Histoire et description du Japon/Livre préliminaire

HISTOIRE
DU JAPON.

LIVRE PRÉLIMINAIRE


Situation du Japon. ― Son climat. ― Productions minérales. — Villes, bourgs, châteaux et maisons. ― Les voyages. ― Les routes. ― La navigation. ― Caractère des Japonnais ; parallèle entre les Japonnais et les Chinois. ― Anecdotes. ― Figure des Japonnais. ― Leur habillement. ― Des sciences et des arts au Japon. ― Le gouvernement. ― Administration de la justice. ― Police des villes — Le Dairy, ou empereur héréditaire. Le Cubo-Sama. ― Le Sinto, ou ancienne religion du Japon. ― Religion indienne. ― Les dieux Amida, Canon, Gison, Xaca. ― Martyrs de cette religion. ― Pèlerinage. ― Les Bonzes. Les obsèques. ― Le deuil.


Si l’histoire est une école publique de morale, de politique et de religion, je crois pouvoir avancer qu’il est peu d’ouvrages de ce genre qui en fournissent de plus grandes leçons et des traits plus neufs que celui-ci. L’ancien et le nouveau Monde ne renferment rien de si singulier que la nation japonnaise, et l’on serait presque tenté de croire qu’elle fait seule une classe à part, et que, séparée du reste des hommes par une mer intraitable et toujours en fureur, elle n’a rien de commun dans son origine avec les autres. Il n’est pas moins vrai qu’on ne trouvera dans aucune autre histoire plus que dans celle-ci, de quoi louer et bénir l’excès des miséricordes du Seigneur et de quoi adorer la profondeur de ses jugements.

On ne saurait plus douter que le Japon ne soit le Zipangri ou le Cipango de Marc-Paul de Venise. Les Japonnais et les Chinois le nomment communément Nipon, de la plus considérable des îles qui forment ce grand empire. Ce nom, qui n’est pas le seul que les Japonnais donnent à leur pays, signifie le fondement du soleil ; il doit son origine à l’ignorance de ces insulaires, qui, ne connaissant point de peuples à leur orient, et ignorant que la terre est ronde, se croyaient éclairés les premiers par les rayons du soleil. Le Japon est situé entre le 31e et le 42e degré de latitude du nord ; et entre les 157e et 175e degrés de longitude ; sa longueur est est et ouest, prenant un peu de l’est-nord-est ; sa largeur est nord et sud, et de soixante à soixante-dix lieues. Sa longueur est d’un peu plus de deux cent soixante lieues communes de France. Il a au nord et au nord-est la terre d’Yesso et une partie de la Tartarie, la Chine et la Corée à l’ouest, la Californie et le nouveau Mexique à l’est, les Philippines au sud-est, et la mer de la Chine au sud. Au reste, il semble que l’auteur de la nature ait voulu que ces îles formassent comme un petit monde séparé des autres régions, car elles ne sont presque pas abordables. Les côtes en sont plates ou extrêmement élevées, sans rivage et sans abri. La mer y est presque toujours orageuse, et les plus habiles pilotes ne s’y hasardent qu’avec crainte et qu’avec les plus grandes précautions ; mais la Providence a tellement disposé les choses, que ces insulaires peuvent se passer de tous les autres pays, et qu’ils trouvent dans la bonté du leur et dans leur industrie de quoi fournir aux besoins et même aux délices de la vie.

Parmi le nombre infini des îles qui forment le Japon, il y en a trois principales, dont les autres peuvent passer pour les dépendances. La plus grande de toutes, comme nous l’avons déjà dit, se nomme Nipon ; un canal fort étroit, tout semé de rochers et d’îles, la plupart désertes et stériles, la sépare à l’ouest et au sud de la seconde nommée Saikotif, et plus communément par les Portugais, Ximo ; le même canal sépare au sud Nipon de la troisième île, qui est celle de Xicoco, ou Sikotif.

Il y a autour du Japon des îles et des terres qui, à proprement parler, ne sont point de cet empire, mais qui en dépendent, et reconnaissent le monarque japonnais pour leur souverain. Les plus considérables sont les îles de Riuku ou Liqueio, dont les habitants relèvent immédiatement du prince de Saxuma ; Tsiosin, qui est la partie la plus basse et la plus méridionale de la Corée, et l’île avec une partie du continent d’Yesso. L’île de Fatsisio est située à quatre-vingts milles de la côte méridionale de Nipon. C’est là que l’empereur envoie en exil les grands seigneurs qui ont encouru sa disgrâce ; elle n’a pas un seul habitant, est absolument stérile, et tellement inaccessible, que, lorsqu’on y conduit de nouveaux exilés ou lorsqu’on y porte des vivres, on est obligé d’y élever le bateau par une espèce de grue. L’occupation des exilés consiste à faire des étoffes de soie rehaussées d’or. À cent cinquante milles de terre, à l’est de la grande terre d’Oxu, il y a, dit-on, deux îles dont les Japonnais n’ont jamais voulu donner connaissance à personne ; l’une est appelée Gensima, c’est-à-dire l’île d’argent ; l’autre s’appelle Kinsima ou l’île d’or.

Les Japonnais sont extrêmement prévenus en faveur du climat sous lequel ils sont nés, et l’on ne saurait nier qu’il ne soit effectivement très-sain, malgré la prodigieuse quantité de neige qui y tombe pendant l’hiver, et la chaleur intolérable de l’été. Les pluies y sont très-abondantes, surtout dans les mois de juin et de juillet, et les différentes productions du pays y causent des exhalaisons bienfaisantes, surtout le soufre et les plantes aromatiques dont ces îles sont admirablement bien fournies.

