Histoire naturelle de l’Homme
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 31 (p. 938-969).
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HISTOIRE NATURELLE
DE L'HOMME

UNITE DE L'ESPECE HUMAINE.
V.
ORIGINE DES VARIETES DES RACES DANS LES ETRES ORGANISES.

I. — ORIGINE DES VARIETES ANIMALES.

Après avoir montré ce que sont en réalité ces groupes d’individus qu’on appelle des races, nous devons rechercher comment ils se forment. Ici, comme dans nos études précédentes, nous aurions à comparer ce qui se passe chez les autres êtres organisés avec ce que l’on constate chez l’homme. Toutefois les notions aujourd’hui acquises permettent d’insister beaucoup moins sur l’histoire des végétaux, C’est donc aux animaux et aux groupes les plus élevés en organisation que nous nous attacherons de préférence. De cette étude il ressortira clairement que partout et toujours les phénomènes sont identiques, et ce résultat général nous fournira les moyens de réfuter certains reproches adressés à nos doctrines en même temps qu’il sera la source de sérieuses objections à faire aux doctrines opposées.

À vouloir pénétrer dans les détails, l’origine des variétés et des races est certainement un des plus difficiles et des plus obscurs problèmes que présentent les Sciences humaines. Il n’y a rien là qui doive surprendre. Ces difficultés, cette obscurité tiennent à la nature des questions multiples qu’embrasse la question générale. Nos études précédentes ont montré d’abord que la variété et la race n’étaient au fond que des modifications de l’espèce, puisque les caractères de toute sorte qui distinguent l’une et l’autre accusent une atteinte, parfois très sérieuse, portée à cette force formatrice des anciens qui est propre à chaque être et le différencie des êtres voisins. Or cette force première qui transforme en plantes, en animaux les plus divers, des germes en apparence identiques se rattache évidemment à l’essence de chaque espèce, et cette essence nous est absolument inconnue. D’autre part, il nous reste à découvrir sans doute bien des agens capables d’agir sur elle ; le mode d’action de ceux mêmes que nous connaissons nous échappe le plus souvent, de telle sorte que, pour nous guider dans la recherche de la vérité, il ne demeure que des faits épars et certaines coïncidences trop frappantes pour être fortuites. Grouper ces faits et ces coïncidences, en déduire quelques données générales propres à nous guider dans la recherche des faits particuliers et à faciliter l’appréciation de leurs rapports, c’est à peu près tout ce que peut faire la science actuelle ; mais jusqu’où lui est-il possible d’aller dans cette voie ?

Dès le début de ce travail, nous avons constaté que, dans tous les êtres organisés et vivans, l’espèce est soumise à une double action, d’où résultaient deux ordres de faits accusant, les uns une tendance manifeste à la stabilité, les autres une tendance non moins évidente à la variation. À quelles causes faut-il faire remonter cette double action ? C’est là une question que se sont posée de tout temps les plus sérieux penseurs, les plus grands physiologistes, depuis Aristote et Hippocrate jusqu’à Burdach et à Mûller. Or ce ne sont pas les ressemblances existant entre les représentans de la même espèce, entre les individus d’une même famille, qui étonnent ces grands esprits. Ils sont à peu près unanimes pour en trouver la raison dans l’hérédité, c’est-à-dire dans cette force en vertu de laquelle le parent tend à se répéter dans son produit. Ce qui les frappe, ce sont les différences qui se manifestent d’individu à individu, de père à fils, de frère à frère ; en d’autres termes, ils se préoccupent avant tout des déviations les plus légères. Là est en effet le nœud du problème. Ces déviations une fois comprises, le reste s’explique aisément. Voyons donc à quelles causes générales peuvent se rattacher les traits individuels et les variétés.

Il n’est guère d’hypothèses auxquelles on n’ait eu recours pour résoudre la question dont il s’agit. On a invoqué tour à tour l’influence des astres, la variété originelle des âmes, et jusqu’à l’intervention directe du diable et de Dieu. Burdach, individualisant en quelque sorte l’espèce, voit dans la diversité de ses représentans la trace des efforts infructueux qu’elle fait pour réaliser son type complet. À côté de ces explications, évidemment inacceptables ou trop vagues, il en est de moins irrationnelles en apparence, mais qui ont souvent le défaut, tout en affectant une certaine précision, de rester entièrement hypothétiques en même temps qu’elles sont d’une insuffisance évidente. Par exemple, on a soutenu que l’affection des parens l’un pour l’autre, l’état moral, l’imagination de la mère, etc., peuvent agir sur un enfant et modifier ses traits ou son caractère. Rien n’est à coup sûr moins prouvé. Y eût-il même quelque chose de vrai dans ces suppositions lorsqu’il s’agit de l’espèce humaine, il serait bien difficile d’en faire l’application aux animaux, et en tout cas elles laisseraient complètement en dehors le règne végétal tout entier. Nous ne saurions donc les admettre. Toutefois la plupart de ces hypothèses indiquent une tendance à chercher en dehors de l’individu et dans le milieu les causes des variations, et en cela elles se rapprochent de la vérité. Cette donnée générale se retrouve dans plusieurs autres doctrines qui n’ont guère que cela de commun. Ainsi, pour Aristote, Pline, Galien, etc., les conditions physiques et morales qui prévalent chez les parens et le moment même de la conception décident en entier de ce que sera l’être qui n’existe pas encore. D’après Aldovrande, ce sont surtout les actions exercées sur la mère et, par l’intermédiaire de celle-ci, sur l’enfant déjà formé qui impriment à ce dernier, pendant la vie embryonnaire, les modifications dont il conserve les traces durant sa vie entière. Helvétius, Bonnet, etc., attribuant la puissance modificatrice au climat, à la nourriture, à l’éducation, reculent bien plus encore l’époque à laquelle cette puissance commence à agir, et veulent que ce soit seulement après la naissance. M. le docteur Prosper Lucas, qui a résumé et discuté la plupart de ces théories[1], admet à côté de l’hérédité, qui conserve les caractères des ascendans, une force particulière, l’innéité, qui tend sans cesse à diversifier les types. Enfin d’autres auteurs se bornent à dire que l’hérédité, si puissante pour conserver, les caractères généraux de l’espèce, est sans action dès qu’il s’agit de l’individu.

De ces diverses opinions, la dernière, qui refuse à l’hérédité son caractère, si marqué pourtant, de généralité, ne saurait évidemment être acceptée. Nous ferons voir tout à l’heure que les phénomènes s’interprètent-fort bien sans avoir recours à une force spéciale plus ou moins analogue à l’innéité de M. Lucas, et qu’il en est même qui s’accordent mal avec l’existence d’une semblable force. Restent donc les doctrines qui expliquent les variations du type spécifique par une action extérieure et étrangère à l’individu, c’est-à-dire une action de milieu. Celles-ci ont toutes peut-être, à des degrés divers, une part de vérité au moins dans leur tendance générale, et alors qu’il s’agit des variétés individuelles seulement ; mais dès qu’il est question des races, elles sont d’ordinaire trop étroites et trop absolues. À peu d’exceptions près, on peut leur reprocher d’avoir attribué à l’hérédité un rôle trop exclusivement conservateur, au milieu un rôle uniquement modificateur. Or l’analyse des faits montre qu’il en est tout autrement, et que ces deux forces, tantôt en lutte, tantôt concourant à un but commun, produisent tour à tour les deux résultats contraires, selon les circonstances. Dans les phénomènes complexes qui résultent de leur action, le milieu apparaît d’ordinaire comme le régulateur suprême. Agent de modification s’il se modifie lui-même, il devient agent d’invariabilité s’il ne change pas. L’hérédité, conservatrice par essence, joue un rôle considérable dans la formation des races ; souvent aussi elle ne fait que traduire les effets du milieu, et, soit pour ce motif, soit par suite de phénomènes qui lui sont propres, elle devient une cause de variabilité. Essayons de démontrer sommairement ces propositions.

Si l’on conçoit par la pensée un être unique engendrant un autre être en dehors de toute cause perturbatrice, notre esprit ne percevra entre le parent et le produit aucune cause de dissemblance. Dans ces conditions, la loi de l’hérédité serait évidemment de reproduire en tout point l’être premier. Aristote, qui attribuait tout au père dans l’acte de la génération, pensait si bien ainsi qu’il regardait la différence des traits entre le père et le fils, et surtout la production des filles, comme de véritables cas de monstruosité[2] ; mais l’on sait aujourd’hui que les doctrines d’Aristote sur cette question délicate péchaient par la base. Le père et la mère concourent, chacun pour sa part, à la production du nouvel être. À celle-ci est dévolu le soin de préparer le germe, l’œuf, qui sera fécondé par celui-là. En outre les deux parens sont des êtres organisés : à l’intérieur, ils sont le siège de phénomènes variables ; à l’extérieur, ils vivent dans un milieu, très mobile qui agit constamment sur eux. Cet en, semble de conditions entraîne une foule de conséquences, parmi lesquelles nous n’avons à examiner que celles qui intéressent la variation du type.

Remarquons d’abord que la tendance de l’hérédité à reproduire l’être générateur tout entier n’est pas seulement une conception de l’esprit, mais qu’elle ressort clairement de l’observation directe. L’hérédité ne transmet pas seulement la ressemblance générale et chacun des traits spéciaux, tels que la taille, les proportions, la forme des organes tant internes qu’externes ; elle fait encore passer de génération en génération les caractères physiologiques, tels que la fécondité, la précocité, et jusqu’aux simples prédispositions. Enfin, chez l’homme aussi bien que chez les animaux, elle agit avec non moins d’évidence sur les caractères psychologiques. Les faits recueillis par les plus anciens observateurs aussi bien que par les modernes ne peuvent laisser aucun doute sur ce point[3]. Toutefois cette force héréditaire, constamment et nécessairement troublée dans son action, ne peut manifester toute sa puissance dans les individus ; c’est dans l’espèce elle-même, considérée dans son ensemble, qu’elle réalise en détail et successivement ce qu’elle ne peut faire en bloc pour ainsi dire et en une seule fois.

De cette généralité d’action de l’hérédité et du double rôle dévolu au père et à la mère, il résulte que ces deux agens de toute génération tendront également à fixer leur empreinte propre sur le produit commun. Or, quelque semblables qu’on les suppose, il n’en existe pas moins entre eux certaines différences, ne fut-ce que celles qui tiennent au sexe. Si donc l’on remonte par la pensée jusqu’à la paire primitive supposée la souche d’une espèce, on se trouvera en présence de deux actions s’exerçant sur le premier, descendant et tendant à lui transmettre des caractères empruntés à deux sources différentes, Ces caractères peuvent être plus ou moins semblables, et alors le fils les reproduira, peut-être même en les exagérant. Ils peuvent être plus ou moins opposés, et de là résultera entre les deux actions contraires une lutte pouvant entraîner soit une neutralisation réciproque, soit un résultat moyen, soit la prédominance plus ou moins marquée de l’un des deux caractères qui cherchent à se reproduire. Enfin, sans s’exclure mutuellement, les caractères des parens peuvent être différens. Dans ce cas, le caractère correspondant chez le fils sera une résultante, c’est-à-dire en réalité un caractère nouveau qui n’existait ni chez le père ni chez la mère, de même que le vert, produit par le mélange du jaune et du bleu, est, une couleur différente de l’un et de l’autre, On voit comment, sans recourir à l’innéité ou à toute autre force analogue, nous trouvons, dès la première génération et dans la loi qui est l’essence même de l’hérédité, la preuve que jamais le fils, la fille, ne peuvent être identiques soit avec L’un, soit avec l’autre des parens.

