J. Hetzel et Cie (p. 8-66).


HISTOIRE
DU VÉRITABLE
GRIBOUILLE





PREMIÈRE PARTIE

Comment Gribouille se jeta dans la rivière par crainte de se mouiller.


Il y avait une fois un père et une mère qui avaient un fils. Le fils s’appelait Gribouille, la mère s’appelait Brigoule et le père Bredouille. Le père et la mère avaient six autres enfants, trois garçons et trois filles, ce qui faisait sept, en comptant Gribouille qui était le plus petit.

Le père Bredouille était garde-chasse du roi de ce pays-là, ce qui le mettait bien à son aise. Il avait une jolie maison au beau milieu de la forêt, avec un joli jardin dans une jolie clairière, au bord d’un joli ruisseau qui passait tout au travers du bois. Il avait le droit de chasser, de pêcher, de couper des arbres pour se chauffer, de cultiver un bon morceau de terre, et encore avait-il de l’argent du roi, tous les ans, pour garder sa chasse et soigner sa faisanderie ; mais le méchant homme ne se trouvait pas encore assez riche, et il ne faisait que voler et rançonner les voyageurs, vendre le gibier du roi, et envoyer en prison les pauvres gens qui venaient ramasser trois brins de bois mort, tandis qu’il laissait les riches, qui le payaient bien, chasser dans les forêts royales tout leur soûl. Le roi, qui était vieux et qui ne chassait plus guère, n’y voyait que du feu.

La mère Brigoule n’était pas tout à fait aussi mauvaise que son mari, et elle n’était pas non plus beaucoup meilleure : elle aimait l’argent, et, quand son mari avait fait quelque chose de mal pour en avoir, elle ne le grondait point, tandis qu’elle l’eût volontiers battu quand il faisait des coquineries en pure perte.

Les six enfants de Bredouille et de Brigoule, élevés dans des habitudes de pillage et de dureté, étaient d’assez mauvais garnements. Leurs parents les aimaient beaucoup et leur trouvaient beaucoup d’esprit, parce qu’ils étaient devenus chipeurs et menteurs aussitôt qu’ils avaient su marcher et parler. Il n’y avait que le petit Gribouille qui fût maltraité et rebuté, parce qu’il était trop simple et trop poltron, à ce qu’on disait, pour faire comme les autres.

Il avait pourtant une petite figure fort gentille, et il aimait à se tenir proprement. Il ne déchirait point ses habits, il ne salissait point ses mains, et il ne faisait jamais de mal, ni aux autres ni à lui-même. Il avait même toutes sortes de petites inventions qui le faisaient passer pour simple, et qui, dans le fait, étaient d’un enfant bien avisé. Par exemple, s’il avait grand chaud, il se retenait de boire, parce qu’il avait expérimenté que plus on boit plus on a soif. S’il avait grand’faim et qu’un pauvre lui vînt demander son pain, il le lui donnait vitement, se disant à part soi : « Je sens ce qu’on souffre quand on a faim, et ne dois point le laisser endurer aux autres. »

C’est Gribouille qui, des premiers, imagina de se frotter les pieds et les mains avec de la neige pour n’avoir point d’engelures. C’est lui qui donnait les jouets qu’il aimait le plus aux enfants qu’il aimait le moins, et quand on lui demandait pourquoi il agissait ainsi, il répondait que c’était pour venir à bout d’aimer ces mauvais camarades, parce qu’il avait découvert qu’on s’attache à ceux qu’on a obligés. Avait-il envie de dormir dans le jour, il se secouait pour se réveiller, afin de mieux dormir la nuit suivante. Avait-il peur, il chantait pour donner la peur à ceux qui la lui avaient donnée. Avait-il envie de s’amuser, il retardait jusqu’à ce qu’il eût fini son travail, afin de s’amuser d’un meilleur cœur après avoir fait sa tâche. Enfin il entendait à sa manière le moyen d’être sage et content ; mais, comme ses parents l’entendaient tout autrement, il était moqué et rebuté pour ses meilleures idées. Sa mère le fouettait souvent, et son père le repoussait chaque fois que l’enfant venait pour le caresser.

« Va-t’en de là, imbécile, lui disait ce brutal de père, tu ne seras jamais bon à rien. »

Ses frères et sœurs, le voyant haï, se mirent à le mépriser, et ils le faisaient enrager, ce que Gribouille supportait avec beaucoup de douceur, mais non pas sans chagrin : car bien souvent il s’en allait seul par la forêt pour pleurer sans être vu et pour demander au ciel le moyen d’être aimé de ses parents autant qu’il les aimait lui-même.

Il y avait dans cette forêt un certain chêne que Gribouille aimait particulièrement : c’était un grand arbre très-vieux, creux en dedans, et tout entouré de belles feuilles de lierre et de petites mousses les plus fraîches du monde. L’endroit était assez éloigné de la maison de Bredouille et s’appelait le carrefour Bourdon. On ne se souvenait plus dans le pays pourquoi on avait donné ce nom à cet endroit-là. On pensait que c’était un riche seigneur, nommé Bourdon, qui avait planté le chêne, et on n’en savait pas davantage. On n’y allait presque jamais, parce qu’il était tout entouré de pierres et de ronces qu’on avait de la peine à traverser.

Mais il y avait là du gazon superbe, tout rempli de fleurs, et une petite fontaine qui s’en allait, en courant et en sautillant sur la mousse, se perdre dans les rochers environnants.

Un jour que Gribouille, plus maltraité et plus triste que de coutume, était allé gémir tout seul au pied du chêne, il se sentit piqué au bras, et, regardant, il vit un gros bourdon qui ne bougeait, et qui avait l’air de le narguer. Gribouille le prit par les ailes, et le posant sur sa main :

« Pourquoi me fais-tu du mal, à moi qui ne t’en faisais point ? lui dit-il. Les bêtes sont donc aussi méchantes que les hommes ? Au reste, c’est tout naturel, puisqu’elles sont bêtes, et ce serait aux hommes de leur donner un meilleur exemple. Allons, va-t’en, et sois heureux ; je ne te tuerai point, car tu m’as pris pour ton ennemi, et je ne le suis pas. Ta mort ne guérirait pas la piqûre que tu m’as faite. »

Le bourdon, au lieu de répondre, se mit à faire le gros dos dans la petite main de Gribouille et à passer ses pattes sur son nez et sur ses ailes, comme un bourdon qui se trouve bien et qui oublie les sottises qu’il vient de faire.

« Tu n’as guère de repentir, lui dit Gribouille, et encore moins de reconnaissance. Je suis fâché pour toi de ton mauvais cœur, car tu es un beau bourdon, je n’en saurais disconvenir : tu es le plus gros que j’aie jamais vu, et tu as une robe noire tirant sur le violet qui n’est pas gaie, mais qui ressemble au manteau du roi. Peut-être que tu es quelque grand personnage parmi les bourdons, c’est pour cela que tu piques si fort. »

Ce compliment, que Gribouille fit en souriant, quoique le pauvre enfant eût encore la larme à l’œil, parut agréable au bourdon, car il se mit à frétiller des ailes. Il se releva sur ses pattes, et tout d’un coup, faisant entendre un chant sourd et grave, comme celui d’une contre-basse, il prit sa volée et disparut.

