Histoire du matérialisme/Tome II/Partie I/Chapitre 1

Traduction par B. Pommerol.
C. Reinwald (tome 2p. 1-75).


PREMIÈRE PARTIE

LA PHILOSOPHIE MODERNE


CHAPITRE PREMIER

Kant et le matérialisme.


Retour de la philosophie allemande à Kant. Importance durable du criticisme. Le point de vue de la métaphysique est changé. — Mouvement et sensation. Le monde en tant que phénomène. — L’expérience en tant que produit de l’organisation. Kant dans ses rapports avec Platon et Épicure. — Kant opposé au subjectivisme et au scepticisme. Il subit l’influence de Hume ; système de ce dernier. — Kant et l’expérience. — Analyse de l’expérience. Les jugements synthétiques a priori. — La découverte des éléments a priori. — Les sens et l’entendement. — L’espace et le temps comme formes des perceptions sensibles. La sensation ne peut-elle pas se comparer à la sensation ? La psychophysique. — L’a priorité de l’espace et du temps soutenable néanmoins. — Rapports du matérialisme avec la théorie de l’espace et du temps. — Les catégories. — Hume attaque l’idée de causalité. — La déduction des catégories. — Défauts de la méthode déductive. Le sens commun. Le fondement des idées a priori. — Définitions différentes de l’idée de causalité. — Attitude des empiriques et des matérialistes en face de l’idée de causalité. — La chose en soi. — La déduction des catégories et l’origine des idées. — Le libre arbitre et la loi morale. — Le monde intelligible en tant qu’idéal.


La place éminente que nous avons assignée à Kant, dans la division même de notre ouvrage, exige bien moins aujourd’hui, de notre part, une justification ou simplement une explication que lors de la publication de notre première édition, il y a environ huit ans. Il est vrai qu’alors la retraite des philosophes romantiques de notre Allemagne était depuis longtemps décidée. De même qu’une armée vaincue cherche autour d’elle, du regard, un point avantageux, où elle puisse se rallier et se reformer en ordre ; de même, dans le monde philosophique, on entendait ce cri de ralliement : « Revenons à Kant ! » Mais c’est seulement dans ces dernières années qu’on est revenu sérieusement à lui ; et l’on a dû se convaincre que le point de vue, où s’est placé le grand philosophe de Kœnigsberg, n’a encore jamais pu, en toute justice, être considéré comme dépassé ; il est au contraire indispensable de pénétrer dans les profondeurs du système de Kant, à l’aide des études sérieuses, dont jusqu’ici, entre tous les philosophes, on n’a guère honoré que le seul Aristote.

Des malentendus et la passion d’écrire se sont donné la main pour franchir, à l’époque d’un riche mouvement intellectuel, les rigoureuses limites que Kant avait imposées à la spéculation. Le calme, qui suivit l’ivresse métaphysique, invitait d’autant plus à reprendre la position prématurément abandonnée, que l’on se retrouvait en face du matérialisme, qui, à l’apparition de Kant, avait disparu sans presque laisser de traces. — Aujourd’hui, non-seulement nous avons une jeune école de kantistes (1), dans les sens le plus étroit et le plus large, mais encore ceux qui veulent prendre d’autres directions se voient forcés de régler, en quelque sorte, leurs comptes avec Kant et de motiver sérieusement leurs divergences. Même le mouvement quelque peu artificiel en faveur de la philosophie de Schopenhauer, d’une part, a pris naissance dans un entraînement analogue, et formé, d’autre part, pour les hommes les plus judicieux, une transition vers Kant. Il faut ici faire ressortir particulièrement l’accueil empressé des naturalistes, qui, trouvant le matérialisme insuffisant, se sont pour la plupart rattachés à une conception du monde d’accord, sur des points très-importants, avec celle de Kant.

En réalité, ce n’est nullement au kantisme orthodoxe que nous devons attribuer une importance si prépondérante, moins encore à l’évolution dogmatique par laquelle Schleiden croyait pouvoir abattre le matérialisme, en comparant Kant, Fries et Apelt à Kepler, Newton et Laplace, et en prétendant que les travaux de ces trois philosophes avaient donné aux idées « âme, liberté et Dieu » une fixité semblable à celle du cours des astres (2). Un pareil dogmatisme est d’ailleurs complètement étranger à l’esprit de la Critique de la raison, bien que Kant se félicitât vivement d’avoir soustrait ces mêmes idées aux discussions des écoles, en les reléguant dans le domaine de la philosophie pratique, comme ne pouvant être démontrées ni positivement ni négativement. Mais toute la philosophie pratique est la partie variable et éphémère de la philosophie de Kant, quelque puissante influence qu’elle ait exercée sur ses contemporains. La place seule en est impérissable, non l’édifice que le maître y a construit. Dire que ce terrain (la conscience) est un emplacement favorable à la construction de systèmes de morale, c’est là une affirmation qui ne doit guère être rangée parmi les éléments durables de son système ; et, si l’on fait de la conservation des idées morales le point de départ de son système, il y a une très-grande maladresse à le comparer à Kepler, — sans parler de Newton et de Laplace. Nous devons bien plutôt chercher dans la Critique de la raison théorique toute l’importance de la grande réforme due à l’initiative de Kant ; même pour la morale, c’est là qu’il faut chercher la valeur durable du criticisme : non-seulement il contribua au triomphe d’un système précis des idées morales, mais encore, convenablement développé, il peut répondre aux exigences variables des diverses périodes de culture.

Kant lui-même n’avait guère la pensée de se comparer à Kepler ; mais il établissait un autre parallèle, plus significatif et plus solide. Il comparait son action à celle de Copernic. Or cette action consistait à renverser le point de vue jusqu’alors adopté par la métaphysique. Copernic osa chercher, « d’une manière opposée aux sens, mais vraie », non dans les corps célestes, mais dans l’observateur lui-même, les mouvements remarqués. Non moins « opposé aux sens » doit paraître à l’intelligence paresseuse de l’homme le procédé de Kant, qui renverse avec une impassible assurance le point de vue de la science expérimentale tout entière ainsi que de toutes les sciences historiques et exactes, en posant la simple hypothèse, que nos concepts ne se règlent pas sur les objets, mais les objets sur nos concepts (3). Il s’ensuit immédiatement que les objets de l’expérience ne sont en général que nos objets, qu’en un mot toute l’objectivité n’est pas précisément l’objectivité absolue, mais seulement une objectivité pour l’homme et pour les êtres qui peuvent être organisés comme lui, tandis que derrière le monde des phénomènes se cache, dans une obscurité impénétrable, l’essence absolue des choses, la « chose en soi ».

Disposons, un instant, de cette pensée en toute liberté. Peu nous importe, pour le moment, la manière dont Kant la développa ; nous nous préoccuperons plutôt de l’aspect que le matérialisme prendra à nos yeux, si nous nous plaçons à ce nouveau point de vue.

La fin du premier volume nous a montré la philosophie des écoles en Allemagne sérieusement aux prises avec le matérialisme. La comparaison favorite de l’hydre, à laquelle repoussent toujours deux têtes pour une abattue par le demi-dieu, ne s’applique pas du tout au spectacle que contemple un témoin impartial de ces luttes. Sans doute le matérialisme reçoit chaque fois un coup qu’il ne peut parer ; c’est toujours la même quarte, qui porte chaque fois, quelque risible que soit la maladresse de l’escrimeur. La conscience ne peut s’expliquer par des mouvements matériels. Malgré la force logique avec laquelle est démontrée son absolue dépendance des phénomènes matériels, le rapport du mouvement extérieur à la sensation n’en reste pas moins insaisissable ; et la contradiction devient d’autant plus flagrante qu’on projette plus de lumière sur ce rapport. Mais il se trouve que tous les systèmes, que l’on mène au combat contre le matérialisme, qu’ils émanent de Descartes, Spinoza, Leibnitz, Wolff ou du vieil Aristote, contiennent en eux la même contradiction, et peut-être en outre une douzaine de contradictions pires encore. Tout se montre clairement lorsqu’on règle les comptes avec le matérialisme. Nousfaisons ici complètement abstraction des avantages que peuvent avoir les autres systèmes par leur profondeur, leur affinité avec l’art, la religion et la poésie, par les éclairs et les pressentiments féconds de la pensée, et par l’activité communiquée à l’esprit. Le matérialisme est pauvre en fait de trésors semblables ; mais il n’est pas moins pauvre en fait de sophismes gros comme le poing ou de subtilités fines comme un cheveu, dont les autres systèmes se servent pour arriver à leurs prétendues vérités. Dans la lutte contre le matérialisme, il s’agit simplement de prouver et de réfuter ; la profondeur de la pensée n’y est d’aucun avantage, et les contradictions latentes apparaissent au grand jour.

Mais nous avons appris à connaître, sous des formes diverses, un principe, devant lequel le matérialisme reste désarmé et qui, en realité, dépassant cette conception de l’univers, conduit à une conception supérieure des choses.

Dès le commencement de notre travail, nous avons rencontré ce principe, en voyant Protagoras aller au delà de Démocrite. Ensuite, dans la dernière période dont nous avons parlé, nous trouvons deux hommes différents de nationalité, d’opinion, de profession, de croyance et de caractère, qui cependant tous deux abandonnent, au même point, le terrain du matérialisme : l’évêque Berkeley et le mathématicien d’Alembert. Le premier voyait dans le monde entier des phénomènes une grande et unique illusion des sens ; le second doutait qu’il y eût quelque chose en dehors de nous qui correspondît à ce que nous croyons voir. Nous avons montré comment d’Holbach s’irrite contre Berkeley, sans pouvoir le réfuter.

Il existe dans l’étude exacte de la nature un problème qui empêche nos matérialistes actuels de rejeter dédaigneusement le doute qui s’attache à la réalité du monde des phénomènes : c’est celui de la physiologie des organes des sens. Les progrès étonnants, accomplis dans cette science et dont nous aurons à reparler, paraissent entièrement de nature à confirmer l’antique thèse de Protagoras, que l’homme est la mesure des choses. Une fois qu’il sera démontré que la qualité de nos perceptions sensibles dépend complètement de la structure de nos organes, on ne pourra plus éliminer comme « irréfutable mais absurde » l’hypothèse que même l’ensemble du système, dans lequel nous faisons entrer nos perceptions sensibles, en un mot toute notre expérience est soumise à notre organisation intellectuelle, qui nous force d’expérimenter comme nous expérimentons, de penser comme nous pensons, tandis que les mêmes objets peuvent paraître tout différents à une autre organisation, et que la chose en soi ne peut être comprise d’aucun être mortel.