Les mêmes causes agissant à chaque génération produiront évidemment des effets de même nature. L’hérédité simple, directe et immédiate est donc à certains égards une source de variations, du type premier. Toutefois nous n’expliquerions pas par ce qui précède les différences existant entre frères. Les deux parens restant les mêmes, tous les enfans devraient se ressembler, parait-il ; mais ici interviennent des phénomènes d’un autre ordre. L’hérédité ne se manifeste pas seulement des parens aux fils. Par un phénomène encore obscur, bien qu’on puisse le regarder comme une sorte de trace lointaine des phénomènes généagénétiques[4], c’est bien souvent aux ascendans plus éloignés que remontent les ressemblances. Girou de Buzareingnes et Burdach ont admis qu’elles étaient plus nombreuses et plus frappantes de grand-père à petit-fils et de grand’mère à petite-fille que de père à fils et de mère à fille[5]. L’hérédité alternante aidera donc l’hérédité directe à modifier et à diversifier les représentans du type.

Enfin les phénomènes d’atavisme viendront s’ajouter aux précédens, dont Ils ne sont probablement qu’une extension. Ces phénomènes consistent dans la réapparition subite des caractères d’un ancêtre séparé de son descendant par un nombre parfois très considérable de générations. On les constate tous les jours chez les animaux. Par exemple, c’est en vain que dans les troupeaux à laine noire de l’Andalousie on tue impitoyablement depuis plusieurs siècles, tout agneau qui porte la moindre trace de laine blanche, afin de conserver à la race le caractère qui en fait rechercher la toison. Chaque année, il naît encore quelques rares individus qui reproduisent la teinte proscrite. Les vers à soie de race blanche, épurée avec le plus grand soin depuis plus d’un siècle, comme l’était celle de Valleraugue, produisent toujours cependant un certain nombre de cocons jaunes. Les mêmes faits se retrouvent chez l’homme, et M. Prosper Lucas en cite de curieux exemples. Aussi Maupertuis, mais surtout Girou de Buzareingnes, ont-ils attribué à l’atavisme une large part dans la variation des traits individuels, dans les dissemblances qui distinguent les pères des enfans et ceux-ci les uns des autres, et bien que Girou soit allé trop loin, nous ne pouvons qu’adopter au moins le fond de ses idées.

Nous sommes ainsi amené à conclure que l’hérédité, par le concours obligé des sexes, par l’alternance de son action, par l’atavisme, arrive de trois manières différentes à produire les traits individuels. Or, on l’a vu, que l’un de ceux-ci vienne à s’exagérer, et il en résulte une variété. La force héréditaire suffit donc, sans l’intervention d’aucune autre, pour expliquer l’apparition de ces individus qui se distinguent assez de leurs plus proches parens pour mériter ce nom et devenir la souche d’une race. Toutefois, si les variations de l’espèce n’avaient d’autres raisons d’être que celles que nous venons d’indiquer, elles se renfermeraient évidemment dans d’assez étroites limites, et il serait bien difficile, sinon impossible d’expliquer les déviations si considérables dont nous avons constaté l’existence. Il faut donc qu’une autre cause vienne s’ajouter aux précédentes pour écarter de leur type certains individus, et cette cause, nous l’avons déjà nommée, c’est l’action de milieu.

Nous avons supposé jusqu’ici que l’hérédité agissait en dehors de toute circonstance pouvant troubler ou modifier son action ; mais le père, la mère, placés dans des conditions d’existence quelconques, subissent incessamment l’influence de ces conditions. Chez la mère, l’organisme lui-même constitue à son tour le milieu dans lequel s’organise, croît et se développe l’être futur. Or ce n’est pas seulement lorsqu’il a pris une forme précise, lorsqu’il est parvenu à l’état d’embryon ou de fœtus, que cet être est vivant. Avant même qu’il n’existe en réalité, l’œuf dans lequel il prendra naissance a sa vie propre et individuelle, qui se manifeste par des mouvemens spontanés et caractéristiques. Cet œuf vit dans toute l’acception du mot[6]. Par conséquent, comme tous les êtres vivans, il doit subir l’action du milieu qui l’entoure et pouvoir être modifié par lui. Lorsque l’intervention du père a régularisé l’exercice de la vie de l’œuf, qu’elle en a assuré la durée et a préparé ainsi la formation d’un nouvel être, celui-ci, bien qu’abrité par ses enveloppes et protégé en apparence contre toutes les atteintes du monde extérieur, n’en doit pas moins être soumis à une foule d’influences. Soit qu’ils se développent dans le sein de la mère, comme chez l’homme et les mammifères, soit qu’ils grandissent dans un œuf expulsé au dehors, comme chez les oiseaux, les poissons et presque tous les invertébrés, l’embryon, le fœtus, par cela seul qu’ils sont placés dans un milieu quelconque, doivent inévitablement être soumis à l’action de ce milieu.

Voilà ce qu’indique la théorie, et une foule de faits en confirment les prévisions. — On sait avec quelle facilité les œufs de la poule s’imprègnent de certaines odeurs ou de saveurs résultant de la nourriture prise par la pondeuse[7]. Il est évident que la fécondation n’a rien à faire ici, et que l’action modificatrice s’est exercée directement sur l’œuf. — Les expériences répétées de M. Flourens ont montré qu’en mélangeant de la garance aux alimens d’une femelle de mammifère en état de gestation, on produit la coloration en rouge des os du fœtus aussi bien que de ceux de la mère. Celle-ci a donc transmis au petit qu’elle porte une action exercée d’abord sur elle-même. — M. Coste, après avoir placé les œufs colorés en jaune d’une truite saumonée dans une eau impropre à produire le saumonage, a vu ces œufs pâlir à mesure que le jeune animal se développait, et les truitons, au sortir de ces œufs, avaient perdu la teinte caractéristique de leur race[8]. Ici c’est l’œuf qui, en rapport direct avec le milieu, en subit d’abord l’influence et la transmet au jeune animal. — Nous pourrions multiplier ces exemples et invoquer jusqu’au témoignage de Geoffroy Saint-Hilaire, qui a trouvé dans les violences exercées sur la mère la cause bien évidente de certaines monstruosités ; mais ce qui précède suffit pour mettre hors de doute ce que nous voulions démontrer, savoir : que les actions de milieu commencent à se manifester dans l’œuf même avant la fécondation, et qu’elles se continuent sur le produit de cette fécondation pendant toute la vie embryonnaire.

Il est hors de doute que ces mêmes actions influent après la naissance sur le jeune et sur l’adulte lui-même. Toutefois on comprend que la puissance en doit être plus grande quand, au lieu de s’exercer sur un organisme complet et définitivement fixé, elles pèsent sur ce même organisme au moment même où il se forme. Quiconque se sera fait une idée même approximative des mouvemens continuels et comme tumultueux dont le germe est alors le théâtre, quiconque aura présens à l’esprit cet apport et ce départ incessans de matière qui, sous l’influence de la vie, façonnent et métamorphosent de cent manières les formes générales, les appareils entiers, les organes, les tissus eux-mêmes avant de les amener à leur état définitif, comprendra sans peine que la moindre cause perturbatrice intervenant dans ce travail doit en modifier le résultat[9]. On est ainsi conduit à admettre que c’est principalement pendant la période embryonnaire que les actions de milieu exercent leur influence, et c’est à elles surtout qu’il faut attribuer les variations de l’espèce. On voit enfin que, sans faire intervenir aucune force spéciale, il est facile de comprendre d’où proviennent non-seulement les traits individuels, non-seulement les différences qui distinguent les parens des fils et les frères des frères, mais encore les déviations les plus considérables accomplies en dehors du type spécifique.

Pour faire jouer au milieu dans la production des variétés, et par suite dans la formation des races, un rôle aussi considérable, nous nous appuyons, on le voit, sur les phénomènes embryogéniques les mieux constatés, les plus universellement admis. En outre, plusieurs faits généraux, une foule de faits particuliers, viennent à l’appui de nos conclusions. — Lorsque les conditions générales du milieu sont identiques, l’espèce se modifie peu et rarement ; lorsque le milieu devient très variable, l’espèce reflète ces variations par la multiplication des variétés et des races, Ainsi s’expliquent la rareté des races sauvages et les grandes distances qui les séparent sur le globe, aussi bien que le grand nombre des variétés et des races qui se pressent autour de l’homme ; ainsi s’explique le retour des races marronnes à une uniformité relative. — Le climat, cet élément si important du milieu, présente du nord au sud des différences bien plus grandes que de l’est à l’ouest, et c’est aussi dans la première de ces directions que les espèces sauvages ou domestiques offrent les modifications les plus nombreuses, les plus caractéristiques. — L’innéité ou toute autre force semblable ne saurait rendre compte de ces faits, car, étant de sa nature primordiale comme l’hérédité, elle devrait comme elle agir dans toutes les circonstances, en dehors de l’intervention de l’homme aussi bien que sous son empire, dans la direction des parallèles tout comme dans celle des méridiens.

Enfin, toutes les fois qu’il nous est possible de saisir quelques relations entre une cause quelconque et l’apparition d’une variété ou la formation d’une race, c’est dans le milieu que nous trouvons cette cause, parfois dans une particularité unique, mais dominante. Toujours aussi nous reconnaissons que la variation qui se montre a pour but d’adapter plus complètement l’espèce au milieu. En général, rien n’est plus facile à constater lorsque ce dernier agit d’une manière directe ; mais il arrive très souvent que l’action s’exerce d’une manière en quelque sorte détournée, et que l’effet qui nous frappe le plus n’est que le résultat final d’une série de phénomènes dont la science peut, dans certains cas, mais non toujours, suivre l’enchaînement.

Les modifications subies par les espèces et les races des régions tempérées quand elles sont transportées dans les pays chauds peuvent ici servir, d’exemple. Le bœuf, livré à lui-même dans les plaines basses de l’Amérique, perd son poil en tout ou en partie. Dans son jeune âge, la poule fait de même, et c’est encore à M. Roulin que nous devons la constatation de ce fait curieux. Dans certaines contrées de l’Amérique méridionale, le poussin, au sortir de l’œuf, au lieu d’être couvert d’un duvet épais et serré comme il l’est en France et en Angleterre, vient au monde avec un duvet très rare et très fin qu’il perd bientôt. Il reste alors, entièrement nu, ou plutôt il ne garde que les grosses plumes de l’aile, qui poussent comme à l’ordinaire. Or on n’observe ces modifications que chez les poulets dont les ancêtres ont vécu depuis longtemps dans ces régions brûlantes. Ceux qui sortent de familles importées depuis peu naissent avec leur vêtement ordinaire, et le gardent comme en Europe jusqu’à l’apparition des vraies plumes. Sous ce climat, dont la température ne descend guère au-dessous de 20 degrés, la chaleur, en exaltant outre mesure les fonctions de la peau proprement dite, affaiblit d’autant celles des organes producteurs du duvet : elle a ainsi restreint par une action indirecte le développement de cette couverture naturelle, qui, dans les pays froids, protège le jeune oiseau ; elle a par conséquent mis la race de ce pays chaud en harmonie avec ses nouvelles conditions d’existence. Pour compléter la démonstration et mettre hors de doute le rôle de la chaleur, ajoutons avec M. Roulin qu’en Amérique même on ne trouve ces poulets nus que dans les régions les plus chaudes, et que partout ailleurs le petit de la poule créole conserve son plumage d’enfance comme en France, comme en Angleterre.