Gribouille, qui souffrait de sa piqûre, mais qui n’était pas si simple qu’il ne connût les propriétés des herbes de la forêt, cueillit diverses feuilles, et, après avoir bien lavé son bras dans le ruisseau, y appliqua ce baume et puis s’endormit. Pendant son premier sommeil, il lui sembla entendre une musique singulière : c’était comme des grosses voix de chantres de cathédrale, qui sortaient de dessous terre et qui disaient en chœur :

Bourdonnons, bourdonnons,
Notre roi s’avance.

Et le ruisselet, qui fuyait sur les rochers, semblait dire d’une voix claire aux fleurettes de ses rives :

Frissonnons, frissonnons,
L’ennemi s’avance.

Et les grosses souches du chêne avaient l’air de se tordre et de ramper sur l’herbe comme des couleuvres. Les pervenches et les marguerites, comme si le vent les eût secouées, tournoyaient sur leurs tiges comme des folles ; les grandes fourmis noires, qui aiment à butiner dans l’écorce, descendaient le long du chêne et se dressaient tout étonnées sur leur derrière ; les grillons sortaient du fond de leurs trous et mettaient le nez à la fenêtre. Enfin, le feuillage et les roseaux tremblaient et sifflaient si fort, que le pauvre Gribouille fut réveillé en sursaut par tout ce tapage.

Mais qui fut bien étonné ? ce fut Gribouille, quand il vit devant lui un grand et gros monsieur tout habillé de noir, à l’ancienne mode, qui le regardait avec des yeux tout ronds, et qui lui parla ainsi d’une grosse voix ronflante et en grasseyant beaucoup :

« Tu m’as rendu un service que je n’oublierai jamais. Va, petit enfant, demande-moi ce que tu voudras, je veux te l’accorder.

— Hélas ! monsieur, répondit Gribouille tout transi de peur, ce que j’aurais à vous demander, vous ne pourrez pas faire que cela soit. Je ne suis pas aimé de mes parents et je voudrais l’être.

— Il est vrai que la chose n’est point facile, répondit le monsieur habillé de noir ; mais je ferai toujours quelque chose pour toi. Tu as beaucoup de bonté, je le sais, je veux que tu aies beaucoup d’esprit.

— Ah ! monsieur, s’écria Gribouille, si, pour avoir de l’esprit, il faut que je devienne méchant, ne m’en donnez point. J’aime mieux rester bête et conserver ma bonté.

— Et que veux-tu faire de ta bonté parmi les méchants ? reprit le gros monsieur d’une voix plus sombre encore et en roulant ses yeux, ardents comme braise.

— Hélas ! monsieur, je ne sais que vous répondre, dit Gribouille de plus en plus effrayé ; je n’ai point d’esprit pour vous parler, mais je n’ai jamais fait de mal à personne : ne me donnez pas l’envie et le pouvoir d’en faire.

— Allons, vous êtes un sot, repartit le monsieur noir. Je vous laisse, je n’ai pas le temps de vous persuader ; mais nous nous reverrons, et, si vous avez quelque chose à me demander, souvenez-vous que je n’ai rien à vous refuser.

— Vous êtes bien bon, monsieur, » répondit Gribouille, dont les dents claquaient de peur. Mais aussitôt le monsieur se retourna, et son grand habit de velours noir, étant frappé par le soleil, devint gros bleu d’abord et puis d’un violet magnifique ; sa barbe se hérissa, son manteau s’enfla ; il fit entendre un rugissement sourd plus affreux que celui d’un lion, et, s’élevant lourdement de terre, il disparut à travers les branches du chêne.

Gribouille alors se frotta les yeux et se demanda si tout ce qu’il avait vu et entendu était un rêve. Il lui sembla que c’en était un en effet, et que, du moment seulement où le monsieur s’était envolé, il s’était senti tout de bon éveillé. Il ramassa son bâton et sa gibecière et s’en retourna à la maison, car il craignait d’être encore battu pour s’être absenté trop longtemps.

À peine fut-il entré que sa mère lui dit :

— Ah ! vous voilà ? Il est bien temps de revenir. Voyez un peu l’imbécile, à qui le plus grand bonheur du monde arrive et qui ne s’en doute seulement pas ! »

Quand elle eut bien grondé, elle prit la peine de lui dire que M. Bourdon était venu dans la forêt, qu’il s’était arrêté dans la maison du garde-chasse, qu’il y avait mangé un grand pot de miel, qu’il avait pour cela payé un beau louis de vrai or, enfin, qu’après avoir regardé l’un après l’autre tous les enfants, frères et sœurs de Gribouille, il avait dit à la mère Brigoule : « Ça, madame, n’avez-vous point un enfant plus jeune que ceux-ci ? » Et ayant appris qu’il y en avait un septième, âgé seulement de douze ans et qu’on appelait Gribouille, il s’était écrié : « Oh ! le beau nom ! voilà l’enfant que je cherche. Envoyez-le-moi, car je veux faire sa fortune. » Là-dessus il était sorti, sans s’expliquer autrement.

— Mais, dit Gribouille tout stupéfait, qu’est-ce donc que M. Bourdon ? car je ne le connais pas.

M. Bourdon, répondit la mère, est un riche seigneur qui vient d’arriver dans le pays et qui va acheter une grande terre et un beau château tout près d’ici. Personne ne le connaît, mais tout le monde s’accorde à dire qu’il est généreux et jette l’or et l’argent à pleines mains. Peut-être bien qu’il est un peu fou, mais, puisqu’il a de la fantaisie pour votre nom de Gribouille, allez-vous-en vite le trouver, car, pour sûr, il veut vous faire un riche présent.

— Et où irai-je le trouver ? dit Gribouille.

— Dame ! je n’en sais rien, répondit Brigoule ; j’étais si interloquée que je n’ai pas pensé à le lui demander ; mais sûrement qu’il demeure déjà dans le château qu’il est en train d’acheter. C’est à la lisière de la forêt ; vous connaissez tout le pays, et il faudrait que vous fussiez bien sot pour ne pas trouver un homme que tout le monde connaît déjà et dont on parle comme d’une merveille. Allez, partez, dépêchez-vous, et ce qu’il vous donnera, ayez bien soin de le rapporter ici : si c’est de l’argent, n’en prenez rien pour vous ; si c’est quelque chose à manger, ne le flairez seulement point ; remettez-le tel que vous l’aurez reçu à votre père ou à moi. Sinon, gare à votre peau !

— Je ne sais pas pourquoi vous me dites tout cela, ma chère mère, répondit Gribouille ; vous savez bien que je ne vous ai jamais rien dérobé, et que je mourrais plutôt que de vous tromper.

— C’est vrai que vous êtes trop bête pour cela, reprit sa mère ; allons, ne raisonnez point, et partez. »

Quand Gribouille fut sur le chemin du château que sa mère lui avait indiqué, il se sentit bien fatigué, car il n’avait rien mangé depuis le matin, et la journée finissait. Il fut obligé de s’asseoir sous un figuier qui n’avait encore que des feuilles, car ce n’était point la saison des fruits, et il allait se trouver mal de faiblesse quand il entendit bourdonner un essaim au-dessus de sa tête. Il se dressa sur la pointe des pieds, et vit un beau rayon de miel dans un creux de l’arbre. Il remercia le ciel de ce secours, et mangea un peu de miel le plus proprement qu’il put. Il allait continuer sa route, lorsque, du creux de l’arbre, sortit une voix perçante qui disait : « Arrêtez ce méchant ! À moi, mes filles, mes servantes, mes esclaves ; mettons en pièces ce voleur qui nous prive de nos richesses ! »

Qui eut grand’peur ? ce fut Gribouille.