Les vents, les tourmentes qu’ils excitent, et le grand nombre d’écueils qui ont si fort décrié les mers du Japon, ne sont pas les seules choses qui les rendent si dangereuses et si peu navigables. On ne voit en aucun autre pays un aussi grand nombre de ces trombes ou colonnes d’eau qui ont fait périr si souvent tant de navires, et qu’on ne voit pas encore aujourd’hui sans effroi, malgré les moyens qu’on a trouvés pour s’en garantir. C’est un nuage creux, agité en tourbillon, et dont l’extrémité, pressant la surface de la mer, se remplit d’eau, comme ferait un tuyau dont on aurait tiré tout l’air. Ce nuage cylindrique, ainsi enflé comme un ballon, est poussé par le vent avec une très-grande rapidité, et malheur à un navire qui se rencontrerait sur sa route et n’aurait pas le temps de l’éviter ou de le crever à coups de canon ! Il n’en faudrait pas davantage pour l’abîmer. Outre les écueils qui entourent le Japon, on trouve sur ses côtes deux célèbres tournants qui en augmentent le péril. Ces gouffres, où l’eau se précipite avec un bruit terrible et une fureur incessante, entraînent au fond de la mer et brisent contre des rochers tous les objets qui se laissent emporter par les courants vers leur tourbillon.

Le terroir du Japon est en général montagneux, pierreux et assez peu fertile de sa nature ; mais l’industrie et le travail infatigable des habitants y ont suppléé, et ont fertilisé jusques aux rochers mêmes à peine couverts d’un peu de terre. D’ailleurs le pays est admirablement arrosé par des lacs, des fontaines et des rivières ; les plus considérables de ces dernières sont l’Ujin, qui est d’une rapidité telle, qu’on ne peut la franchir qu’avec beaucoup de peine ; l’Omi, dont nous parlerons plus tard ; et l’Aska, remarquable surtout par les variations continuelles qu’éprouve la profondeur de son lit.

Nous connaissons peu de pays aussi sujets aux tremblements de terre que celui-ci ; ils y sont si fréquents, que le peuple ne s’en alarme presque plus ; ils ne laissent pourtant pas d’y être quelquefois si violents, que des villes entières en sont renversées, et la plupart des habitants ensevelis sous les ruines. La populace attribue ces violentes secousses à une grosse baleine qui se remue sous terre. Cela vaut bien la fable du géant Enthée que les anciens disaient être sous le mont Etna. Il serait au reste fort surprenant que le Japon ne fût pas sujet aux tremblements de terre, vu le grand nombre de volcans qu’on y voit. On trouve presque sur tous les points de ce pays des traces de volcans éteints, ainsi que des sources d’eaux chaudes et minérales, qui ont des vertus médicinales très-puissantes. Les prêtres des idoles savent tirer parti de ces eaux ; ils se sont avisés de leur attribuer la vertu d’effacer les péchés ; mais chacune est bornée à une seule espèce de crime, et ces imposteurs ont soin de marquer aux coupables la fontaine où il faut que chacun se baigne. Le soufre n’est nulle part si abondant qu’au Japon ; il y a particulièrement dans la province de Saxuma une île où ce minéral est en si grande abondance, qu’on la nomme l’île de Soufre. Il n’y a guère qu’un siècle qu’on a osé y aborder. On la croyait inaccessible à cause d’une fumée épaisse et noire qui en sort continuellement, et dans laquelle l’imagination superstitieuse des peuples d’alentour se figurait des monstres horribles.

Il y a de l’or dans plusieurs provinces de cet empire, et c’est un des plus grands revenus de l’empereur, car on ne peut ouvrir aucune mine, surtout de ce métal, sans la permission du monarque, qui se réserve les deux tiers de ce que l’on en tire. On trouve aussi de l’or en lavant le sable sur certains points du pays. Un grand nombre d’anciennes mines, et des plus riches, sont abandonnées par suite d’inondations. Des travaux bien dirigés permettraient encore de les exploiter avantageusement. Il y a aussi des mines d’argent qui produisent ce métal dans une si bonne qualité, qu’il a été un temps où on l’échangeait à la Chine pour de l’or, poids pour poids. Les Japonnais ont encore un métal fort précieux, mais factice, qu’ils nomment Sowaas, et dont la couleur tire sur le noir ; c’est un mélange de cuivre avec un peu d’or. Quand il est employé, il semble de l’or pur, et il ne lui est guère inférieur, ni en couleur, ni en beauté. Il n’est point particulier aux Japonnais, mais ils le travaillent avec un art où aucune autre nation ne peut atteindre.

Le cuivre qu’on tire du Japon suffirait seul pour l’enrichir ; c’est une des principales marchandises dont les Hollandais se chargent, et ils y font un profit considérable. On ne trouve du fer que sur certains points, mais il y est en très-grande quantité. Le charbon de terre ne manque pas non plus au Japon. L’antimoine et le sel ammoniaque y sont inconnus ; le vif-argent et le borax leur viennent des Chinois.

On trouve dans les montagnes de Tsugaar ou de Tsugaru, situées à l’une des extrémités septentrionales du Japon, des agates de différentes espèces. Il y en a surtout de fort belles, d’une couleur bleuâtre et assez semblables aux saphirs. Il y a au même endroit des cornalines et du jaspe. Les côtes de l’île de Xicoco sont remplies d’huîtres et de coquillages qui renferment des perles dont les Japonnais ont été longtemps sans faire aucun usage ; ce sont les Chinois qui, en les achetant fort cher, leur en ont fait connaître le prix. Il y a de l’ambre gris sur les côtes de Saxuma ; et on en tire aussi des intestins d’une sorte de baleine qui y est assez commune. Les mers du Japon produisent une très-grande quantité de plantes marines, d’arbrisseaux, de coraux, de pierres singulières, d’éponges et de coquillages de toute sorte ; mais les Japonnais ne veulent pas se donner la peine de les chercher.