Dans le cas précédent, l’action du milieu, quoique indirecte, se démontre aisément, grâce aux lois physiologiques ; mais la science est moins heureuse dans bien d’autres. Nous ne pouvons encore préciser quelles circonstances ont pu déterminer l’apparition du premier bœuf, du premier mouton, de la première chèvre sans cornes, ou celle du premier bélier portant plus de deux cornes. Rien ne permet d’expliquer comment d’un père et d’une mère ayant les jambes bien proportionnées a pu naître le premier chien basset. Faudra-t-il pour cela recourir à l’innéité ? Non, car nous avons vu que l’existence d’une force spéciale poussant à la variabilité serait en désaccord avec les faits les plus généraux. Sous peine d’admettre des effets sans cause, il faut donc, voir dans ces phénomènes le résultat de quelqu’une de ces actions de milieu, directes ou indirectes, que nous avons tant de fois constatées, mais qui se dérobe ici à nos investigations, probablement par suite de la complication des phénomènes, et ne se révèle que par les résultats.

Il est vrai qu’un certain nombre de naturalistes, et surtout les polygénistes, tranchent la difficulté en rattachant ces races exceptionnelles à autant de souches différentes, en faisant par exemple du chien à jambes courtes et torses une espèce distincte. Nous demanderons d’abord qu’on nous dise d’où pourrait venir cette espèce, semblable au chien pour tout le reste, et dont on ne trouve de traces nulle part ailleurs que dans nos chenils ; mais dût cette explication, — qui n’en est pas une, — être acceptée pour le chien, elle ne saurait s’appliquer à la race ancon, ou race loutre, qui répète chez les moutons les caractères du basset. L’origine de celle-ci est parfaitement connue. C’est en 1791, dans le Massachusetts, que naquit le premier bélier présentant cette singulière conformation, et c’est de lai que sont descendus tous les ancons, aujourd’hui si répandus dans les fermes des États-Unis. De même tous les mauchamps qui vivent à Mauchamp même, à Gévrolles, à Rambouillet, descendent d’un agneau unique à laine droite et soyeuse né en 1828 au milieu d’un troupeau de mérinos ordinaires[10].

Ces faits contemporains, enregistrés et étudiés par l’industrie aussi bien que par la science, jettent évidemment un grand jour sur l’origine de nos races les plus excentriques. Le chien basset n’a rien de plus étrange que le mouton loutre, et nous savons, à n’en pas douter, que celui-ci, bien loin d’être une espèce distincte, n’est qu’une race fort récente. Nous savons de plus que cette race a eu pour origine un individu d’abord unique, fils de père et de mère dont les proportions n’avaient rien d’anomal. Il faut donc bien reconnaître que l’espèce animale peut, à un moment donné, présenter de singuliers écarts et produire des individus fort éloignés sous certains rapports de leur type spécifique. Il faut bien admettre que ces individus anomaux, ces variétés brusquement apparues, peuvent devenir le point de départ d’autant de races nouvelles. Toutefois il n’en est pas toujours ainsi, et l’étude des conditions qui favorisent ou contrarient l’établissement de ces races doit maintenant nous occuper.


II. — FORMATION DES RACES ANIMALES.

La variété une fois apparue, l’individu qui s’est écarté du type devient parent à son tour. En vertu de la force d’hérédité, il tend à reproduire dans son descendant les caractères spéciaux qui le distinguent ; mais celui-ci se trouve dès l’origine placé dans un milieu dont l’action s’exerce sur lui. Ce milieu ne saurait être identique avec celui qui a au moins concouru à produire les caractères différentiels du père. Par conséquent, l’action de ce milieu sera différente à certains égards. — Par suite de ces différences, le milieu peut n’exercer aucune action sur les caractères qui constituent la variété primitive. Dans ce cas, l’hérédité agira seule et les répétera tels qu’ils se sont montrés d’abord. — D’autre part, l’influence du milieu peut être de nature à reproduire ces mêmes caractères, et alors, cette action s’ajoutant à celle de l’hérédité, ils reparaîtront plus marqués dans le fils que dans le père. — Enfin le milieu peut être contraire à la production des caractères dont il s’agit ; alors il y aura lutte entre lui et l’hérédité, et de l’énergie relative ; de la direction des deux forces en présence dépendront l’amoindrissement plus ou moins considérable des caractères de la variété, leur disparition et même leur remplacement par des caractères différens ou opposés.

Les trois cas généraux que nous venons d’indiquer comprennent évidemment tous les cas particuliers possibles : leur répétition, leur succession plus ou moins régulière dans une série de générations rendent compte de tous les faits. Le premier montre comment les races s’établissent parfois du premier coup, le second comment elles se caractérisent progressivement, le troisième comment elles avortent pour ainsi dire à la première génération. L’alternance qui peut s’établir entre eux explique la difficulté que présente parfois la création d’une race. Dans tous les trois, l’hérédité se montre comme exerçant une action constamment la même ; elle se borne à transmettre au fils ce qui existait chez le père. Il n’en est pas de même du milieu. Dans la production des variétés, nous l’avons toujours vu agir comme cause de variation ; dans l’établissement, dans la caractérisation, dans le maintien des races, il joue très souvent le rôle d’un agent de conservation, de stabilité, et ce fait est facile à comprendre. Les causes qui ont amené la modification du type spécifique dans un sens déterminé ne peuvent qu’opposer un obstacle invincible, soit à des modifications en sens contraire, soit au retour à l’état primitif, tant qu’elles continueront d’agir avec la même énergie. La chaleur qui a fait perdre au poulet créole le duvet que ses pères avaient apporté d’Europe ne saurait évidemment ni le lui rendre, ni le remplacer par un vêtement plus chaud. Après avoir déterminé l’apparition de la variété nue, elle conserve la race, qui en perpétue les caractères. De même il est impossible d’admettre qu’après avoir retardé de deux ou trois mois l’époque de la ponte chez l’oie d’Égypte, le froid de nos hivers puisse la rendre plus hâtive ou ramener l’état de choses qui a persisté sur les bords du Nil. Ces faits et tous ceux de même nature que nous pourrions invoquer ont été trop souvent oubliés, et si nous les rappelons avec quelque insistance, c’est que nous aurons à en faire plus tard d’importantes applications à l’histoire de l’homme lui-même.

Sans quitter le, terrain des idées générales, qui seules peuvent trouver place dans nos études présentes, voyons maintenant comment se comportent le milieu et l’hérédité dans la-formation, des races sauvages et des faces domestiques. Dans un ouvrage remarquable que nous avons déjà cité[11], M. Darwin a fort bien montré qu’il n’est pas d’espèce animale ou végétale qui, se développant librement et sans obstacle, n’eût bientôt envahi le globe tout entier. Cependant les espèces se comptent par centaines de mille, et chacune d’elles occupe une certaine place dans le monde. Elle n’obtient en réalité sa part, quelque petite qu’on la suppose, qu’aux dépens de toutes les autres. De là résulte entre ces espèces, qui toutes veulent vivre et se développer, cette guerre sans paix ni trêve, directe ou indirecte, si justement nommée par l’auteur anglais la lutte pour l’existence (struggle for existence). Le monde extérieur ajoute son influence aux causes de destruction qui résultent pour tous les êtres vivans de leur simple coexistence. Lui aussi est souvent un ennemi, ennemi terrible, que le végétal ou l’animal ne saurait vaincre, et avec lequel il n’est d’autre accommodement possible que de se plier à ses lois. Les individus succombent par myriades dans ces combats incessans, dans ces luttes acharnées, que voile si souvent un calme apparent. Ceux-là seuls résistent qui ont pu les soutenir grâce à quelques qualités particulières qui passent à leurs enfans, et que, ceux-ci transmettront à leur tour. Or, pour que ces qualités conservent leur efficacité, il faut que les ennemis à combattre soient les mêmes. Si ces ennemis changent, des qualités nouvelles deviennent nécessaires, et voilà comment, par exemple, il est impossible que le chacal de l’Inde soit identique avec celui du Sénégal, et que le renard d’Égypte reproduise tous les caractères du renard de la Sibérie. C’est donc par élimination et par une sélection naturelle (natural sélection), comme l’appelle M. Darwin, que les espèces livrées à elles-mêmes perdent leurs représentans inaptes à prospérer dans des conditions données, conservent ceux qui se prêtent à ces conditions, et enfantent ces races naturelles dont nous avons constaté l’existence. Dans cette succession de causes et d’effets, retracée souvent par le naturaliste anglais d’une manière aussi intéressante qu’instructive[12], le rôle prépondérant appartient incontestablement aux actions de milieu dont l’hérédité ne fait en quelque sorte que transmettre et consolider les résultats.

L’intervention de l’homme apporte-t-elle des élémens, des agens nouveaux dans la constitution des races domestiques ? Au premier abord, on serait tenté de le croire. Dès que l’homme met la main sur une espèce, celle-ci semble s’ébranler. Des variétés apparaissent, des races se forment, d’abord en petit nombre, puis de plus en plus multipliées, et cela sans efforts apparens de la part du maître, comme nous l’avons vu pour le dindon. Si la volonté humaine vient en aide à cette tendance à la variation, celle-ci marche bien plus rapidement encore. Bientôt à chaque besoin particulier correspond une race spéciale, et l’homme obtient de la même espèce le bœuf de trait, le bœuf de boucherie ou la vache laitière, le lévrier, le dogue, le bichon ou le chien d’arrêt. Que le besoin ou le caprice vienne à changer, les races changent de même, et le cheval carrossier de Normandie remplace le destrier que les hauts barons du moyen âge tiraient de la même province. Aujourd’hui on peut dire que l’homme pétrit et façonne certains êtres vivans comme la matière morte. D’un type donné il tire à peu près tout ce qu’il veut. Il rompt à son gré l’équilibre naturel des organismes, et fait des animaux tout graisse comme le porc de Leicester, tout os et tout muscles comme le cheval anglais, tout graisse et muscles comme le bœuf durham, ne laissant des autres organes, des autres appareils, que ce qui est indispensable à l’entretien de la vie. Est-ce à dire qu’il lui suffise de vouloir, et, qu’il exerce autour de lui une sorte d’action magnétique, comme semblent l’admettre quelques auteurs ? Non certes. L’homme n’agit sur l’animal qu’à l’aide des deux forces que nous avons trouvées partout jusqu’ici, le milieu et l’hérédité, et si dans certains cas il use de son intelligence pour les diriger et en obtenir des effets déterminés d’avance, souvent aussi il les met en jeu involontairement, et à son insu.