« Hélas ! mesdames les abeilles, fit-il en tremblant, pardonnez-moi. Je mourais de faim, et vous êtes si riches, que je ne croyais pas vous faire grand tort en goûtant un peu à votre miel ; il est si bon, si jaune, si parfumé, votre miel ! vrai, j’ai cru d’abord que c’était de l’or, et c’est quand j’y ai goûté que j’ai compris que c’était encore meilleur et plus agréable à trouver que de l’or fin.

— Il n’est pas trop sot, reprit alors une petite voix douce, et, pour ses jolis compliments, je vous prie, chère Majesté, ma mère, de lui faire grâce et de le laisser continuer son chemin.

Là-dessus il se fit dans l’arbre un grand bourdonnement, comme si tout le monde parlait à la fois et se disputait ; mais personne ne sortit, et Gribouille se sauva sans être poursuivi. Quand il se trouva un peu loin, il eut la curiosité de se retourner, et il vit l’endroit qu’il avait quitté si brillant, qu’il s’arrêta pour regarder. Le soleil, qui se couchait, envoyait une grande lumière dans les branches du figuier, et dans ce rayon, qui, à force d’être vif, faisait mal aux yeux, il y avait une quantité innombrable de petites figures transparentes qui dansaient et tourbillonnaient en faisant une fort jolie musique. Gribouille regarda tant qu’il put ; mais, soit qu’il fût trop loin, soit que le soleil lui donnât dans les yeux, il ne put jamais comprendre ce qu’il voyait. Tantôt c’était comme des dames et des demoiselles qui avaient des robes dorées et des corsages bruns : tantôt c’était tout simplement une ruche d’abeilles qui reluisait dans le ciel en feu.

Mais, comme la nuit venait toujours et que le soleil descendait derrière les buissons, Gribouille ne vit bientôt plus rien, et il se remit en marche pour le château de M. Bourdon.

Il marcha longtemps, longtemps, se croyant toujours près de la lisière du bois, et enfin il s’aperçut qu’il ne savait où il était et qu’il s’était perdu. Il s’assit encore une fois pour se reposer, et il avait grande envie de dormir ; mais, pour ce qu’il avait peur des loups, il sut se tenir éveillé, et marcher encore le plus longtemps qu’il put. Enfin il allait se laisser tomber de fatigue, lorsqu’il vit beaucoup de lumières qui brillaient à travers les arbres, et, quand il se fut avancé de ce côté-là, il se trouva en face d’une grande belle maison tout illuminée et où l’on faisait, du haut en bas, grand bruit de bal, de musique et de cuisine.

Gribouille, tout honteux de se présenter si tard, alla pourtant frapper à la grande porte et demanda à parler au maître de la maison, si le maître de la maison s’appelait M. Bourdon.

— Et vous, lui répondit le portier, entrez, si vous vous appelez Gribouille, car nous avons commandement de bien recevoir celui qui porte ce nom-là. Monseigneur achète ce château et donne une grande fête. Vous lui parlerez demain.

— À la bonne heure, répondit Gribouille, car je m’appelle Gribouille, en effet.

— En ce cas, venez souper et vous reposer. »

Et là-dessus on l’emmena dans une belle chambre que Gribouille prit pour celle du maître de la maison, et qui n’était cependant que celle de son premier valet de chambre. On lui servit un beau souper de fruits et de confitures. Il aurait mieux aimé une bonne soupe et un bon morceau de pain, mais il n’osa en demander, et, quand il eut apaisé sa faim le mieux qu’il put, on lui dit qu’il pouvait se jeter sur le lit et faire un somme.

Il profita de la permission, mais le bruit qui se faisait dans toute la maison l’empêcha de dormir de bon cœur. À chaque instant on ouvrait les portes, et il entendait la musique des grosses contre-basses qui ronflaient comme le tonnerre. On refermait les portes, la musique paraissait finie ; mais alors on entendait le cliquetis des casseroles dans la cuisine et des flacons dans l’office, et le chuchotement des valets qui avaient l’air de comploter je ne sais quoi, si bien que Gribouille, tantôt écoutant, tantôt rêvant, ne savait point au juste s’il était éveillé ou endormi.

Tout d’un coup, il lui sembla que le valet de chambre de monseigneur, qui l’avait si bien traité, entrait et s’approchait de son lit. Il le regardait dormir, encore qu’il parût n’avoir point d’yeux dans sa vilaine grosse tête. Gribouille eut peur et voulut lui parler, mais le valet de chambre se mit à faire tic, tac, et à remuer les bras et les jambes, et puis à monter au plafond, à redescendre, à remonter encore, à croiser des fils sur d’autres fils, avec beaucoup d’adresse et de promptitude, toujours faisant tic, tac, comme une pendule. D’abord ce jeu amusa Gribouille ; mais, quand il se vit tout enveloppé dans un grand filet, il eut peur encore une fois et voulut parler : ce lui fut impossible, car, au lieu de sa voix ordinaire, il ne sortit de son gosier qu’un petit sifflement aigu et faible comme celui d’un cousin. Il essaya de sortir ses bras du lit, et, au lieu de bras, il se vit des petites pattes si menues, qu’il craignit, en les remuant, de les casser. Enfin il s’aperçut qu’il était devenu un pauvre petit moucheron, et que ce qu’il avait pris pour le valet de chambre de monseigneur Bourdon n’était qu’une affreuse araignée d’une grandeur démesurée, toute velue, et tout occupée de le prendre dans sa toile


pour le dévorer. Pour le coup, Gribouille fut si effrayé qu’il réussit à s’éveiller, et il ne vit dans la chambre que le domestique, sous sa forme naturelle, qui était occupé à fourrer dans son buffet des bouteilles pleines, des couverts d’argent, des vases précieux et des bijoux qu’il volait pendant la fête, se promettant de mettre ses larcins sur le compte de quelque pauvre diable moins avancé que lui dans les bonnes grâces de Monseigneur.

D’abord Gribouille ne comprit pas ce qu’il faisait, mais il le devina lorsque le valet se tourna vers lui d’un air effrayé et menaçant, et qu’il lui dit d’une voix sèche et cassée qui ressemblait au mouvement d’une vieille horloge usée : « Pourquoi me regardez-vous, et pourquoi ne dormez-vous pas ? »

Gribouille, qui n’était pas du tout si simple que l’on croyait, ne fit semblant de rien, et, se levant, il demanda la permission d’aller voir la fête, puisqu’aussi bien le bruit l’empêchait de dormir. « Allez, allez, vous êtes libre, » lui dit le valet qui aimait bien autant être débarrassé de lui.

Gribouille s’en alla donc droit devant lui, monta des escaliers, en descendit, traversa plusieurs chambres, et vit quantité de choses auxquelles il ne comprit rien du tout, mais qui ne laissèrent pas de le divertir. Dans une de ces chambres il y avait beaucoup de messieurs habillés de noir et de dames très parées qui jouaient aux cartes et aux dés en se disputant des monceaux d’or.

Dans une autre salle, d’autres hommes noirs et d’autres femmes parées et bariolées dansaient au son des instruments. Ceux qui ne dansaient pas avaient l’air de regarder, mais ils bourdonnaient si bruyamment qu’on n’entendait plus la musique.

