Histoire générale du mouvement janséniste, depuis ses origines jusqu’à nos jours/4

CHAPITRE IV
Coup d’œil sur l’histoire intérieure de Port-Royal ; description de la maison de Paris. — Les bienfaitrices ; les Messieurs ; les Petites Écoles.


Les années qui suivirent le triomphe d’Arnauld dans l’affaire de la Fréquente Communion furent relativement calmes ; et on peut, en attendant le retour des grands orages, suivre au lendemain de 1643 la marche ascendante de Port-Royal et de tout ce qui gravitait autour de lui.

Le Port-Royal de la Mère Angélique, occupé aujourd’hui par la Maternité, est une des curiosités du Paris actuel, et puisque les historiens ne l’ont pas décrit, il faut en donner brièvement une idée aussi exacte que possible. C’est en 1626 que l’abbesse, ne pouvant plus loger aux Champs une communauté trop nombreuse que les fièvres décimaient, résolut de transporter à Paris ses quatre-vingts filles. On acheta au sud de la ville, à l’extrémité du faubourg Saint-Jacques, dans un quartier si paisible que Colbert pourra bientôt y installer l’Observatoire et ses instruments de haute précision, une vaste maison avec grand jardin qui était séparée du grand couvent des Carmélites par la petite rue de la Bourbe. L’hôtel de Clagny, tel était le nom de la maison achetée par Mme Arnauld la mère, fut occupé par les religieuses, qui s’y trouvaient fort à l’étroit, dès 1626. Une première bienfaitrice, Mme de Pontcarré, donna 80.000 écus qui permirent de commencer le grand bâtiment du cloître et des dortoirs. C’est celui qui est le plus au sud et c’est le plus ancien de tous (1628-1629). Dix ans plus tard, lorsque cette dame fantasque, dirigée par le non moins fantasque Zamet, évêque de Langres, rompit définitivement avec Port-Royal, on entreprit des travaux considérables pour faire en sorte que le monastère de Paris fût autant que possible sur le modèle de celui des Champs, avec un cloître ou préau servant de cimetière des religieuses, et tout autour des bâtiments claustraux une grande église accessible aux gens du voisinage, un chœur des religieuses, un chapitre, et tout ce qui constitue un couvent cistercien.

Il y avait des enclaves ; c’est ainsi que la princesse de Guéméné se fit construire, vers 1643, entre l’église projetée et le bâtiment de Mme de Pontcarré, dans la partie orientale de la propriété, un assez vaste logis qui subsiste encore. L’église fut bâtie en 1646-1647, par le célèbre Le Pautre, dont Sainte-Beuve n’a pas même prononcé le nom. Ce grand artiste aurait voulu élever un beau monument, analogue à l’église des Jésuites de la rue Saint-Antoine. Mais la Mère Angélique n’y voulut jamais consentir, et l’on peut voir, en comparant les plans de Le Pautre avec les constructions qui restent debout, ce qu’est devenu le fastueux projet de l’architecte, avec ses portiques, ses colonnes et ses statues ; il n’en est rien resté dans l’exécution. Voici ce qu’Angélique en écrivait à la reine de Pologne le 21 septembre 1646. « Notre église est presque achevée, et si jolie que j’en ai de la confusion. Elle a été faite sur le modèle des petits Jésuites, mais elle n’a que cinquante et un pieds de long, une croisée et trois petites chapelles. Elle est si bien bâtie, et tellement dans l’ordre de l’architecture que tous ceux qui la voient disent que c’est un petit chef-d’œuvre. Nous avons fait aussi le côté du cloître, qui est bien clos, et dans lequel nous nous mettrons et y serons fort bien, jusqu’à ce que nous fassions notre chœur, y ayant une grande grille dans la croisée[1]. » Cette église fut dédiée en juin 1648, et la reine de Pologne en fut avisée en ces termes : « Nous avons célébré le jour du très saint Sacrement dans notre nouvelle église, laquelle, à ce que disent tous ceux qui la voient, est la plus jolie et la plus dévote de Paris, quoiqu’elle soit des plus simples. Notre chœur est aussi très beau et commode. Il y a quatre-vingts chaises[2]. » Le chœur dont parle ici la Mère Angélique avait été installé provisoirement dans la croisée méridionale ; le chœur définitif, qui subsiste encore dans ses grandes lignes, qui sert maintenant de lingerie et sous lequel repose toujours la Mère Angélique, fut construit par le même Le Pautre en 1653, aux frais de la marquise d’Aumont.

C’est alors que la marquise de Sablé fit bâtir dans l’axe de ce nouveau chœur le chapitre des religieuses, qui servait de soubassement à son logis, auquel on accédait par un bel escalier spécial. Cet escalier à rampe de bois sculpté était séparé du cloître par un gros mur qu’on a percé depuis ; il n’est pas impossible, comme le dit Sainte-Beuve, que Nicole y ait croisé le jésuite Rapin. L’appartement de la marquise est aujourd’hui une salle de malades ; sa tribune, qui donnait sur le chœur des religieuses, est une chambre d’infirmière. En 1665, on dégustait dans cet appartement des potages exquis, des salades et des confitures ; on y préparait les Maximes de la Rochefoucauld, alors même que les religieuses, séparées de ce salon par un simple plancher, versaient dans leur chapitre des torrents de larmes.

Tout cela existe encore, et ni Cousin ni Sainte-Beuve ne l’ont su ; et il en est de même de la tribune pratiquée entre deux petits escaliers qui permettaient à la marquise d’assister aux offices sans quitter son appartement. Ses prières traversaient tout le chœur des religieuses pour arriver à l’autel ; mais les miasmes des enterrements montaient jusque chez elle.