Et de fait, la pensée que le monde des phénomènes n’est que la copie confuse d’un autre monde renfermant les objets vrais, se retrouve à toutes les époques de l’histoire des idées humaines. Chez les philosophes de l’Inde ancienne comme chez les Grecs apparaît déjà, sous des formes diverses, la même pensée fondamentale qui, modifiée par Kant, est tout d’un coup rapprochée de la théorie de Copernic. Platon croyait au monde des idées, des prototypes éternels et parfaits de tout ce qui arrive sur terre. Kant l’appelle le philosophe le plus remarquable des choses intelligibles, tandis qu’il nomme Épicure le philosophe le plus remarquable des choses sensibles. Mais Kant prenait envers le matérialisme une attitude bien différente de celle de Platon : ainsi le philosophe de Kœnigsberg loue formellement Épicure de n’avoir jamais, dans ses conclusions, outrepassé les limites de l’expérience, tandis que Locke, par exemple, « après avoir déduit de l’expérience toutes les idées et tous les principes, va jusqu’à prétendre qu’on peut, au moyen de cette même expérience, prouver l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme avec autant d’évidence que n’importe quel théorème de mathématique, bien que ces deux questions soient placées complètement hors des limites de toute expérience possible (4). »

D’un autre côté, Kant ne différait pas moins nettement des philosophes, qui se contentent de prouver que le monde des phénomènes est un produit de notre pensée. Protagoras se mit à l’aise dans ce monde des phénomènes. Il renonça entièrement à l’idée de parvenir à une vérité absolue et fonda tout son système sur la thèse que, pour l’homme, est vrai ce qui lui paraît vrai, et bon ce qui lui paraît bon. Berkeley, en combattant l’existence du monde des phénomènes, voulait ranimer la foi oppressée ; et sa philosophie cesse là où son véritable but apparaît. Les sceptiques enfin se contentent de détruire la vérité de toute apparence, et doutent non-seulement du monde des idées et du monde des phénomènes, mais encore de la validité absolue des lois de notre pensée. Or ce fut précisément un sceptique qui jeta, par une violente secousse, notre Kant hors des voies de la philosophie des universités allemandes, et le lança dans une direction où, après des années de méditation et de travail, il atteignit le but qu’il annonçait, dans son immortelle Critique de la raison pure. Si nous voulons saisir nettement la pensée fondamentale de Kant, sans analyser l’ensemble de son système, il nous faudra d’abord parler de David Hume.

Hume mérite d’être élevé au niveau des penseurs éminents de l’Angleterre, tels que Bacon, Hobbes et Locke ; on peut même se demander si, entre tous, il ne doit pas occuper la première place. Il naquit en 1711 à Édimbourg, d’une famille noble d’Écosse. Dès l’année 1738, parut son ouvrage sur la nature humaine, écrit durant son séjour en France, dans les complets loisirs qu’il consacrait à la science. Ce ne fut que quatorze ans plus tard qu’il se voua à ces études historiques, auxquelles il doit une si grande partie de sa réputation. Après des fonctions diverses, il finit par devenir secrétaire d’ambassade à Paris, puis sous-secrétaire d’État. Nous autres Allemands, qui, par une association d’idées involontaire, nous figurons toujours un philosophe assis dans une chaire professorale, l’index levé, nous sommes nécessairement étonnés que, parmi les philosophes anglais, il y ait tant d’hommes d’État, ou plutôt, fait encore plus remarquable, qu’en Angleterre les hommes d’État soient parfois des philosophes.

Hume, dans ses opinions, se rapprocha du matérialisme autant qu’un sceptique aussi décidé peut le faire. Il se plaça sur le terrain préparé par Hobbes et Locke. Il expliquait occasionnellement la naissance de l’erreur, sans d’ailleurs attacher une grande importance à cette hypothèse, par la fausse direction que suivraient les idées dans le cerveau, où il les croyait toutes localisées. Pour ce point faible du matérialisme, que les matérialistes eux-mêmes ne savent pas défendre, Hume a trouvé un rempart suffisant. Tout en accordant qu’il est impossible d’expliquer comment le mouvement à travers l’espace aboutit à l’idée et à la pensée, il fait remarquer qu’un tel mystère n’enveloppe pas ce seul problème. Il montre qu’il y a exactement la même contradiction dans toute relation de cause à effet. « Suspendez un corps du poids d’une livre à l’extrémité d’un levier et un autre corps du même poids à l’autre extrémité, vous trouverez dans ces corps aussi peu une cause pour le mouvement, qui dépend de leur distance au centre, que vous en trouvez pour l’idée et la pensée (5). »

Notre mécanique actuelle contredirait, peut-être ; mais rappelons-nous que tous les progrès de la science se sont bornés à reculer et non à résoudre la difficulté que Hume signale. Considérons deux molécules de matière presque imperceptibles, ou deux corps célestes dont les mouvements s’influencent mutuellement, nous pourrons rendre compte aisément de tout le reste ; mais le rapport de l’attraction, qui produit le mouvement de l’un vers l’autre, avec les corps eux-mêmes, nous offre encore la complète incompréhensibilité en soi de tout phénomène de la nature. Sans doute cela n’explique pas comment le mouvement local aboutit à la pensée ; mais cela prouve que le caractère inexplicable du fait ne peut pas former un argument contre la dépendance de la pensée vis-à-vis du mouvement dans l’espace. Le matérialisme paye, il est vrai, cette protection d’un prix aussi élevé que celui que le diable exige, suivant la légende, pour son assistance. Le matérialisme tout entier est à jamais perdu, s’il admet que tous les phénomènes de la nature sont inexplicables. Si le matérialisme se résigne à ce mystère, il cesse d’être un principe philosophique ; il peut toutefois continuer à subsister comme base des recherches scientifiques en détail. Telle est, en réalité, la situation de la plupart de nos « matérialistes ». Ils sont essentiellement sceptiques ; ils ne croient plus que la matière, telle qu’elle apparaît à nos sens, contienne la solution dernière de toutes les énigmes de la nature ; mais ils procèdent absolument comme s’il en était ainsi, et ils attendent que les sciences positives elles-mêmes les obligent à admettre d’autres hypothèses.

L’affinité de Hume avec le matérialisme est peut-être encore plus frappante dans sa vive polémique contre la théorie de l’identité de la personne, de l’unité de la conscience, de la simplicité et de l’immatérialité de l’âme.

« Il y a des philosophes qui se figurent que nous avons à tout instant conscience de ce que nous nommons notre moi (dans la langue philosophique allemande das Ich) ; que nous sentons sa réalité et sa permanence, et que nous possédons sur son identité et sa simplicité une certitude bien supérieure à la démonstration la plus évidente… »

« Malheureusement toutes ces affirmations positives sont contraires à l’expérience que l’on cite comme preuve, et nous n’avons point du tout, relativement au moi, la conception dont on vient de parler. Si, pour ma part, j’approfondis ce que j’appelle mon moi, je rencontre toujours certaines idées particulières ou des sensations de chaleur ou de froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine, de plaisir ou de déplaisir. Je ne puis jamais surprendre mon moi seul, sans idée ; et tout ce que j’observe n’est jamais autre chose qu’une idée. Quand mes idées sont momentanément suspendues, comme durant un profond sommeil, je ne sens pas du tout mon moi dans cet intervalle, et l’on pourrait dire, en vérité, qu’il n’existe pas du tout ». — Hume n’entend pas discuter avec celui qui sent en lui un autre moi. « Un tel homme pourra peut-être percevoir quelque chose de simple et de permanent, qu’il nomme son moi ; de mon côté, je suis certain que rien de semblable ne se trouve en moi. D’ailleurs, à l’exception de quelques métaphysiciens, je puis affirmer hardiment que tous les autres hommes ne sont qu’un faisceau ou une collection d’idées différentes, qui se succèdent avec une incompréhensible rapidité et se trouvent dans une fluctuation et un mouvement continuels (6). »

L’ironie fine, dirigée ici contre les métaphysiciens, frappe ailleurs les théologiens. Qu’avec les opinions de Hume, il ne puisse plus être question de l’immortalité de l’âme dans le sens de l’Église, cela se comprend de soi-même. Cependant le philosophe anglais se plaît quelquefois à faire la malicieuse remarque que, malgré ses opinions, l’ensemble des arguments en faveur de l’immortalité conserve toujours la même force probante que dans l’hypothèse ordinaire de la simplicité et de l’identité de l’âme.

Ce même Hume exerça sur Kant une influence si prépondérante que le philosophe de Kœnigsberg ne le nomme jamais sans un profond respect ; aussi devons-nous a priori exposer les relations de Kant avec le matérialisme, sous un point de vue dont généralement on ne veut pas tenir compte. Quelle que soit l’énergie avec laquelle Kant combat le matérialisme, ce g’rand esprit ne peut nullement être rangé au nombre de ceux qui ne savent prouver leur aptitude à la philosophie que par un mépris sans bornes pour ce système.

« La science de la nature, dit Kant dans ses prolégomènes, ne nous révélera jamais l’intérieur des choses, c’est-à-dire ce qui n’est pas phénomène, mais peut cependant devenir un principe supérieur d’explication du phénomène. D’ailleurs la science de la nature pas n’a pas besoin de principes de ce genre pour ses explications physiques ; bien plus, quand même on lui en offrirait de tels (par exemple l’influence de tels (par exemple l’influence d’êtres immatériels), elle devrait les repousser et ne pas les utiliser dans le cours de ses explications ; elle doit toujours fonder celles-ci sur ce qui peut appartenir à l’expérience, en tant qu’objet sensible, et être mis d’accord avec nos perceptions réelles, conformément aux lois de l’expérience (7). »

Kant, en un mot, reconnaît parfaitement deux conceptions du monde, le matérialisme et le scepticisme, comme préliminaires légitimes de sa philosophie critique ; toutes deux lui paraissent des erreurs, mais des erreurs nécessaires au développement de la science. Il avoue que le matérialisme, plus facile à comprendre, peut devenir pernicieux pour la masse du public, tandis que le scepticisme, à cause de ses difficultés, reste confiné dans les écoles ; mais, au point de vue purement scientifique, les deux systèmes lui paraissent dignes d’une égale attention ; si toutefois la balance devait pencher, ce serait en faveur du scepticisme. Il n’existe pas de système philosophique que Kant ne combatte plus vivement que les deux précités. L’idéalisme ordinaire, en particulier, est absolument opposé à l’idéalisme « transcendantal » de Kant. Tant que l’idéalisme ordinaire se borne à prouver que le monde des phénomènes ne nous présente pas les choses telles qu’elles sont en soi, il est d’accord avec Kant. Mais, dès que l’idéaliste prétend enseigner quoi que ce soit sur le monde des choses pures ou même remplacer par ses propres théories les sciences expérimentales, Kant devient son adversaire irréconciliable.

Un critique étourdi avait trouvé un « idéalisme supérieur » dans la Critique de la raison pure, de Kant. Ceci dut être pris par Kant à peu près comme si on lui avait reproché un crétinisme supérieur », tant il se trouvait mal compris. Il faut admirer la modération et la sagacité du grand penseur, en lisant les deux affirmations de sa réponse, qui mettent en une vive lumière même pour les plus aveugles, l’essence de la philosophie critique.