Ailleurs on mangeait debout, d’un air affamé, et pas moitié aussi proprement que Gribouille avait coutume de le faire. On allait d’une chambre à l’autre, on se poussait, on mourait de chaud, et tout ce monde agité paraissait triste ou en colère.

Enfin le jour parut, et on ouvrit les fenêtres. Gribouille, qui s’était assoupi sur une banquette, crut voir s’envoler, par ces fenêtres ouvertes, de grands essaims de bourdons, de frelons et de guêpes, et quand il ouvrit les yeux, il se trouva seul dans la poussière. Les lustres s’éteignaient, les valets, harassés, se jetaient en travers sur les canapés et sur les tables. D’autres faisaient main basse sur les restes des buffets. Gribouille s’en alla achever paisiblement son somme sous les arbres du jardin, lequel était fort beau et tout rempli de fleurs magnifiques.

Quand il s’éveilla, bien rafraichi et bien reposé, il vit devant lui un gros et grand monsieur tout habillé de velours noir tirant sur le violet, et ressemblant si fort à celui qu’il avait vu en rêve sous le chêne du carrefour Bourdon, qu’il pensa que ce fut le même. Il ne put s’empêcher de lui dire :

« Hé bonjour, monsieur le Bourdon, comment vous portez-vous, depuis hier matin ?

— Gribouille, répondit le riche seigneur avec la même voix ronflante et le même grasseyement que Gribouille avait entendus dans son rêve, je suis bien aise de vous voir ; mais je suis étonné de ce que vous me demandez, car c’est la première fois que nous nous rencontrons. Je sais que vous êtes arrivé cette nuit, mais j’étais couché, et je ne vous ai point vu. »

Gribouille, pensant qu’il avait dit une sottise en parlant de son rêve comme d’une chose que M. Bourdon devait se rappeler, chercha à réparer ses paroles imprudentes en lui demandant s’il n’était point malade.

« Moi, point du tout, je me porte au mieux, répondit M. Bourdon ; pourquoi me demandez-vous cela ?

— C’est à cause, reprit Gribouille de plus en plus interdit, que vous donniez un grand bal et que je pensais que vous y seriez.

— Non, cela m’aurait beaucoup ennuyé, répondit M. Bourdon. J’ai donné une fête pour montrer que je suis riche, mais je me dispense d’en faire les honneurs. Ça, parlons de vous, mon cher Gribouille : vous avez bien fait de venir me voir, car je vous veux du bien.

— C’est donc à cause que je m’appelle Gribouille ? demanda Gribouille qui n’osait faire de questions raisonnables dans la crainte de faire encore quelque bévue.

— C’est à cause que vous vous appelez Gribouille, répondit M. Bourdon ; cela vous étonne, mais apprenez, mon enfant, que, dans ce monde, il ne s’agit pas de comprendre ce qui nous arrive, mais d’en profiter.

— Eh bien, monsieur, dit Gribouille, quel bien est-ce que vous voulez me faire ?

— C’est à vous de parler, répondit le seigneur.

Gribouille fut bien embarrassé, car, de tout ce qu’il avait vu, rien ne lui faisait envie, et d’ailleurs tout lui semblait trop beau et trop riche pour qu’il fût honnête de le désirer. Quand il eut un peu réfléchi, il dit :

« Si vous pouviez me faire un don qui me fît aimer de mes parents, je vous serais fort obligé.

— Dites-moi d’abord, fit M. Bourdon, pourquoi vos parents ne vous aiment point, car vous me semblez un fort gentil garçon.

— Hélas ! monsieur, reprit Gribouille, ils disent comme ça que je suis trop bête.

— En ce cas, dit M. Bourdon, il faut vous donner de l’esprit. »

Gribouille, qui, dans son rêve, avait déjà refusé l’esprit, n’osa pas cette fois montrer de la défiance.

« Et que faut-il faire, dit-il, pour avoir de l’esprit ?

— Il faut apprendre les sciences, mon petit ami. Sachez que je suis un habile homme et que je puis vous enseigner la magie et la nécromancie.

— Mais comment, dit Gribouille, apprendrai-je ces choses-là, dont je ne connais même pas le nom, si je suis trop simple pour apprendre quoi que ce soit ?

— Ces choses-là ne sont point difficiles, répondit M. Bourdon, je me charge de vous les montrer ; mais, pour cela, il faut que vous veniez demeurer avec moi et que vous soyez mon fils.

— Vous êtes bien honnête, monsieur, dit Gribouille, mais j’ai des parents, je les aime et ne les veux point quitter. Quoiqu’ils aient d’autres enfants qu’ils aiment mieux que moi, je puis leur être nécessaire, et il me semble que ce serait mal de ne plus vouloir être leur fils.

— C’est comme vous voudrez, dit M. Bourdon, je ne force personne. Bonjour, mon cher Gribouille, je n’ai pas le temps de causer davantage avec vous, puisque vous ne voulez pas rester avec moi. Si vous changez d’avis, ou si vous souhaitez quelque autre chose, venez me trouver. Vous serez toujours bien reçu. »

Et là-dessus M. Bourdon entra dans une charmille, et Gribouille se trouva tout seul.

Quand Gribouille revint à la maison de son père et qu’il se vit près d’arriver, il se sentit tout joyeux, car il se dit en lui-même : Sans le savoir, M. Bourdon m’a donné le moyen de me faire aimer de mes parents ; car, lorsqu’ils sauront qu’on m’a proposé de les quitter pour devenir le fils d’un homme si riche, et que j’ai refusé d’avoir d’autres parents que ceux que le bon Dieu m’a donnés, on verra bien que je ne suis pas un mauvais cœur. Mon père et ma mère m’embrasseront, et ils commanderont à mes frères et sœurs de m’embrasser aussi. »

Du plus loin qu’il aperçut la mère Brigoule, qui l’attendait avec impatience au bout de son verger, il se mit à courir et voulut, d’un air riant, se jeter dans ses bras, mais elle, sans lui en donner le temps :

« Qu’apportes-tu ? lui dit-elle, où est le cadeau qu’on t’a fait ? »

Et quand elle vit qu’il n’apportait rien, elle voulut le battre, pensant qu’il avait perdu en chemin ce qu’on lui avait donné ; mais Gribouille la pria de l’écouter, lui disant qu’après elle le pourrait gronder et punir s’il avait manqué à son devoir. Alors il rapporta mot pour mot l’entretien qu’il avait eu avec M. Bourdon, mais, au lieu de l’embrasser et de le remercier, sa mère prit une branche de saule et commença à le fouailler, en criant après lui. Le père Bredouille arriva et demanda ce que c’était.

« Voyez ce coquin, ce mauvais cœur, cet âne, dit la mère tout enragée, il n’a pas voulu être le fils et l’héritier d’un homme qui est plus riche que le roi. Il est si sot, qu’il n’a même pas songé, en le quittant, à lui demander un beau sac d’écus ou une bonne place pour nous dans sa maison, ou un joli morceau de terre pour augmenter notre avoir. »

Le père Bredouille battit Gribouille à son tour, et si fort, que la mère, qui craignait qu’il ne le fît mourir, le lui retira des mains en disant :

« En voilà assez pour une fois. »

Gribouille, désolé, demanda à ses parents ce qu’il devait faire pour leur plaire, disant que, s’il lui fallait aller dedemeurer avec M. Bourdon, il s’y soumettait. Mais tandis que sa mère, qui l’aimait encore un peu pour lui-même, et qui eût été flattée de le voir riche et bien vêtu, disait oui, son père, qui ne croyait pas à sa bonté et qui ne jugeait pas possible l’oubli de tant d’outrages qu’on avait faits à Gribouille, disait non. Il aimait mieux l’envoyer de temps en temps chez M. Bourdon, espérant que celui-ci lui donnerait de l’argent qu’il rapporterait à la maison, par crainte d’être battu.