Au-dessus de l’autel on voit encore, à droite et à gauche, deux ouvertures grillées ; elles répondaient à deux petites chambres donnant sur deux petits escaliers : celui du public qui montait aux parloirs et celui des religieuses qui y venaient de l’intérieur. Avant et après les visites, on pouvait ainsi adorer le Saint Sacrement suspendu au-dessus de l’autel.

Dans le préau reposaient un grand nombre de religieuses, de novices, de petites pensionnaires, et la marquise d’Aumont, et Antoine Singlin, dont les ossements se retrouveraient peut-être sous les gazons des pelouses. Une dalle épaisse recouvrait le corps de ce dernier en 1664 ; après 1668, on l’a utilisée à la cuisine pour faire un évier. Il y avait autour de ces constructions de très vastes jardins dont les produits étaient une source de revenus pour le monastère. De là sortaient en 1653 les citrouilles données à titre d’aumône aux très riches Carmélites du faubourg Saint-Jacques qui les avaient demandées[3].

Les dehors du monastère, en bordure du faubourg et de la rue de la Bourbe, étaient occupés par des constructions particulières plus ou moins importantes ; par les hôtels et par les logis du chevalier de Sévigné, de la marquise d’Aumont, de la duchesse d’Atrie, de Mlle Gadeau, etc. L’hôtel de Mme d’Aumont est aujourd’hui occupé par l’administration ; c’est un joli spécimen de l’architecture civile au début du règne de Louis XIV.

En fin de compte, le monastère de Port-Royal de Paris, si différent du Val-de-Grâce et des Carmélites, ses plus proches voisins, était un des beaux couvents de Paris, et l’on peut accepter, sauf la calomnie de la fin, l’opinion qu’en avait le P. Rapin, son plus mortel ennemi : « Le dedans de la maison était plus magnifique que le dehors, par l’étendue immense des bâtiments et par la commodité des offices et des appartements nécessaires à une communauté dont la destinée était si grande dans le vaste projet que s’en formaient les chefs. Car ce devait être le siège de l’empire de la nouvelle doctrine[4]. » La Mère Angélique ne nourrissait pas les projets insensés que lui prête la haine de Rapin et même elle préférait de beaucoup Port-Royal des Champs à Port-Royal de Paris. C’est aux Champs qu’elle aurait voulu vivre et mourir, et elle a regretté maintes fois d’être venue à Paris. Mais puisque les circonstances avaient exigé une installation en ville, elle fit de son mieux pour tout organiser avec intelligence. Elle ne soupçonnait pas qu’elle ferait du petit hôtel de Clagny la maison de la Sainte-Épine, si chère à Pascal, un lieu de pèlerinage que l’on viendrait visiter de tous les points de l’univers.

Si Port-Royal de Paris a pu naître en 1625 et se développer par la suite comme on vient de le voir, c’est parce qu’il s’est trouvé au xviie siècle des femmes généreuses qui lui sont venues en aide comme Anne d’Autriche venait en aide au Val-de-Grâce et l’on a vu le rôle qu’ont joué lors de la construction de Port-Royal Mme de Pontcarré, la princesse de Guéméné, la marquise d’Aumont et la marquise de Sablé. Il n’est donc que juste de consacrer quelques pages aux bienfaitrices de Port-Royal. Elles constituent, on peut le dire, une sorte de galerie de femmes célèbres, et si quelques-unes d’entre elles, comme la seconde duchesse de Longueville, Mlle de Vertus, la marquise d’Aumont, la reine de Pologne, les duchesses de Luynes et de Liancourt, et quelques autres encore (V. Besoigne, I, 203), ont été jusqu’à leur mort des anges tutélaires, il n’en a pas été de même de plusieurs d’entre elles, telles que Mme de Pontcarré, la première duchesse de Longueville, la princesse de Rohan Guéméné, la duchesse d’Atrie et la marquise de Crèvecœur. Ces bienfaitrices ont assuré la prospérité matérielle du monastère ; ce ne sont pas elles qui ont le plus contribué à la sanctification des religieuses, si ce n’est peut-être en exerçant leur patience et en la mettant parfois à de très rudes épreuves. Quelques-unes d’entre elles ont attiré d’une manière toute particulière l’attention des historiens, et il n’y a pas lieu de redire ce qu’ils ont si bien dit. D’autres ont été moins favorisées, et parmi elles doivent trouver place la princesse de Guéméné et la marquise de Sablé. La princesse n’a pas été étudiée par Sainte-Beuve avec tout le soin que méritaient son dévouement, son courage et ses malheurs, et quant à la marquise, l’historien de Port-Royal ne l’a pas assez regardée par ses beaux côtés. Ce sont deux lacunes que je voudrais tâcher de combler.