Les autres marchandises qui entrent dans le commerce avec les étrangers sont le coton, le chanvre, le lin, le poil de chèvre, les étoffes de soie, les peaux de cerf, les ouvrages de menuiserie, la porcelaine, les drogues médicinales, la filoselle et la soie. Il n’y a dans tout l’empire qu’un poids et qu’une mesure. La casie est une petite monnaie de cuivre qui vaut un peu plus qu’un de nos deniers, et qui a cours partout. Il y a aussi trois monnaies d’or dont la plus haute est du poids de six réaux, qui sont quarante taëls, et le taël est de cinquante-sept sous de France. Les monnaies d’argent sont en forme de bâton ou de lingot ; il y en a une petite du même métal, qui a la figure d’une fève ronde, et qui n’a pas de poids arrêté ; on pèse ces pièces à chaque fois qu’on en fait usage.

La porcelaine du Japon, qui a tant de réputation, se fabrique dans le Figen, la plus grande des neuf provinces du Ximo. La matière dont on la forme est une argile blanchâtre qui se tire en grande quantité du voisinage d’Uristino. Quoique cette argile soit naturellement fort nette, il faut encore la pétrir et la bien laver avant de la rendre bien transparente, et ce travail est si pénible, qu’il a donné naissance à un proverbe qui dit que les os humains sont un des ingrédients qui entrent dans la porcelaine.

On compte dans le Japon jusqu’à treize mille villes, presque toutes fort peuplées. Aucune n’est fermée de murailles ; les rues, dans la plupart, sont tirées fort droites et se coupent à angles droits. Les portes n’ont rien qui les distingue de celles qui sont au bas de chaque rue, et qu’on ferme régulièrement toutes les nuits. Il y en a pourtant quelques-unes des deux côtés desquelles on a élevé des pans de murailles qui ne s’étendent pas bien loin. Dans les grandes villes et dans toutes celles où le prince réside, ces portes sont plus ornées, mieux fortifiées, et l’on y monte exactement la garde. Le reste est tout ouvert : mais quelques-unes sont enceintes d’une large haie, ou, ce qui est plus rare, d’un fossé. Les villes impériales ne sont guère mieux fortifiées que les autres ; mais dans les passages étroits qui y conduisent, et qu’il est difficile d’éviter, on a construit de bonnes portes, où il y a toujours une nombreuse garde, et l’on examine avec soin tous ceux qui y entrent. Les villages sont tellement nombreux et si peuplés, que, sur les routes fréquentées, ils forment une suite de maisons presque sans aucune interruption. Celles des paysans sont simplement formées de quatre murailles basses couvertes d’un toit de chaume. Sur le derrière, le plancher est un peu plus élevé, c’est là qu’est le foyer : tout le reste est couvert de nattes assez propres. Derrière la porte de la rue, qui est toujours ouverte, pend une rangée de grosses cordes, qui forme une espèce de jalousie, laquelle n’empêche pas de voir, et fait qu’on n’est pas vu. Il paraît bien de la misère dans ces maisons, mais à l’aide de quelques provisions de riz, de racines et d’autres légumes, tous subsistent, se portent bien et sont contents. Chaque ville et la plupart des bourgs ont une place fermée de grilles où l’on publie les édits de l’empereur et des seigneurs de chaque province ; ces ordonnances y sont aussi écrites en gros caractères sur des planches qui restent exposées. On y voit aussi quelquefois des pièces de monnaie déposées sur un poteau, et offertes en récompense à ceux qui donneront des renseignements dont on a besoin. Il y a aussi d’autres places destinées à l’exécution des criminels, et sur lesquelles on laisse les instruments de supplice exposés, pour inspirer de la terreur.

Les châteaux des princes et des seigneurs sont ordinairement situés ou sur les bords de quelque rivière ou sur quelque éminence, et ils occupent presque toujours un fort grand terrain. La plupart ont trois enceintes dont chacune a son fossé et une muraille de terre ou de pierre, avec une porte fortifiée. Le seigneur loge au centre, où il y a une tour blanche et carrée à trois étages, avec un petit toit en forme de couronne ou de guirlande ; dans la seconde enceinte sont logés les intendants, secrétaires et autres officiers ; la première est occupée par les soldats, les domestiques et autres personnes semblables. Les espaces vides sont cultivés ; on en fait des jardins, ou l’on y sème du riz. Les murailles, qui sont blanches, les bastions, les portes sur lesquelles on élève de petits bâtiments à deux ou trois étages, et la tour du milieu, tout cela est relevé par des peintures bien vernies qui y sont prodiguées au delà de tout ce qu’on peut dire, et qui offrent de loin une perspective aussi agréable.

Les maisons des particuliers ne doivent pas avoir plus de six toises de hauteur, et il est rare qu’elles soient aussi élevées, à moins qu’on n’en veuille faire des magasins. Les palais mêmes de l’empereur n’ont qu’un étage, quoique quelques maisons particulières en aient deux : mais alors le premier est si bas, qu’on ne peut guère s’en servir que pour serrer quelques objets. Ce sont les tremblements de terre, si fréquents au Japon, qui obligent de bâtir ainsi. Presque toutes les maisons sont construites en bois, excepté un endroit séparé, entouré de murailles de pierre, et où l’on a soin de renfermer ses objets les plus précieux pour les soustraire aux incendies, si fréquents dans ce pays.

Les habitations des personnes de distinction sont divisées en deux appartements ; d’un côté est celui des femmes, qui pour l’ordinaire ne paraissent point ; de l’autre est la salle où l’on reçoit les visites. Les femmes ont plus de liberté parmi les bourgeois et le petit peuple : elles se laissent voir ; mais en général les personnes du sexe sont traitées avec beaucoup de respect, et se distinguent par une grande retenue.

Les plus belles vaisselles de porcelaine, ces cabinets, ces coffres si estimés, qui se transportent partout, ne servent point à orner les appartements où tout le monde est reçu ; on les tient dans des lieux sûrs, et où l’on n’admet que les meilleurs amis. Le reste de la maison est orné de porcelaine commune, de pots pleins de thé, de peintures, de livres manuscrits et curieux, d’armes et d’armoiries. Le plancher est couvert de nattes doubles et bien rembourrées, dont les bordures sont des franges, des broderies ou d’autres ornements semblables. Suivant les lois ou les usages du pays, elles doivent toutes avoir une toise de longueur, et une demie de largeur.