Or donc, au bout de deux ou trois jours, on l’habilla misérablement, on lui mit une veste toute déchirée, de gros sabots aux pieds, un sarrau bien malpropre, et on l’envoya ainsi chez M. Bourdon pour faire croire que ses parents n’avaient pas le moyen de l’habiller, et pour faire pitié à ce riche seigneur. En même temps on lui commanda de demander une grosse somme.

Gribouille, qui aimait tant la propreté, fut bien humilié de se présenter sous ces méchantes guenilles, et il en avait les larmes aux yeux. Mais M. Bourdon ne l’en reçut pas plus mal ; car, malgré sa brusquerie et sa grosse voix, il avait l’air d’un bon homme et surtout paraissait aimer Gribouille sans que Gribouille pût deviner pourquoi.

« Gribouille, lui dit-il, je ne suis pas fâché de voir que vous songiez à vous-même. Prenez tout ce qu’il vous plaira. »

Il le conduisit alors dans une grande cave qui était si pleine d’or, de diamants, de perles et de pierreries, qu’on marchait dessus, et encore y en avait-il plus de sept grands puits très profonds qui étaient remplis jusqu’aux bords.

Gribouille, pour obéir à ses parents, prit seulement de l’or, car il ne savait pas que les diamants sont encore plus précieux. On lui avait dit d’en prendre le plus possible, il en mit donc dans toutes ses poches, mais avec aussi peu de plaisir que si ce fussent des cailloux ; car il ne voyait pas à quoi tout cela lui pourrait servir.

Il remercia M. Bourdon avec plus d’honnêteté que de contentement, et s’en retourna, disant : « Cette fois, je ferai voir à mes parents que j’ai obéi, et peut-être qu’ils m’embrasseront. »

Comme il se trouvait fatigué de porter tant d’or et qu’il se trouvait à passer non loin du carrefour Bourdon, il se détourna un peu du chemin pour aller s’y reposer. Il mangea quelques glands du vieux chêne, qu’il connaissait pour meilleurs que ceux des autres chênes de la forêt, étant doux comme sucre et tendres comme beurre. Puis il but au ruisseau et se disposait à faire un somme, lorsqu’il vit ses trois frères et ses trois sœurs se jeter sur lui, le pincer, le mordre, l’égratigner, et lui enlever tout son trésor.

Gribouille défendait son or comme il pouvait, disant : « Laissez-le-moi porter à la maison pour que mon père et ma mère voient que j’ai fait leur volonté, et après cela vous me le prendrez si vous voulez. »

Mais ils ne l’écoutaient point et continuaient à le voler et à le maltraiter, lorsque tout à coup il se fit un grand bruit dans le chêne, comme si dix mille grosses contre-basses y donnaient un concert, et aussitôt un essaim de gros frelons, guêpes et bourdons de différentes espèces s’abattit sur les frères et sœurs de Gribouille, et se mirent à les piquer si fort en les poursuivant, qu’ils arrivèrent à la maison tout enflés, les uns presque aveugles, les autres ayant des mains grosses comme la tête, tous quasi défigurés et criant comme des damnés. Cependant Gribouille, qui s’était trouvé au milieu de l’essaim, n’avait pas une seule piqûre, et il avait pu ramasser son or et l’apporter à la maison. Tandis que Brigoule lavait et pansait ses autres enfants, Bredouille, qui ne songeait qu’à l’argent, s’occupait d’interroger et de fouiller Gribouille, et, cette fois, il le complimentait et lui reprochait seulement d’être un paresseux et un douillet qui aurait eu la force d’en apporter le double. On mit les autres enfants au lit, car ils étaient fort malades, et plusieurs pensèrent en crever.

Mais, dès le lendemain, Bredouille ayant voulu compter l’or avec sa femme, il fut bien étonné de le voir se fondre dans ses doigts et se répandre sur la table en liqueur jaune et poissante, qui n’était autre chose que du miel, et encore du miel très mauvais et plus amer que sucré.

— Pour le coup, dit Brigoule en lavant sa table avec beaucoup de colère, M. Bourdon est sorcier, et il nous sera difficile de l’affiner. Il ne nous faut point mettre mal avec lui, et, au lieu de lui demander de l’argent, il faut lui faire des présents. Il m’a semblé qu’il aimait le miel plus qu’il ne convient à un homme raisonnable, et c’est sans doute pour nous en demander qu’il nous fait cette malice.

— Cela me paraît clair, répondit Bredouille, envoyons-lui du meilleur de nos ruches, et je pense que pour cela il nous payera bien. »

Le jour suivant, on mit sur un âne un beau baril de miel superbe, et on envoya Gribouille chez M. Bourdon.

Mais Gribouille ne fut pas plutôt arrivé auprès du figuier où il avait entendu et vu des choses si surprenantes, qu’une grande clameur d’abeilles sortit de l’arbre, se jeta sur l’âne, qui prit le galop et s’enfuit, laissant là son baril, et criant comme un âne qu’il était.

Alors Gribouille, à qui tout cela donnait bien à penser, vit paraître devant lui deux dames d’une beauté merveilleuse, escortées de tant d’autres dames et damoiselles, qu’il était impossible de les compter. La plus grande de toutes était habillée richement et comme portée en l’air par une quantité d’autres. À ses côtés, une jeune princesse fort belle voltigeait gracieusement.

« Imprudent, dit la reine (car, à son manteau royal et à sa manière de se faire porter sur le dos des autres, Gribouille vit bien que c’était une tête couronnée), tu as deux fois mérité la mort, car tu t’es fait le libérateur et le complaisant du roi des bourdons, notre ennemi mortel. Mais la princesse ma fille, que tu vois ici présente, m’a deux fois demandé ta grâce. Elle prétend que tu peux nous rendre service, et nous allons voir si l’on peut compter sur toi.

— Ordonnez-moi ce que vous voudrez, Madame la reine, répondit Gribouille ; je n’ai jamais eu dessein de vous offenser, et je vous trouve si belle, que j’aurais du plaisir à vous servir.

— Petit enfant, dit alors la reine d’un ton radouci, car elle aimait les compliments, écoute bien ce que je vais te dire. Laisse là ce pauvre chiffon de miel que tu portais au roi des bourdons, et porte-lui ces paroles qui lui plairont davantage. Dis-lui que la reine des abeilles est lasse de la guerre, qu’elle reconnaît que les frelons et les bourdons sont maintenant trop nombreux et trop forts pour être défaits en bataille rangée. Les industrieux sont contraints de faire part aux conquérants des richesses qu’ils ont amassées et de signer un traité de paix. Je sais bien que le roi des bourdons se croit si fort qu’il prétend nous imposer des conditions humiliantes, mais je sais aussi qu’il ambitionne la main de ma fille et qu’il n’espère pas l’obtenir. Va lui dire que je la lui donne en mariage, à condition qu’il laissera nos ruches en paix, et qu’il se contentera d’une forte part de nos trésors que ma fille lui apportera en dot.

