Histoire générale du mouvement janséniste, depuis ses origines jusqu’à nos jours/3

CHAPITRE III

L’Augustinus et la Fréquente Communion



L’Augustinus de l’évêque d’Ypres doit sa naissance au livre de Molina, et si ce livre avait été condamné comme il aurait dû l’être par Clément VIII et Paul V, si ce dernier pape n’avait pas relégué dans les archives du. Vatican la bulle Gregis dominici qui n’attendait plus que sa signature, jamais Jansénius n’aurait songé à composer son ouvrage. En effet Paul V opposait saint Augustin à Molina, et il faisait du docteur de la grâce un magnifique éloge : « Le Siège Apostolique, disait-il dans son préambule, a toujours fait un grand cas de ce saint docteur, et a tellement estimé et approuvé sa doctrine que quand il vivait il lui demandait des réponses contre les livres des Pélagiens, et qu’après sa mort il approuva sa doctrine et déclara qu’il l’adoptait comme étant la sienne… » Pour réfuter l’erreur de Molina, il citait ces propres paroles de saint Augustin : « S’il n’y a point de grâce de Dieu, comment Notre Seigneur Jésus-Christ sauve-t-il le monde ? Et s’il n’y a point de libre arbitre, comment juge-t-il le monde ?… » La bulle de Paul V, c’était une sorte d’Augustinus en quarante pages, parce que la doctrine de saint Augustin sur l’accord de la grâce toute puissante et de la volonté libre « a toujours été reçue et approuvée dans l’Église ». En conséquence de ces principes, le souverain pontife condamnait quarante-deux propositions tirées textuellement de Molina qui subordonnait au libre arbitre de la créature l’efficacité de la grâce et la toute-puissance du Créateur. Telle était par exemple la vingt-neuvième proposition, par laquelle on peut juger de toutes les autres : « Celui qui est intérieurement appelé ou excité, n’agit pas parce qu’il est aidé de Dieu, mais au contraire il est aidé parce qu’il veut bien agir. » Le Dieu de Molina serait donc, si l’on pouvait s’exprimer ainsi sans blasphème, comme la mouche du coche, et l’on comprend que l’évêque d’Amiens François Faure ait dit en 1664 à la mère de La Fayette, supérieure de Chaillot : « Le Dieu des jansénistes me parait trop sévère, celui des molinistes est idiot[1]. »

Paul V n’a point revêtu cette bulle augustinienne des formalités nécessaires à sa publication, et il ne l’a pas signée, ce qui a permis aux Jésuites d’en nier audacieusement l’existence. Son authenticité n’est pourtant point contestable ; elle a été affirmée par l’archevêque de Malines, Boonen qui en possédait une copie. Elle a été publiée cent ans plus tard par l’historien des célèbres congrégations de Auxiliis, et avec elle a paru le grand écrit du pape Clément VIII, déjà publié à Rome en 1662, qui lui aussi aurait rendu absolument inutile l’intervention de Jansénius. Avant Paul V, et plus énergiquement que lui, Clément VIII établissait à grand renfort de citations de saint Augustin l’existence d’une grâce efficace et même efficacissime qui néanmoins ne blesse en aucune façon la liberté de l’homme. Il y a là, sous quinze titres différents, une accumulation de textes plus décisifs les uns que les autres, et le cinquième groupe de citations de saint Augustin, celui dont la lecture a été particulièrement désagréable aux consulteurs molinistes, établissait « l’empire de la Majesté suprême sur les volontés des hommes comme sur toutes les choses qui sont sous le ciel[2] ». Si donc les congrégations de Auxiliis avaient pu aboutir en 1607, saint Augustin serait pour ainsi dire sorti de sa tombe pour accabler le nouveau Pélage, et la vérité aurait définitivement triomphé de l’erreur. Ce que Paul V n’a pas fait, Jansénius a cru devoir le faire, et dès lors le professeur de Louvain s’est vu dans la nécessité de recourir à saint Augustin.