La religieuse de Port-Royal qui rédigeait le Nécrologe édité par dom Rivet en 1723, a été plus équitable que les historiens ; elle a consacré à cette « particulière amie et bienfaitrice », un article naïf qui se termine par ces mots : « L’affection qu’elle a toujours conservée pour ce monastère et qu’elle nous a témoignée dans les temps même les plus fâcheux, sans jamais avoir craint de se commettre, nous est un engagement particulier de nous acquitter des prières qu’elle doit attendre de notre reconnaissance. » La conversion de cette jeune et belle veuve de trente ans a été en 1639 l’œuvre simultanée de la Mère Angélique, de Robert Arnauld d’Andilly et de l’abbé de Saint-Cyran. Ce dernier lui a écrit de Vincennes, quatorze longues épitres ; Angélique a correspondu affectueusement avec elle, et d’Andilly n’a pas ménagé les visites à la belle pénitente. On voit par les lettres de la Mère Angélique que la princesse marchait à grands pas dans les sentiers de la perfection. C’était, dit-elle, « une vocation si rare que depuis un siècle il ne s’en est peut-être pas trouvé une semblable. » Mais l’année qui suivit la mort de Saint-Cyran, c’est-à-dire en 1644, Mme de Guéméné se relâcha, parce qu’elle était tiraillée entre deux directions différentes, sinon contraires, celle de Singlin et celle de Robert d’Andilly, qui n’était pas alors un ascète, car il était fort enfoncé dans la cour. La cause de cette défaillance, que Saint-Cyran eût certainement empêchée, ce fut l’éducation du petit chevalier de Rohan, de ce misérable qui devait expier sur l’échafaud, en 1674, le crime de haute trahison. La princesse, soutenue par d’Andilly, voulait que son fils fût élevé très chrétiennement sans doute, et par les savants maîtres de Port-Royal, mais en prince qui saurait parfaitement danser, faire de l’escrime et monter à cheval. Il était né en 1635, et il ne fut jamais élève des Petites Écoles ; il reçut simplement quelques leçons d’un précepteur particulier nommé Grimald, dans l’appartement que sa mère s’était aménagé à Port-Royal même et qui subsiste encore aujourd’hui. Cette éducation du jeune grand seigneur fut la source de dissentiments profonds ; cela ressort très nettement de plusieurs lettres de Singlin que l’on n’a pas cru devoir publier jusqu’à ce jour, et que Sainte-Beuve n’a pas connues. On y voit notamment que les volontés de la princesse étaient aux yeux de Robert d’Andilly celles de Dieu même. Singlin scandalisé traita sévèrement M. d’Andilly ; il se fâcha tout de bon et finit par se désintéresser de cette affaire[5]. La crise était ouverte dès le mois d’août 1644, le 21 décembre, la Mère Angélique, chargée d’une mission très désagréable était obligée d’écrire à la princesse le petit billet que voici : « Ayant dit à M. Singlin ce qu’il vous avait plu me commander, il m’a dit de vous écrire qu’il vous supplie très humblement de trouver bon qu’il ne se mêle plus de cette affaire, ne pouvant plus vous y servir qu’en priant Dieu qu’il vous conseille et qu’il bénisse la résolution que vous prendrez. C’est ce que nous ferons avec lui, et pour tout ce qui vous regarde, avec tout le soin et l’affection que nous sommes obligés d’avoir. Dans cette intention, je m’en vais à la sainte messe, où j’offrirai la sainte communion à Dieu pour lui demander ses miséricordes pour vous[6] » Et le lendemain la Mère Angélique écrivait à son frère : « Je viens d’écrire à notre princesse ce que M. Singlin m’a dit, de la supplier de le dispenser de se mêler plus de la conduite de M. son fils, à quoi je le vois absolument résolu, de sorte qu’il serait absolument inutile de lui en parler davantage. C’est pourquoi je vous supplie de le faire trouver bon. Vous voyez bien vous-même que la conduite qu’il croirait être obligé en conscience de tenir pour faire réussir ce petit prince en vrai

chrétien est trop forte pour la tendresse de madame…. Enfin, mon cher frère, la conduite de l’évangile n’est que pour les petits et les pauvres et non pour les grands, que Dieu conduit par des miracles quand il veut les sauver et non par les voies ordinaires[7]…. »

Telle a été la cause du relâchement de la princesse, qui n’est pas retombée dans les désordres de sa jeunesse, et qui en toute occasion a manifesté son estime, son admiration, son affection profonde et même sa vénération pour Port-Royal persécuté. Le chevalier de Rohan fut élevé à la cour, avec le jeune roi, et sa mère reparut elle-même au Louvre avec éclat. Néanmoins elle conservait son appartement à Port-Royal ; elle y venait de temps à autre, et, en 1652, bien qu’il fût alors démeublé depuis longtemps, elle refusa de le céder à sa grande amie Mme de Sablé, qui dut construire à côté. Il y a plus, car voici ce qu’on peut lire à son sujet dans une lettre de la Mère Angélique à la reine de Pologne (2 avril 1648) « Nous sommes bien affligées de notre pauvre Mme de Guéméné, qui est à l’extrémité depuis deux jours qu’elle a reçu l’extrême-onction. Hier on la crut hors de danger, mais aujourd’hui on n’espère presque plus rien…. M. Singlin n’en bouge ; dans ses rêveries [dans son délire] elle ne connaît que lui. Votre Majesté sait bien pourquoi nous en sommes plus affligées ; néanmoins, par la bonté de Dieu, elle est bien disposée, et dans les heures qu’elle a plus de connaissance, et auparavant qu’elle entrât en rêverie, qui n’a été que le lendemain de sa sainte communion, elle disait sans cesse : Tout le monde n’est que niaiserie, bagatelle et un pur néant. Cela nous fait croire que s’il plaisait à Dieu de lui donner encore de la vie elle ferait mieux que jamais[8] ! »

Angélique ne tarda pas à perdre cette illusion, car, à la fin de cette même année 1648, elle écrivait à la princesse revenue à la vie et plus mondaine que jamais, une lettre très cérémonieuse et visiblement gênée pour lui demander au nom d’une personne tierce « de la tant obliger que de lui prêter une chambre ou deux dans son logis de Port-Royal. » De 1648 à 1661, il n’est plus question de la princesse dans la correspondance de la Mère Angélique ; il n’y a pas une seule lettre à elle dans les deux gros volumes de lettres de la Mère Agnès, morte en 1671 ni dans les huit cent lettres manuscrites préparées pour l’impression par Mlle Rachel Gillet, éditeur des lettres de la Mère Agnès. Dans les papiers de Port-Royal, il se trouve seulement trois lettres de Mme de Guéméné, deux en 1671 et une en 1679. Les deux premières sont relatives à la mort de la Mère Agnès : ce sont de simples billets de condoléances, d’une grande banalité, adressés à Robert d’Andilly, qui n’était plus alors un chevalier servant, et à la Mère Angélique de Saint-Jean, sa fille. En 1679 enfin, répondant à une lettre de condoléances que lui avait écrite cette dernière, alors abbesse de Port-Royal, la mère du supplicié de 1674 reconnaissait que les châtiments que l’on reçoit de la justice de Dieu sont utiles pour le salut. « Je suis persuadée, ajoutait-elle, que mes péchés en méritent encore davantage que ceux que j’ai reçus, bien que j’aie eu des sujets d’affliction fort extraordinaires des personnes qui m’étaient les plus proches, et de grandes pertes de biens depuis cinq ou six ans…. J’ai tant de dégoût pour le grand monde que je m’en retire le plus que je puis. Mais je n’y fais pas tout ce que je devrais ; les affaires m’occupent trop…. » Et la lettre se termine par des protestations d’amitié qui pourraient être plus vives, car Mme de Longueville venait de mourir, et Port-Royal était cruellement persécuté.