Ayant ainsi parlé, la reine disparut ainsi que sa fille et toute sa cour, et Gribouille ne vit plus qu’un grand amas d’abeilles qui se pendaient en grappes aux branches du figuier.

Il reprit sa course et alla raconter à M. Bourdon comme quoi ses parents l’ayant chargé d’un baril de beau miel, la reine des abeilles le lui avait ôté, et le discours qu’elle l’avait chargé de faire au roi des bourdons.

— Comme vous êtes très savant, ajouta Gribouille, peut-être pourrez-vous m’enseigner où je trouverai ce roi-là, à moins que vous ne le soyez vous-même, ce que j’ai toujours soupçonné, sans avoir pour cela mauvaise opinion de vous.

— Fantaisies, rêveries que tout cela, dit M. Bourdon en riant. C’est bien, c’est bien, Gribouille, vous avez fait votre commission. Parlons de vous, mon enfant ; vous voyez que vous n’aurez jamais raison avec vos parents, ils sont trop fins et vous ne l’êtes pas assez. Voulez-vous rester avec moi ? vous n’aurez plus jamais rien à craindre de leur part, et vous deviendrez un si habile homme, que vous commanderez à toute la terre. »

Gribouille soupira et ne répondit point. Et là-dessus M. Bourdon lui tourna le dos, car il ne s’arrêtait jamais longtemps à la même place, et, bien qu’on ne lui vit jamais rien faire, il avait l’air d’être toujours très occupé et grandement pressé.

Toutes les fois que M. Bourdon lui parlait de le garder et de l’instruire, Gribouille se sentait comme transi de peur sans savoir pourquoi. Il retourna chez ses parents et leur raconta tout ce qui lui était arrivé. Il avait bien peur d’avouer que la reine des abeilles avait repris le miel et mis l’âne en fuite ; mais il le fallait bien, et, pour s’excuser, il fut forcé de dire qu’il n’avait pas eu affaire à de simples abeilles, mais à une reine, à toute sa cour et à toute son armée.

Il s’attendait à être traité de menteur et de visionnaire ; mais Bredouille, qui croyait aux sorciers parce qu’il avait essayé de l’être, se gratta l’oreille et dit à sa femme : « Il y a de la magie dans tout cela ! Gribouille est en passe de devenir plus riche qu’un roi, puisqu’il est à même de devenir sorcier. Il est bien simple pour cela, mais il dépend de M. Bourdon de lui ouvrir l’esprit. Laissons-le faire, car, si nous nous y opposons, il nous ruinera et fera périr nos enfants. J’ai dans l’idée que ces frelons qui les ont si bien mordus n’étaient pas des insectes de petite volée. Envoyons-lui donc Gribouille, car, si Gribouille devient aussi riche qu’un roi, par amour-propre il élèvera sa famille aux plus hautes dignités. »

Alors, s’adressant à Gribouille : « Petit, lui dit-il, retournez de ce pas chez M. Bourdon. Dites-lui que votre père vous donne à lui, et gardez-vous d’en marquer le moindre déplaisir. Restez avec lui, je vous le commande, et, si vous ne le faites, soyez assuré que je vous ferai mourir sous le bâton. »

Gribouille, ainsi congédié, partit en pleurant. Sa mère eut un petit moment de chagrin et sortit pour le reconduire un bout de chemin, puis elle le quitta après l’avoir embrassé, ce qui fit tant de plaisir au pauvre Gribouille, qu’il accepta son sort dans l’espérance d’être aimé et caressé par ses parents lorsqu’il viendrait les voir.

M. Bourdon reçut fort bien Gribouille. Il le fit richement habiller, lui donna une belle chambre, le fit manger à sa table, et envoya quérir trois pages pour le servir. Puis il commença à le faire instruire dans l’art de la magie.

Mais Gribouille ne fit pas grand progrès. On lui faisait faire des chiffres, des chiffres, des calculs, des calculs, et cela ne l’amusait guère, d’autant plus qu’il ne comprenait guère à quoi cela pourrait lui servir. Sa richesse ne le rendait point heureux. Il était content d’être propre, et c’est tout. Il voyait fort peu M. Bourdon, qui paraissait toujours grandement affairé et qui lui disait en lui tapant sur la joue : « Apprends les chiffres, apprends les calculs avec le maître que je t’ai donné ; quand tu sauras cela, je serai ton maître moi-même, et je t’apprendrai les grands secrets. »

Gribouille aurait bien voulu aimer M. Bourdon, qui lui faisait tant de bien ; mais il n’en pouvait venir à bout. M. Bourdon était railleur sans être plaisant, bruyant sans être gai, prodigue sans être généreux. On ne savait jamais à quoi il pensait, si toutefois il pensait à quelque chose. Il était quelquefois brutal, et le plus souvent indifférent. Il avait une manie qui répugnait à Gribouille, c’était de ne vivre que de miel, de sirops et de confitures, ce qui ne l’empêchait pas d’être gros et gras, mais ce dont il usait avec tant de voracité qu’il en était malpropre. Gribouille n’aimait point à l’embrasser parce qu’il avait toujours la barbe poissée.

Cependant, malgré la dépense que faisait M. Bourdon, il devenait chaque jour plus riche, et, comme le royaume de ce pays-là était gouverné par un monarque très-faible et très-ruiné, M. Bourdon achetait toutes ses terres, toutes ses métairies, toutes ses forêts. Bientôt il lui acheta ses courtisans, ses serviteurs, ses troupeaux et ses armées. Le roi devint si pauvre, si pauvre, que, sans l’aide de quelques domestiques fidèles qui le nourrissaient, il serait mort de faim. Il conservait le titre de roi, mais il n’était plus que le premier ministre de M. Bourdon, qui lui faisait faire toutes ses volontés et qui était le roi véritable.

À quelque temps de là, on vit arriver dans la contrée une très-belle et très riche princesse, avec une grande reine qui était sa mère et qui venait traiter du mariage de cette demoiselle avec M. Bourdon. L’affaire fut bientôt conclue. Il y eut des fêtes à en crever ; on invita le roi qui fut bien content d’être du repas de noces, et quand M. Bourdon fut marié, il parut plus riche de moitié qu’auparavant.

Sa femme était fort jolie et fort spirituelle, elle traitait Gribouille avec beaucoup d’amitié, mais Gribouille ne réussissait pas à l’aimer autant qu’il l’eût souhaité. Elle lui faisait toujours peur, parce qu’elle lui rappelait la princesse des abeilles qu’il avait cru voir sous le figuier, le jour où l’essaim avait mis son âne en fuite, et, lorsqu’elle l’embrassait, il s’imaginait toujours qu’elle allait le piquer. Elle avait la même manie de manger du miel et des sirops, qui déplaisait tant à Gribouille dans M. Bourdon. Et puis elle parlait toujours d’économie, et tandis que l’on apprenait à Gribouille l’art de compter, elle le tourmentait en lui disant sans cesse qu’il lui fallait aussi l’art de produire.