Les deux appartements qui divisent le corps de la maison consistent en plusieurs chambres séparées par de simples cloisons, ou plutôt par des espèces de paravents, qu’on peut avancer ou reculer comme l’on veut ; en sorte que les chambres s’élargissent et se rétrécissent selon le besoin. Les cloisons et les portes sont couvertes d’un papier orné de fleurs d’or ou d’argent, quelquefois de peintures, dont le plafond est toujours embelli. En un mot, il n’y a pas un coin de la maison qui n’offre quelque chose de riant et de gracieux. Les murailles et le toit même sont enduits de plusieurs couches de vernis relevées de dorures et de peintures. Les fenêtres sont chargées de pots de fleurs, et quand les fleurs naturelles manquent, on y supplée par les artificielles.

On ne trouve dans les chambres ni bancs ni chaises, la coutume étant au Japon, comme dans tout le reste de l’Asie, de s’asseoir à terre ; et pour ne point gâter les nattes qui couvrent le plancher, on n’y marche jamais avec les sandales, qu’on quitte en entrant dans la maison. On couche sur ces mêmes nattes, sur lesquelles les personnes aisées étendent un riche tapis et une espèce de petit coffre servant d’oreiller. Les fenêtres sont de papier, et ont des volets de bois qu’on ne ferme que la nuit. Comme on ignore, au Japon, l’usage des cheminées, on ménage, dans les plus grandes chambres, sous le plancher, un trou carré et muré qu’on remplit de cendres et de charbons allumés, ce qui répand assez de chaleur pour chauffer toute la chambre. Quelquefois on met sur le foyer une table basse qu’on couvre d’un grand tapis sur lequel on s’assied quand le froid est bien piquant. Dans les chambres où il ne peut y avoir de foyer, on y supplée par des pots de cuivre ou de terre, qui font à peu près le même effet. Au lieu de pincettes, on se sert de barres de fer, pour attiser le feu, ce qui se fait avec la même adresse dont on use de deux petits bâtons vernissés pour manger, à la place de fourchettes.

Les ornements que l’on trouve dans les maisons opulentes consistent ordinairement en sentences ou peintures dessinées sur une feuille de papier encadrée d’une riche bordure ; des pots de fleurs qu’on renouvelle suivant la saison, et qu’on dispose avec un goût infini ; des cassolettes d’airain représentant quelque animal, d’un travail exquis ; la porcelaine et d’autres ustensiles rangés sur le plancher, dans le plus bel ordre. Mais ce qu’on y voit de plus remarquable, ce sont les jardins. On y descend ordinairement par une galerie qui avance derrière la maison, et au bout de laquelle il y a un bain et une étuve ; car les Japonnais ont la coutume de se baigner ou de se faire suer tous les soirs. Ces jardins sont en partie pavés de pierres rondes de diverses couleurs, le reste est couvert de graviers que l’on nettoie tous les jours ; les plus belles fleurs sont disposées avec beaucoup d’art ; dans un coin du jardin, il y a toujours un petit rocher ou coteau parfaitement imité sur la nature, orné d’oiseaux ou d’insectes d’airain fondu ; souvent un petit ruisseau coule du haut de ce rocher avec un doux murmure ; on y voit encore ordinairement un petit bois et un vivier plein de poissons et entouré d’arbres. Ceux-ci sont soignés avec une attention dont on ne peut se faire une idée ; plus ils sont vieux, tortus et difformes, plus on en fait de cas ; quelquefois on laisse pousser leurs branches jusqu’à ce qu’elles pénètrent dans les chambres ; mais plus souvent on les ébranche pour leur faire porter des fleurs plus larges et en plus grande quantité.

Il y a peu de pays où l’on ait plus travaillé à faciliter les voyages que dans celui-ci ; soit que l’on considère la beauté des chemins, la commodité des voitures, le grand nombre d’hôtelleries ; soit qu’on fasse attention à la multitude des valets et d’autres gens de service qu’on a presque pour rien. Les principales routes qui marquent les limites des diverses provinces sont tellement larges, que les plus grands trains des princes et des seigneurs peuvent s’y croiser sans rien déranger à l’ordre de leur marche ; or, ces trains sont quelquefois de vingt mille personnes, et quelquefois beaucoup plus nombreux encore. Toutes les routes un peu fréquentées ont les distances marquées de mille en mille pas géométriques ; les plus petites comme les plus grandes sont plantées des deux côtés de sapins dont l’ombre est d’une grande commodité aux voyageurs ; il s’y rencontre, en outre, partout des fontaines qui entretiennent l’air dans une grande fraîcheur. Les villages les plus voisins de ces routes sont obligés de les conserver dans un état de propreté admirable. On a bâti des ponts sur toutes les rivières qui l’ont permis, et il y en a de très-longs. La plupart sont de bois de cèdre, très-solides, et si bien entretenus, qu’ils paraissent toujours comme s’ils venaient d’être achevés.

En voyage, les cavaliers, placés sur une espèce de coussin, ont les jambes croisées comme s’ils étaient assis, ou quelquefois pendantes ; un Japonnais, à cheval de cette manière, ayant sur sa tête un large chapeau de paille, et sur le corps un manteau de papier vernissé qui le protège tout entier, ainsi que son cheval, contre les ardeurs du soleil, présente, surtout de loin, un aspect assez grotesque. Le voyageur ne touche point à la bride de son cheval ; c’est un valet qui la tient, et qui marche au côté droit, en chantant pour se désennuyer et pour animer le cheval. Les femmes et souvent même les hommes voyagent dans des litières qui sont portées par des domestiques ou par des porteurs de profession ; les ornements de ces voitures font connaître la qualité de ceux qui s’y trouvent.

