pour le brigandage, ils partent enſemble, traverſent les ſables du déſert, & vont attendre ſur les confins le marchand ou le voyageur, pour les piller. L’homme dévaſte, maſſacre, enlève ; & le chameau porte le butin. Si ces compagnons de fortune ſont pourſuivis, ils hâtent leur fuite. Le maître voleur monte ſon chameau favori, pouſſe la troupe, fait juſqu’à trois cens lieues en huit jours, ſans décharger ſes chameaux, ni leur donner qu’une heure de repos par jour, avec un morceau de pâte pour toute nourriture. Souvent ils paſſent tout ce tems-là ſans boire, à moins qu’ils ne ſentent par haſard une ſource à quelque diſtance de leur route : alors ils doublent le pas, & courent à l’eau avec une ardeur qui les fait boire, en une ſeule fois, pour la ſoif paſſée & pour la ſoif à venir. Tel eſt cet animal, ſi ſouvent célèbre dans la Bible, dans l’Alcoran, & dans les romans Orientaux.

Ceux des Arabes qui habitent les cantons où l’on trouve quelques maigres pâturages, & un ſol propre à la culture de l’orge, nourriſſent des chevaux qui ſont les meilleurs que l’on connoiſſe. De tous les pays du monde, on cherche à ſe procurer de ces chevaux, pour embellir & réparer les races de cette eſpèce animale, qui, dans aucun lieu de la terre, n’a ni la viteſſe, ni la beauté, ni l’intelligence des chevaux Arabes. Les maîtres vivent avec eux comme avec des domeſtiques, ſur le ſervice, ſur rattachement deſquels il peuvent compter ; & il leur arrive ce qui eſt commun à tous les peuples nomades, ſur-tout à ceux qui traitent les animaux avec bonté : c’eſt que les animaux & les hommes prennent quelque choſe de l’eſprit & des mœurs les uns des autres. Ces Arabes ont de la ſimplicité, de la douceur, de la docilité ; & les religions différentes qui ont régné dans ces contrées, les gouvernemens dont ils ont été les ſujets ou les tributaires, ont altéré bien peu le caractère qu’ils avoient reçu du climat ou des habitudes.

Les Arabes fixés ſur l’Océan Indien & ſur la mer Rouge ; ceux qui habitent ce qu’on appelle l’Arabie heureuſe, étoient autrefois un peuple doux, amoureux de la liberté, content de ſon indépendance, ſans ſonger à faire des conquêtes. Ils étoient trop attachés au beau ciel ſous lequel ils vivoient, à une terre qui fourniſſoit, preſque ſans culture, à leurs beſoins, pour être tentés de dominer ſous un autre climat, dans d’autres campagnes. Mahomet changea leurs idées ; mais il ne leur reſte plus rien de l’impulſion qu’il leur avoit donnée. Leur vie ſe paſſe à fumer, à prendre du café, de l’opium, du ſorbet ; à faire brûler des parfums exquis dont ils reçoivent la fumée dans leurs habits légèrement imprégnés d’une aſperſion d’eau roſe. Ces plaiſirs ſont ſouvent ſuivis ou précédés de vers galans ou amoureux.

Leurs compoſitions ſont d’une grâce, d’une molleſſe, d’un raffinement, ſoit d’expreſſion, ſoit de ſentiment, dont n’approche aucun peuple ancien ou moderne. La langue qu’ils parlent dans ce monde à leur maîtreſſe, ſemble être celle qu’ils parleront dans l’autre à leurs houris. C’eſt une eſpèce de muſique ſi touchante & ſi fine ; c’eſt un murmure ſi doux ; ce ſont des comparaiſons ſi riantes & ſi fraîches : je dirois preſque que leur poéſie eſt parfumée comme leur contrée. Ce qu’eſt l’honneur dans les mœurs de nos paladins, les imitations de la nature le font dans les poëmes Arabes. Là, c’eſt une quinteſſence de vertu ; ici, c’eſt une quinteſſence de volupté. On les voit abattus ſous les ardeurs de leurs paſſions & de leur climat, ayant à peine la force de reſpirer. Ils s’abandonnent ſans réſerve à une langueur délicieuſe qu’ils n’éprouveroient pas peut-être ſous un autre ciel.