À tout prendre, la maison de M. Bourdon devint plus tranquille après son mariage, mais elle n’en fut pas plus gaie. Madame Bourdon était avare, elle faisait durement travailler tout le monde. Le royaume s’en ressentait et devenait très riche. On faisait toutes sortes de travaux, ou bâtissait des villes, des ports de mer, des palais, des théâtres ; on fabriquait des meubles et des étoffes magnifiques ; on donnait des fêtes où l’on ne voyait que diamants, dentelles et brocarts d’or. Tout cela était si beau, si beau, que


les étrangers en étaient éblouis. Mais les pauvres n’en étaient pas plus heureux, parce que, pour gagner de l’argent dans ce pays-là, il fallait être très-savant, très-fort ou très-adroit, et ceux qui n’avaient ni esprit, ni savoir, ni santé, étaient oubliés, méprisés et forcés de voler, de demander l’aumône, ou de mourir de faim comme le vieux roi. On s’aperçut même que tout le monde devenait méchant : les uns parce qu’ils étaient trop heureux, les autres parce qu’ils ne l’étaient pas assez. On se disputait, on se haïssait. Les pères reprochaient aux enfants de ne pas grandir assez vite pour gagner de l’argent ; les enfants reprochaient aux pères de ne pas mourir assez tôt pour leur en laisser. Les maris et les femmes ne s’aimaient point, parce que M. et madame Bourdon, qui donnaient le ton, ne pouvaient pas se supporter. S’étant mariés par intérêt, ils se reprochaient sans cesse leur origine, madame Bourdon disant à son mari qu’il était un roturier, et M. Bourdon disant à sa femme qu’elle était une bécasse entichée de noblesse. Ils en venaient parfois aux gros mots. Monsieur accusait madame d’être avare ; madame traitait monsieur de voleur.

Gribouille n’assistait pas à ces querelles de ménage et ne comprenait pas pourquoi, dans un pays devenu si beau et si riche, il y avait tant de gens chagrins et mécontents. Pour son compte, il eût pu être heureux, car ses parents, devenus riches, ne le tourmentaient plus guère, et M. Bourdon, tout occupé de ses affaires, ne le contrariait en rien.

Mais Gribouille avait le cœur triste sans savoir pourquoi et s’ennuyait de vivre toujours seul ; il n’avait point d’amis de son âge, tous les autres enfants étaient instruits par leurs parents à être jaloux de sa richesse ; on ne lui faisait point apprendre les choses qu’il eût aimées ; M. Bourdon, tout en le comblant de présents et de plaisirs fort coûteux, ne paraissait pas se soucier de lui plus que du premier venu. Il ne marquait d’estime ni de mépris pour personne, et un jour que Gribouille avait voulu l’avertir que son premier valet de chambre le volait, il avait répondu : « Bon, bon ! il fait son métier. »

Enfin, quand Gribouille eut quinze ans, M. Bourdon le prit par le bras et lui dit : « Mon jeune ami, vous serez mon héritier, parce que les destins ont décrété que je n’aurais point d’enfants de mon dernier mariage. Je le savais, et c’est pourquoi je me suis marié sans crainte de vous faire du tort ; vous serez donc très riche, et vous l’êtes déjà, puisque tout ce que j’ai vous appartient. Mais, après moi, il vous faudra prendre beaucoup de peine et soutenir beaucoup de combats pour conserver vos biens, car la famille de ma femme me hait et n’est retenue de me faire la guerre que par la crainte que j’inspire. La race des abeilles tout entière conspire contre moi, et n’attend que le moment favorable pour fondre sur mes terres et reprendre tout ce qu’elle prétend lui appartenir.

Il est donc temps que je vous instruise de mes secrets, afin que l’habileté vous sauve de la force quand vous ne m’aurez plus. Venez avec moi. »

Là-dessus M. Bourdon monta dans son carrosse avec Gribouille et fit prendre le chemin du carrefour Bourdon. Quand ils furent auprès du chêne, M. Bourdon renvoya son équipage et, prenant Gribouille par la main, il le fit asseoir sur les racines de l’arbre et lui dit :

« Avez-vous quelquefois mangé de ces glands ?

— Oui, répondit Gribouille, car je sais qu’ils sont bons, tandis que les autres glands de la forêt sont amers et bons pour les pourceaux.

— En ce cas, vous êtes plus avancé que vous ne pensez. Eh bien, puisque ces fruits vous plaisent, mangez-en. »

Gribouille en mangea avec plaisir, parce que cela lui rappelait son enfance ; mais tout aussitôt il se sentit accablé d’un grand sommeil, et il ne lui sembla plus voir ni entendre M. Bourdon que dans un rêve.

D’abord il lui sembla que M. Bourdon frappait sur l’écorce du chêne et que le chêne s’entr’ouvrait ; alors Gribouille vit dans l’intérieur de l’arbre une belle ruche d’abeilles avec tous ses gâteaux blonds et dorés, et toutes les abeilles, dans leurs cellules propres et succulentes, bien renfermées chacune chez soi. On entendait pourtant des voix mignardes qui babillaient dans toutes les chambres, et qui disaient : Amassons, amassons ; gardons, gardons ; refusons, refusons ; mordons, mordons. Mais une voix plus haute fit faire silence, en criant du fond de la ruche : Taisez-vous, taisez-vous, l’ennemi s’avance.

Alors M. Bourdon commença à bourdonner et à grimper le long de l’arbre, et à frapper de l’aile et de la patte à la cellule de la reine qui se barricadait et tirait ses verrous. M. Bourdon fit entendre une voix retentissante comme une trompe de chasse, et des milliers, des millions, des milliards de bourdons, de frelons et de guêpes parurent, d’abord comme un nuage dans le ciel, et bientôt comme une armée terrible qui se précipita sur la ruche. Les abeilles se décidèrent à sortir pour se défendre, et Gribouille assista à un combat furieux où chacun cherchait à percer un ennemi de son dard ou à lui manger la tête. La mêlée devint plus horrible lorsque des branches du chêne descendit une nouvelle armée qui, sans prendre parti dans la querelle, ne parut songer qu’à tuer au hasard pour emporter et manger les cadavres. C’était toute une république


de grosses fourmis qui avait sa capitale non loin de là, et qui était allée prendre le frais sur les feuilles, et tâcher en même temps de lécher un peu de miel qui coulait de la ruche, et dont les fourmis sont aussi friandes que les bourdons. Chaque fois qu’un insecte blessé tombait sur le dos, ou se roulait dans les convulsions de la colère et de l’agonie, vingt fourmis s’acharnaient à le pincer, à le mordre, à le tirailler, et, après l’avoir fait mourir à petit feu, appelaient vingt autres des leurs qui emportaient le mort vers la fourmilière. Dans ce désordre, le miel, ruisselant par les portes brisées des cellules, empiégea si bien les combattants


et les voleurs, que grand nombre périrent étouffés, noyés ou percés par leurs ennemis, dont ils ne pouvaient plus se défendre. Enfin les frelons restèrent maîtres du champ de bataille ; et alors commença une orgie repoussante. Les vainqueurs se gorgeant de miel au milieu des victimes, et, marchant sur les cadavres des mères et des enfants, s’enivrèrent d’une façon si indécente, que beaucoup crevèrent d’indigestion en se roulant pêle-mêle avec les morts et les mourants.