Pour naviguer sur les rivières ou le long des côtes, on se sert de bateaux, dont les voiles sont moitié noires et moitié blanches ; presque tous ont deux ponts, mais le premier est fort bas ; le second a des fenêtres, et l’on peut, avec des paravents, y former plusieurs appartements. Les plus grands navires marchands ne vont jamais bien loin au large, et ne servent qu’au cabotage ou à des traversées d’une île à l’autre. Les lois de l’empire fixent leurs dimensions, et ne permettent pas qu’on en construise d’assez grands pour aller en pleine mer. Il n’y a jamais qu’une voile, et les câbles sont en paille cordonnée, et cependant fort solide.

On trouve des maisons de poste à des distances très-rapprochées, et un nombre étonnant d’hôtelleries parfaitement commodes et bien tenues. Les voyages continuels des Japonnais pour leur commerce, pour des pèlerinages de dévotion, et pour les devoirs à rendre à leurs supérieurs, expliquent le nombre de ces hôtels.

On a prétendu que les Japonnais tiraient leur origine des Chinois, et l’on s’est particulièrement appuyé sur la ressemblance de la langue savante ou de l’écriture, qui, dans les deux pays, consiste en caractères significatifs, exprimant les idées indépendamment du son des mots. Cependant les traditions historiques et religieuses des deux peuples semblent prouver qu’ils ont toujours été entièrement distincts l’un de l’autre. La comparaison de leurs mœurs vient encore à l’appui de cette opinion. Sous ce rapport les Japonnais sont plus éloignés des Chinois que de nous, bien qu’on les ait appelés nos Antipodes moraux. En effet, prendre le blanc pour la couleur du deuil et le noir pour celle qui marque la joie ; monter à cheval à droite ; se revêtir de ses habits de cérémonie dans la maison, et les quitter quand on en sort ; saluer du pied, et non de la main ou de la tête, ce sont là des habitudes qui n’ont nul rapport à la manière de penser, encore moins aux sentiments du cœur, d’où résulte le véritable caractère.

Le Chinois ne fait rien qui ne soit mesuré ; c’est la sagesse qui règle toutes ses actions. L’honneur est le principe sur lequel roulent toutes les démarches du Japonnais. On dirait que le premier met toute sa gloire à suivre exactement les maximes d’une prudence presque toujours animée par l’intérêt ; et que toute la sagesse du second consiste à ne s’écarter jamais des règles d’honneur, quelquefois fausses et souvent excessives, qu’il s’est prescrites. De là naissent la plupart des vertus et des défauts de l’un et de l’autre : le Chinois est circonspect, timide, modeste, paisible, de l’exactitude la plus scrupuleuse dans ses marques de respect envers ses supérieurs ; mais cette révérence extérieure n’est pas toujours l’indice d’une véritable affection et d’un attachement sincère à ses devoirs. La fourbe, l’usure, le larcin et le mensonge ne sont pas diffamants à la Chine. Le Japonnais, au contraire, est franc, sincère, bon ami, fidèle jusqu’au prodige, officieux, se souciant peu du bien ; aussi n’y a-t-il point de peuple policé qui soit généralement plus pauvre, mais de cette pauvreté qui produit l’indépendance, que la vertu rend respectable, et qui éleva si fort les premiers Romains au-dessus des autres hommes. Toutes les richesses de ce puissant État sont entre les mains des princes et des grands, qui savent s’en faire honneur ; la magnificence ne va nulle part plus loin, et nous n’avons peut-être rien, dans l’histoire des plus opulentes monarchies, qui soit au-dessus de ce qu’on voit en ce genre au Japon.

Le point d’honneur est également vif dans toutes les conditions ; d’où il arrive que chacun est sur ses gardes, et que tous se respectent mutuellement. La grandeur d’âme, le zèle pour la patrie, le mépris de la vie sont aussi communs à toutes les classes. Citons un exemple entre un grand nombre qui sont à notre connaissance. Un noble du Fingo avait une femme d’une beauté rare, dont il était uniquement aimé, et qui l’aurait rendu heureux, s’il eût pu cacher son bonheur ; mais l’empereur le sut, et il lui en coûta la vie. Quelques jours après sa mort, l’empereur fit venir sa veuve, et voulut l’obliger à demeurer dans son palais. Elle répondit qu’elle était très-sensible à l’honneur que lui faisait Sa Majesté, mais qu’elle lui demandait en grâce de pouvoir pleurer son mari en liberté pendant trente jours et la permission de régaler ensuite ses parents dans le palais. Tout cela lui fut accordé, et l’empereur ajouta qu’il voulait être du festin ; il y vint en effet. Au sortir de table, la dame s’approcha du balcon, et, feignant de s’y appuyer, elle se précipita en bas de fort haut, car la fête s’était passée au dernier étage d’une tour. Elle se tua ainsi pour mettre en sûreté son honneur et satisfaire à la fidélité qu’elle avait jurée à son époux.

Les Chinois et les Japonnais ne diffèrent cependant pas en tout ; ils sont les uns et les autres également sobres et grands maîtres dans l’art de se posséder ; ils sont également vindicatifs, mais le Japonnais porte plus de noblesse et de fierté que le Chinois dans ses sentiments haineux. Le commerce de la vie est beaucoup plus aisé au Japon qu’à la Chine ; enfin les Japonnais sont remarquables par la beauté de leur naturel, la noblesse et l’élévation de leur cœur. Tout le monde connaît le beau trait de ces trois frères qui tirèrent entre eux au sort pour savoir lequel serait livré par les deux autres, comme coupable d’un crime dont on poursuivait l’auteur, afin de gagner ainsi la récompense promise à celui qui arrêterait le criminel, et de soulager par ce moyen la misère de leur mère.