En effet, l’homme, en soumettent une espèce sauvage, transforme presque toutes ses conditions d’existence ; en d’autres termes, il modifie considérablement le milieu où elle avait vécu jusque-là. C’est pour un but d’utilité qu’il les asservit, et l’espèce, pour se plier à ses exigences, perd où acquiert certaines qualités. Le cheval attelé à nos lourdes charrettes, l’âne surchargé de fardeaux, n’ont plus la rapidité de course qui caractérise leurs frères sauvages ; la vache que l’on trait régulièrement a prolongé bien au-delà du terme naturel la sécrétion de son lait. En échange de ces services, l’homme donne des soins aux animaux, et ces soins ont tous pour résultat de les soustraire plus ou moins à l’influence des agens extérieurs, de rendre pour eux plus facile la lutte pour l’existence. Là certainement est la grande cause des différences qui séparent les races sauvages des races qui vivent sous notre empire. Bornons-nous à rappeler quelques traits. Toutes les espèces domestiques sont soumises à une stabulation plus ou moins complète, et chaque peuple pourvoit aux nécessités de la stabulation avec les matériaux qui l’entourent. La nourriture, par exemple, varie avec la contrée. Les bœufs d’Amérique, d’Asie et d’Afrique paissent des herbages très différens ; le mouton des Orcades se nourrit pendant une grande partie de l’année de varechs et de poisson sec ; le chien d’Europe partage tous nos alimens, celui de la Polynésie se nourrit à peu près exclusivement de fruits, et celui des Esquimaux ne mange guère que des poissons. Cette variété dans le régime, jointe à la diversité des climats et du sol, aux mille inégalités de soins donnés aux animaux chez les différens peuples, et même d’une ferme à l’autre, dans les pays les plus avancés, explique sans peine comment, sans intention aucune, l’homme favorise la multiplication des variétés et la formation des races si nombreuses que la même espèce, nous montre dans les différentes régions du globe, et souvent dans des localités séparées par de très faibles distances.

Toutes les forces dont nous venons d’indiquer quelques-unes agissent d’abord sans direction. Bientôt l’homme distingue dans ces produits du hasard les variétés, les races qui peuvent lui être le plus utiles. Il constate le pouvoir de l’hérédité, et sans théorie aucune il choisit pour reproducteurs les individus présentant au plus haut point les caractères qu’il recherche. Cette sélection artificielle a été pratiquée de tout temps. Darwin cite à ce sujet la Genèse, le Chau-king… Sans remonter si haut et sans aller si loin, la pratique de nos éleveurs les moins avancés pourrait ici servir d’exemple. Toutefois ce n’est guère que depuis trois quarts de siècle que l’amélioration des races par elles-mêmes est devenue un art ayant ses règles et ses méthodes, grâce surtout aux travaux des Bakwell et des Collins en Angleterre, de Daubenton en France. Celui-ci, choisissant dans un troupeau dont la laine grossière n’avait que trois pouces de long les individus qui présentaient à cet égard quelque supériorité, les mariant entre eux, et continuant avec persévérance à réunir les plus beaux produits, forma en dix ans une race dont la laine, aussi fine que celle du mérinos, avait vingt-deux pouces de long. Bakwell obtint des résultats beaucoup plus prompts en mariant les pères et les mères avec leurs propres enfans, ou les frères avec les sœurs[13]. C’est par ces procédés qu’il créa le bœuf dishley[14]. Plus tard, en opérant de la même manière, en profitant de toutes les améliorations déjà acquises, les frères Collins obtinrent le durham, ce bœuf aussi admirable aux yeux de l’éleveur qu’il est informe aux yeux de l’artiste[15].

La sélection constitue, au point de vue de la question qui nous occupe, une expérience des plus significatives. Elle met hors de doute deux faits très importans. Le premier, c’est que toutes les races d’une même espèce ne se prêtent pas à des modifications identiques, et que les mêmes procédés appliqués à des races différentes conduisent à des résultats différens. Bakwell et les frères Collins s’étaient proposé le même but. Ils avaient voulu produire un bœuf dont l’ossature fût aussi réduite, les muscles aussi développés et l’engraissement aussi rapideque possible. Or Bakwell opéra sur la race à longues cornes de Leicester, les frères Collins sur la race à courtes cornes de la Tees. Les points de départ n’étant pas les mêmes, les points d’arrivée ne se ressemblèrent pas davantage, et après une expérience longtemps continuée, après de vifs débats, il fut reconnu dans toute l’Angleterre que jamais le dishley, bien que très supérieur à la race mère, ne pouvait égaler le durham, qu’il conservait une ossature beaucoup plus volumineuse et s’engraissait bien plus lentement. Le dishley et le durham gardent donc encore une certaine empreinte du leicester et du tees-water originels, comme nous avons vu les chiens marrons d’Amérique garder la trace des modifications propres aux races domestiques d’où ils descendent.

Un autre fait non moins intéressant pour nous, et qui ressort des expériences de sélection, c’est que, dans une race que l’on cherche à modifier, les caractères ne cèdent pas avec la même facilité. Darwin nous apprend que sir John Sebright, le plus habile éleveur de pigeons, n’hésite point à dire : « En trois ans, je puis produire n’importe quel plumage qui m’aura été indiqué ; mais il me faut six ans pour façonner une tête ou un bec. » D’autre part, lorsque Bakwell et ses successeurs ont voulu réduire le squelette du leicester et activer son engraissement, ils n’ont pu réussir au même point que les frères Collins, qui agissaient pourtant par des procédés tout semblables sur la race de la Tees. Cette expérience, poursuivie pendant bien des années par les plus habiles éleveurs d’Angleterre, établit donc que certains caractères de race persistent en dépit des influences les plus propres à les effacer. Ces faits, empruntés à une industrie toute récente, mais qui atteint déjà une perfection remarquable, trouveront bientôt leur application dans l’histoire de l’homme.

C’est surtout par la sélection que l’homme perfectionne ses races domestiques, c’est-à-dire qu’il accroît, parfois jusqu’à l’exagération, les caractères en harmonie avec ses besoins. C’est aussi par elle qu’il fixe dans une série de générations constituant dès lors une race les caractères de ces variétés singulières qui apparaissent de loin en loin. Tous les ancons, par exemple, descendent d’un bélier d’abord unique. Semblable à ses frères sous tous les autres rapports, cet animal avait les jambes trop courtes pour franchir les barrières dans lesquelles on tentait vainement de parquer les autres moutons. Il y avait là un avantage trop évident pour échapper à l’esprit pratique d’un fermier américain. Aussi chercha-t-on à multiplier ce mouton-basset. Marié à des brebis dont les pattes présentaient la longueur ordinaire, ce père anomal engendra des fils dont quelques-uns seulement reproduisaient à des degrés divers son caractère exceptionnel. Ce furent ceux-ci qu’on rapprocha les uns des autres, et en assez peu d’années la race loutre fut créée. Les choses se sont passées de même pour nos mauchamps. à la vue de cette laine qui ressemblait à de la soie, M. Graux comprit tout le parti que pourrait en tirer un jour l’industrie ; mais la formation de la race présentait ici des difficultés très multipliées. Le jeune agneau dont il s’agissait de la faire sortir était faible et mal bâti ; il fallait rendre ses fils robustes et bien faits tout en leur conservant là toison spéciale du père. Une sélection intelligente continuée pendant plusieurs années a résolu ce double problème, et c’est ainsi que M. Graux est parvenu à doter la France d’une race de moutons entièrement nouvelle, qui l’affranchira probablement un jour de l’impôt qu’elle paie encore à l’étranger pour les laines de cachemire et d’Angora[16].

Dans la sélection artificielle, l’homme fait un appel direct à l’hérédité pour transmettre intacts et fortifier de plus en plus les caractères qu’il recherche dans une espèce, dans une race. Plus cette action a été prolongée, plus la race s’est assise, et plus elle résiste aux diverses causes qui peuvent tendre à l’écarter du type que l’on cherche à réaliser ; par conséquent, moins un changement de lieu, de climat, de nourriture, a de prise sur elle. Toutefois, quelque ancienne qu’elle puisse être, un pareil changement l’ébranle toujours plus ou moins. Le mérinos espagnol transporté dans les diverses contrées d’Europe dégénérait d’abord partout et reproduisait au bout de quelques générations les moutons du pays. Pour arriver à le conserver, on dut recourir à des soins spéciaux destinés à le défendre contre l’action du milieu en dehors duquel il s’était formé. C’est ce qui s’est produit en France depuis l’époque de Colbert jusqu’au moment où Daubenton appliqua à l’élevage de cette race les principes qu’il devait à ses études scientifiques ; mais si les soins éclairés de ce naturaliste et de ses imitateurs ont empêché la dégénérescence du mouton d’Espagne, s’ils lui ont conservé la toison qui le fait rechercher, ils n’ont pu empêcher totalement les influences modificatrices de s’exercer, et le mérinos de Saxe, celui de Suède, celui de Rambouillet, quoique issus de la même souche et ayant conservé toute la pureté de leur sang, n’en présentent pas moins de légers caractères qui leur sont propres et les distinguent de la race mère et entre eux. Aujourd’hui la race espagnole est représentée dans chacun des pays que je viens de nommer au moins par une sous-race ayant ses caractères à elle. L’histoire du cheval nous présenterait des détails entièrement semblables. Livré à lui-même dans le delta du Rhône, le cheval barbe est devenu le cheval Camargue ; le cheval arabe, transporté dans les écuries d’Angleterre, s’est changé en cheval anglais[17], et chaque région de l’Amérique a transformé nos diverses races de chevaux d’Europe en autant de races américaines différentes entre elles et se distinguant plus ou moins nettement de leurs races mères. Ce qu’on vient de voir chez le mouton et le cheval, on le retrouverait dans toutes nos espèces domestiques, et nous allons aussi le constater chez l’homme.


III. — VARIETES ET RACES HUMAINES.

En abordant cette partie de la question, je crois inutile d’insister beaucoup pour démontrer qu’il se produit journellement dans l’espèce humaine des variétés comparables à celles qui chez les animaux s’éloignent le moins du type premier. La naissance d’un enfant à teint clair chez une population à teint foncé, d’un blond dans une race brune, ou réciproquement, appellent à peine notre attention, à moins que la différence ne soit très grande et le cas très exceptionnel. C’est à ce dernier titre par exemple que divers voyageurs ont signalé la présence d’individus, soit de l’un, soit de l’autre sexe, qui, au milieu de populations malaises, présentaient le teint et les cheveux des races blanches les mieux caractérisées. Remarquons seulement que ces faits sont de même nature que ceux que nous voyons se montrer dans nos races les mieux assises, et que caractérise une couleur déterminée lorsqu’il naît un jeune qui présente des teintes différentes. Il n’est guère plus nécessaire de prouver que l’écart est parfois chez nous, comme chez l’animal, beaucoup plus considérable. Alors nous le taxons de difformité. La plupart de mes lecteurs, peut-être tous, auront sans doute rencontré un ou plusieurs individus à jambes de moitié trop courtes et tordues comme celles d’un basset, et ils n’auront pu refuser un regard de commisération à ces êtres disgraciés ; mais des variétés de cette importance pourraient-elles se perpétuer chez nous, se transmettre de génération en génération et devenir la souche d’une race ? Les faits répondent ici affirmativement, et de la façon la plus décisive. Indiquons rapidement quelques exemples.