« La thèse de tous les vrais idéalistes, depuis l’école d’Élée jusqu’à l’évêque Berkeley, est contenue dans la formule suivante : Toute connaissance acquise par les sens et l’expérience n’est qu’une pure apparence, et la vérité n’existe que dans les idées fournies par l’entendement pur et la raison.

» Le principe, qui régit et détermine tout mon idéalisme, est au contraire : Toute connaissance des choses, provenant de l’entendement pur ou de la raison pure, n’est qu’une simple apparence, et la vérité ne se trouve que dans l’expérience (8). »

Le plus pur empirique ne saurait là-dessus s’exprimer avec plus de netteté ; mais comment concilierons-nous avec cette déclaration si catégorique l’étrange assertion que les objets se règlent d’après nos concepts ?

Évidemment il ne saurait ici être question des idées réellement formées par un individu qui se livre à la spéculation. Dans un certain sens, il est vrai qu’un hégélien ou un aristotélicien incarné trouve aussi que les objets se règlent d’après ses idées. Il vit dans le monde de ses chimères, et il sait tout y coordonner en conséquence. Quand un objet est bien réellement devenu un objet pour lui, cet objet a déjà dû se modeler d’après ses idées. Mais tous les objets ne sont pas aussi dociles ; et précisément l’expérience joue les plus mauvais tours aux philosophes de cette trempe. Que l’on se rappelle Cremonini, qui évitait soigneusement de regarder dans un télescope, de peur d’y découvrir les satellites de Jupiter rebelles à sa théorie ! Kant, qui trouve toute vérité dans l’expérience, ne peut pas avoir ainsi compris l’accord des objets avec nos idées. Bien au contraire, l’influence de « nos idées », comme Kant entendait la chose, doit être telle qu’elle se produit justement dans les données de l’expérience les plus générales, les plus invariables, les plus complètement inaccessibles au caprice de l’individu. L’énigme se résoudra donc par une analyse de l’expérience elle-même, dans laquelle il faudra constater la présence d’un facteur intellectuel, qui provient non des objets, mais de nous-mêmes.

Tous les jugements sont, d’après Kant, ou analytiques ou synthétiques. Les jugements analytiques ne mettent dans l’attribut que ce qui est déjà compris dans l’idée du sujet. Quand je dis : Tous les corps sont étendus, je n’ai point, par cette proposition, agrandi ma connaissance des corps ; car je ne puis, en général, affirmer l’idée subjective de corps, sans y comprendre celle d’étendue. Le jugement ne fait que résoudre en ses éléments l’idée subjective pour mettre l’un d’eux en relief à l’aide de l’attribut et le rendre plus clair ainsi à la conscience. Les jugements synthétiques, au contraire, agrandissent notre connaissance du sujet. Quand je dis : Tous les corps célestes gravitent, je rattache à tous les corps célestes une propriété, qui n’est point comprise déjà dans la simple idée de corps céleste.

On voit donc que c’est par les jugements synthétiques seuls que notre savoir est réellement agrandi, tandis que les jugements analytiques servent à concilier, à expliquer ou à réfuter des erreurs ; car un jugement qui n’ajoute, dans l’attribut, rien qui ne soit déjà compris dans le sujet, peut tout au plus me rappeler une connaissance que j’avais déjà ou faire ressortir des particularités, auxquelles, sans cela, je ne ferais pas attention ; mais il ne peut rien m’apprendre de réellement nouveau. Il y a cependant une science entière, peut-être la plus importante de toutes, dans laquelle on pourrait se demander si les jugements sont synthétiques ou analytiques : c’est la mathématique.

Avant de revenir à ce cas important, il nous faut expliquer brièvement ce que sont un jugement a priori et un jugement a posteriori. Le dernier emprunte sa valeur à l’expérience, mais non le premier. Un jugement a priori peut, il est vrai, être indirectement fondé sur l’expérience, mais non comme jugement, et seulement en tant que ses parties constituantes sont des idées dues l’expérience. Ainsi, par exemple, tous les jugements analytiques vrais sont aussi valables a priori ; car pour faire sortir l’attribut de l’idée du sujet, je n’ai pas besoin d’abord de l’expérience. Mais le sujet lui-même peut aussi, dans ce cas, désigner un objet que je n’ai appris à connaître que par l’expérience. Ainsi, par exemple, l’idée de glace résulte de l’expérience. Or la proposition : La glace est un corps solide, est analytique, parce que l’attribut était renfermé dans le sujet dès la formation de cette idée.

Les jugements synthétiques sont, pour Kant, le champ des recherches. Sont-ils tous a posteriori, c’est-à-dire dérivés de l’expérience ou y en a-t-il, dont la validité n’ait pas besoin d’être dérivée de l’expérience ? Y a-t-il des jugements synthétiques a priori ? La métaphysique prétend élargir nos connaissances, sans avoir besoin, pour cela, de l’expérience. Mais est-ce possible ? Peut-il en général y avoir une métaphysique ? Comment, en thèse générale, les propositions synthétiques a priori sont-elles possibles ?

Arrêtons-nous ici un instant. Des réponses comme cellesci « Par la révélation », « Par l’inspiration du génie », « Par une réminiscence de l’âme, qui se rappelle le monde des idées où elle a vécu jadis », « Par le développement des idées innées qui, dès la naissance, sommeillent chez l’homme sans qu’il en ait conscience », de telles réponses n’ont pas besoin d’être réfutées, par cela seul que jusqu’ici en réalité la métaphysique n’a fait que tâtonner. Si l’on pouvait prouver que, sur la base de pareilles théories, s’élève une science réelle qui, d’une marche sûre, se développe de plus en plus, au lieu de toujours recommencer à nouveau, on pourrait peut-être se résigner à l’absence de fondements plus solides, comme en mathématique on s’est jusqu’ici contenté d’admettre les axiomes sans pouvoir les démontrer ; mais, dans les conditions actuelles, toute construction ultérieure de la métaphysique sera inutile, tant qu’il ne sera pas établi que l’édifice, quel qu’il soit, repose sur un fondement solide.

Les sceptiques et les empiriques feront cause commune, et ils pourront résoudre la question posée par un : en aucune façon ! S’ils réussissent à démontrer la vérité de leur négation, ils resteront, dans leur étroite alliance, pour toujours les maîtres du terrain de la philosophie. C’en serait fait alors pareillement du matérialisme dogmatique, qui fonde ses théories sur l’axiome de la compréhensibilité du monde, et qui ne voit pas que cet axiome n’est au fond que le principe de l’ordre dans les phénomènes ; mais le matérialisme peut renoncer à la prétention d’avoir démontré les causes dernières de tous les phénomènes. Il renoncera donc alors, lui aussi, à son essence première ; mais, par son alliance avec le scepticisme et l’empirisme formel, il menacera d’autant plus sérieusement d’anéantir désormais tous les autres efforts philosophiques. Ici Kant appelle à son secours un allié formidable, la mathématique.

Hume, qui révoquait en doute tous les jugements supérieurs à l’expérience, avait un scrupule : deux lignes droites, disait-il, ne pourraient-elles pas avoir en commun, en formant un angle infiniment petit, un segment d’une certaine étendue, au lieu, comme la mathématique le veut, de ne se couper que sur un seul point ? Hume reconnaissait cependant la force de démonstration de la mathématique et croyait l’expliquer en disant que toutes les propositions mathématiques reposent simplement sur l’axiome de contradiction, en d’autres termes qu’elles sont entièrement analytiques. Kant soutient, au contraire, que toutes les propositions mathématiques sont synthétiques, par conséquent aussi des propositions naturellement synthétiques a priori, les propositions mathématiques n’ayant pas besoin d’être confirmées par l’expérience.

Si l’on ne veut pas ici se tromper dès l’abord sur le compte de Kant, il faut distinguer avec soin l’intuition et l’expérience. Une intuition, par exemple celle d’une série de triangles avec un angle de plus en plus obtus au sommet et une base de plus en plus grande est assurément aussi une expérience ; mais, dans ce cas, l’expérience consiste uniquement à voir devant soi cette série déterminée de triangles. Si je déduis ensuite de l’intuition de ces triangles, avec le secours de l’imagination, qui agrandit la base à l’infini, la proposition que la somme des angles dont la constance m’était déjà démontrée auparavant — est égale à deux angles droits, cette proposition ne sera nullement un fruit de l’expérience. Mon expérience se borne à avoir vu ces triangles et à y avoir reconnu ce que je dois reconnaître comme universellement vrai. La proposition, résultant de l’expérience, peut toujours être réfutée par une expérience nouvelle. Pendant des siècles, on avait vu ou du moins on croyait que les étoiles fixes n’étaient animées d’aucun mouvement, on en avait conclu qu’elles étaient immobiles. C’était une proposition fournie par l’expérience ; elle pouvait être et elle a été rectifiée par des observations et des calculs plus exacts. L’histoire des sciences offre à chaque page des exemples semblables. C’est principalement au talent supérieur des Français en logique que nous devons l’avantage de voir aujourd’hui les sciences exactes, dans toutes les questions d’expérience, ne plus établir de vérités absolues, mais seulement des vérités relatives ; par suite, on rappelle toujours à quelles conditions une notion a été acquise, et c’est précisément sous la réserve d’une connaissance ultérieure que l’on admet l’exactitude de toutes les théories. Tel n’est pas le cas des propositions mathématiques ; elles se rattachent toutes à la conscience d’une nécessité absolue, qu’elles soient de simples déductions ou des thèses fondamentales. Mais cette conscience n’est pas spontanée ; les propositions mathématiques, même les axiomes, ont sans doute eu besoin d’être découvertes à l’origine. L’effort de la réflexion et de l’intuition ou la combinaison heureuse et rapide de l’une et de l’autre durent contribuer à les faire trouver. La découverte dépend essentiellement ici de l’application habile de l’esprit à la question. Aussi les propositions mathématiques se transmettent-elles, comme thèmes d’enseignement, avec autant de facilité à un éiève, qu’il y a eu de difficultés pour les trouver. Celui qui scrute jour et nuit les espaces célestes, jusqu’à ce qu’il ait découvert une nouvelle comète, peut être comparé à celui qui s’efforce de trouver une vérité nouvelle dans l’intuition mathématique. De même que le télescope peut être disposé de telle sorte que chacun soit forcé de voir la comète, pour peu qu’il ait de bons yeux, de même la nouvelle thèse mathématique peut être démontrée de façon que chacun doive en reconnaître la vérité, pour peu qu’il soit capable d’une intuition régulière, au moyen d’une figure ou à l’aide de sa seule imagination.