Sainte-Beuve n’a donc pas eu raison de dire dans une de ces notes qu’il rédigeait parfois pour se déjanséniser et pour complaire à certains de ses lecteurs[3], que le jansénisme est né avec un boulet au pied, et que ce boulet n’est autre chose que saint Augustin. C’est le molinisme qui dès sa naissance a traîné ce boulet, mais à la façon des forçats dans les bagnes. Il se vantait d’introduire dans l’Église une doctrine absolument nouvelle, en contradiction complète avec les théories de saint Augustin, adoptées sans conteste depuis douze cents ans et confirmées en dernier lieu par le concile de Trente. Il était donc nécessaire, quand on prétendait réfuter Molina, d’invoquer sans cesse, comme l’avait fait Clément VIII, l’autorité de saint Augustin, et n’en déplaise à Sainte-Beuve, ce n’est pas du tout par pédantisme et par « indigestion de science » que l’évêque d’Ypres s’est attaché durant de si longues années à lire, à méditer, à coordonner les écrits du docteur de la grâce ; il ne pouvait pas faire autrement. Sa conception de la théologie l’y contraignait d’ailleurs. « La théologie, disait-il, est une discipline de la mémoire, et non pas de l’entendement. Elle consiste à bien retenir les choses qui se trouvent dans l’écriture et dans la tradition. Il faut la définir la connaissance de l’Écriture, des conciles et des Pères de l’Église. »

Il a déjà été question de l’Augustinus et de son auteur dans le chapitre préliminaire où je crois avoir prouvé que Jansénius, même s’il s’est trompé, ne peut être considéré comme un hérétique et comme un hérésiarque ; il n’y a pas à revenir là-dessus. Il suffira d’établir, en étudiant l’histoire de ce livre, qu’il n’est pas du tout l’œuvre d’un conspirateur. L’Augustinus est l’œuvre d’un docteur de Louvain qui s’est constitué le porte-parole de cette université célèbre, et qui était en parfait accord avec elle. Deux fois il fut envoyé officiellement en Espagne (1626-7) et il obtint du roi une protection efficace contre les empiètements des Jésuites qui prétendaient asservir cette autre Sorbonne. Enfin il fut délégué pour disputer contre les protestants, et il sortit victorieux de la conférence de Boisleduc en 1630. Il était l’ami particulier de son archevêque Jacques Boonen ; il était en très bons termes avec l’internonce de Bruxelles, et plusieurs fois avant 1634 il fut question d’élever à l’épiscopat un professeur qui honorait si fort l’Université de Louvain.

Les Jésuites ont fait grand bruit après sa mort de ses lettres à Saint Cyran, lettres qui furent remises au Père Pinthereau et publiées par lui à Louvain même en 1654. Pinthereau-Préville fit imprimer avec des commentaires de sa façon cent trente et une lettres de Jansénius, écrites entre les années 1617 et 1635[4]. À ces lettres, ou pour mieux dire à ces extraits de lettres, dont les Jésuites n’ont jamais voulu montrer les originaux, il convient d’en ajouter vingt-trois autres que Sainte-Beuve n’a pas connues et dont j’ai entre les mains les autographes ; elles sont inédites, et elles sont d’un intérêt médiocre. Il fallait avoir de bonnes lunettes de jésuite pour y trouver la moindre trace de cabale ou de complot. Elles sont d’un bon Flamand, compatriote de Rubens, de Jordaens et de Téniers, qui s’amuse parfois à se servir d’un chiffre, mais qui confie ses lettres à la poste, et qui les ferme avec son cachet. Il aime tendrement son ami, et il lui écrit le plus souvent possible, avec beaucoup de gaité et en faisant de l’esprit à la manière flamande. Il ne déteste pas les bonnes choses, car il se fait envoyer un grand panier de jambons de Bayonne, dissimulés sous quelques gros livres pour dépister les gourmands. S’il parle d’une chanoinie dont il est question pour lui, il dit qu’elle a autant d’amoureux que la femme d’Ulysse, et il fait allusion à des courtoisies plus chaleureuses qu’on ne saurait attendre en un pays de froidure. Mais sa manière de plaisanter consiste surtout à dérouter les mouchards en donnant des noms baroques aux personnages dont il parle. Il se désigne lui-même sous les noms de Sulpice, de Boèce, de Quinquarbre, de Cudero ; Saint-Cyran est appelé indifféremment Célias, Solion, Durillon ou Rongeart ; les Jésuites, c’est Gorphoroste, Pacurius, Porris, Chimu, Ciprin, Satan romaniste, les Fins ; leur Père Garasse est appelé Plagiaire ou Bouffon, et enfin l’Augustinus est désigné, sous les noms de Pilmot, Cumar ou Comir. Jansénius s’amuse ainsi à faire des logogriphes ; voir dans sa correspondance la preuve d’un « dessein formé de longue main contre l’Église et contre la religion » c’est pure insanité, cela ne fait pas honneur à l’intelligence du Père Pinthereau.