Edward Lambert, né en 1717 de parens parfaitement sains, ne présenta rien de remarquable pendant les neuf premières semaines qui suivirent sa naissance. À cette époque, sa peau commença à brunir et s’épaissit de plus en plus. À quatorze ans, il fut présenté à la Société royale de Londres, et voici ce qui fut constaté. Le visage, la paume des mains et la plante des pieds ne présentaient chez lui rien d’anomal ; mais tout le reste du corps était couvert d’une sorte de carapace brunâtre, épaisse d’un pouce et plus, irrégulièrement fendillée, et qui, sur les flancs, était divisée de manière à figurer grossièrement les piquans d’un porc-épic, circonstance qui valut à Lambert le surnom sous lequel il est resté célèbre. Tous les ans, cette carapace tombait par suite d’une sorte de mue ; la peau reparaissait saine et lisse, mais bientôt elle s’épaississait de nouveau et reprenait son étrange enveloppe[18]. Baker revit Edward Lambert à l’âge de cinquante ans. — C’était un homme à teint fleuri, très gai, très bien portant. Le médecin en conclut qu’il pourrait bien donner naissance à une race. En effet, Lambert s’était marié. Il eut six enfans, qui, tous à la même époque que leur père, commencèrent à montrer et (acquirent peu à peu les mêmes particularités que lui. Cinq de ces enfans moururent. Le survivant se maria aussi et eut six filles et deux fils, John et Richard. On manque de renseignemens sur les filles, mais les deux enfans mâles examinés en 1802 par Tilesius lui montrèrent la carapace dont ils avaient hérité. Malheureusement, à partir de cette époque, on perd de vue cette famille d’hommes porcs-épics, et on ne sait jusqu’à quelle génération aura persisté l’étrange caractère apparu d’abord chez Edward.

La famille de Colburn, le célèbre calculateur dont Carlisle nous a conservé la généalogie, présente un exemple non moins remarquable de transmission héréditaire. Cette fois il s’agit d’une difformité classée avec raison par M. Isidore Geoffroy parmi les monstruosités légères ou hémitéries. L’aïeule de Colburn avait six doigts à chaque main et six orteils à chaque pied. Elle épousa un homme qui n’avait rien d’extraordinaire. Trois enfans naquirent de ce mariage, et deux reproduisirent l’anomalie de leur mère. à la troisième génération, quatre enfans sur cinq eurent des doigts surnuméraires ; à la quatrième, sur huit enfans, quatre présentaient encore ce caractère. — Burdach et Prosper Lucas citent d’après le docteur van Derbach un cas plus frappant peut-être. Il s’agit d’une famille espagnole du village de San-Martine. Ici la polydactylie se compliquait d’une sorte de palmure qui réunissait l’un à l’autre deux ou trois doigts de chaque main. Van Derbach compta quarante individus présentant tous à des degrés divers cette double anomalie, et qui, sous le rapport de la santé, ne différaient en rien de leurs voisins conformés comme à l’ordinaire.

Il est impossible de ne pas être frappé de la force d’hérédité manifestée dans les exemples que nous venons de citer. Il est impossible de ne pas conclure que si on avait opéré sur les Lambert et les Colburn comme on l’a fait sur le premier ancon, sur le premier mauchamp, si on n’avait marié entre eux que des individus présentant le caractère exceptionnel, on eût formé une race humaine à carapace caduque, une autre race sexdigitaire. Qu’eût-il même fallu pour produire cette race ? Un simple accident de naufrage qui aurait enfermé dans quelque île déserte les représentons de ces familles et les aurait forcés de se marier entre eux. Ce que nous avons vu se passer chez les animaux autorise à dire qu’en pareil cas la très grande majorité de la population résultant de ces mariages, la totalité peut-être, n’eût pas tardé à présenter ces caractères regardés à juste titre comme des difformités. Quel argument pour les polygénistes que la découverte d’une terre ainsi peuplée ! Certes l’écart serait ici bien autrement grand que dans le nègre ou l’Australien, et pourtant on vient de voir comment de pareilles races pourraient prendre naissance de la façon la plus naturelle au milieu de notre espèce, et n’être même que des sous-races d’un des rameaux blancs les plus purs.

Mais aucun Lambert, aucun Colburn ne s’est allié avec un autre individu présentant la même anomalie que lui. La sélection, qui avait pour résultat de conserver, de perpétuer les caractères exceptionnels de l’ancon et du mauchamp, tendait donc ici au contraire à effacer l’activité surabondante et tératologique de la peau, le nombre exagéré des doigts. À chaque génération, l’influence du fait primitif diminuait forcément par le mélange du sang normal : elle a dû finir par disparaître promptement. Ainsi s’expliquent quelques faits généraux constatés dans nos études précédentes, et dont le lecteur pourrait maintenant s’étonner. Nous avons vu que les limites des variations étaient bien moins étendues dans l’homme que dans les races domestiques. À qui demanderait pourquoi, nous répondrions que l’homme ne se soumet guère lui-même à la sélection, qu’il applique aux animaux avec tant de succès. Même lorsqu’il y va de la vie des enfans à naître, à peine s’inquiète-t-on de la santé des époux dans un trop grand nombre de mariages ; à plus forte raison ne cherche-t-on guère à perpétuer les traits caractéristiques des variétés qui peuvent surgir au milieu de nous, et les plus frappantes d’entre elles, comme celles que je viens de citer, disparaissent sans former de race au bout d’un petit nombre de générations. Lorsqu’au contraire, par une cause quelconque, l’espèce humaine est traitée comme les animaux, le résultat est chez elle exactement le même que chez ces derniers. Frédéric-Guillaume et Frédéric II avaient la même passion pour les hommes de haute taille, et l’on sait comment ils mariaient souvent de gré ou de force les géans de leur garde avec les plus grandes filles que le hasard plaçait sur leur chemin. Forster nous apprend que, grâce à cette sélection, la population des environs de Potsdam présentait de son temps, surtout chez les femmes, une taille très sensiblement supérieure à celle des habitans de toutes les contrées voisines[19].

L’absence de sélection artificielle, est certainement pour une très forte part, pour la plus grande sans doute, dans l’uniformité relative que présentent les groupes humains, comparés aux animaux domestiques, mais d’autres causes non moins facilement appréciables concourent au même résultat. Parmi elles, nous citerons en particulier l’ancienneté des races. L’origine des trois grandes races humaines, la blanche, la jaune et la noire, se perd absolument dans la nuit des temps anté-historiques. Nous les retrouvons très nettement représentées sur les plus anciens monumens. Aucune de nos races animales ne peut lutter d’antiquité avec elles, et nous constatons cependant chez les plus anciennes, d’entre elles, chez le pur sang arabe, le cochlani ou kohejle, une résistance aux actions modificatrices, qu’il doit en grande partie à cette ancienneté. Or, même en forçant les chiffres, en acceptant comme vrai tout ce qui a été dit de la pureté de race de certaines familles chevalines, on ne saurait guère reculer l’origine des cochlani au-delà d’un millier d’années. Les races humaines, dans ce qu’elles ont de plus caractérisé, seraient donc au moins six ou sept fois plus anciennes, et trouveraient dans cette circonstance une cause de plus de fixité.

Il est une autre cause, tendant au même résultat, qui exerce certainement une influence bien plus considérable et presque aussi grande que l’absence de sélection. On a vu que l’homme dispose jusqu’à un certain point du milieu et qu’il use de son pouvoir pour conserver et fixer aussi bien que pour diversifier les races animales. Or, de ces deux actions, c’est incontestablement la première qu’il s’applique à peu près toujours à lui-même. Sédentaire, il lutte contre les inégalités de son climat et se défend autant qu’il est en son pouvoir contre les influences extérieures capables de déranger l’équilibre qui fait son bien-être ; émigrant, il transporte avec lui ses mœurs, ses croyances, ses institutions, ses habitudes, et applique son intelligence à se défendre avec plus de soin encore contre le milieu nouveau qu’il affronte. Transporté dans l’Inde ou au Sénégal, l’Européen s’efforce d’échapper à la chaleur qui l’accable et menace sa vie ; fixé en Sibérie ou au Canada, il perfectionne ses moyens de chauffage et se dérobe au froid. Partout, dans cette véritable lutte pour l’existence, l’homme civilisé use de toutes les ressources qu’il tient de la nature et de l’éducation pour se conserver ce qu’il est. Y a-t-il quelque chose d’étrange à ce qu’il réussisse sur lui-même aussi bien que sur les animaux ?

Quand l’homme renonce à ces précautions et se livre à peu près sans défense aux actions de milieu, il ne tarde pas à en éprouver toute la puissance. Des individus adultes, par conséquent moins faciles à modifier, sont toujours plus ou moins atteints, par, des changemens de climat même fort peu considérables. Qui ne sait que la figure des femmes blondes se couvre de taches de rousseur au moindre coup de soleil[20] ? Pruner-Bey, qui a vu les frères d’Abbadie, M. Schimper, M. Baroni, passer en Égypte à leur allée et à leur retour d’Abyssinie ou d’Arabie, a pu constater sur ceux de ces voyageurs qui appartenaient aux races blondes des changement très marqués et durables. Lui-même a vu son teint se bronzer, ses cheveux se foncer et devenir bouclés, de clairs et lisses qu’ils étaient primitivement, à la suite d’un séjour de trois mois seulement à Tchama en Arabie[21]. En revanche, le nègre transporté en Europe voit sa teinte caractéristique s’éclaircir, en commençant toujours par les parties les plus saillantes, telles que les oreilles et le nez. Ces changemens peuvent aller jusqu’à donner à un individu toutes les apparences d’une race fort différente de la sienne. Jérôme de Aguilar, l’interprète de Cortez, après huit années d’esclavage chez les Yukatèques, ne pouvait plus être distingué des indigènes, dont il avait adopté les mœurs et le costume ; Langsdorf a trouvé à Noukahiva un matelot anglais que plusieurs années de séjour dans cette île avaient rendu entièrement semblable aux Polynésiens… Après ce que nous avons dit sur la formation des races animales, qui peut douter que de pareilles influences s’exerçant sans obstacle sur une suite de générations n’aboutissent à la modification profonde du type qui aurait servi de point de départ et à la formation d’une race nouvelle en harmonie avec un milieu capable d’agir avec tant d’énergie sur un organisme déjà formé ?

Au reste, bien que se défendant du mieux qu’il peut, l’homme n’en paie pas moins au milieu le tribut inévitable. La difficulté qu’ont les Européens à se faire au climat de l’Afrique, ou les nègres à celui de l’Europe, l’effrayante mortalité qui, dans les deux cas, frappe les étrangers, en sont une preuve trop convaincante pour qu’il soit nécessaire d’insister sur ce point, A vouloir entrer dans des considérations de cet ordre, nous rencontrerions d’ailleurs, dès les premiers pas, la question de l’acclimatation, question trop grave pour ne la traiter qu’en passant, et qui se trouve, à certains égards, en dehors de nos études actuelles. Laissons donc de côté ces milieux extrêmes, et par cela même meurtriers. Tenons-nous-en à ceux qui, plus rapprochés de la moyenne, se prêtent mieux à des expériences prolongées, en permettant presque d’emblée aux races étrangères de durer, et parfois de prospérer. Ceux-là mêmes, disons-nous, n’en exercent pas moins sur l’homme une action en tout comparable à celle que nous avons vue modifier les animaux.