Le point d’honneur ne porte pas ce peuple à des actions moins extraordinaires. Deux gentilshommes s’étant rencontrés sur un escalier du palais de l’empereur, leurs épées se frottèrent par hasard l’une contre l’autre. Celui qui descendait s’offensa de cet accident dont il voulut rendre l’autre responsable. Celui-ci s’excusa et protesta qu’il n’avait eu aucune intention de le toucher ; puis il ajouta que le malheur, après tout, n’était pas grand, que ce n’étaient que deux épées qui s’étaient touchées, et que l’une valait bien l’autre. « Je vais vous faire voir, reprit le premier, la différence qu’il y a de l’une à l’autre, » et sur-le-champ il tire son poignard et s’en ouvre le ventre. Le second, sans rien répliquer, monte en diligence pour servir sur la table de l’empereur un plat qu’il tenait à la main, et revient ensuite trouver son adversaire qui expirait. Il lui dit que, s’il n’avait pas été occupé au service de son prince, il l’aurait prévenu, mais qu’il le suivrait de près, et mourrait content, puisque ce serait après lui avoir fait voir que son épée valait bien la sienne. En achevant ces mots, il se fend aussi le ventre, et va expirer auprès de l’autre. Deux Européens se seraient coupé la gorge : je ne décide point où il y a plus de fureur ; mais je crois que les uns n’ont rien à reprocher aux autres, si ce n’est que les Japonnais, ayant pour principe d’honneur qu’il est honteux pour un homme de craindre la mort, raisonnent plus juste en se la donnant, et vont plus sûrement à leur but.

La principale source du bon ordre qu’on admire au Japon, c’est un sentiment de religion qui est né avec eux, et dont la vivacité passe tout ce qu’on en peut dire. Heureuse disposition, à laquelle, après la grâce, on doit attribuer les étonnants progrès du christianisme dans ces îles, et qui avait fait presque autant de saints qu’il y a eu de Japonnais chrétiens. Leur grandeur d’âme naturelle les a d’ailleurs portés à se sacrifier pour ce qu’ils croyaient dans l’intérêt de la vérité ou de leur patrie. Leur histoire est remplie de traits de ce genre ; nous en citerons un seul. Fiogo, petite ville de la province de Setz, a un port assez bien fermé ; il est surtout mis à l’abri des vents du sud par une jetée de sable qui s’avance environ d’un mille dans la mer. On en est moins redevable, disent les annales du Japon, à l’empereur Feki, lequel y a dépensé des sommes énormes, qu’au zèle d’un particulier pour le bien public. Cet homme, voyant tous les travaux qu’on s’obstinait à faire dans ce lieu-là renversés presque aussitôt par des orages qui survenaient, et le peuple persuadé que c’était un effet de la colère des dieux de la mer, se dévoua pour les apaiser. Il se fit enterrer tout vif dans les fondations, et rien n’empêcha depuis, dit l’annaliste, qu’on n’achevât la digue.

Pour ce qui est de l’aspect extérieur, les Japonnais sont fort mal faits, et ont un air tout à fait étranger par rapport à nous. Ils ont le teint olivâtre, les yeux petits, mais moins enfoncés que les Chinois ; les jambes grosses ; la taille au-dessous de la moyenne ; le nez court, un peu écrasé et relevé en pointe ; les sourcils épais, les joues plates, les traits grossiers et très-peu de barbe, qu’ils se rasent ou s’arrachent. Les femmes ont, au contraire, une grande réputation de beauté. L’habillement des Japonnais est noble et simple ; les seigneurs portent de longues robes traînantes, de ces belles étoffes de soie à fleurs d’or et d’argent que l’on travaille dans l’île de Fatsisio et dans une autre plus petite, nommée Kamakura, aussi inabordable que la première, et également destinée à l’exil des grands. De petites écharpes qu’ils ont au cou remplacent les cravates, et une autre plus large leur sert de ceinture pour assujettir la tunique de dessous, qui est aussi fort riche. Leurs manches sont larges et pendantes ; mais la parure qu’ils recherchent le plus consiste dans les sabres et les poignards qu’ils passent à leur ceinture et dont la poignée et souvent même le fourreau sont enrichis de perles et de diamants. Les bourgeois qui sont presque tous marchands, artisans ou soldats, ont des habits qui ne descendent que jusqu’à mi-jambe, et dont les manches ne passent point les coudes ; tous portent des armes et se piquent d’en avoir de très-propres. Ils diffèrent surtout des personnes de qualité en ce qu’ils ont le derrière de la tête rasé, au lieu que celles-ci se font raser le haut du front et laissent pendre le reste de leurs cheveux par derrière. En voyage ils se couvrent la tête de vastes chapeaux de paille ou de bambous très-bien travaillés. Les femmes sont encore plus magnifiquement vêtues que les hommes. Toutes sont coiffées en cheveux ; les femmes du bas peuple les relèvent sur le haut de la tête ; les dames les nouent en touffes pendantes sur le derrière de la tête. Elles portent une grande ceinture ornée de fleurs et de figures ; sur quantité de longues vestes, elles portent une large robe qui flotte de quelques pieds ; je dis sur quantité de longues vestes, car c’est sur leur nombre qu’on juge de la qualité de la personne ; on dit qu’il monte quelquefois jusqu’à cent, ce qui semble exagéré, malgré leur extrême finesse.

Les jeunes gens de l’un et de l’autre sexe changent d’habillement à mesure qu’ils avancent en âge ; en général tous sont légèrement couverts et ne portent rien sur la tête ; leur chaussure consiste en une espèce de sandale de peau de cerf ou d’un tissu de paille, de jonc ou de bambou.

Rien ne cause plus de confusion dans l’histoire de cet empire que l’usage où sont les Japonnais de changer souvent de nom. Chaque personne a régulièrement trois noms : celui de son enfance, celui qu’elle prend en sortant de l’adolescence, et celui de sa vieillesse. Pour éviter tout embarras, nous nous sommes attachés aux noms sous lesquels ceux dont nous aurons à parler ont été d’abord connus.