Les verités mathématiques exigent souvent beaucoup de peine pour être cherchées et trouvées ; mais ce détail n’a rien à faire avec ce que Kant appelle leur apriorité. Il faut plutôt entendre par là que les propositions mathématiques, dès qu’elles sont démontrées par l’intuition, éveillent aussitôt la conscience de leur généralité et de leur nécessité. Ainsi, par exemple, pour montrer que 7 et 5 font 12, je me servirai de l’intuition en faisant une addition de points, de traits, de petits objets, etc. Dans ce cas, l’expérience m’indique seulement que les points, traits, etc., déterminés m’ont cette fois conduit à cette somme précise. Si je dois apprendre par d’expérience qu’il en est toujours ainsi, il faut que je répète cette expérience assez souvent pour que l’association des idées et l’habitude fixent en moi la conviction, ou bien il faut que je procède à des expériences systématiques pour savoir si le résultat ne serait pas tout à coup différent avec des corps différents, avec un placement autre de ces corps ou avec des circonstances particulières. La généralisation rapide et absolue de ce qu’on a vu une fois ne peut s’expliquer simplement par l’évidente uniformité de toutes les relations numériques. Si les propositions de l’arithmétique et de l’algèbre étaient des propositions expérimentales, on n’acquerrait qu’en dernier lieu la conviction que tous les rapports numériques sont indépendants de la structure et de l’arrangement des corps comptés, l’induction donnant toujours les propositions générales plus tard que les propositions particulières. La proposition que les rapports numériques sont indépendants de la nature des objets comptés est plutôt elle-même une vérité a priori. Il est aisé de prouver qu’elle est, en outre, synthétique. On pourrait lui ôter sa nature synthétique, si on la comprenait dans la définition de ce que je veux entendre par nombres. Il en résulterait immédiatement une algèbre complète en soi, mais nous ne saurions nullement si elle est applicable aux objets. Or chacun peut savoir que notre conviction de la vérité de l’algèbre et de l’arithmétique implique en même temps la conviction qu’elles s’appliquent à tous les corps qui peuvent s’offrir à nous. Le fait que les objets de la nature, quand il s’agit non de les compter un à un ou dans leurs parties, mais de les mesurer et de les peser, ne peuvent jamais correspondre exactement à des nombres déterminés et sont tous incommensurables, ce fait ne change rien à ce que nous venons de dire. Les nombres sont applicables à tout objet avec un degré quelconque de précision.

Nous sommes convaincus qu’une barre de fer, soumise continuellement aux variations de la température, a, dans un espace de temps infiniment court, une dimension appréciable d’une manière infiniment exacte, quoique nous puissions n’avoir jamnis les moyens d’indiquer complètement, cette dimension. Le fait que nous n’acquérons cette conviction que grâce à des études mathématiques et physiques ne détruit pas l’apriorité de cette conviction. D’après les incomparables définitions de Kant, il ne s’agit dans les notions a priori ni d’idées innées, résidant toutes faites dans l’âme, ni d’inspirations suprasensibles, ni de révélations incompréhensibles. Les notions a priori se développent chez l’homme d’une manière aussi régulière, aussi conforme à sa nature que les notions qu’il acquiert par l’expérience. Les premières se distinguent des secondes parce qu’elles sont unies à la conscience de la généralité et de la nécessité, et que, par conséquent, pour leur valeur, elles sont indépendantes de l’expérience.

Nous trouvons ici, il est vrai, un point qui, jusqu’à ce jour même, a provoqué les attaques les plus vives. D’un côté, on repousse l’apriorité des notions mathématiques ; d’un autre côté, on récuse la nature synthétique des jugements mathématiques. La théorie de la mathématique est d’une si grande importance pour la justification de la conception du monde, de Kant, que nous ne pouvons nous empêcher d’examiner en détail ces deux objections.

L’apriorité de la mathématique fut débattue avec la plus grande vivacité, en Angleterre où l’influence de Hume a jeté les racines les plus profondes. Whewell, l’éminent théoricien et historien de l’induction, soutint l’apriorité de la mathématique et dériva la nécessité, que nous attribuons aux propositions mathématiques, d’un élément actif a priori, savoir les conditions ou la forme de nos connaissances. Il fut combattu par l’astronome Herschel et par John Stuart Mill, qui était d’accord avec ce dernier sur presque tous les points (9).

Voici simplement la doctrine de ces empiriques : une nécessité rigoureuse ne domine dans la mathématique qu’autant qu’elle est fondée sur des définitions et sur les conclusions qu’on tire de ces définitions. Ce qu’on appelle axiomes se compose en grande partie exclusivement de définitions ou peut s’y ramener. Le reste, particulièrement les propositions fondamentales de la géométrie d’Euclide, que deux lignes droites ne peuvent pas circonscrire un espace, et que deux parallèles prolongées à l’infini ne peuvent jamais se rencontrer, ces axiomes seuls réels ne sont que des généralisations dérivant de l’expérience, des résultats d’une induction. Ils n’ont donc pas non plus la nécessité rigoureuse, propre aux définitions ou, pour parler comme Kant, à tous les jugements analytiques. Leur nécessité, dans notre conscience, n’est que subjective et doit être expliquée psychologiquement. Elle s’impose à notre esprit, comme nous nous imaginons qu’il y a une nécessité à admettre même des propositions qui ne sont pas du tout vraies, ou comme nous déclarons incompréhensible et inimaginable ce que peut-être nous-mêmes avons antérieurement regardé comme vrai. Si les axiomes mathématiques naissent ainsi purement de l’association des idées, et, considérés psychologiquement n’ont pas de meilleure origine que maintes erreurs, il ne s’ensuit pas cependant que nous devions craindre de les voir réfuter un jour ; mais il en résulte bien que la certitude que nous leur attribuons ne dérive pas d’une autre source que celle de nos connaissances empiriques en général, lesquelles nous apparaissent, suivant la force de l’induction qui les produit, comme vraisemblables, certaines ou absolument nécessaires.

D’après cette théorie, il y a donc, dans la mathématique, des jugements synthétiques, mais ces jugements n’existent pas a priori ; il y a des jugements a priori, mais ils ne sont qu’analytiques ou, comme dit Mill, identiques.

Dans l’application aux objets de l’expérience, tous les jugements, d’après cette théorie, n’ont qu’une valeur hypothétique. La nature ne nous offre nulle part les formes pures de la géométrie, et jamais une formule algébrique ne représentera avec une exactitude absolue la mesure d’une grandeur ou d’une force. C’est donc seulement lorsque, et en tant que, par exemple, une orbite planétaire correspond à la ligne par nous adoptée et nommée ellipse, que nous pouvons dire que toutes les propriétés déduites de cette idée lui appartiennent également avec nécessité. Mais d’aucune de ces propriétés nous ne devons affirmer, autrement que d’une manière hypothétique, qu’elle appartient à une orbite planétaire ; bien plus le cours réel de la planète ne répondra même jamais complètement à nos hypothèses.

Telle est l’essence de la théorie ; en ce qui concerne la polémique contre Whewell, elle n’est ni entièrement juste, ni exempte de préjugés, bien que cette longue querelle ait eu lieu au total dans les formes les plus courtoises. Mill, qui a l’habitude d’apprécier une opinion adverse avec une entière loyauté et de l’exposer avec clarté, ne procède pas toujours avec une rigoureuse exactitude et cite mainte assertion de son adversaire dans un ordre différent de celui où elle a été énoncée (10). La cause de ce fait surprenant est que Mill croit toujours voir le fantôme des vieilles idées innées et des révélations platoniciennes émanées d’un monde suprasensible, qui a si longtemps joué son rôle dans la métaphysique, et dont la connexion avec des obscurités de la pire espèce est bien de nature à irriter un antagoniste austère et ennemi de tout mysticisme. C’est le même motif qui, en Allemagne, a pu entraîner un Ueberweg à de si dures injustices contre le système de Kant, où l’on voulait semblablement trouver caché derrière l’« a priori » tout l’appareil des révélations surnaturelles. L’a priori de Kant diffère entièrement de celui de l’ancienne métaphysique ; et toute sa conception de ces problèmes se trouve même en complète opposition avec Leibnitz, qui place les vérités fournies par la raison au-dessus des connaissances que nous procure l’expérience. Nous allons montrer comment on peut répondre à l’empirisme de Mill, dans le sens strictement kantiste ; mais d’abord nous voulons mettre en relief les côtés faibles, tels qu’ils ressortent du débat entre Mill et Whewell.

La difficulté la plus évidente apparaît immédiatement dans les axiomes de la géométrie. Notre conviction que deux lignes droites, prolongées à l’infini, ne peuvent pas circonscrire un espace, doit être, selon Mill, acquise par l’expérience au moyen de l’induction ; et cependant nous ne pouvons faire aucune expérience à cet égard dans le sens vulgaire du mot. Ici Mill avoue que l’intuition (intérieure) remplace dans l’imagination l’intuition extérieure ; mais il croit que la démonstration est néanmoins de nature inductive. D’après lui, l’imagination pourrait ici remplacer l’intuition extérieure ; car nous savons que les tableaux de notre imagination se comportent absolument comme les choses extérieures. Mais d’où savons-nous cela ? De l’expérience ? Mais alors nous ne savons de cette concordance que ce qui a rapport à des espaces limités.

Une deuxième difficulté consiste en ce que même la supposition de la valeur simplement hypothétique de la mathématique se démontre d’une manière insuffisante. Whewell fait observer que les hypothèses des sciences physiques ne sont jamais nécessaires. Elles sont plus ou moins vraisemblables, mais peuvent toujours être remplacées par d’autres. Les thèses mathématiques, au contraire, sont nécessaires elles ne sont donc pas absolument hypothétiques. À cela Mill répond par la réflexion, victorieuse en apparence, que des hypothèses nécessaires sont aussi des hypothèses. Supposons que nous nous voyions forcés par la nature de notre esprit d’admettre qu’il y a des cercles, des angles droits, etc., cette supposition ne reste-t-elle pas encore hypothétique, puisque nous ne savons pas du tout s’il existe quelque part, dans la nature, des cercles, des angles droits, etc., qui répondent complètement à nos hypothèses mathématiques ? Il est à remarquer, à ce propos, qu’il serait très-irrationnel de réduire une question aussi importante à une stérile logomachie. S’il existe une sorte d’hypothèses, qui se distinguent de toutes les autres parce qu’elles s’imposent nécessairement à notre esprit, on ne gagne rien à dire, en généralisant, que cette nécessité est une hypothèse ; il s’agit bien plutôt de découvrir le principe intime de sa nature particulière. Mais on peut de plus ajouter ici une réflexion importante en ce qui concerne les rapports du monde des corps avec nos idées mathématiques. En effet il n’est pas même exact que nous fassions l’hypothèse qu’il y a des corps ou des choses, qui correspondent aux données des jugements mathématiques. Le mathématicien développe ses propositions par l’intuition des figures sans tenir compte des corps ; mais il est persuadé que jamais et nulle part l’expérience ne lui présentera un objet en désaccord avec ces propositions. Un objet extérieur peut ne correspondre complètement à aucune forme développée dans la mathématique : nous supposons alors que sa forme réelle est extraordinairement compliquée et peut-être variable, de sorte que nos simples conceptions mathématiques ne peuvent épuiser toute son essence. Mais nous supposons en même temps qu’il est déterminé avec une précision parfaite dans chaque parcelle de temps infiniment petite, d’après les mêmes lois mathématiques, dont nous ne constatons avec précision que les premiers éléments.