C’est là une vérité que repoussent en général les polygénistes. Pour eux, les différences qui séparent les groupes humains sont essentiellement primitives, et à ce compte elles doivent être aussi stables que les caractères qui distinguent entre elles les espèces animales. Or les faits, chaque jour plus nombreux, démontrent de la manière la plus nette tout ce qu’ont d’inexact les assertions tant de fois répétées sur l’immutabilité des divers types humains. Cette immutabilité n’existe que là où le milieu lui-même est immuable. MM. Nott et Gliddon ont consacré un long chapitre et beaucoup d’érudition à démontrer que la race égyptienne était restée la même pendant la longue suite de siècles qui remonte jusqu’aux premières dynasties. Nous leur aurions prédit d’avance ce résultat. La vallée du Nil impose à ses habitans des conditions d’existence particulières ; il n’y a rien d’étrange à ce qu’elle ait produit un type spécial, au moins à certains égards[22]. Ce type une fois formé, comment, pourquoi eût-il changé ? Nous trouvons aujourd’hui ces fils des anciens Égyptiens vivant exactement comme le faisaient leurs ancêtres, conservant les mêmes mœurs, jusqu’aux mêmes outils, aux mêmes ustensiles, sur les bords du même fleuve qui arrose régulièrement la même terre et sous le même ciel. Ce n’est donc pas la constance des caractères qui peut nous surprendre ici. Ce qui serait inexplicable, c’est que ces caractères eussent changé, car depuis les temps des Manéfru et des Spetkemka[23], toutes les influences de milieu n’ont tendu qu’à fixer, à consolider de plus en plus la race humaine qu’elles avaient créée. Dans des conditions semblables, la race animale la plus instable n’eût pas varié.

Ce que nous disons des Égyptiens s’applique évidemment à toutes les populations sédentaires et stationnaires. Ainsi s’expliquent par un peu de réflexion et par l’application des lois que nous défendons ici la plupart des exemples de fixité du type que citent différens auteurs. Toutefois, parmi les faits invoqués par les polygénistes, il en est d’une catégorie très différente. À les en croire, les populations mêmes qui changent de patrie et se transportent sous de nouveaux cieux conserveraient dans les milieux les plus divers leurs caractères premiers, et nulle part ne se manifesterait dans l’espèce humaine la moindre tendance à la formation de races nouvelles dérivant des races actuelles, comme on le voit chez les animaux. Ces assertions fussent-elles vraies, on pourrait répondre que l’action des causes conservatrices signalées plus haut et le petit nombre de générations sur lesquelles porte l’expérience suffisent pour expliquer la constance des races humaines ; mais elles sont inexactes, et ici encore les faits contredisent nettement les doctrines que nous combattons. Ne pouvant les citer tous ici, bornons-nous à constater les changemens subis par le nègre d’Afrique et le blanc d’Europe quand ils quittent leur terre natale.

Le premier, se propageant dans le nord des États-Unis, ne devient pas blanc, nous dit-on ; il tourne seulement au grisâtre. Or n’est-ce pas là un changement considérable, et, s’il s’agissait d’un cheval ou d’un bœuf, regarderait-on la couleur grisâtre comme équivalente de la teinte noire ? Non certes, et d’ailleurs les modifications ne s’arrêtent pas au teint ; là même où le nègre se propage avec le plus de facilité, il s’en manifeste qui ont une bien autre importance. « L’Africain, nous dit M. de Reiset, arrive aux Antilles avec tous ses caractères de nègre. L’enfant créole de nègre et de négresse purs reproduit ces caractères, mais atténués. La face en particulier perd le caractère de museau. Les cheveux et la couleur persistent ; mais sous tous les autres rapports le nègre créole se rapproche de plus en plus du blanc. » Les mêmes observations ont été recueillies dans les états du sud de l’Union américaine, là où la race se reproduit avec une facilité telle qu’il s’y est créé un élevage des nègres comme nous avons chez nous un élevage de moutons ou de bœufs. « M. Lyel a trouvé, après de nombreuses recherches faites auprès des médecins résidant dans les états à esclaves, et par le témoignage de tous ceux qui ont porté leur attention sur ce sujet, que, sans aucun mélange de races, la tête et le corps des nègres placés en contact intime avec les blancs se rapprochent de plus en plus à chaque génération de la configuration européenne[24]. »

Ce ne sont pas seulement les formes qui se modifient, c’est la constitution qui change dans ces mêmes contrées. Pruner-Bey, confirmant une observation déjà faite, mais contestée à diverses reprises, a reconnu qu’en Afrique le sang du nègre est à la fois plus foncé et plus épais que celui de l’Européen. M. le docteur Visinié, qui a exercé la médecine en Louisiane pendant un grand nombre d’années, a constaté qu’ici le sang du nègre est au contraire remarquablement plus fluide et plus pâle. — L’intelligence elle-même participe à ce mouvement. M. de Lisboa déclare qu’au Brésil, en dépit des précautions prises pour tenir les nègres dans l’ignorance, le nègre créole est, dès les premières générations, bien plus intelligent que la souche originelle. Enfin M. Elisée Reclus, confirmant par ses observations propres tout ce qui précède, s’exprime de la manière suivante dans une étude que n’ont pas oubliée les lecteurs de la Revue : « Nous ne voulons pas toucher à la question brûlante de l’esclavage ; nous constaterons seulement un fait certain, le progrès constant des nègres dans l’échelle sociale. Même sous le rapport physique, ils tendent sans cesse à se rapprocher de leurs maîtres. Les nègres des États-Unis n’ont plus le même type que les nègres d’Afrique. Leur peau est rarement d’un noir velouté, bien que presque tous leurs ancêtres aient été achetés sur la côte de Guinée ; ils n’ont pas les pommettes aussi saillantes, les lèvres, aussi épaisses, le nez aussi épaté, la laine aussi crépue, la physionomie aussi bestiale, l’angle facial aussi aigu que leurs frères de l’ancien monde. Dans l’espace de cent cinquante ans, ils ont, sous le rapport de l’apparence extérieure, franchi un bon quart de la distance qui les séparait des blancs[25]. » Voilà à quelle appréciation les faits qui se passent à la Louisiane conduisaient un observateur intelligent, et qui n’avait évidemment aucun parti-pris dans la question qui nous occupe.

Voici qui est plus concluant encore : toutes les appréciations qui précèdent sont acceptées comme vraies dans ce qu’elles ont d’essentiel par MM. Nott et Gliddon eux-mêmes[26]. Ces deux auteurs, partisans si déclarés de la multiplicité des espèces humaines et de l’invariabilité de ces espèces, ne peuvent s’empêcher d’avouer que le nègre créole des États-Unis a gagné physiquement et intellectuellement. Ils vont jusqu’à donner deux portraits où certes on ne reconnaîtrait guère le type africain[27]. Sans doute ils cherchent à atténuer la signification de ce fait si grave en l’attribuant au contact habituel avec les blancs et à l’amélioration du régime, en affirmant que le double progrès dont nous parlons s’arrête dès la seconde ou troisième génération. De ces deux assertions, la première a sans doute beaucoup de vrai ; la seconde est contredite par une foule de faits, et fût-elle exacte de tout point, on expliquerait aisément cet arrêt si brusque par la situation que la loi dans les états à esclaves, les mœurs dans les états libres, font à tout individu nègre, et par suite à la race entière. Toutefois nous ne voulons discuter ici ni la cause ni l’étendue des modifications subies. C’est la modification elle-même, se manifestant toujours d’une manière constante et générale, qui est à nos yeux le fait capital, car elle démontre qu’il s’est formé, sous l’influence de conditions d’existence nouvelles, une race nègre américaine dérivée de la race nègre africaine. Or c’est là ce que l’évidence amène les disciples de Morton à reconnaître quand il s’agit de l’Amérique, quelque opposé que soit cet aveu à tout ce qu’ils ont dit dans les chapitres du même ouvrage consacrés à l’Égypte.

Pour démontrer que les races blanches, les peuples européens, présentent des faits analogues, nous n’aurions, à vrai dire, que l’embarras du choix. Chacun d’eux a pour ainsi dire ses sous-races dans les colonies qu’il a fondées. Ne pouvant les passer tous en revue, voyons ce qu’est devenue la race anglaise sous les climats divers où elle s’est répandue et multipliée. Certes aucune autre, on le sait, ne transporte dans ses migrations avec un soin égal les croyances, les mœurs et jusqu’aux habitudes journalières de la mère-patrie ; aucune en un mot ne s’enveloppe pour ainsi dire avec autant de scrupule de tout ce qu’il est possible de conserver dans ses conditions d’existence originelles ; aucune par conséquent n’apporte dans ses luttes avec de nouveaux milieux autant de moyens de défense, et cependant nous allons voir que c’est encore au milieu que reste la victoire, et que la race anglaise, comme toutes les autres, se modifie en s’expatriant.

En Australie, les caractères anglais sont entamés dès la première génération. Voici ce qu’écrivait Cuningham en 1826 : « Les currencys[28] deviennent grands et sveltes comme les Américains, et sont en général remarquables par le caractère saxon des cheveux blonds et des yeux bleus ; mais leur teint, dans la jeunesse même, est d’un jaune pâle. Dans un âge plus avancé, ils sont facilement reconnaissables auprès des individus nés en Angleterre. Les joues de rose ne sont point de ce climat, non plus que de celui de l’Amérique, où un teint fleuri attirera indubitablement cette observation : — Vous êtes du vieux pays, vous ? » On voit que Cuningham constate deux faits à la fois. Suivons-le donc en Amérique ; là l’expérience, déjà plus ancienne, a donné des résultats plus évidens et mieux étudiés.