Il y eut donc, cela n’est pas douteux, un grand refroidissement à dater de 1644 après quatre ou cinq années de ferveur. Et cependant la princesse ne manquait pas une occasion pour témoigner son zèle en faveur de Port-Royal. Durant la guerre de Paris, en 1652, elle prêta son corps de logis tout entier pour loger les religieuses des Champs. En 1661, dit le mémorialiste Godefroi Hermant, la crainte de la cour ne l’empêcha pas d’assister aux funérailles de la Mère Angélique avec la princesse de Marsillac et la duchesse de Nemours[9]. En 1663, elle intervint énergiquement en faveur de Port-Royal auprès de l’archevêque Péréfixe et du ministre Michel Le Tellier auquel elle demanda si l’on n’aurait pas enfin pitié de ces pauvres religieuses qu’on réduisait à gagner leur vie. On connaît sa boutade si audacieuse et si fine « Le roi fait tout ce qu’il veut ; il fait des princes du sang, il fait des archevêques et des évêques, il fera des martyrs. » C’est à elle, un jour qu’elle était campée fièrement dans la cour du dehors de Port-Royal de Paris pour protester contre les violences de 1664, que Péréfixe, tout rouge de colère, déclara que les religieuses de Port-Royal étaient pures comme des anges et orgueilleuses comme des démons. Les sympathies de la princesse pour le monastère persécuté n’avaient donc pas diminué après vingt ans de refroidissement ; mais un obstacle insurmontable s’était dressé devant elle : ce malheureux enfant qui devait être le désespoir et la honte de sa vie. Sans le chevalier de Rohan ; Mme de Guémené serait demeurée jusqu’à la fin, comme il est dit dans le Nécrologe, la particulière amie et la bienfaitrice de Port-Royal. Il est donc juste de chercher à la réhabiliter et de lui décerner à tout le moins le titre de bienfaitrice honoraire.