Quant à M. Bourdon, à qui l’on avait apporté les clefs de la ruche sur un plat d’argent, il se mit à rire d’une manière odieuse, et prenant Gribouille par la peau du cou : « Allez donc, poltron, lui dit-il, profitez donc de la curée, car c’est pour vous qu’on a fait tout ce massacre. Profitez-en, mangez, prenez, pillez, tuez, allez donc ! »

Et il le lança au fond de la ruche, qui était devenue un lac de sang. Gribouille s’agita pour en sortir, et, roulant le long du chêne, il alla tomber dans la capitale des fourmis, où à l’instant même il fut saisi par trente millions de paires de pinces qui le tenaillèrent si horriblement, qu’il fit un grand cri et s’éveilla. Mais, en ouvrant les yeux, il ne vit plus rien que de très vraisemblable : le chêne s’était refermé, la fourmilière avait disparu, quelques abeilles voltigeaient discrètement sur le serpolet, quelques frelons buvaient les gouttelettes d’eau que le ruisseau faisait jaillir sur les feuilles de ses rives, et M. Bourdon, aussi tranquille qu’à l’ordinaire, regardait Gribouille en ricanant.

« Eh bien, monsieur l’endormi, lui dit-il, voilà comme vous prenez votre première leçon ? vous vous abandonnez au sommeil pendant que je vous explique les lois de la nature ?

— Je vous en demande bien pardon, répondit Gribouille encore tout saisi d’horreur. Ce n’est pas pour mon plaisir que j’ai dormi de la sorte, car j’ai fait des rêves abominables.

— C’est bon, c’est bon, reprit M. Bourdon, il faut s’habituer à tout. Mais où en étions-nous ?

— Vraiment, monsieur, dit Gribouille, je n’en sais rien. Il me semblait que vous me disiez de tuer, de piller, de manger.

— C’est quelque chose comme cela, reprit M. Bourdon ; je vous expliquais l’histoire naturelle des frelons et des abeilles. Celles-ci travaillent pour leur usage, vous disais-je ; elles sont fort habiles, fort actives, fort riches et fort avares. Ceux-là ne travaillent pas si bien et ne savent pas faire le miel ; mais ils ont un grand talent, celui de savoir prendre. Les fourmis ne sont pas sottes non plus, elles bâtissent des cités admirables ; mais elles les remplissent de cadavres pour se nourrir pendant l’hiver, et il n’est point de nation plus pillarde et mieux unie pour faire du mal aux autres. Vous voyez donc bien que, dans ce monde, il faut être voleur ou volé, meurtrier ou meurtri, tyran ou esclave. C’est à vous de choisir ; voulez-vous conserver comme les abeilles, amasser comme les fourmis, ou piller comme les frelons ? Le plus sûr, selon moi, est de laisser travailler les autres, et de prendre, prendre, prendre ! mon garçon, par force ou par adresse, c’est le seul moyen d’être toujours heureux. Les avares amassent lentement et jouissent peu de ce qu’ils possèdent ; les pillards sont toujours riches quand même ils dépensent, car, quand ils ont bien mangé, ils recommencent à prendre, et comme il y a toujours des travailleurs économes, il y a toujours moyen de s’enrichir à leurs dépens. Ça, mon ami, je vous ai dit le dernier mot de la science, choisissez, et, si vous voulez être bourdon, je vous ferai recevoir magicien comme je le suis.

— Et quand je serai magicien, dit Gribouille, que m’arrivera-t-il ?

— Vous saurez prendre, répondit M. Bourdon.

— Et pour le devenir, que faut-il faire ?

— Faire serment de renoncer à la pitié et à cette sotte vertu qu’on appelle la probité.

— Tous les magiciens font-ils ce serment-là ? dit Gribouille.

— Il y en a, répondit M. Bourdon, qui font le serment contraire, et qui font métier de servir, de protéger et d’aimer tout ce qui respire ; mais ce sont des imbéciles qui prennent, par vanité, le titre de bons génies et qui n’ont aucun pouvoir sur la terre. Ils vivent dans les fleurs, dans les ruisseaux, dans les déserts, dans les rochers, et les hommes ne leur obéissent pas ; ils ne les connaissent même point ; aussi ce sont de pauvres génies qui vivent d’air et de rosée et dont le cerveau est aussi creux que l’estomac.

— Eh bien, monsieur Bourdon, répondit Gribouille, vous n’avez pas réussi à me donner de l’esprit, car je préfère ces génies-là au vôtre, et je ne veux en aucune façon apprendre la science de piller et de tuer. Je vous souhaite le bonjour, je vous remercie de vos bonnes intentions, et je vous demande la permission de retourner chez mes parents.

— Imbécile ! répondit M. Bourdon, tes parents sont des frelons qui ont oublié leur origine, mais qui n’en ont pas moins tous les instincts et toutes les habitudes de leur race. Ils t’ont battu parce que tu ne savais pas voler, ils te tueront à présent que tu peux le savoir et que tu refuses de l’apprendre.

— Eh bien, dit Gribouille, je m’en irai dans ces déserts dont vous m’avez parlé et où vous dites que demeurent les bons génies.

— Mon petit ami, vous n’irez point, repartit M. Bourdon d’une voix terrible et en roulant ses gros yeux comme deux charbons ardents ; j’ai mes raisons pour que vous ne me quittiez pas, et je vais vous faire tant de piqûres, que vous resterez là pour mort si vous me résistez.

En parlant ainsi, M. Bourdon étendit ses ailes et, reprenant la figure d’un affreux insecte, il se mit à poursuivre avec rage le pauvre Gribouille qui s’enfuyait à toutes jambes.


Quelque temps il réussit à se préserver en l’écartant avec son chapeau ; mais enfin, se voyant sur le point d’être dévoré, il perdit la tête et se précipita dans le ruisseau, dont il descendit le courant à la nage avec beaucoup de vitesse ; mais, à tout instant le bourdon s’élançait sur ses yeux pour l’éborgner, et il était forcé d’enfoncer sa tête dans l’eau, au risque d’être suffoqué. Alors Gribouille, se voyant perdu, s’écria :

« À mon secours, les bons génies, ne souffrez pas que ce méchant s’empare de moi ! »

Au même instant une jolie demoiselle aux ailes bleues sortit d’une touffe d’iris sauvages, et, s’approchant de Gribouille :

« Suis-moi, lui dit-elle, nage toujours et n’aie pas peur. »

Et puis elle se mit à voler devant lui, et, en un instant, une grande pluie d’averse commença à tomber et à contrarier fort M. Bourdon, qui ne savait pas voler pendant la pluie. La demoiselle s’en moquait et allait toujours. Le ruisseau se gonflait et emportait Gribouille, qui n’avait plus la force de nager. M. Bourdon essaya de s’acharner après sa proie ; mais la pluie, qui tombait en gouttes aussi larges que la main, le culbuta dans l’eau. Il se sauva comme il put, à la nage, et gagna les herbes de la rive, où Gribouille le perdit de vue.

Cependant Gribouille avançait toujours, conduit par la demoiselle, et il se trouva à passer devant la porte de la maison de son père. Il vit ses frères et sœurs qui le regardaient par la fenêtre et qui riaient bien fort, pensant qu’il se noyait. Gribouille voulait s’arrêter pour leur dire bonjour, mais la demoiselle le lui défendit.

« Suis-moi, Gribouille, lui dit-elle, si tu me quittes, tu es perdu.

— Merci, madame la demoiselle, répondit Gribouille, je veux vous obéir. »

Et, lâchant un arbre auquel il s’était retenu, il recommença à nager aussi vite que le ruisseau, qui était devenu un torrent et qui roulait aussi vite qu’une flèche. Quand il eut dépassé la maison et le jardin de ses parents, Gribouille entendit ses frères et ses sœurs qui le raillaient en criant de toutes leurs forces : « Fin comme Gribouille, qui se jette dans l’eau par crainte de la pluie. »