Déjà, dans son Histoire des Indes occidentales, Edwards avait remarqué, entre autres changemens, l’augmentation de la taille et l’agrandissement des orbites. Plus tard, Smith, Carpenter, etc, ont signalé d’autres modifications, et le premier, frappé de la tendance générale qu’elles indiquent, n’avait pas hésité à dire qu’abandonné à lui-même, l’Anglo-Américain se transformerait en Indien semblable à ceux qui peuplaient autrefois les États-Unis. Knox s’indigne de cette conclusion ; mais il ne nie aucun des faits sur lesquels s’appuie son prédécesseur. Il les précise au contraire, et signale en particulier la diminution du tissu graisseux et de tous les appareils glandulaires comme un fait général aux États-Unis[29]. M. Desor, dans une étude sur le climat de l’Amérique du Nord, a confirmé tous ces faits et signalé en outre l’allongement du cou comme devenu un trait caractéristique du type yankee. Quant au résultat général de ces altérations du type anglais, voici comment l’apprécie un homme d’intelligence et de savoir, qui a longtemps habité et étudié l’Amérique, et qui se trouve entièrement d’accord avec Smith[30] : «Un petit nombre d’années a suffi pour établir une distinction, déjà très marquée, entre les Américains modernes et les Anglais, dont ils descendent… Nous demanderons au voyageur attentif qui a parcouru les États-Unis de nous dire ce qu’il pense de certaines familles de New-York et de la Pensylvanie dont le sang est demeuré pur depuis un siècle ou deux, et des populations le plus anciennement établies dans le Kentucky et sur les bords du Mississipi. N’a-t-il pas observé, comme nous, une altération sensible non-seulement dans les traits, mais dans le caractère ? A part la civilisation européenne, qui les a suivis, on retrouve déjà chez les uns, avec l’angle facial, la fierté et l’esprit de ruse de l’Iroquois, chez les autres, avec l’extérieur, la rudesse, la franchise et l’indépendance de l’Illinois et du Cherokee. » Cette appréciation est acceptée aux États-Unis par les hommes de bonne foi, et M. l’abbé Brasseur nous citait à ce sujet le propos d’un homme éminent qui résumait devant lui une conversation sur ce sujet en disant : « Par les traits et par le caractère, nous sommes devenus des Hurons. »

Grâce à l’obligeance de Pruner-Bey, on peut ajouter l’appréciation raisonnée et scientifique des anatomistes à ces témoignages de voyageurs, de gens du monde éclairés. Ici je ne fais que transcrire[31]. « L’Anglo-Saxon-Américain présente dès la seconde génération des traits du type indien qui le rapprochent des Lenni-Lénapes, des Iroquois, des Cherokees. Plus tard le système glandulaire se restreint au minimum de son développement normal ; la peau devient sèche comme du cuir ; elle perd la chaleur du teint et la rougeur des joues, qui sont remplacées chez l’homme par une teinte limoneuse, et chez la femme par une pâleur fade. La tête se rapetisse et s’arrondit ou devient pointue ; elle se couvre d’une chevelure lisse et foncée en couleur. Le cou s’allonge. On observe un grand développement des os zygomatiques[32] et des masséters[33]. Les fosses temporales sont profondes, les mâchoires massives. Les yeux sont enfoncés dans des cavités très profondes et assez rapprochées l’une de l’autre ; l’iris est foncé, le regard perçant et sauvage. Le corps des os longs s’allonge, principalement à l’extrémité supérieure, si bien que la France et l’Angleterre fabriquent pour l’Amérique des gants à part dont les doigts sont exceptionnellement allongés. Les cavités de ces os sont très rétrécies ; les ongles prennent facilement une forme allongée et pointue. Le bassin de la femme se rapproche de celui de l’homme. » Nous avons cru devoir adoucir quelques traits de cette description. Telle qu’elle est, elle suffit pour démontrer l’exactitude de notre proposition. Elle ne retrace rien moins que le portrait de l’Anglais d’Europe et confirme en tout point les dires des auteurs précédemment cités. En présence d’un tel concours dans le jugement d’hommes qui ne se sont certainement pas donné le mot, il faut bien reconnaître que le milieu américain a modifié le type anglo-saxon, qu’il a enfanté une nouvelle race blanche dérivée de la race anglaise, et qu’on peut nommer la race yankee[34].

Pour que des modifications, ou pareilles ou plus profondes, s’accomplissent dans une race, il n’est même pas nécessaire qu’elle émigré et aille subir au loin les influences qu’exercent un ciel, un climat, une terre étrangère. Elle peut les éprouver sans sortir de chez elle. Il suffit pour cela que ses conditions d’existence soient sérieusement changées. Personne n’ignore avec quelle rapidité dégénèrent nos plus beaux animaux domestiqués par suite d’un défaut de soins continué pendant quelques générations. Il en est exactement de même pour l’homme. Citons ici un exemple frappant rapporté par le docteur Hall dans son introduction à l’ouvrage de Pickering. — « A la suite des guerres de 1641 et 1689 entre l’Angleterre et l’Irlande, de grandes multitudes d’Irlandais furent chassées des comtés d’Armagh et de Down dans une région montagneuse qui s’étend à l’est de la baronie de Flews jusqu’à la mer. Sur un autre point du royaume, la même race fut repoussée dans les comtés de Leitrim, Sligo et Mayo. Depuis cette époque, ces populations ont eu à subir presque constamment les effets désastreux de la faim et de l’ignorance, ces deux grands agens de dégradation. Les descendans de ces exilés se distinguent aisément de leurs frères du comté de Meath et des autres districts où ils n’ont pas été placés dans des conditions physiques de dégradation. Leur bouche est entr’ouverte et projetée en avant ; les dents sont proéminentes, les gencives saillantes, les mâchoires avancées, le nez déprimé. Tous leurs traits portent l’empreinte de la barbarie. Dans le Sligo et la partie nord du Mayo, les conséquences de deux siècles de dégradation et de misère se montrent dans toute l’organisation physique de ces populations, et ont altéré non-seulement, les traits du visage, mais la charpente même du corps. La taille s’est réduite à cinq pieds deux pouces[35] ; le ventre s’est ballonné ; les jambes sont devenues cagneuses ; les traits sont ceux d’un avorton. » — Tout lecteur quelque peu au courant des caractères qui distinguent les races humaines aura reconnu dans cette description, à la couleur près, les traits attribués aux populations nègres les plus inférieures, aux tribus australiennes les plus dégradées.

L’auteur que nous venons de citer ajoute : « Tout le monde sait que dans d’autres parties de l’île, là où la population n’a jamais subi l’influence de ces causes de dégradation, la même race fournit des exemples parfaits de beauté et de vigueur physique et morale. » Ces deux groupes si différens, dont l’un rappelle les peuplades les plus inférieures de l’Australie, dont l’autre supporte la comparaison avec tous les blancs, sont-ils donc de même race ? Non, dirons-nous au docteur Hall. L’Irlandais du comté de Meath représente seul l’ancienne souche. Pour lui, le milieu est resté le même, et il n’a pas changé ; mais l’Irlandais de Flews, soumis à des conditions d’existence tout autres, s’est modifié : il a formé une race nouvelle déivée de la première, et en harmonie avec le déplorable milieu qui lui a donné naissance. Il y a maintenant dans ces contrées si voisines deux races au lieu d’une seule. — C’est du moins ainsi que l’on conclurait s’il s’agissait de moutons, de chevaux ou de bœufs ; c’est donc ainsi que nous conclurons alors qu’il s’agit de l’homme lui-même. Des faits que nous venons d’indiquer, de tous ceux que nous pourrions invoquer encore, il résulté que, placée dans des conditions défavorables, la race la mieux douée perd son rang et tombe assez rapidement à l’un des derniers échelons de l’humanité ; que, même armé, de toutes les ressources que lui prêtent la science, l’industrie, la civilisation moderne, l’homme n’en subit pas moins les actions de milieu, enfin que ces actions se trahissent par leurs effets bien plus promptement et d’une façon beaucoup plus marquée qu’on ne l’admet d’ordinaire. Il n’a pas fallu deux siècles, dix générations, pour transformer le Celte irlandais en une sorte d’Australien ; deux siècles et demi, douze ou treize générations au plus, ont suffi pour substituer le Yankee à l’Anglo-Saxon[36]. Qu’on juge, après cela, des effets qu’ont pu, qu’ont dû produire sur l’homme des séries de siècles, des centaines de générations, alors que les populations entièrement ou à demi sauvages subissaient à peu près sans défense aucune toutes les influences exercées par des terres nouvelles où la nature animale et végétale et les forces physico-chimiques avaient de tout temps régné sans partage. Combien la lutte pour l’existence devait être ici et plus rude et plus meurtrière qu’elle ne l’est de nos jours pour ces voyageurs, pour ces pionniers dont nous admirons pourtant le courage ! Combien les traces de cette lutte devaient être plus profondes et plus durables ! Certes tout lecteur qui aura présent à l’esprit ce que nous ont enseigné les races animales, et qui tiendra compte de toutes ces circonstances de temps et de lieu, ne s’étonnera plus de trouver entre les groupes humains, considérés comme de même espèce, les différences qu’on y remarque ; il sera plutôt surpris qu’elles ne soient pas beaucoup plus grandes encore.

Les polygénistes, qui veulent voir dans ces différences des caractères d’espèce, sont bien forcés de les considérer comme primitives et invariables, car accorder qu’elles peuvent être accidentelles et changeantes, ce serait pour eux convenir de la faiblesse, ou mieux de la nullité des argumens qu’ils empruntent à cet ordre de considérations, — et en réalité ils n’en ont pas d’autres. Or cette nécessité les met en présence d’une alternative dont les conséquences sont en tout cas contraires à leur doctrine. Ou bien ils étendront leurs idées aux autres êtres organisés, afin de faire rentrer l’homme dans des lois générales, et nieront la variabilité de l’espèce animale, comme ont essayé de le faire d’une manière plus ou moins nette quelques-uns d’entre eux[37]), ou bien, tout en reconnaissant que l’espèce animale et végétale peut se modifier ainsi que nous l’avons indiqué, ils persisteront à soutenir que les espèces humaines sont invariables. Dans le premier cas, la doctrine polygéniste se met en contradiction flagrante avec des faits journaliers, connus de tout le monde, tombés dans la pratique industrielle la plus vulgaire, et dont nos études actuelles n’ont fait en réalité que préciser les limites et la portée scientifique auprès de nos lecteurs. Dans le second cas, la doctrine polygéniste fait de l’homme, une exception unique et inexplicable. Forcée de voir en lui un être organisé et vivant, elle n’en affirme pas moins qu’il échappe à des lois qui régissent tous les autres êtres de même nature ; elle le met en dehors de la physiologie générale. Quels argumens apporte-t-elle à l’appui de cette singulière assertion ? Aucun : elle se borne à déclarer qu’il en est ainsi[38] ; mais par cela même il lui faut nier des faits aujourd’hui trop nombreux, appuyés de témoignages trop divers et trop précis, pour pouvoir être mis en doute.

En résumé, la doctrine polygéniste explique la persistance du type égyptien et tous les cas analogues, soit ; mais elle ne saurait rendre compte de la transformation des Irlandais de Flews, de la formation de la race yankee, non plus que de tous les faits semblables. En outre, elle conduit inévitablement soit à séparer l’homme de tous les autres êtres organisés dans des questions où l’identité générale de nature commande la similitude des phénomènes, soit à le maintenir à côté d’eux, mais en attribuant aux animaux des qualités que nous savons positivement leur manquer. — La doctrine moriogéniste, appuyée sur ces actions de milieu qui se manifestent partout, rend compte à la fois de la constance des caractères et de leurs variations ; elle accepte tous les faits constatés et n’est en contradiction avec aucun : elle ne fait de l’homme physique que ce qu’il est réellement, un être organisé et vivant, soumis en cette qualité à toutes les influences, à toutes les lois de la physiologie générale communes à tout ce qui vit. — Jusqu’ici les deux doctrines avaient pu paraître à peu près également fondées ; il était permis d’hésiter. Aujourd’hui il se manifeste entre elles un contraste sérieux, et de nature telle que tout homme libre d’opinion préconçue, et se plaçant uniquement sur le terrain des sciences naturelles, devrait peut-être adopter dès à présent la doctrine de l’unité de l’espèce. Nous ne demandons pourtant pas que le lecteur se décide encore ; nous tenons à lui montrer comment le contraste, déjà si marqué, se prononce de plus en plus, et toujours dans le même sens, à mesure qu’on pénètre davantage dans l’intimité des phénomènes et dans l’application des lois de la physiologie.