Mme de Sablé fut introduite à Port-Royal par la princesse de Guéméné aux environs de 1640, et en même temps que la future reine de Pologne, Marie de Gonzague. Ces trois amies y faisaient parfois des retraites, mais leur austérité n’était pas excessive, car la Mère Angélique était souvent obligée de bannir ce qu’elle appelait leurs diableries, quand une coiffe, un collet, une mode venaient sur le tapis et exposaient ces dames à se gâter les unes les autres. La princesse Marie ne tarda pas à quitter la France pour monter sur le trône, et nous la verrons demeurer une fidèle amie de Port-Royal. La marquise de Sablé persévéra dans la mesure de ses forces ; elle mourut même à Paris, dans l’appartement qu’elle s’était aménagé en 1654 au-dessus du chapitre des religieuses, et qui est occupé aujourd’hui par une salle de malades, mais elle y vécut quatorze ans avec une abbesse intruse qui avait abjuré les sentiments de la Mère Angélique. Elle y reçut au plus fort de la persécution des visites princières et même royales, puisque le duc d’Orléans, venait à l’improviste faire collation chez elle et qu’on lui amena en 1665 le jeune fils de Louis XIV, un enfant de quatre ans, qui fit force gambades dans la tribune donnant sur le chœur. Mme de Sablé était, on peut le dire, la plus insupportable des bienfaitrices, pleine de cœur, très généreuse et très dévouée, mais très exigeante, d’une susceptibilité désolante et toujours en crainte de respirer du mauvais air. Sainte-Beuve lui a consacré une étude très fouillée, sans doute pour faire pièce à Victor Cousin dont le livre, absolument insuffisant, est plutôt un appendice à ses beaux volumes sur Mme de Longueville. Mais Sainte-Beuve et Cousin n’ont pas jugé avec équité cette maniaque dont les frasques les ont visiblement agacés. Il fallait pourtant que la célèbre marquise eut des mérites sérieux et un grand fonds de piété, puisque la Mère Angélique et la Mère Agnès ne cessèrent jamais de correspondre avec elle de la manière la plus affectueuse. En 1655, après quinze années de relations ininterrompues, Angélique lui disait « Je suis entièrement à vous du plus intime de mon cœur », et en 1662, lors de la mort de Pascal, la Mère Agnès lui écrivit une lettre qui paraît en dire bien long dans sa brièveté. En voici quelques passages : « Pourriez-vous croire, ma très chère sœur, que je fusse insensible à la perte que vous avez faite, et qu’en pleurant la nôtre propre et celle que l’Église a faite d’un de ses plus fidèles défenseurs, je ne me fusse pas représenté le regret que vous auriez de vous trouver privée d’une consolation si douce comme celle que vous receviez d’une personne qui vous honorait, non pas comme tant d’autres qui ne considèrent que ce que vous méritez par des qualités singulières, mais qui vous regardait par les yeux de la foi, ce qui lui donnait un zèle et un amour pour votre âme qu’il aurait voulu servir aux dépens de sa vie ? Et c’est ce qui vous fait ressentir cette solitude terrible de vous voir délaissée d’un ami si fidèle qui ne laisse point son semblable après lui, excepté les autres qui ont le caractère aussi bien que la charité et l’affection pour votre salut. Je prie Dieu, ma chère sœur, qu’il remplisse ce vide, et qu’il fasse par lui-même ce qu’il faisait par cet instrument de sa grâce et de sa miséricorde sur vous. » La phrase est d’une lourdeur affreuse ; mais ce passage est bien curieux, et il permet de justifier et même de glorifier Mme de Sablé. Ainsi Pascal mourant aurait eu pour cette névrosée une tendresse comparable à celle que lui avait inspirée Mlle de Roannez elle-même ; il serait allé, si l’on en croit la très peu hyperbolique Mère Agnès, jusqu’à vouloir servir son âme aux dépens de sa vie. Il aurait été un ami fidèle, et mieux encore, un directeur de conscience, un instrument de la grâce et de la miséricorde divines ; quelle gloire pour la célèbre marquise ! Il faut donc que Port-Royal lui ait reconnu des mérites et des vertus que nous ne soupçonnons pas, car le tableau de ses manies, de ses bizarreries, de ses appréhensions ridicules serait plutôt de nature à indisposer le lecteur et à la faire juger très sévèrement. Au dire de Tallemant des Réaux, elle était d’un négligé extraordinaire, « toujours faite comme quatre œufs, et le lit aussi propre que la dame ». Elle paraissait songer à ses potages, à ses salades et à ses confitures beaucoup plus qu’à la grâce efficace ; elle recevait chez elle, à Port-Royal même, des Jésuites comme les PP. Ferrier, Rapin et Bouhours, et des grands seigneurs libertins comme le duc de La Rochefoucauld ; elle semblait servir à la fois Dieu et Bélial. Que dire enfin de ses folles terreurs ? Il fallait faire des tours de force de prophylaxie et d’antisepsie quand il y avait des malades parmi les sœurs, les novices ou les petites pensionnaires, ses voisines immédiates, car elle avait une peur affreuse de la contagion. En 1662, d’après une lettre inédite de la Mère Angélique de Saint-Jean, quand une des miraculées de la Sainte-Épine, la jeune Claude Baudrand, morte hors de Port-Royal, fut exposée dans le chœur des religieuses avant d’être enterrée dans le préau, on brûla du bois de genièvre et on prit des précautions infinies pour rassurer la soupçonneuse marquise, et pour lui permettre de « dormir en repos ». C’est la peur des microbes qui l’a toujours empêchée d’aller à Port-Royal des Champs qu’elle ne paraît pas avoir visité une seule fois ; et plutôt que de s’exposer à respirer le mauvais air du saint vallon marécageux en compagnie de Mlle de Longueville et de Mlle de Vertus, elle s’est résignée à demeurer à Paris, sauf à faire des fugues plus ou moins longues dans sa maison d’Auteuil ou chez son frère le commandeur de Souvré. Elle dut beaucoup souffrir durant les dix dernières années de sa vie, car elle était en relations constantes avec des personnes qu’elle n’estimait pas, la mère Dorothée Perdreau, la sœur Flavie Passart et le docteur Chamillard. Mais du moins la sainte Épine était demeurée sur l’autel des reliques au pied de sa tribune et tout auprès était la tombe de la Mère Angélique. Elle mourut saintement en 1678, et n’osant peut-être pas se faire enterrer à Port-Royal par des dyscoles, elle voulut être inhumée dans le cimetière de Saint-Jacques du Haut-Pas, au milieu des paroissiens et des pauvres. C’était à tout prendre, comme dit le jésuite Rapin, « une des femmes les plus accomplies et les plus extraordinaires de ce siècle » ; et l’on peut ajouter avec les historiens de Port-Royal, que sa conversion fut sincère, et que sa piété se soutint jusqu’à la fin sans aucun affaiblissement.

Les « Messieurs », les Petites Écoles.

Le meilleur historien de Port-Royal, Jérôme Besoigne, a consacré la deuxième partie de son ouvrage à l’histoire détaillée des Messieurs ; il désignait sous ce nom qui a fait fortune les solitaires, les supérieurs et confesseurs, les maîtres des Petites Écoles et enfin d’autres personnages qui ont tenu au monastère par quelque endroit. Il a très bien montré ce qui caractérise essentiellement les premiers d’entre eux ; ils sont tous à différents degrés les disciples, les fils spirituels de Saint-Cyran, le plus grand dompteur d’âmes qu’ait produit le xviie siècle, si fertile pourtant en chefs d’ordres et en grands directeurs de conscience. Sainte-Beuve, qui n’aimait pas beaucoup Saint-Cyran, lui a rendu pleine justice à cet égard, et son chapitre sur la direction de la sœur Marie-Claire est un chef-d’œuvre d’analyse fine et pénétrante[10]. La lecture de ce beau chapitre, qui contredit et réfute parfois le précédent, est la préface indispensable d’une étude sérieuse sur les Messieurs de Port-Royal. C’est d’ailleurs en associant Sainte-Beuve et Besoigne, auquel Sainte-Beuve doit infiniment plus qu’il n’en est convenu, que l’on peut arriver à connaître et à comprendre ces hommes véritablement extraordinaires. Saint-Cyran, qui suffit à les expliquer tous, est étudié sérieusement par Besoigne, qui lui rend hommage, qui le proclame un très grand homme, qui le justifie pleinement contre tous ses calomniateurs, et qui pourtant n’hésite pas à lui reconnaître quelques défauts : une tendance fâcheuse à l’exagération, — c’était un Gascon, — un goût trop décidé pour les idées mystiques, et une tendance à parler trop et trop longuement de soi. Sainte-Beuve aurait voulu qu’on donnât au public un Esprit de Saint-Cyran comme on a donné dès le xviie siècle un Esprit de saint François de Sales ; il oublie que Besoigne l’a fait après Lancelot (tome III, p. 460-504) ; et Besoigne n’a pas tout dit, car il a laissé à Sainte-Beuve lui-même le soin de nous faire voir en Saint-Cyran le plus fervent, le plus passionné, après saint Bernard, de tous les dévots serviteurs de la Vierge Marie. À ses yeux, elle venait dans la hiérarchie céleste immédiatement après le Saint-Esprit, et c’est à regret, parce qu’il rejetait à priori tous les dogmes nouveaux, que Saint-Cyran lui a refusé, avec saint Bernard, saint Thomas, beaucoup de Pères de l’Église et de papes, le privilège d’une conception immaculée. On pourrait tirer des œuvres de Saint-Cyran un manuel du parfait serviteur de Marie. Besoigne est à étudier de près si l’on veut comprendre le rôle de Saint-Cyran considéré comme le chef des Messieurs de Port-Royal.