Enfin il s’agit du point capital de la discussion : de l’idée de la nécessité des jugements mathématiques et de l’origine de cette idée. Ici Mill se sent particulièrement fort de la possibilité de démontrer historiquement que, bien des fois déjà, on a déclaré absolument inimaginable une chose qui a été ensuite reconnue vraie, ou qu’à l’inverse, on a regardé comme nécessaire ce que l’on a reconnu plus tard être une erreur grossière. Mais c’est au contraire précisément ici que se trouve le point le plus faible de tout l’empirisme. En effet, dès qu’il est démontré que notre conscience de la nécessité de certaines notions correspond à l’idée que nous nous faisons de la nature de l’entendement, la question principale est tranchée dans un sens contraire à l’empirisme exclusif, quelque erreur que l’on commette en fondant une hypothèse sur cette nature de l’entendement.

Une simple comparaison fera comprendre cette assertion. Supposons que je voie les couleurs acquérir par le contraste une vivacité particulière ; c’est là une induction due à des expériences répétées. Je puis conjecturer qu’il en sera toujours ainsi, mais je ne puis le savoir. Une observation nouvelle et inattendue peut renverser ma conclusion et me forcer d’expliquer par un autre principe les caractères communs des phénomènes. Supposons maintenant que je découvre que la cause de mon observation se trouve dans la structure de mon œil ; j’en conclurai aussitôt qu’il en doit être ainsi dans tous les cas. Pour voir tout à fait clair dans la question, admettons un instant qu’ici encore il y a une erreur ; ce ne serait pas, par exemple, le contraste en soi, mais seulement, dans la plupart des cas, une action accessoire et liée au contraste, qui produirait l’effet dont il s’agit. Je pourrai alors, absolument comme dans le premier cas, être forcé de modifier mon jugement, bien que, dans le premier cas, il fût simplement assertorique, et dans le deuxième, apodictique. Avant d’avoir découvert une inexactitude quelconque dans mes hypothèses physiologiques, je pourrais même être forcé, par un fait d’expérience, de renoncer à ce que je regardais comme un jugement nécessaire. — Qu’aurai-je prouvé par là ? Assurément pas que mon hypothèse de la nécessité provienne de l’expérience. J’aurais pu l’énoncer même avant toute expérience spéciale. Si je sais, par exemple, qu’un télescope a des taches dans ses verres, je sais aussi, avant de l’avoir essayé, que ces taches paraîtront dans tous les objets sur lesquels je le dirigerai. Supposons maintenant que je prenne mon télescoque, que je le dirige sur un paysage et que je ne voie — aucune tache ! Qu’arrive-t-il alors ? Matériellement mon jugement était faux, mais la forme de la nécessité correspondait entièrement à la nature de la chose. Je connaissais la cause de la généralité du phénomène attendu, et voilà précisément ce qui m’autorisait à employer la forme apodictique relativement à toutes les particularités qui rentrent dans ce cas. J’ai peut-être pris, au lieu du télescopes à taches, un autre télescope sans taches placé à côté, ou bien ce que je prenais pour une tache dans le verre était une ombre, une dans mon propre œil ou n’importe quoi : bref, je me suis trompé, et cependant j’avais le droit, autant que je pouvais porter un jugement en général, de juger aussi en forme apodictique.

La plus grande généralité, en ce qui concerne notre connaissance, appartient donc évidemment à ce qui est déterminé par la nature de notre intellect, et c’est dans ce sens seulement qu’on est autorisé à parler de choses impossibles à penser ou de choses qu’on pense nécessairement. Ici cependant peut exister tout d’abord, avant que nous fassions une distinction plus précise, non-seulement l’erreur, mais encore l’abus évident du mot. Les hommes, comme l’a très-bien montré Stuart Mill, sont tellement soumis à l’influence de l’habitude que, pour fortifier une hypothèse quelconque, qui leur est familière ou pour repousser une assertion nouvelle, qui leur paraît monstrueuse, ils ne sont que trop portés à transformer en données de l’intellect des connaissances qui appartiennent évidemment au pur domaine de l’expérience. Mais là où l’on pourrait réellement admettre que l’intellect est enjeu, comme dans l’exemple des lois de Newton, où l’on déclare absurde l’effet à distance, nous pouvons certes aussi être réfutés par l’expérience, soit que nous ayons réellement commis une erreur relativement à la nature de l’intellect, soit qu’en tirant une conclusion de cette nature supposée, nous avons simplement négligé une circonstance secondaire.

Mill pourrait maintenant croire sa cause gagnée, par cet aveu que la force démonstrative, pour la vérité de l’assertion, gît bien réellement dans l’expérience ; mais, pour le moment, il n’est pas du tout question de cela. Il s’agit plutôt d’expliquer l’origine de la forme apodictique de l’affirmation. Cette forme est justifiée, pourvu que je ne déduise pas mon affirmation de l’observation isolée, mais d’une source générale et connue dans sa généralité.

Essayons à présent, autant qu’il sera possible dans ce passage, d’exposer le point de vue de Kant dans toute sa rigueur. Revenons aux axiomes d’Euclide. D’après Mill, la proposition que deux lignes droites ne peuvent pas circonscrire un espace se prouve par l’expérience, c’est-à-dire qu’elle est une induction résultant de l’expérience unie aux intuitions de l’imagination. À cela, pour le moment, il n’y a pas grand’chose à répondre, en se plaçant au point de vue de Kant. Compter comme expérience une intuition de l’imagination pourrait tout au plus provoquer une querelle de mots ; dire que l’aperception de la vérité de la proposition est acquise par l’intuition sensible et naît, en quelque sorte, inductivement, n’est pas du style de Kant, mais par le fait concorde entièrement avec ses idées (11). La seule différence est que Kant commence là où Mill finit. Pour Mill, la chose est complètement expliquée ; pour Kant, le véritable problème ne fait que commencer. Ce problème est ainsi conçu : Comment l’expérience est-elle en général possible ? Toutefois il ne s’agit pas encore ici de la solution de ce problème, mais seulement de la preuve qu’il existe, qu’il y a ici encore une question que l’empirisme ne peut pas résoudre. Dans ce but, il faut prouver que la conscience de la nécessité, de la stricte généralité de la proposition existe, et que cette conscience de l’expérience ne résulte pas de l’expérience, bien qu’elle ne se développe qu’avec l’expérience et à l’occasion de l’expérience.

Rappelons ici la question : D’où savons-nous que deux lignes droites idéales se comportent absolument comme les lignes réelles ? (12) Kant répond : C’est que nous établissons cet accord nous-mêmes, non sans doute par un acte de caprice individuel, mais en vertu de l’essence de notre esprit même, qui, pour toutes les idées, doit se mettre en rapport avec l’impression venue de l’extérieur. L’intuition de l’espace, avec les propriétés qui lui appartiennent nécessairement, est un produit de notre esprit dans l’acte de l’expérience ; et voilà pourquoi elle appartient également et nécessairement à toute expérience possible comme à toute intuition de l’imagination. — Mais ici nous anticipons. Quelle que soit la réponse, il nous suffira pour le moment d’avoir montré qu’il faut répondre à cette question. Nous ne devons pas non plus nous occuper encore de la question de savoir si ce jugement nécessaire est strictement logique et d’où il dérive. Nous verrons plus tard que cette question n’est pas psychologique, mais « transcendantale » ; et nous essayerons d’expliquer cette expression de Kant. Ici il est question de l’existence d’un jugement de la stricte nécessité et de l’origine de cette conscience de la nécessité, provenant d’une autre source que de la partie simplement passive de l’expérience.

Passons aux attaques dirigées non contre l’a priori, mais contre la nature synthétique des jugements mathématiques. Ici l’attaque principale est dirigée non, comme dans le cas précédent, contre la compréhension des idées de grandeurs, mais contre celle des idées de nombres, bien qu’il faille naturellement dépouiller aussi les axiomes géométriques de leur nature synthétique, si l’on veut démontrer complètement le principe. — Le plus récent et le plus notable représentant de cette opinion, R. Zimmermann (13), a écrit un mémoire : Sur le préjugé mathématique de Kant et ses conséquences. On ferait mieux de parler du préjugé mathématique de Leibnitz et de désigner ainsi l’opinion qu’en général de n’importe quelles propositions simples peut naître, par une voie purement analytique, toute une science pleine de résultats particuliers et imprévus Les déductions rigoureuses d’Euclide notamment ont eu ce résultat, qu’à force de syllogismes, on a fait trop peu attention au facteur synthétique en géométrie. On croyait avoir devant soi une science qui développe toutes ses notions, en les faisant sortir des étéments les plus simples, uniquement par voie contradictoire. De cette erreur naquit le préjugé que le charme seul de la logique formelle suffit pour tirer du néant une création pareille ; il s’agit, en effet, d’un point de vue qui admet l’a priori, mais qui veut tout gagner par la voie analytique ; il s’agit, strictement parlant, de faire disparaître les axiomes eux-mêmes ou de les résoudre en jugements identiques (14).