Ce qui fait le principal intérêt de ces lettres, surtout si on les lit dans l’édition de Gerberon, c’est l’histoire de Pilmot, c’est à dire de l’Augustinus. Jansénius n’y songeait même pas avant 1620 ; jusque là il avait lu saint Augustin sans yeux, il l’avait ouï sans l’entendre ; il ne faisait pas de différence entre lui et les autres Pères. Mais à dater du mois d’octobre 1620, tout change, et Jansénius, dans une lettre, signée de son nom, fait part à son ami, sans déguisement aucun, d’un revirement que ce dernier ne soupçonnait pas. Après avoir parlé à son correspondant de ses deux neveux d’Arguibel et Barcos, qui « hantent » les jésuites de Louvain et qui paraissent songer à se faire jésuites, il ajoute : « Quant à moi, j’emploie le temps qui me reste de la leçon que je fais sur l’Écriture, à saint Augustin, que j’aime uniquement, me semblant qu’il n’y a rien entre les anciens ou modernes qui en approche de cent lieues, et tant plus le lis-je, tant plus beau je le trouve…. » Pinthereau a tronqué ici la citation, et c’est dommage, car Jansénius était en verve. Du moins il n’a pas supprimé cet autre passage de la lettre XVI (5 mars 1621) « Je fais état de le lire et relire toute ma vie. Je ne saurais dire comme je suis changé d’opinion et de jugement que je faisais auparavant de lui et des autres ; et m’étonne tous les jours davantage de la hauteur et profondeur de cet esprit, et que sa doctrine est si peu connue parmi les savants, non de ce siècle seulement, mais de plusieurs siècles…. — Je suis dégoûté un peu de saint Thomas après avoir sucé saint Augustin ; toutefois, pour l’amour de vous, je ferai bien ce que vous demandez quand je serai venu à ses livres et aurai entendu votre intention. » Pinthereau dit en notes : « Remarquez ceci » et en effet c’est très remarquable, car on y voit clairement qu’en 1621 l’abbé de Saint-Cyran préférait saint Thomas à saint Augustin. Voici enfin, pour clore la série des citations, un fragment inédit de la lettre du 24 décembre 1623 : « Sulpice loue Dieu grandement et particulièrement de ce qu’après tant d’anxiétés, doutes, perplexités et débats qu’il a eus avec lui-même durant l’espace de cinq années ou six, il lui semble être parvenu à un repos d’esprit, voyant à ce qui lui semble que ces montagnes de nuées qui faisaient horreur parmi les ténèbres se sont à la parfin pour la plupart évanouies, ne craignant plus toute la foule de Porris. Car il a grande espérance que le même maître qui a la patrie d’en haut dissipera le reste. »

C’est donc spontanément, et non sous la pression de Saint-Cyran, c’est d’accord avec ses confrères de l’Université de Louvain, et non pas secrètement, que Jansénius s’est plongé dans l’étude de saint Augustin, ou comme il disait de Séraphin, de Léoninus, d’Aelius ou de Garmos. Il y travaillait seulement à ses heures perdues, quand il avait fini ses cours et pendant ses vacances. Le reste de son temps, il le consacrait à ses occupations professionnelles, à la préparation de ses leçons, à ses obligations de docteur chargé d’examiner des livres ou de prendre part à des soutenances de thèses. Six mois durant, en 1635, il fut absorbé par ses fonctions de « recteur magnifique » de l’Université de Louvain ; et cette même année le roi d’Espagne, le nomma évêque d’Ypres malgré l’opposition des Jésuites, qui lui avaient fait dire à lui-même par un exprès, qu’il sentirait leurs aiguillons[5]. Il est vrai que son entrée dans sa ville épiscopale fut célébrée d’une manière tapageuse par ces mêmes jésuites qui le flagornèrent à l’envi, et qui composèrent en son honneur un poème en vers léonins tels que ceux-ci :

Ipra, tibi plaude, ac tali praesule gaude ;
Desine flere, sat est, respice, Phæbus adest.…
O fortunatos nos tali præsule natos.…[6] (etc.)