Il ne saurait être question de faire ici un tableau de cette nouvelle Thébaïde que fut Port-Royal des Champs délaissé par les religieuses en 1635. Racine a simplement consacré aux solitaires deux petites pages, et Sainte-Beuve a dû faire un choix et sacrifier bon nombre d’entre eux. Besoigne, plus à l’aise, leur a consacré une soixantaine de monographies intéressantes, plus ou moins développées, suivant le plus ou moins d’importance des personnages, et rangées dans l’ordre rigoureusement chronologique. C’est ainsi qu’il a placé en tête le grand converti de 1637, le célèbre avocat Antoine Le Maître, le chef du chœur des Solitaires. Cette première étude est complète, et Sainte-Beuve, s’en est inspiré, comme c’était son devoir et son droit. Je ne vois guère chez ce dernier qu’une inexactitude ; c’est au sujet des Plaidoyers de Le Maître, imprimés en 1656. Ils ont plus de valeur littéraire que Sainte-Beuve ne l’a dit, et l’on y trouve déjà la phrase courte et incisive des Provinciales. Il n’est pas vrai qu’ils soient « tombés à plat », car ils ont eu les honneurs de la réimpression, et le nombre de leurs éditions dépasse celui de Sainte-Beuve lui-même.

Voici, pour simplifier et pour faciliter les recherches, la liste des solitaires et des Messieurs telle que l’a dressée Besoigne pour la période qui s’étend de 1637 à 1660.

Antoine Le Maître, mort en 1658.

Le Maître de Séricourt, son frère, mort en 1650.

Étienne de Bâcle, mort en 1661.

Charles de la Croix ; cordonnier illettré, le premier des prétendus Sabotiers, mort en 1643.

Arnauld de Luzanci, fils de Robert d’Andilly, mort en 1684.

Victor Pallu, gentilhomme médecin, mort en 1650.

Pierre Manguelein, docteur de Sorbonne et chanoine de Beauvais, mort en 1646.

Roussel, autre chanoine de Beauvais (?).

Wallon de Beaupuis, maître aux Petites-Écoles de 1647 à 1660 ; mort en 1709.

Litolfi Maroni de Suzarre, évêque de Bazas, mort en 1645.

Hillerin, curé de Saint-Merri, mort en 1669, enterré à Saint-Jacques du Haut-Pas aux pieds de Saint-Cyran.

Fontaine (article réservé).

François Jankins, gentilhomme anglais, jardinier de Port-Royal de Paris, mort à P.-R. des Champs, après quarante-huit ans de jardinage en 1690.

Deplez (?).

Raphaël Moreau, chirurgien de P.-R., mort en 1668.

Pertuis de la Rivière, garde des bois de P.-R., mort en 1668.

Jacques Lindo, sacristain de P.-R., mort à 23 ans, en 1646.

François Visaquet, mort en 1647.

Doamlup, sacristain de P.R. de Paris et ensuite des Champs, mort en 1671.

MM. Drihole, mort en 1687, et Borel, prêtre de Beauvais, mort en 1687.

Le P. Vachot, de l’Oratoire, mort en 1687.

MM. Le Secq et le marquis de Portes (?).

Robert Arnauld d’Andilly, mort en 1674.

François Bouilly, chanoine d’Abbeville, mort en 1668.

De Saint-Gilles du Bois, mort à la Bastille en 1684.

Grimald, précepteur du prince de Rohan, mort en 1647.

Choinel, un des maîtres des Petites-Écoles (?).

Magloire et Viellard, curés picards (?).

Baudry d’Asson de Saint-Gilles, mort en 1668.

André de la Petitière, un spadassin devenu cordonnier de P.-R., mort en 1671.

Charles Duchemin, prêtre, fermier de P.-R., mort en 1687.

M. L’Évêque (?).

Bourgeois, docteur de Sorbonne, défenseur d’Arnauld à Rome, mort en 1687.

Jean-Bernard de Bel-Air, officier devenu architecte de P.-R., mort en 1668.

Le P. Maignart, de l’Oratoire, mort en 1650.

Les deux frères Giroust, morts en 1659 et 1672.

Charles des Landres, son frère et son fils, liés avec la famille Pascal.

Quelques autres, dont le duc de Luynes.

Dugué de Bagnols, mort à 40 ans, en 1657.

Maignart de Bernières, mort exilé en 1662.