A. DE QUATREFAGES.

  1. Traité philosophique et physiologique de l’hérédité naturelle. Cet ouvrage est très important à bien des titres, et j’ai eu à lui faire plusieurs emprunts.
  2. L’opinion d’Aristote en ce qui touche le sexe féminin a été reproduite dans ces derniers temps sons une forme un peu différente. Quelques anatomistes ont voulu ne voir dans la femme qu’un homme frappé d’arrêt de développement.
  3. On trouvera dans l’ouvrage de M. Lucas la réunion la plus complète des preuves à l’appui de ce que je ne fais qu’indiquer ici.
  4. Burdach a le premier fait ce rapprochement. Il a comparé ce qui se passé de grand-père à petit-fils et de grand’mère à petite-fille aux phénomènes de génération alternante tels qu’ils avaient été décrits chez les biphores par Chamisso. Cette comparaison nous parait fondée, et nous pouvons l’étendre à cinq générations aujourd’hui que nous connaissons les phases que présente la reproduction des méduses. — Voyez mes études sur la Métamorphose et la Généagènèse, — Revue du 1er et 15 juin, et 1er juillet 1856.
  5. Voici un tableau qui résume les idées de Girou sur cette question :
    1re génération grand-père grand’mère grand-père grand’mère
    2e génération « père mère «
    3e génération fils fille fils fille
  6. Mes observations sur les œufs non fécondés des termites, des tarets et de quelques autres annélides et mollusques ont mis hors de doute cette vie indépendante de l’œuf. J’ai donné quelques détails à ce sujet dans mes Souvenirs d’un naturaliste Saint-Sébastien, livraisons du 15 jauvier et 15 mars 1850). Je suis revenu sur cette question dans les études relatives à la généagénèse.
  7. Les œufs d’une poule qui a avalé même un assez petit nombre de vers à soie ne sont réellement pas mangeables.
  8. La truite blanche et la truite saumonée ne sont que des races d’une même espèce. Certaines eaux produisent le saumonage même chez la carpe. Je tiens ce fait de M. Valenciennes, c’est-à-dire du naturaliste regardé à juste titre comme le premier des ichthyologistes vivans.
  9. Pour ces premiers temps de la vie embryonnaire chez l’homme et les mammifères, on peut consulter la première de mes études sur les métamorphoses, livraison du 1er avril 1855.
  10. On ne peut que rattacher au même ordre de phénomènes, c’est-à-dire à la formation d’une variété très exceptionnelle, l’apparition dans des couvées dirigées par Mme Passy de ces poulets velus dont nous avons parlé dans notre précédente étude. Il est vivement à désirer, si ce fait vient à se reproduire, que l’expérience soit suivie comme l’a été celle de M. Graux dans la création de la race mauchamp.
  11. On the Origin of Species. — Voyez, sur cet ouvrage, l’étude insérée dans la Revue du 1er avril 1860 par M. Laugel.
  12. Je regrette de ne pouvoir insister plus longtemps sur l’ouvrage de M. Darwin, et le regretterais bien davantage si ce livre n’avait été déjà le sujet d’un examen sérieux dans ce recueil. L’étude de M. Laugel et les lignes que j’ai consacrées au même sujet Revue du 1er janvier 1861) auront mis le lecteur au courant des ressemblances très grandes et des différences non moins considérables qui existent entre mes idées et celles du savant et ingénieux Anglais. Les vues de M. Darwin s’attaquent à l’origine même des choses, et il me parait difficile que la science positive remonte jusque-là. Il cherche à expliquer d’où sont venues les espèces actuelles et les fait dériver toutes d’un type unique modifié pendant une suite incalculable de siècles qui comprend toutes les périodes géologiques : je me borne à rechercher ce que sont les espèces qui vivent aujourd’hui et ont vécu dans la période actuelle. Mais ce qu’il dit de la formation des espèces, je l’ai dit dès 1846 de la formation des races, si bien qu’en mettant un mot à la place de l’autre, nous nous trouvons d’accord à peu près sur tous les points généraux se rattachant à cet ordre de faits. Un détail assez curieux montre jusqu’à quel point nous nous rapprochons ici. M. Darwin a donné dans son livre une figure idéale destinée à faire comprendre la filiation des espèces dérivées d’un type primitif. Eh bien ! cette figure est presque identique avec celle que j’avais placée sous les yeux de mes auditeurs pour leur donner une idée de la filiation des races issues d’une même espèce. Je dois ajouter que la doctrine fondamentale de M. Darwin sur l’origine des espèces avait été formulée très nettement par M. Naudin antérieurement à la publication faite en Angleterre. Revue horticole, mai 1852, et Comptes-rendus de l’Académie des Sciences, 1858.) Toutefois le botaniste français avait été moins absolu que ne l’a été le zoologiste anglais. En rappelant ces faits, je n’ai d’ailleurs, on le comprend, nulle intention de diminuer le mérite très réel et très grand du savant naturaliste de l’expédition du Beagle. M. Darwin n’a certainement rien su de mes leçons au Muséum et ne connaissait pas le mémoire de M. Naudin, pas plus que je ne le connaissais moi-même avant d’en avoir lu tout récemment un extrait étendu dans un rapport de M. Decaisne.
  13. Ce procédé, qu’on pourrait appeler l’amélioration de la race par la famille, est ce que les Anglais appellent le breeding in and.in.
  14. La race dishley descend de la race à longues cornes du Leicestershire.
  15. L’origine de la race durham a été l’objet de controverses vives et nombreuses. M. Baudement, qui a étudié cette question avec un soin tout spécial, qui est remonté aux sources originales, s’est convaincu qu’elle descend uniquement de la race dite tees-water, parce qu’elle s’était formée sur les bords de la Tees. Ces tees-water étaient une race laitière haute au garot, mais à poitrine étroite, à ossature forte et lente à l’engraissement, c’est-à-dire qu’elle était presque à tous égards l’opposé de la race durham.
  16. La laine de Mauchamp fut d’abord peu appréciée par nos plus habiles manufacturiers. Un seul, M. Davin, en comprit toute la valeur et n’hésita pas à faire les efforts et les sacrifices nécessaires pour mettre en œuvre cette laine, qui demandait des soins et un outillage particuliers. Les magnifiques produits qu’il a obtenus prouvent que les éloges donnés à la laine de Mauchamp n’ont rien d’exagéré.
  17. M. Eugène Gayot a parfaitement prouvé dans ses Études hippologiques l’origine exclusivement, arabe et barbe du cheval anglais. Au reste, dans la création de la race pur sang, la sélection, dirigée vers un but exclusif, a contribué certainement pour une bonne part à l’acquisition des nouveaux caractères qui distinguent cette racé des deux races mères.
  18. A elle seule, cette circonstance suffirait pour montrer combien on a eu raison de retirer les faits de cette nature de la classe des ichthyoses, maladies parmi lesquelles Alibert et quelques autres médecins ont voulu les placer.
  19. Un Village d’Alsace où séjournait un prince de Deux-Ponts qui partageait les goûts de Frédéric présente encore aujourd’hui la même particularité que Potsdam. Je tiens ce renseignement de M. Stœber, professeur à la faculté de médecine de Strasbourg.
  20. Aujourd’hui que les recherches de M. Simon et d’autres micrographes nous ont appris ce que sont ces taches, aujourd’hui que nous savons que leur apparition subite tient à la coloration par petites plaques circonscrites du pigment auquel le nègre doit sa couleur, ce fait a une importance qui n’échappera à aucun de nos lecteurs.
  21. Tous ces détails, sont extraits d’une note que le docteur Pruner a bien voulu rédiger pour moi et que je regrette vivement de ne pouvoir reproduire ici en entier. Les observations relatives au changement de couleur du nègre signalées déjà par quelques écrivains m’ont été confirmées par cet observateur.
  22. Ce type est toutefois bien moins arrêté et bien moins, général que ne l’admettent les auteurs des Types du genre humain. Il suffit pour s’en convaincre de comparer les figures mêmes empruntées aux peintures et aux bas-reliefs égyptiens reproduits dans cet ouvrage. En Égypte comme partout, c’est au milieu d’une diversité très réelle qu’il faut chercher le type de la race, et on ne trouve celui-ci réalise complètement que dans un nombre proportionnellement petit d’individus.
  23. Souverains de la quatrième ou de la cinquième dynastie cités par MM. Nott et Gliddon.
  24. Docteur Hall, introduction à l’ouvrage de Pickering intitulé the Races of man.
  25. Le Mississipi et ses bords., — le Delta et la Nouvelle-Orléans, livraison du 1er août 1859.
  26. Types of Mankind, — Negro type.
  27. On comprend que ces portraits ne sont pas flattés, et les auteurs avouent eux-mêmes que l’un d’eux est une vraie caricature may be considered caricatured.
  28. On donne ce nom aux créoles australiens, par opposition aux sterlings, nom appliqué aux Européens.
  29. le docteur Knox est un des polygénistes les plus décidés qui aient écrit sur la question qui nous occupe. Il est du très petit nombre de ceux qui n’ont pas craint de suivre la doctrine de la pluralité des espèces jusque dans ses dernières conséquences ; aussi aurons-nous souvent occasion de le citer. Dans le cas présent, les modifications subies en Amérique par les races anglo-saxonne, française, etc., sont à ses yeux la preuve que ces races ne peuvent se propager et subsister dans le nouveau continent. Jusqu’ici les faits ne lui donnent guère raison.
  30. M. l’abbé Brasseur de Bourbourg, Histoire des Nations civilisées du Mexique et de l’Amérique centrale durant les siècles antérieurs à Christophe Colomb.
  31. Des médecins compatriotes de M. Pruner lui ont adressé les détails suivans, qu’il a bien voulu me communiquer.
  32. Os de la pommette.
  33. Muscle qui va de l’arcade zygomatique à la mâchoire inférieure, sur le côté des joues.
  34. C’est avec intention que je n’insiste ici que sur les changemens physiques subis en Amérique par la race anglo-saxonne. Les modifications intellectuelles et morales nous présenteraient des faits non moins frappans ; mais l’appréciation en est plus difficile, et les témoignages que je pourrais invoquer pourraient être contestés, tandis qu’il n’y a rien à répondre à une description anatomique.
  35. Mesure anglaise ; c’est environ 1m,54.
  36. La plupart des essais sérieux de colonisation accomplis sur le territoire des États-Unis ne remontent guère qu’à 1620, époque où les puritains commencèrent à peupler le Massachusetts, et ce n’est qu’en 1681 que Penn reçut en don de Charles II la contrée qu’il paya aux indigènes et qui a conservé son nom.
  37. Voyez surtout l’Histoire monumentale des Chiens dans Types of Mankind.
  38. Voyez les Races of man du docteur Knox.