Toutes les tentatives de ce genre finissent par ramener à certaines idées générales sur l’essence de l’espace ; et ces idées, sans intuition correspondante, sont des mots vides de sens. Mais, en constatant que les axiomes découlent de l’essence générale de l’espace, comme cela est reconnu dans l’intuition, loin de réfuter la théorie de Kant, on la confirme et on l’élucide. C’est, au reste, une grande erreur de croire que les quelques propositions, que l’on met en avant comme axiomes ou comme descriptions de la nature générale de l’espace, constituent l’ensemble des éléments synthétiques de la géométrie. Toute construction auxiliaire, que l’on érige dans le but d’effectuer une démonstration, est de nature synthétique, et c’est procéder d’une manière tout à fait illogique que de reconnaître, comme fait Ueberweg, la nature synthétique de ces facteurs, mais de leur refuser toute valeur pour une démonstration (15). Ueberweg croit que, pour l’inventeur de propositions mathématiques, le « tact » mathématique, le « coup d’œil » peuvent assurément être d’une notable importance dans les constructions, mais que ce coup d’œil géométrique n’a pas plus d’importance pour la rigueur scientifique du développement que n’en a non plus le tact, dans d’autres déductions, pour le choix des prémisses convenables. En parlant ainsi, on oublie entièrement le point décisif : il faut voir la construction ou se la représenter en imagination, ne fût-ce que pour en comprendre la possibilité. Cette nécessité de l’intuition s’étend même aux définitions, qui ne sont pas ici toujours des propositions purement analytiques. Si, par exemple, comme Legendre, on définit le plan : une surface, dans laquelle toute ligne droite, tracée entre deux points quelconques, se trouve en son entier dans le plan, on ne sait pas même, sans recourir à l’intuition, que tous les points d’une surface peuvent, en général, être réunis par des lignes droites. Que l’on essaye d’unir syllogistiquement la simple définition de la surface à la définition d’une ligne droite, sans avoir recours, dans un moment quelconque, à l’intuition, l’on n’y réussira pas. Que l’on examine, en outre, l’une quelconque des nombreuses démonstrations, dans lesquelles on prouve une propriété des figures en les superposant, pour arriver ensuite au but par la voie anagogique. Ici il ne s’agit pas, comme le pense Ueberweg, de choisir simplement les prémisses, pour fournir ensuite la démonstration par la seule puissance du syllogisme. On commencera toujours par rendre possible, au moins une des prémisses, en appelant à son secours l’intuition de la coïncidence des figures ! On ne modifie donc en rien la question principale en déclarant analytique, avec Zimmermann, la proposition que la ligne droite est le chemin le plus court entre deux points. Le hasard a voulu que Kant ait justement choisi cet exemple pour prouver le contraire. Kant ne trouve, dans sa définition de la ligne droite, rien où l’on puisse prendre l’idée de la plus petite distance (16). Admettons que l’on puisse bien introduire cette idée dans la définition et rendre ainsi la proposition analytique, immédiatement après surgiront, à côté, d’autres déterminations sur l’essence de la ligne droite, lesquelles seront, à vrai dire, très « évidentes », mais seulement sur le terrain de l’intuition. Legendre, qui s’est efforcé de réduire les axiomes autant que possible, a choisi une semblable définition mais elle est immédiatement suivie de ce supplément : il est évident que, lorsque deux portions de deux droites coïncident, les deux lignes coïncident aussi dans toute leur étendue. Mais d’où vient l’évidence ? de l’intuition !

En effet, personne n’a encore réussi, pas même en apparence, ni par forme d’essai, à éliminer complètement de la géométrie les éléments synthétiques ; et Ueberweg, qui s’est occupé, avec une ardeur extrême, de cette question, s’est vu forcé d’adopter le point de vue de Mill, qui admet l’élément synthétique en géométrie, mais l’explique par l’expérience. Beneke, à qui Ueberweg se rattache le plus sur ce point, explique la généralité des propositions synthétiques de la géométrie par la rapide comparaison d’un nombre infini de cas. Par suite de l’enchaînement continu, dans lequel se trouvent les unes par rapport aux autres les figures diverses, (par exemple, un angle, dans un triangle, variant de 0 jusqu’à deux angles droits en passant par toutes les gradations), cette revue rapide s’effectuerait dans un espace de temps presque imperceptible. En cela il y a sans doute, au point de vue psychologique, quelque chose de vrai. Mais on conclura des remarques faites à propos de la première objection qu’on méconnaît simplement la théorie de Kant, si l’on croit l’avoir réfutée de la sorte.

Bien plus forte est ici, comme nous l’avons dit, l’attaque contre la nature synthétique des propositions de l’arithmétique. Zimmermann prétend que le jugement 7 + 5 = 12, déclaré synthétique par Kant, est non seulement analytique, mais encore identique. Il admet que, pour réunir 7 et 5, on doit dépasser l’idée de 7 aussi bien que celle de 5 ; que par là on n’obtient pas encore le jugement, mais l’idée subjective de 7 + 5. Or le prédicat 12 est simplement identique avec cette idée.

C’est dommage que Zimmermann ait tort ! Sans cela, les instituteurs, dans les écoles primaires, pourraient se dispenser d’enseigner l’addition : on compterait et tout serait dit. Dès que l’enfant, soit sur ses doigts, soit au tableau, aurait eu l’intuition de cinq ou sept et appris en outre qu’on appelle 12 le nombre qui suit 11, il serait clair alors, même pour lui, que 7 et 5 font 12 ; ces idées ne sont-elles pas en effet identiques ? Ici on peut faire une séduisante objection : il ne suffit pas de savoir que 11 et 1 font 12, pour avoir l’idée de 12. Cette idée, dans son complet développement, renfermerait la connaissance de tous les modes de formation du nombre 13, telles que 11 + 1, 10 + 2, 9 + 3, etc. Cette exigence peut avoir un sens pour le mathématicien, qui développe la théorie des nombres d’après un principe abstrait, bien qu’on voie tout de suite que la même exigence serait aussi applicable à la naissance du nombre 12 par ses facteurs et à d’autres espèces quelconques d’opérations. On pourrait aussi imaginer une méthode d’enseignement du calcul, qui traiterait complètement au moins toutes les espèces de naissances par les quatre opérations pour chaque nombre, à partir de 1, d’après le principe qui préside aujourd’hui à ces opérations, depuis 1 jusqu’à 100, avant de passer à des nombres plus élevés. On apprendrait alors en même temps la numération, l’addition, la soustraction, la multiplication et la division, et de la sorte on acquerrait certainement dès le début une idée plus approfondie des nombres. En face de semblables possibilités, la thèse de Kant est déjà justifiée par le simple fait que l’on n’a pas coutume de procéder ainsi (17), que l’on forme plutôt d’abord les idées de nombre, puis l’on apprend, comme quelque chose de nouveau, quel nombre plus grand prend naissance, si je décompose deux nombres plus petits en leurs unités et que je compte ces unités à partir du commencement.

On pourrait encore objecter qu’apprendre l’addition, c’est simplement s’exercer à l’emploi des mots et des signes pour exprimer de la façon la plus simple un nombre donné ; l’idée pure du nombre 12 serait donnée parfaitement par chacun des modes de sa formation, soit par 1 + 1 + 1, etc., soit par 6 + 6, soit, si l’on veut, par 9 + 3. Cette objection n’est pas sérieuse, car nous obtenons chaque idée de nombre primitivement comme l’image, déterminée par les sens, d’un groupe d’objets, quand ce ne seraient que nos doigts, nos boutons ou les boules d’une machine à calculer. Ici l’on peut citer, comme preuve complète de la nature synthétique des idées de nombres, la méthode de calculer et les termes numériques des peuples sauvages et de ceux dont la culture commence. On retrouve partout, comme base, l’image sensible du groupe ou de la position des doigts à l’aide de laquelle on s’est figuré le nombre (18). Mais si l’on part avec Stuart Mill de l’idée que tous les nombres sont « des nombres de quelque chose », et que les objets, dont le nombre est énoncé, font, par leur multitude, une impression déterminée sur nos sens, on ne peut douter de la nature synthétique d’une opération, qui réunit, soit en réalité, soit en imagination, deux groupes semblables d’objets homogènes. Mill, fidèle à son principe, montre donc aussi qu’on doit à l’expérience la connaissance de trois objets qui, groupés ensemble, donnent encore le même total, quand on écarte un peu l’un des trois, de telle sorte que la somme semble maintenant partagée en deux parties, comme par exemple 2 + 1 (19). Kant est bien éloigné de vouloir rejeter cette sorte d’ « expérience » car, pour démontrer la proposition 7 + 5 = 12, il permet de recourir à l’intuition s’appliquant sur les cinq doigts ou même sur des points. Kant a seulement approfondi davantage la « propriété remarquable », pareillement observée par Mill, des propositions qui concernent les nombres, « ces propositions concernent toutes les choses, tous les objets, toutes les existences quelconques, dont notre expérience a connaissance » ; la démonstration relative à une seule classe d’objets suffit pour nous convaincre qu’il doit en être de même en général pour tout ce qui se manifeste à nos sens. Mais ceci rentre dans l’objection précédente ; ici nous n’avons affaire qu’à la nature synthétique des idées de nombre et, sur le point principal, Mill paraît être entièrement du même avis que Kant (20).

Ce à quoi les empiriques exclusifs ne font pas attention, c’est que l’expérience n’est pas une porte ouverte, par laquelle les objets extérieurs, tels qu’ils sont, peuvent s’introduire en nous, mais un processus, grâce auquel l’apparition des choses se produit en nous. Prétendre que, dans ce processus, toutes les propriétés de ces « choses » viennent du dehors et que l’homme, qui les reçoit, ne doit rien y ajouter, c’est contredire toute analogie de la nature dans la production quelconque d’une chose nouvelle par le concours de deux autres. De quelque distance que la Critique de la raison pure dépasse l’image du concours de deux forces pour la formation d’une troisième, qui est leur résultante, il est indubitable que cette image peut servir à nous orienter dans la question de l’expérience. Nos choses diffèrent des choses prises en elles-mêmes, ainsi que peut le démontrer la simple dissemblance entre un ton et les vibrations de la corde qui le produisent. L’analyse reconnaît, il est vrai, ensuite dans ces vibrations elles-mêmes d’autres phénomènes, et finalement, arrivée à son but, elle fait entrer la « chose en soi » dans la sphère inaccessible d’un simple objet de la pensée ; mais on peut très-bien comprendre le droit de la critique et le sens de ses premiers pas préparatoires, en remarquant la différence qui existe entre le ton et la cause extérieure qui lui a donné naissance. Ce qui fait en nous, sous le point de vue, soit physiologique, soit psychologique, que les vibrations de la corde deviennent un ton, est l’a priori dans ce phénomène de l’expérience. Si nous n’avions d’autre sens que l’ouïe, toute l’expérience se composerait de tons ; et, quoique toutes nos autres connaissances pussent ensuite résulter de l’expérience, la nature de cette expérience n’en serait pas moins caractérisée complètement par la nature de notre ouïe, et l’on pourrait dire, non avec vraisemblance, mais avec une certitude apodictique, que tous les phénomènes devraient être sonores. On ne doit donc pas oublier que la naissance de l’expérience diffère totalement d’une conclusion résultant de l’expérience. Le fait, que nous pouvons en général apprendre au moyen de l’expérience, dépend assurément de notre organisation intellectuelle (21) ; et cette organisation existe antérieurement à l’expérience. Cette organisation nous conduit à distinguer des caractères particuliers dans les choses et à concevoir successivement ce qui est fondu inséparablement et simultanément dans la nature, puis à fixer cette conception dans des jugements ayant sujet et attribut. Tout cela non-seulement précède l’expérience, mais en est encore la condition. Or le but immédiat de la Critique de la raison pure n’est autre que la recherche, dans la pensée et dans la sensibilité, de ces premières conditions de toute expérience. Kant montra d’abord, par l’exemple de la mathématique, que notre pensée est réellement en possession de certaines notions a priori, et que même le sens commun n’en est jamais dépourvu. Partant de là, il cherche à démontrer que, non-seulement dans la mathématique, mais encore dans chaque acte de connaissance, on retrouve en général le concours d’éléments aprioriques qui déterminent entièrement notre expérience.