À la suite de ces soixante-neuf petits chapitres, consacrés aux plus anciens des Solitaires et des Messieurs, Besoigne, très heureusement inspiré, s’arrête un moment pour jeter un coup d’œil d’ensemble sur le caractère et sur le genre de vie de ces nombreux ascètes. Il fait très bien voir que ce n’était pas un ordre monastique nouveau, quelque chose comme l’Oratoire avec beaucoup de frères lais, ou comme la fameuse Compagnie du Saint-Sacrement, si florissante à cette époque. C’était une association de personnes de piété, groupées en petit nombre pour travailler simultanément, chacun dans sa sphère, à la grande affaire de leur salut. Point de chef auquel on dût obéir, point de vœux, pas même de résidence obligatoire, si bien que Besoigne a pu dire, ce qui justifierait Pascal déclarant qu’il n’était pas de Port-Royal : « On était de Port-Royal sans y être ; on en était étant ailleurs, étant en religion, étant en ménage, étant en charge dans le siècle. Et c’est cela même qui donnait lieu aux esprits jaloux de publier et aux ministres soupçonneux de le croire, qu’il y avait un attroupement à Port-Royal ; pendant que ce n’était qu’une conformité de piété entre un grand nombre de personnes dispersées de tous côtés, lesquelles souvent ne se connaissaient même pas…[11]. »

Les dix ou douze solitaires groupés à Port-Royal avaient, dès 1644 un règlement adopté par tous : lever à quatre heures et exercices religieux dans la grande église de Port-Royal, desservie en l’absence des religieuses par un simple chapelain. Ensuite chacun se retirait dans sa chambre, petit réduit pratiqué dans les cellules en ruines ou dans l’ancienne infirmerie ; on méditait, on lisait l’Écriture, les Pères, l’histoire ecclésiastique ; on traduisait le Nouveau Testament et les Pères grecs ; on écrivait la Vie des saints. Fréquemment on revenait dire l’office dans l’église, ce qui occupait la plus grande partie de la journée ; et entre temps on s’adonnait au travail des mains, deux heures le matin et deux heures l’après-midi ; on prenait ses repas en commun deux fois par jour et on se couchait régulièrement à huit heures. Pour les communions, qui semblent devoir être la pierre de touche quand il s’agit de gens qui avaient été convertis pour la plupart par le livre de la Fréquente Communion, voici comment les choses se passaient. « Les messieurs, au dire de Besoigne, communiaient les uns tous les quinze jours, les autres tous les huit jours ; d’autres tous les dimanches et toutes les fêtes, et quelquefois la semaine. Ils se confessaient assez souvent, et leurs directeurs furent successivement Singlin, Manguelein et Le Maître de Saci. » Ainsi ces prétendus ennemis de l’Eucharistie, ces incommuniants, comme disaient les Jésuites, communiaient à la manière des religieuses elles-mêmes, c’est-à-dire en moyenne cent fois par an.

Les solitaires de cette première période cherchaient à imiter, dans la mesure du possible, les chrétiens de la primitive Église mais ils ne prêchaient pas sur les toits ; ils ne faisaient pas de propagande ; ils n’intriguaient pas comme les Compagnons du Saint-Sacrement, et ils ne déclaraient la guerre à personne. C’est même une chose très surprenante de voir ces jansénistes laisser absolument de côté l’Augustinus et les questions si âprement discutées autour d’eux, de la Grâce efficace par elle-même et de la prédestination gratuite. Je ne crois pas qu’il en soit parlé une seule fois dans les sept ou huit cents pages que Besoigne a consacrées à cette partie de l’histoire de Port-Royal. J’inclinerais à penser que Jansénius ne figurait pas dans la bibliothèque des Messieurs et que saint Augustin n’était pas leur livre de chevet. Ils tenaient pour le catholicisme tout court. C’est une observation que Sainte-Beuve n’a pas faite, et qui paraît avoir une très grande importance, car enfin il y avait parmi eux des hommes de la plus haute valeur, et s’ils avaient voulu batailler contre les Jésuites, ils auraient pu se distribuer les rôles et asséner à leurs ennemis des coups terribles. Il n’en fut rien ; quand on les attaqua par des pamphlets d’une violence inouïe, ils gardèrent le silence ; quand on les dispersa par la force, ils se retirèrent, sauf à revenir dès que la chose fut possible. Leur attitude pendant la Fronde fut admirable ; ils refusèrent les sacrements aux frondeurs ; ils contribuèrent à maintenir l’ordre dans le vallon de Port-Royal, et les tours, les fortins qu’ils construisirent alors se dressent encore aujourd’hui au milieu des ruines de l’antique abbaye. Ils firent enfin, notamment M. de Bernières, des miracles de charité pour soulager l’affreuse misère de ces temps de calamité. En un mot l’histoire des Messieurs est un des beaux chapitres de l’histoire de Port-Royal.

À l’histoire des Messieurs se rattache naturellement celle des Petites Écoles, une autre création de l’abbé de Saint-Cyran. Les religieuses avaient des pensionnaires ; elles élevaient des petites filles dont les unes étaient destinées par leurs parents à la vie religieuse et les autres à la vie du monde ; il était naturel de voir les Messieurs procéder de même pour l’éducation des jeunes gens. Saint-Cyran et ses continuateurs n’ont jamais eu la prétention de rivaliser avec l’Université, avec les Jésuites et avec les Oratoriens ; ils ne voulaient pas fonder des collèges, si ce n’est peut-être comme ceux du Moyen Âge et de la Renaissance, comme le collège de Coqueret illustré par Ronsard et qui ne comptait pas douze écoliers. Ils n’ont pas songé non plus à donner gratuitement l’instruction élémentaire aux enfants du peuple ; c’était l’affaire des curés de paroisse et de leurs vicaires ; il ne devait y avoir dans les Petites Écoles de Port-Royal qu’un très petit nombre d’élèves. Saint-Cyran les aurait volontiers réduits à six ; ses premiers disciples allèrent jusqu’à vingt-quatre dans le cul-de-sac de Saint-Dominique. Ils élevaient des enfants riches auxquels furent adjoints parfois des pauvres, appartenant comme Racine à des familles amies, et l’éducation qui leur était donnée tendait à faire de ces enfants des prêtres si la chose était possible, — tel fut Lenain de Tillemont, — ou des magistrats comme les deux Bignon, Harlay et Dugué de Bagnols, mentionnés par Racine, ou des officiers ou des avocats comme aurait dû l’être Racine lui-même dans la pensée d’Antoine Le Maître. Mais avant tout on cherchait à faire de ces écoliers d’élite de bons et de parfaits chrétiens. Il n’y avait donc pas lieu de redouter la concurrence de ces Petites Écoles, ou, si l’on veut, de ces collèges minuscules, et les Jésuites, qui comptaient leurs écoliers par milliers, n’auraient pas dû en prendre ombrage ; mais ces écoles tenaient à Port-Royal, ils ne cessèrent donc de leur susciter des embarras, et finalement ils obtinrent leur destruction en 1660. Ce jour-là ils prétendirent qu’ils avaient sauvé à la fois l’Église et l’État[12].