Ses deux années d’épiscopat semblent avoir été paisibles ; il acheva son livre après avoir lu dix fois saint Augustin tout entier, et trente fois ses ouvrages sur la Grâce, et il mourut saintement en 1638, empoisonné, dit on, par des miasmes pesteux qu’il aurait remués en feuilletant de vieux livres. Avant de mourir il écrivit au pape Urbain VIII pour lui soumettre humblement son Augustinus qu’il aurait voulu lui dédier, car Jansénius était un ultramontain militant[7] ; enfin il chargea deux de ses amis, Fromond et Calenus, de publier ce livre, élaboré avec amour durant dix-huit ans.

Jansénius laissait aussi quelques autres ouvrages qui furent également publiés au lendemain de sa mort, et dont il faut dire un mot avant de continuer l’histoire de l’Augustinus. Le premier de ces ouvrages est un opuscule de 67 pages, publié d’abord en latin et traduit plus tard par Arnauld d’Andilly. Il est intitulé Discours sur la réformation de l’homme intérieur. Ce discours a été prononcé en 1627, dans un couvent de Bénédictins, en présence de l’archevêque de Malines ; il fut universellement admiré, et quelques années plus tard il a beaucoup contribué à la sanctification de la famille Pascal. On y trouve, dit M. Émile Boutroux, une doctrine diamétralement contraire au prétendu jansénisme.

Il en est de même du Tetrateuchus, ou Commentaire sur les quatre Évangiles, publié à Louvain en 1639, bientôt suivi du Pentateuchus ou Commentaire sur les cinq livres de Moïse, publié de même à Louvain en 1641. Ce sont les notes de cours de Jansénius professeur ; et il faut convenir qu’un hérésiarque fieffé aurait eu beau jeu pour y semer à pleines mains des propositions malsonnantes. Or ces deux ouvrages de Jansénius ont été reçus avec une approbation unanime ; et ni alors, ni depuis, on ne s’est attaqué à ces commentaires jugés très savants, très solides, très propres à faire goûter, admirer et aimer le Pentateuque et les Évangiles. Ces deux volumes du grand hérétique ne figurent pas dans la bibliothèque janséniste du Père Colonia et dans le dictionnaire des livres jansénistes du Père Patouillet. Ce silence des deux jésuites est inexplicable, c’est un préjugé bien fort en faveur de l’évêque d’Ypres.

L’histoire de l’Augustinus après la mort de son auteur est bien connue, et il suffit de résumer brièvement, sauf à rectifier quelques erreurs de détail et à combler quelques lacunes, ce qu’en ont dit les historiens. L’essentiel est de bien établir que ce livre a été mis au jour sous les auspices de l’Université de Louvain, qui à l’exception de trois vieux docteurs, dont un impotent, approuvaient fort cette publication. Les exécuteurs testamentaires de Jansénius, Fromond et Calenus, le firent imprimer secrètement, car ils craignaient les Jésuites, ennemis déclarés de son auteur, mais ces derniers subornèrent un ouvrier qui leur communiqua les bonnes feuilles, et ils firent l’impossible pour empêcher le livre de paraître. Peine perdue, car il fut publié en 1640 sous les auspices du Cardinal-Infant, gouverneur des Pays-Bas, avec privilège du roi d’Espagne et de l’Empereur, et avec approbation de deux censeurs royaux. Le monde religieux l’accueillit avec enthousiasme, le mot n’est pas trop fort, et le neveu de Jansénius a pu faire paraître dès 1642 une longue liste d’approbateurs. L’Augustinus fut réimprimé trois fois, à Rouen et à Paris même, et un si beau succès aurait pu décourager les Jésuites. Mais la haine invétérée se décourage rarement ; ils s’engagèrent à fond, et instruits par l’expérience, ils mirent à profit les très dures leçons que leur avait données l’affaire de Molina. Ils frappèrent à toutes les portes, ils eurent recours à toutes les ruses, ils dépensèrent sans compter, et finalement ils eurent la joie de voir leurs intrigues couronnées de succès.