Mais comment découvrirons-nous ces éléments ? Ici se rencontre, dans le système de Kant, un point obscur que pourront difficilement faire disparaître les recherches même les plus consciencieuses en vue de deviner la véritable opinion du grand penseur. Nous pouvons toutefois repousser de la façon la plus péremptoire un malentendu presque général qui s’attache à cette question. On a cru, en effet, pouvoir poser le dilemme suivant ou bien les éléments a priori de la pensée elle-même sont dérivés d’un principe valable a priori, ou bien ils sont trouvés par la voie empirique. Un pareil principe ne se trouve pas chez Kant, et la voie empirique ne saurait donner de résultats absolument nécessaires : ainsi la philosophie transcendantale de Kant dans son ensemble n’est, tout au plus, qu’un chapitre de la psychologie empirique. On est allé jusqu’à prétendre que des propositions, ayant une valeur apodictique, devaient aussi être déduites par voie apodictique, c’est-à-dire d’un principe existant a priori (22), comme s’il était question de démontrer ces propositions ! Kant ne se préoccupe que de les trouver et, pour cela, son fil d’Ariane est la demande : Que dois-je présupposer pour m’expliquer le fait de l’expérience ? Non-seulement le côté psychologique de la question n’est pas pour lui l’affaire principale, mais encore il cherche visiblement à l’éviter en donnant à sa demande un sens si général que la réponse peut se concilier indistinctement avec les théories psychologiques les plus diverses (23). Partir d’un principe métaphysique, comme firent, depuis Fichte, les successeurs de Kant, ne pouvait pas non plus être le but de ce dernier, parce qu’il aurait ainsi présupposé la méthode métaphysique, dont il voulait examiner les droits et les limites. Il ne lui restait donc que la voie de la réflexion ordinaire et de la méditation méthodique, il est vrai, mais prenant les faits pour point de départ. Il paraît suffisamment démontré que, si Kant entra dans cette voie, il le fit de propos délibéré ; mais il est clair aussi qu’il dut se faire illusion sur les conséquences de ce mode de procéder, sans quoi il lui eût été impossible d’affirmer si positivement la sûreté absolue de sa méthode et de repousser avec autant de dédain, qu’il en montra plusieurs fois, la simple probabilité (24). C’était un souvenir de l’école métaphysique, dont Kant avait reçu l’enseignement ; et il paraît avoir été confirmé dans son opinion par l’idée exagérée qu’il se faisait de la valeur des travaux préparatoires de la logique traditionnelle, qu’il croyait pouvoir utiliser. Il ne voyait pas que sa méthode de la découverte de l’a priori ne pouvait réellement être autre chose que la méthode d’induction.

Il peut sembler évident que les principes fondamentaux de nos connaissances a priori doivent aussi se laisser découvrir a priori, et se déduire purement d’idées nécessaires ; et cependant cette hypothèse est erronée. Il faut bien distinguer entre une proposition nécessaire et la démonstration d’une proposition nécessaire. On conçoit très-aisément que les propositions ayant une valeur a priori ne se trouvent que par la seule voie de l’expérience, bien plus, que la limite est vague, au point de disparaître, entre les notions réellement nécessaires et les hypothèses dont une expérience prolongée doit forcément nous débarrasser. De même que, pour les nébuleuses du ciel étoilé, il y a très-grande probabilité que quelques-unes d’entre elles se composent réellement de masses nuageuses, tandis que le télescope les résout les unes après les autres en un groupe d’étoiles distinctes ; de même il n’y a pas d’objections faire, quand nous détruisons, dans un grand nombre des idées fondamentales et des principes suprêmes de Kant, l’apparence d’une notion a priori, et que, malgré cela, nous affirmons qu’il y a réellement des idées et des principes fondamentaux, existant dans notre esprit antérieurement à toute expérience et réglant l’expérience elle-même par une nécessité psychologique. En tout cas, Mill aura eu le mérite de prouver que l’on a tenu pour notions a priori un grand nombre de propositions, dont la fausseté a été reconnue plus tard. Ce mérite reste incontesté, bien que Mill ait commis la faute de faire dériver de l’expérience les propositions mathématiques. Il est admis que l’on peut se tromper en croyant à la généralité et à la nécessité d’une proposition ; mais il n’est pas prouvé que des propositions semblables dérivent toujours de la seule expérience. Mill lui-même parle, non dans un sens parfaitement exact, d’erreurs a priori ; et il existe effectivement beaucoup d’erreurs de ce genre. Il en est des notions a priori erronées comme des notions a priori en général. Le plus souvent, l’erreur a priori n’est pas une idée inconsciemment acquise par l’expérience, mais une idée qui nous est nécessairement imposée par l’organisation physique et psychologique de l’homme (25) avant toute expérience particulière ; une idée qui par conséquent se manifeste, lors de la première expérience, sans l’intervention de l’induction, mais qui est renversée avec la même nécessité, par la force d’idées a priori plus profondément enracinées, dès qu’une certaine série d’expériences a donné la prépondérance à ces dernières.

Le métaphysicien devrait pouvoir distinguer entre les idées a priori durables et essentiellement inhérentes à la nature humaine et les idées passagères, qui ne répondent, qu’à un certain degré de son développement, quoique ces deux espèces de notions a priori soient également unies à la conscience de la nécessité. Mais, pour cela, il ne peut s’appuyer sur une proposition a priori, ni, par conséquent, sur ce qu’on appelle la pensée pure ; car il ne saura si les éléments de cette pensée ont une valeur durable ou non. Nous sommes donc entièrement réduits, dans la recherche et l’examen des propositions générales, qui ne proviennent pas de l’expérience, aux procédés ordinaires de la science. Nous ne pouvons poser que des thèses probables sur la question de savoir si les idées et les formes de pensées que nous sommes maintenant forcés d’admettre comme vraies, sans aucune preuve, dérivent de la nature durable de l’homme ou non ; si, en d’autres termes, elles sont les véritables idées fondamentales de toute connaissance humaine, ou si elles finiront par être rejetées comme des « erreurs a priori ».

Revenons maintenant à la question décisive de Kant : comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? La réponse est : dans toute connaissance se rencontre un élément provenant non de l’influence extérieure, mais de l’essence du sujet connaissant ; pour ce motif, cet élément n’est pas accidentel, comme les influences extérieures, mais nécessaire et il se retrouvera constamment dans toutes nos connaissances. — Il s’agit maintenant de trouver cet élément et Kant croit pouvoir atteindre son but en étudiant une à une les principales fonctions de l’esprit dans l’acte de connaître, sans se préoccuper de leur connexion psychologique, pour voir quels éléments a priori s’y rencontrent. Il admet donc deux sources principales de la connaissance humaine : les sens et l’entendement. Son regard perçant croit voir que toutes deux proviennent peut-être d’une origine commune, qui nous est inconnue. Aujourd’hui l’on peut regarder cette conjecture comme justinée non par la psychologie de Herbart ni par la phénoménologie de l’esprit de Hegel, mais par certaines expériences de la physiologie des organes des sens, qui prouvent invinciblement que, même aux impressions des sens qui paraissent tout à fait immédiates, participent des faits qui, si l’on écarte ou supplée certains intermédiaires logiques, répondent étonnamment aux conclusions, vraies ou fausses, de la pensée consciente.

Kant n’a pas su utiliser, dans sa Critique de la raison pure, l’idée que la sensibilité et l’entendement proviennent peut-être d’une racine commune, bien que cependant il ne pût éviter la question de savoir si la véritable solution du problème transcendantal ne devait pas être cherchée précisément dans l’unité de la sensibilité et de la pensée. Il enseigne sans doute aussi que les deux éléments doivent concourir à la connaissance ; mais, même dans le mode, suivant lequel il se figure ce concours, se trahit encore l’influence notable de cette théorie platonicienne d’une pensée pure, dégagée complètement des sens, qui se conserva à travers toute la métaphysique traditionnelle et trouva finalement chez Leibnitz une expression dont tout son système est imprégné et qui domine les conceptions de l’école de Wolff. D’après Leibnitz, la pensée rationnelle peut seule concevoir les choses d’une manière nette et conforme à leur essence ; quant à la connaissance obtenue à l’aide des sens, elle n’est pas une nouvelle source de connaissance égale à la première, mais quelque chose d’absolument inférieur ; c’est une connaissance confuse, par conséquent une image trouble et obscure de la notion que la pensée pure produit avec une perfection souveraine. — Ce que Kant établit, en vrai réformateur, contrairement à cette théorie éminemment fausse, appartient aux meilleures productions du philosophe de Kœnigsberg ; ce qu’il conserve de l’ancienne doctrine appartient aux faiblesses les plus déplorables de son système.

Son mérite consiste à avoir élevé les sens au niveau de l’entendement comme source de connaissance ; son erreur, à laisser encore subsister un entendement entièrement affranchi de l’influence des sens. Il a parfaitement raison de dire que toute pensée doit finalement se réduire à l’intuition, sans laquelle nous ne pouvons avoir connaissance de rien ; toutefois il n’est qu’à moitié dans le vrai quand il dit que la simple intuition, sans aucun concours de la pensée, ne donne pas de connaissance, mais que la pensée seule, même sans aucune intuition, conserve pourtant encore la forme de la pensée (26).

Sa méthode d’isoler la sensibilité, pour y découvrir les éléments a priori qu’elle renferme, peut aussi provoquer des objections très-fondées, parce qu’elle repose sur une fiction dont rien ne garantit le succès méthodique. Dans aucun acte de la connaissance, on ne peut prendre la sensibilité isolée, pour ainsi dire sur le fait, pendant qu’elle fonctionne. Mais Kant regarde cela comme possible ; et le résultat de cette hypothèse est l’assertion que l’élément a priori doit être, dans l’intuition, la forme des phénomènes, dont la matière est donnée par la sensation. Or cette forme nécessaire et générale de tous les phénomènes est pour le sens externe l’espace, pour le sens interne, le temps.

La démonstration n’est pas exempte de quelques défauts ; la l’imitation de l’a priori à l’espace et au temps n’est surtout pas convaincante. On pourrait encore demander si le mouvement n’en fait point partie ; peut-être démontrerait-on que plusieurs catégories ne sont pas en réalité de pures conceptions de l’intellect, mais des intuitions, comme, par exemple, celle d’une substance qui persiste sous la mobilité de ses modifications. Même les qualités des impressions des sens telles que la couleur, le son, etc., ne méritent peut-être pas d’être rejetées aussi absolument comme quelque chose d’individuel, comme quelque chose de subjectif, d’où ne peuvent découler des propositions a priori, et d’où par conséquent ne peut sortir aucune objectivité. En premier lieu, on hésite devant la proposition, par laquelle Kant veut démontrer que la forme ordonnatrice doit être l’a priori ; devant la proposition, d’après laquelle une sensation ne pourrait se coordonner régulièrement à une autre sensation. Parmi les débuts chétifs d’une future psychologie scientifique, se trouve une proposition qui nous apprend que — dans les limites habituelles — la sensation grandit avec le logarithme de l’excitation correspondante, la formule x = log. y, que Fechner a donnée pour base à sa psychophysique comme « loi de Weber ». Il est vraisemblable que cette loi a sa source dans la conscience elle-même, et non dans les faits psychophysiques qui séparent l’excitation extérieure (physique) et l’acte de devenir conscient (27). On peut donc, sans faire violence à la chose (les mots doivent obéir), distinguer entre la quantité de sensation (y) qui fait irruption dans la conscience et la quantité (x) reçue par la conscience. En vertu de cette hypothèse, les formules mathématiques, auxquelles nous sommes conduits par une recherche exacte, n’énoncent en réalité qu’une chose : la quantité de sensation qui, à chaque instant, fait irruption, est l’unité au moyen de laquelle la conscience mesure chaque fois le degré de l’augmentation qu’elle peut recevoir.