Les Petites Écoles n’ont pas duré plus de quinze ans, et cependant, dit Sainte-Beuve, qui les a longuement étudiées, « c’est dans le cours de ces quinze années d’une existence interrompue, toujours secouée et menacée, qu’elles produisirent de si grands fruits, formèrent des hommes dont la race se reconnaît entre les générations du siècle, et développèrent de si excellents et si durables modèles d’enseignement ». Mais aussi, quels maîtres que ceux qui dirigeaient ces admirables écoles, un Lancelot, un Nicole, un Wallon de Beaupuis, un Antoine Le Maître, un Antoine Arnauld à l’occasion ! Il faut voir dans Besoigne[13] et dans Sainte-Beuve[14] le détail de leur organisation et l’histoire de leurs tribulations, et l’on pourra constater une fois de plus que l’esprit de secte, ce qu’on appelle improprement le jansénisme, ne joue aucun rôle dans cette histoire. On n’y parlait point aux enfants des contestations du temps, et il semble bien que Nicole a résisté à la tentation de faire collaborer le petit Racine à sa traduction latine des Provinciales. Quand on vint détruire les écoles en 1660, on constata que les maîtres enseignaient « le catéchisme de M. de Paris et les prières qu’il avait approuvées et qui se faisaient sous son autorité et dans son diocèse ». Cette destruction brutale des Petites Écoles ne se justifie pas, et c’est une des choses qui ont le plus contribué à déshonorer les ennemis de Port-Royal.




  1. Lettres, I, 309.
  2. Ibid.
  3. Mémoires pour servir à l’Histoire de Port-Royal et à la vie de la Mère Angélique…. tome II, p. 351.
  4. Rapin. Mém. I, 173.
  5. Voici dans toute sa brutalité la lettre de Singlin à la Mère Angélique ; on comprend que les anciens historiens de Port-Royal ne l’aient pas publiée :
    xxxxxxxxxxxCe 27 décembre 1644,
    xxxx Ma Mère. — Je doute que L. ait bien reconnu sa faute, car s’il voulait qu’on la lui pardonnât il devrait se déporter [ou se départir, Singlin est illisible] de la passion qu’il a de plaire ou de ne pas déplaire à une créature, sans considérer si j’approuve cette passion, ignorant ou voulant ignorer que souvent nous ne pouvons plaire aux créatures ou vouloir que les autres ne fassent rien qui leur puisse déplaire sans déplaire à Dieu. Pour moi, je ne me tiens nullement offensé de tout ce qu’il m’a dit ; je n’en plains que lui, car Dieu ne lui pardonnera jamais qu’il n’ait reconnu et confessé qu’il a une passion et affection déréglée pour la P[rincesse], procédant plus de vanité que d’amitié. Son aveuglement me fait grand’pitié, et il me semble qu’il n’y a rien que je ne voulusse faire pour l’en délivrer car j’entrevois de bon cœur non seulement sa disgrâce et celle de la P. pour cela, mais encore celle de tout le monde. Le pardon qu’il a demandé n’est pas, comme vous le jugez fort bien, pour s’humilier de sa faute, mais pour obliger à faire pour le P. P. (petit prince) ce que voudra la P. sans se mettre en peine si Dieu approuvera et sera auteur de l’établissement de cet enfant ; car il a plus de soin de sonder ce qui lui plaît que de consulter Dieu et d’avoir en vue parmi les choses entreprises la volonté pure de Dieu. Je ne sais point si son aveuglement ne va point jusqu’à croire que c’est assez que la P. désire une chose pour croire que Dieu le veut. C’est ce qui m’en déplaît le plus dans cet embarras, et ce qui m’oblige davantage à ne point m’en mêler, étant impossible de faire réussir une telle affaire, la passion de L. et de la P. s’en mêlant, et voulant être suivie, sinon en tout, au moins en partie » (Lettre ms. 30.)

    xxxVoici comment Singlin jugeait A. d’Andilly : « Il y a en lui quelque innocence [naïveté] qui diminue comme je crois devant Dieu de beaucoup la plupart de ses fautes et passions, qui seraient de grandes fautes dans un autre moins et plus innocent que lui… » (Lettre ms. n° 29.)

    xxxDans une autre lettre, Singlin s’exprime ainsi : « Jusqu’à ce que Dieu ait fait la rupture de ces deux personnes, elles ne serviront l’une l’autre qu’à s’entrenuire, et surtout la P. à L. »
  6. Lettres I, p. 272.
  7. Ibid. I, p. 273.
  8. Lettres, I, 365.
  9. Hermant, v, 228.
  10. Port-Royal, tome I, p. 341 et suivantes.
  11. Hist. de Port-Royal, tome IV, p. 158.
  12. Voir au sujet de cette destruction un article que j’ai inséré dans la Revue internationale de l’Enseignement de 1907. On y trouve, d’après une relation inédite, des détails très nouveaux sur ces Écoles qui ne sont encore connues que fort imparfaitement.
  13. Histoire de Port-Royal, tome IV, p. 396 et suivantes.
  14. Port-Royal, tome III, p. 465 à 489.