En France, Richelieu les écouta parce qu’il ne pardonnait pas à l’ami intime de Saint-Cyran son Mars Gallicus de 1635[8], ce pamphlet politique contre l’alliance avec Gustave Adolphe ; il chargea le théologal de Paris, Isaac Habert, futur évêque de Vabres, de prêcher à Notre-Dame contre l’Augustinus ; un docteur à sa dévotion, M. Lemoine fut nommé professeur pour l’attaquer en Sorbonne, ce qu’il fit tardivement, après la mort du cardinal.

À Rome, où les émissaires des Jésuites étaient nombreux et remuants, ils parvinrent à circonvenir Urbain VIII, et la bulle In eminenti, donnée le 6 mars 1642, condamna simultanément sans examen d’aucune sorte l’Augustinus et les thèses des Jésuites de Louvain ses contradicteurs. Le pape avait défendu que l’on nommât personne ; Jansénius est nommé cinq fois dans cette Bulle dressée par Albizzy, un ami des Jésuites, et on y voit que l’Augustin de Jansénius renferme et soutient, au grand scandale des catholiques et au mépris du Saint-Siège plusieurs propositions déjà condamnées par les papes. Urbain VIII avait signé sans lire, et il s’en excusa dans la suite. D’ailleurs la Bulle In eminenti ne fut reçue à Louvain et à Paris que longtemps après, et avec beaucoup de difficulté[9] ; ce qui obligea les Jésuites à laisser de côté pour un temps Jansénius et Saint-Cyran. Le poids de leur colère retomba sur Arnauld et sur le livre de la Fréquente Communion ; ce fut comme un intermède au milieu de ce grand drame.

La Fréquente Communion, si célèbre et si peu connue, doit sa naissance à la princesse de Guéméné, alors dans toute sa ferveur, et dirigée comme l’on sait, par le prisonnier de Vincennes. Amie particulière de la marquise de Sablé, qui était fort mondaine, elle reçut d’elle une sorte de consultation manuscrite rédigée par le Père de Sesmaisons, son directeur, et qui était tout simplement scandaleuse. Ce jésuite autorisait sa pénitente à aller au bal au sortir de la Sainte Table, et il faisait communier sans difficulté les pécheurs qui, de leur propre aveu, étaient « remplis de l’amour d’eux-mêmes, et si attachés au monde que de merveille ». Le fait de mettre quelques jours de pénitence entre la confession et la communion lui paraissait un stratagème du diable. Le Père de Sesmaisons était ainsi en contradiction absolue avec deux jésuites espagnols dont l’un vivait encore, et qui avaient écrit d’une manière très édifiante sur la communion plus ou moins fréquente. Arnauld reçut du prisonnier de Vincennes l’ordre de réfuter cet écrit pernicieux, et son livre parut le 25 août 1643, chez Vitré, imprimeur du roi, avec un très beau frontispice de Philippe de Champaigne. Il était signé et muni des approbations de quinze évêques ou archevêques et de vingt docteurs. Arnauld réfutait son adversaire avec beaucoup de modération, sans le nommer, sans parler de la Compagnie de Jésus, sans provoquer personne. La Fréquente Communion, qui est une très belle œuvre littéraire digne de Balzac, était en même temps un ouvrage d’édification que l’on a pu comparer à la Vie dévote de saint François de Sales. L’auteur n’avançait rien sans preuves ; il s’appuyait sur les Pères de l’Église grecs ou latins, et non sur le seul saint Augustin, qu’il citait simplement à son rang. Il ne dédaignait pas les modernes il parlait avec un profond respect du concile de Trente, de saint Charles Borromée, du saint évêque de Genève et enfin du jésuite saint François-Xavier, que Saint-Cyran vénérait extraordinairement. Il était en un mot d’une réserve, d’une discrétion, d’une modestie qui auraient dû désarmer ses adversaires, et pour la doctrine, il était si peu l’adversaire de la communion très fréquente qu’on lit dans sa Préface, non sans une certaine surprise, le passage suivant : « Tous ceux qui conduisent les âmes doivent avoir pour but et pour fin de les mettre dans une telle disposition qu’elles puissent commencer à communier si elles ne communient pas encore, ou communier souvent si elles ne communient encore que rarement, ou même communier tous les jours si elles peuvent déjà communier souvent.… La perfection d’un chrétien consiste à pouvoir s’approcher chaque jour du Fils de Dieu, comme ont fait les chrétiens au commencement de l’Église[10] ».