Il ne paraît pas que les Japonnais aient beaucoup cultivé les sciences spéculatives, si l’on en excepte les matières de religion. Ils ont trois sortes d’époques chronologiques, dont la première commence avec le règne de Syn-Mu, le premier de leurs empereurs et le chef de la dynastie qui est encore aujourd’hui sur le trône ; elle précède l’ère chrétienne de six cent soixante ans. Ils ont reçu les deux autres des Chinois.

Les Japonnais ne négligent rien pour cultiver l’esprit des enfants, et les femmes reçoivent une éducation aussi soignée que celle des hommes. On s’applique de bonne heure à former le cœur et la raison des enfants ; ensuite on leur donne des leçons d’éloquence, de morale, de poésie et de peinture. Ils ont un goût parfait pour l’éloquence, et leurs discours sont très-pathétiques. Ils réussissent aussi très-bien dans les pièces de théâtre, et leurs décorations sont fort belles. Ils ont un goût particulier pour la peinture, mais ils connaissent peu les lois de la perspective ; ils excellent surtout à peindre des figures d’oiseaux, de fleurs, et autres semblables. Quant à la musique, elle est fort insipide, ils n’ont ni voix, ni méthode, ni aucun instrument qui mérite qu’on en parle. Ils font beaucoup de livres, qui traitent de la morale, de la religion et de la médecine. Ils n’ont pas de traité de jurisprudence, leurs lois sont peu nombreuses, mais exactement observées ; car la moindre infraction est sévèrement punie. Les grands qui y contreviennent sont exilés dans les deux îles dont nous avons parlé ; s’ils sont plus coupables, le roi leur ordonne de se fendre le ventre, et toute leur famille doit mourir avec eux, si l’empereur ne lui fait point grâce.

Les plus savants des Japonnais sont les prêtres, qui tiennent des académies, et sont seuls chargés de l’éducation de la jeunesse. Les jeunes personnes sont élevées dans les communautés de filles. Quand un jeune homme rentre dans sa famille, on lui remet des armes en grande cérémonie, et il apprend promptement a s’en servir avec adresse.

Les arts mécaniques sont fort cultivés au Japon ; si les Japonnais ont emprunté ces arts aux Chinois, il est certain qu’ils les ont prodigieusement perfectionnés ; tout ce qui sort de leurs mains est achevé. Leurs étoffes de soie, leur papier sont inimitables ; on sait le prix de leur porcelaine ; la trempe de leurs sabres est supérieure à celle de tous les pays, ils s’entendent parfaitement à composer leurs boissons et à apprêter les mets. Mais le plus grand usage que le peuple fait de son industrie, est dans la culture des terres ; il n’en laisse pas un pouce en friche, et sait leur donner une façon qui les rend propres à tout ce qu’il veut leur faire rapporter.

Le gouvernement du Japon a toujours été monarchique et des plus absolus ; la révolution dont nous rendrons compte a donné deux maîtres à l’État ; l’empereur héréditaire est toujours encensé, mais il n’exerce aucun pouvoir, tandis que le Cubo-Sama est devenu le premier mobile de toutes les affaires du pays. Chaque ville a un officier qui règle la police et rend la justice sans appel, excepté dans certains cas qui sont réservés aux princes ou gouverneurs des provinces. Les supplices sont la croix, le feu ou la décapitation ; mais ordinairement un condamné demande la faveur de se tuer lui-même ; alors il assemble sa famille, se pare de ses plus beaux habits, prononce un discours ; il se fait ensuite une large incision en croix sur le ventre. Nous n’entrerons pas dans le détail de tous les officiers qui, à différents degrés, concourent à l’exécution des lois et au maintien de l’ordre ; ils sont fort nombreux, et en outre tous les habitants sont organisés en compagnies et obligés à faire des rondes pendant la nuit, et les surveillants sont responsables de tout ce qui se passe dans le ressort de leur inspection.

Les honneurs que l’on rend au Dairy ou empereur sont prodigieux : on le porte partout où il va, il ne peut toucher la terre de son pied, il a pour résidence une portion de la ville de Méaco ; où il vit au milieu d’un luxe inouï, entouré de nombreux princes qui ont la même origine que lui. Le titre de Cubo-Sama appartenait autrefois à celui que l’empereur nommait chef de la milice ; ces chefs s’emparèrent bientôt d’une partie du pouvoir, et vers le XIIe siècle on vit dans l’empire deux souverains qui se firent des guerres continuelles. Les seigneurs ou gouverneurs des provinces profitèrent de ces troubles pour s’ériger en souverains. Aujourd’hui les Cubo-Samas on réduit sous leur puissance tous ces petits rois et les Dairys eux-mêmes ; ils sont absolus dans tout l’empire ; ils jouissent de revenus immenses, et, outre l’armée considérable qu’ils ont à leur solde, chaque seigneur est obligé d’entretenir, à leur disposition, un nombre de soldats proportionné à ses revenus.

Les cavaliers sont armés de carabines fort courtes, de javelots, de dards et de sabres ; les fantassins n’ont point d’autres armes défensives qu’une espèce de casque ; ils ont chacun deux sabres, un mousquet et une espèce de pique. Les Japonnais ont toujours voulu connaître toutes les religions dont ils ont entendu parler, et jusqu’au moment où les prêtres européens ont été chassés de cet empire, il avait toujours été permis à chacun d’embrasser celle qui lui convenait. C’est de là que vient cette confusion de sectes qui partageaient la croyance de ces insulaires, et qu’il est difficile de débrouiller. Nous ne chercherons pas à porter la lumière dans ce chaos, et nous indiquerons seulement les religions principales qui trouvent le plus de sectateurs dans ce pays. La plus ancienne de toutes est la religion de Camis. On donne ce nom aux sept esprits célestes descendus du soleil, qui, suivant la tradition, composent la première dynastie des souverains du Japon, et aux cinq demi-dieux dont la seconde est composée. Leur culte forme ce qu’on appelle le Sinto. Suivant cette croyance, chacun de ces dieux a un paradis particulier ; les uns sont situés dans l’air, les autres dans le soleil, dans la lune, au fond de la mer, et chacun travaille à être admis dans le séjour du dieu au service duquel il s’est voué. Leurs temples s’appellent des mios, et il y en a un nombre infini, dont quelques-uns sont magnifiques.