On ne comprend donc pas qu’un ouvrage si raisonnable et si édifiant ait pu être attaqué avec une si grande violence par des prêtres et par des religieux qui, se disant compagnons de Jésus, auraient dû penser avec le cardinal de Bérulle qu’il faut « induire les fidèles plus à la révérence qu’à la fréquence du sacrement d’eucharistie[11] ». Les évêques, les docteurs s’étaient prononcés en sa faveur, et voici une anecdote curieuse que Sainte-Beuve n’a pas connue. En 1664, Philippe de de Champaigne alla chez Péréfixe de Beaumont pour intercéder en faveur des religieuses de Port-Royal ; et cet archevêque lui ayant reproché de prendre leur défense, il lui répondit en ces termes : « C’est vous qui êtes cause que ma fille est religieuse à Port-Royal. Car un jour, étant dans ma maison, vous dites tant de bien du livre de la Fréquente Communion, qu’ayant appris qu’il avait été fait par une des personnes qui conduisaient cette maison, je me résolus d’y mettre mes filles en pension. — Il est vrai dit l’archevêque, que le livre de la Fréquente Communion est un livre admirable. Je ne l’ai jamais lu sans en devenir meilleur, et je l’ai lu cinq ou six fois[12]. »

Malgré ces témoignages d’estime et d’admiration, les Jésuites, aveuglés par la haine, attaquèrent le livre et l’auteur avec une fureur inouïe, et leur Père Nouet s’emporta contre Arnauld dans une suite de sermons prononcés vingt jours après l’apparition du livre. Il traita son auteur de scorpion, de monstre, de loup déguisé en agneau, qui voulait ruiner l’Église comme Luther et Calvin sous prétexte de la réformer[13]. Mais il était allé trop loin ; les évêques approbateurs se plaignirent hautement, et ils exigèrent une satisfaction que Mazarin n’osa pas leur refuser. Le Père Nouet fut mandé chez le premier ministre, et publiquement, à genoux, assisté de quatre de ses confrères, il se rétracta. Il osa déclarer qu’il n’avait rien dit de ce que les évêques lui reprochaient, et que si, dans la chaleur du discours, il lui était échappé d’en dire quelque chose, il le désavouait et en demandait pardon aux prélats. Il pleurait en proférant ce mensonge, mais c’étaient des pleurs de rage, et ses confrères n’en continuèrent pas moins à attaquer la Fréquente Communion avec une fureur croissante. On peut voir dans les Mémoires d’Hermant les suites de cette grande affaire ; les Jésuites firent jouer les plus grosses machines ; leur Père Pétau écrivit un livre contre Arnauld et il le dédia à la reine régente ; on fit blâmer la Fréquente Communion par le Père Bourgoing, général de l’Oratoire, par des Capucins, par le docteur Launoy et par saint Vincent de Paul, qui se plaignait de voir les communions diminuer dans les paroisses[14] et qui ne se demandait pas si les sacrilèges n’auraient pas diminué dans la même proportion. Les bons Pères allaient jusqu’à demander une Saint-Barthélémy de jansénistes. Anne d’Autriche ne voulait pas aller jusque là ; elle donna du moins au docteur Arnauld l’ordre de quitter immédiatement Paris pour aller se justifier à Rome, près des cachots du Saint-Office. Mais les évêques de France, le Parlement et la Sorbonne eurent un sursaut d’énergie, ils intervinrent officiellement et la reine dut céder. Arnauld en fut quitte pour se cacher comme il le fit dans la suite durant près de quarante ans. Il composa dans sa retraite une suite à sa Fréquente Communion, un volume intitulé Tradition de l’Église sur le sujet de la pénitence et de la communion. C’est une simple traduction des Pères Grecs et latins et des auteurs modernes les plus célèbres y compris sainte Thérèse, saint François de Sales et le cardinal de Bérulle. Arnauld s’est souvenu alors qu’il était fils d’avocat et qu’il aurait volontiers suivi le barreau ; il a placé en tête de son ouvrage un discours à la reine régente qui est un beau morceau d’éloquence et un plaidoyer très vif contre le Père Pétau son principal accusateur ; on y voit aussi (p. 31 et 32) une peinture intéressante des Jésuites considérés comme cabaleurs. Ce livre ne fut ni attaqué ni réfuté.