Il y a dans cette religion un grand nombre de fêtes et de cérémonies dont nous ne donnerons pas la description : une des pratiques religieuses le plus en vogue au Japon consiste dans de fréquents pèlerinages aux temples les plus célèbres. Chaque secte a les siens qui lui sont propres, et les Japonnais, qui ne peuvent voyager hors de leur pays, profitent fort souvent de cette occasion de parcourir l’intérieur de l’empire. Les femmes surtout se montrent très-empressées de prendre part à ces pieux voyages. Quand les pèlerins sont arrivés au temple, les camesis ou ministres des dieux les dirigent dans l’accomplissement de quelques cérémonies ridicules, et leur remettent ensuite une boîte qui constate leur voyage, et qui contient l’acte d’absolution de tous leurs péchés.

Le sinto est la religion générale du Japon, et elle se lie intimement à la constitution de l’État ; mais en outre presque tous les Japonnais adorent quelques idoles étrangères, au premier rang desquelles il faut placer les Fotoques qu’ils ont pris des Indiens. Le dieu Amida est un des plus anciens et des plus vénérés. On l’adore sous différentes formes qui sont toutes mystérieuses et fondées sur quantité de fables dont on amuse le peuple, mais dont le récit n’aurait rien d’intéressant. Les Japonnais reconnaissent encore parmi les Fotoques deux autres divinités du premier ordre qu’ils nomment Canon et Gizon. Le premier, disent-ils, était fils d’Amida : ils lui attribuent la création du soleil et de la lune ; ils prétendent que le second a le pouvoir d’écarter tous les accidents fâcheux de ceux qui ont recours à sa protection. Le principal auteur de cette religion a lui-même obtenu un des premiers rangs parmi les divinités dont il a étendu le culte dans une grande partie de l’Orient. C’est le fameux philosophe et faux prophète Xaca, dont l’histoire est écrite diversement par les Siamois, les Chinois et les Japonnais, auxquels il prêcha successivement la religion des Fotoques.

Ces religions donnent naissance à un grand nombre de martyres volontaires. Rien n’est plus commun que de voir le long des côtes de la mer des barques remplies de fanatiques qui se précipitent dans l’eau chargés de pierres, ou qui percent leur embarcation et se laissent submerger en chantant les louanges du dieu Canon, dont le paradis est, disent-ils, au fond de l’Océan. Les sectateurs d’Amida se font enfermer et murer dans des cavernes où ils se laissent mourir de faim. D’autres se précipitent dans des mines de soufre ; d’autres enfin se font écraser sous les roues des chariots sur lesquels on porte les idoles en procession, ou se laissent fouler aux pieds et étouffer par la foule qui se rend aux temples dans les jours de grande solennité. Des sectateurs zélés de ce culte se rendent chaque année en pèlerinage à un rocher escarpé et entouré de montagnes, dont l’accès est très-difficile. Les bonzes y ont dressé une machine par le moyen de laquelle ils font sortir du roc une longue barre de fer qui soutient une balance extrêmement large ; ils placent les pèlerins les uns après les autres dans un des plateaux de cette balance, et ils mettent dans l’autre un contre-poids pour établir l’équilibre ; ils poussent ensuite la barre en dehors, en sorte que la balance se trouve suspendue au-dessus du plus profond de l’abîme. Tous les autres pèlerins sont assis sur la croupe des montagnes d’alentour, d’où ils peuvent entendre le pénitent qui doit déclarer à haute voix tous ses péchés. Si les bonzes croient s’apercevoir qu’il ne parle pas nettement ou qu’il cherche à déguiser ses fautes, ils secouent la barre, et ce misérable tombe dans le précipice.

Les bonzes qui servent de ministres à ce culte et à toutes les sectes qui se subdivisent à l’infini, ont une hiérarchie et des grades différents ; le grand-prêtre se nomme Xaco, les supérieurs qui viennent après lui se nomment des Tundes ; leurs principales occupations consistent dans la prière, la prédication, dans laquelle ils montrent souvent beaucoup d’éloquence, et dans l’éducation de la jeunesse. Il y a aussi des filles recluses, qui sont chargées d’élever les jeunes personnes de leur sexe. Les bonzes sont très-vénérés par le peuple, qui n’ignore pourtant pas que, sous l’apparence de l’austérité, ils cachent souvent des habitudes très-déréglées.

Les obsèques se font au Japon d’une manière assez uniforme dans les différentes sectes. Les ministres viennent chercher le cadavre, et le portent en chantant dans leur cloître, où ils l’inhument. Les obsèques des grands seigneurs ou des gens riches sont entourées d’une plus grande pompe. Les bonzes y sont nombreux ; les uns portent des torches, d’autres des lanternes en toile fine sur lesquelles le nom du mort est écrit ; d’autres ont des corbeilles pleines de fleurs effeuillées attachées au haut de longs bâtons, et, en les agitant, ils font tomber devant le cortège comme une pluie de fleurs. Le corps est ensuite consumé sur un bûcher arrosé de parfums. Le deuil dure deux ans, il est très-sévèrement gardé ; les deux sexes portent des habits à peu près pareils, et qui consistent dans une espèce de bandeau carré que l’on porte sur la tête, et auquel est cousu un grand voile qui tombe par derrière, la robe est très-large, et tout l’habillement doit être de toile écrue.