Entre temps, les approbateurs de la Fréquente Communion écrivirent au pape Urbain VIII pour se justifier et pour se plaindre des Jésuites ; et un docteur de Sorbonne fut envoyé à Rome pour suivre cette affaire. Il partit en avril 1645 ; les négociations durèrent un an. et le livre d’Arnauld sortit de cet examen blanc comme neige. C’est à peine si l’on y nota une petite phrase, introduite subrepticement par l’abbé de Barcos et relative aux apôtres saint Pierre et saint Paul, deux chefs de l’Église qui n’en font qu’un. Ce fut un triomphe pour le docteur Arnauld et une grande humiliation pour ses ennemis. Mais le Saint-Siège, fidèle aux traditions de sa politique, ne chercha pas à châtier les calomniateurs ou même à les réprimander, et l’on sait que les Jésuites n’ont jamais cessé de représenter la Fréquente Communion comme un livre abominable. En 1745, leur Père Pichon est revenu à la charge en faisant imprimer une sorte de Fréquente Communion à rebours qui fut condamnée par quarante évêques français. Aujourd’hui le pichonisme est admis presque sans résistance, et l’on voit des dévotes qui communient tous les jours après avoir quelquefois passé la nuit au théâtre et au bal au milieu de danses lascives, pour ne rien dire de plus. L’ouvrage d’Arnauld, que personne ne connaît, est considéré comme un mauvais livre écrit en haine de l’Eucharistie.



  1. Actes et relations de Port-Royal. — Voir à l’Appendice le dispositif de la Bulle Gregis dominici transcrivant les 42 propositions de Molina qui sont condamnées.
  2. Le pape prenait saint Augustin pour guide et pour chef, et cela, disait-il pour trois raisons dont voici la dernière : « Plusieurs des papes qui m’ont précédé ayant soutenu avec tant de vigueur et protégé avec tant de zèle la doctrine de saint Augustin pour la grâce qu’ils ont voulu qu’elle demeurât dans l’Église comme par droit de succession, il n’est pas juste qu’elle soit privée de ce bien héréditaire qu’elle a reçu de la main des papes mes prédécesseurs. » Procès Verbal de l’édition de 1662.
  3. Port-Royal, I, 294.
  4. Ces lettres ont été rééditées par Gerberon en 1702, et accompagnées d’un commentaire historique très instructif.
  5. Lettre 108, 27 juin 1631.
  6. Panegyris jansenia, Coll. Le Paige, 368.
  7. Voici, pour satisfaire les curieux, la seconde des positions de thèses de Jansénius (9 octobre 1617) : « Supremus est omnium de religione controversarium judex, dit-il en parlant du pape ; cujus judicium rectum, verum et infallibile est, cum universæ Ecclesiæ aliquid sub anathemate tenendum esse definit. » Les Pères de 1870 auraient pu lui emprunter cette définition, mais on conviendra que le Saint-Siège n’a pas payé de retour le docteur de Louvain qui prenait ainsi sa défense 250 ans avant le Concile du Vatican.
  8. À Ypres, en 1636, dans des vers léonins à la louange de Jansénius, composés par les Jésuites. Le ’Mars Gallicus était un de ses titres de gloire.
  9. J’en ai sous les yeux trois exemplaires, dont un contresigné par le nonce du pape ; dans tous, il y a une virgule après les mots in rigore, comme le soutiennent les défenseurs de Jansénius.
  10. Ici Arnauld citait l’exemple de sainte Chantal, morte depuis deux ans à peine.
  11. Cité par Arnauld en 1644.
  12. Relation de ce qui s’est passé à Port-Royal depuis 1664.… p.74.
  13. Hermant, I, 216.
  14. 3.000 communiants de moins à Saint-Sulpice et 1.500 à Saint-Nicolas du Chardonnet. Lettre de saint Vincent de Paul à M. d’Orgny, 25 juin 1648.