De même que l’on peut bien mesurer l’intensité d’une sensation en la comparant à une autre sensation, de même aussi la sensation peut se coordonner, au point de vue de la juxtaposition, avec les sensations que l’on a déjà éprouvées. Des faits nombreux prouvent que les sensations ne se groupent pas d’après une forme toute préparée, l’idée d’espace, mais qu’au contraire, l’idée d’espace est elle-même déterminée par nos sensations. Une ligne composée de nombreuses parties, qui provoquent chacune une sensation, est toujours plus longue pour la conscience immédiate qu’une ligne mathématiquement égale en longueur qui n’offre pas de centres particuliers d’action pour l’excitation des sensations. Nos représentations ordinaires de l’espace sont absolument non-mathématiques et constituent une source intarissable de subtiles illusions, précisément parce que nos sensations ne trouvent pas dans l’esprit un système de coordination tout prêt, d’après lequel elles pourraient se classer avec sûreté, mais parce qu’un semblable système, très-imparfait, ne se développe d’une manière inconnue que par l’effet de la concurrence naturelle des sensations.

Avec tout cela, la pensée que l’espace et le temps sont des formes, que l’esprit humain prête aux objets de l’expérience, n’est nullement faite pour être rejetée d’emblée. Cette pensée est tout aussi hardie et grandiose que l’hypothèse d’après laquelle tous les phénomènes d’un monde corporel imaginaire avec l’espace où ils se coordonnent, sont uniquement des représentations d’un être purement intellectuel. Mais tandis que cet idéalisme matériel conduit toujours à des spéculations dénuées de fondement, Kant, avec son idéalisme formel, nous fait jeter un regard dans les abîmes de la métaphysique, sans rompre avec les sciences d’expérience. Car, d’après Kant, ces formes de notre connaissance, existant avant l’expérience, ne peuvent qu’à l’aide de l’expérience nous donner la connaissance, tandis qu’au-delà de la sphère de notre expérience, elles perdent toute valeur. La théorie des « idées innées » n’est nulle part réfutée plus complètement qu’ici ; car, tandis que, d’après l’ancienne métaphysique, les « idées innées » sont, pour ainsi dire, des témoins venus d’un monde suprasensible, et qu’elles sont propres ou plutôt expressément destinées à être appliquées au suprasensible, les éléments a priori de la connaissance servent, d’après Kant, exclusivement à l’expérience. Ce sont ces éléments qui déterminent toute notre expérience ; c’est par eux que nous reconnaissons toutes les relations nécessaires des objets de notre expérience ; mais précisément à cause de leur nature comme forme de toute expérience humaine, tout essai d’une application de ces mêmes formes au suprasensible est infructueux. Sans doute une question s’impose ici à notre esprit : qu’est-ce que toute la science fournie par l’expérience, si nous ne retrouvons que les lois faites par nous-mêmes dans les choses qui ne sont plus des choses, mais simplement des « phénomènes » ? À quoi mène toute notre science, si nous devons nous représenter les choses existant absolument, les « chosesen soi », comme étant en dehors du temps et de l’espace, par conséquent d’une façon complètement incompréhensible pour nous ? — À ces questions nous nous contentons provisoirement de répondre par une autre question : qui prétend donc que nous devions nous occuper en général des « choses en soi » entièrement incompréhensibles pour nous ? Les sciences de la nature ne sont-elles pas en tout cas ce qu’elles sont et ne rendent-elles pas les services qu’elles rendent, tout à fait indépendamment des spéculations sur les principes derniers des choses, vers lesquels nous nous voyons entraînés par la critique philosophique ?

Si donc l’on considère sous ce point de vue la théorie de l’apriorité du temps et de l’espace, on n’aura aucun motif pour la rejeter sans l’examiner. Même les scrupules, que nous avons soulevés relativement à la naissance psychologique de l’idée d’espace, ne suffisent pas pour rejeter cette théorie.

En ce qui concerne notre hypothèse touchant l’influence de la sensation sur la naissance de nos idées d’espace, la question n’est pas résolue par cette hypothèse. Autre chose est de considérer les idées d’espace dans leur développement, autre chose est de se poser la question comment se fait-il que nous concevions en général au moyen de l’espace, c’est-à-dire que nos sensations, par leur coopération, produisent l’idée d’un être juxtaposé mesurable d’après les trois dimensions, à laquelle vient en suite se joindre, pour ainsi dire, comme quatrième dimension de tout ce qui existe, l’idée de la continuité du temps. Quoique l’espace et le temps ne soient pas des formes toutes préparées, ne devant se remplir de matière que par suite de nos relations avec les choses, ils peuvent cependant être des formes, qui, en vertu de conditions organiques, lesquelles pourraient faire défaut à d’autres êtres, résultent nécessairement de notre mécanisme sensoriel. Certes, il ne serait même guère possible, dans ce sens plus étroitement limité, de douter de l’apriorité de l’espace et du temps, et la question roulera de préférence sur ce que Kant appelle l’ « idéalité transcendantale » de l’espace et du temps, c’est-à-dire que nous nous demanderons si le temps et l’espace ne signifient plus rien au-delà de notre expérience. En effet, Kant admet cela indubitablement. L’espace et le temps ont, d’après lui, de la réalité pour la sphère de l’expérience humaine, en tant qu’ils sont des formes nécessaires de notre intuition sensible ; en dehors de celle-ci, ils sont, comme toutes les idées, qui s’égarent au-delà de l’expérience, de simples illusions.

Il est évident ici que l’organisation psychophysique, qui nous force de concevoir les choses suivant l’espace et le temps, est donnée assurément avant toute expérience ; et, en tant que déjà la première sensation résultant d’un objet extérieur doit être combinée avec une idée d’espace, quelque vague qu’elle puisse être, l’espace est un mode, donné a priori, de l’intuition sensible. Mais que certaines « choses en soi » aient une existence dépourvue d’espace et de temps, voilà ce que Kant ne pourrait jamais nous démontrer à l’aide de ses principes, car ce serait une connaissance transcendante, bien que négative, des propriétés de la « chose en soi » et une semblable connaissance est complètement impossible, d’après la théorie de Kant. Mais telle n’est pas non plus l’opinion de Kant ; il lui suffit d’avoir prouvé que l’espace et le temps n’ont de valeur absolue pour toute expérience, que parce que, comme formes de l’expérience, ils résident dans le sujet, et que, par conséquent, ils ne peuvent avoir de valeur au-delà de leur fonction. En revanche, rien ne nous empêche, quand nous voulons mettre le pied sur ce terrain dangereux, de conjecturer que leur portée s’étend plus loin que la sphère de nos représentations (28). Kant lui-même émet accidentellement l’hypothèse que « tous les êtres finis et pensants doivent en cela, c’est-à-dire (dans le mode d’intuition d’après l’espace et le temps) nécessairement (c’est-à-dire d’après un principe général qui nous est inconnu) s’accorder avec l’homme » (29). En d’autres termes, il peut se faire que toute connaissance d’objets soit nécessairement pareille à la nôtre, à la seule exception toutefois du mode possible mais purement problématique de la connaissance divine. D’un autre côté, on peut aussi accorder qu’il nous est possible, par exemple, d’imaginer des êtres, qui, en vertu de leur organisation, ne sont nullement en état de mesurer l’espace d’après les trois dimensions, qui ne le comprennent peut-être que d’après deux dimensions, peut-être même pas du tout d’après des dimensions distinctes. Et pour la même raison, on ne pourra non plus nier la possibilité d’une conception des choses fondées sur des notions d’espace plus parfaites que ne le sont les nôtres.

Si d’ailleurs il devait être vrai que toutes les choses de l’univers agissent et réagissent tour à tour les unes sur les autres et que la connexion universelle est soumise à des lois immuables, l’expression poétique de Schiller « et dans l’aujourd’hui marche déjà le demain » serait une vérité métaphysique dans la plus rigoureuse acception du mot ; et il faudrait encore imaginer des intelligences capables d’embrasser simultanément ce que nous ne saisissons que successivement. Il est certes incontestable que nous ne pouvons rien savoir de tout cela, et que la saine philosophie ne s’occupera de semblables questions que lorsqu’il s’agira de réfuter le dogme de l’objectivité absolue de nos idées d’espace, par l’exposé des possibilités contraires. Au reste, Kant est justifié en tant que le principe de l’intuition de l’espace et du temps est en nous a priori, et il a rendu à la science un service immortel, en prouvant, par ce premier et grand exemple, que précisément la connaissance que nous possédons a priori, par le motif même qu’elle dérive de la nature de notre esprit, n’a plus aucune valeur au-delà de notre expérience.

Quant au matérialisme, il prend le temps et l’espace de même qu’en général tout le monde sensible simplement comme objectifs. En s’éloignant de ce point de vue, comme le fait par exemple quelquefois Moleschott, on s’écarte du système matérialiste. C’est justement à propos du temps et de l’espace que le matérialisme se sent le plus d’assurance en face de la critique de Kant ; car ici non-seulement nous avons la conscience que nous ne pouvons concevoir des limites au temps et à l’espace, ou une intuition qui n’ait aucun lien la rattachant à l’espace et au temps ; mais, même dans la plus haute abstraction de la pensée, où toute intuition est évidemment impossible, nous persistons à regarder comme vraisemblable qu’entre différents êtres, à organisation animale, la compréhension de l’espace et du temps peut tout au plus varier de degré, mais que ces formes elles-mêmes appartiennent, d’après leur essence intime, à toute compréhension possible, précisément parce qu’elles sont fondées sur la nature des choses. Kant voulait faire davantage ; mais, en poursuivant le plus, il a réalisé le moins. Il a fourni de solides raisons de douter si le temps et l’espace en dehors de l’expérience d’êtres finis pensants signifient encore quelque chose ; et, loin de quitter ces limites et de s’égarer par des spéculations métaphysiques dans les régions ultra-sensibles et inexplorées de l’ « être absolu », il a ébranlé la naïveté primitive de la foi des sens, sur laquelle est fondé le matérialisme, plus fortement que n’a jamais pu le faire un système d’idéalisme matériel. Car dès que l’idéalisme matériel nous étale ses idées comme la véritable réalité, la conscience logique du penseur judicieux s’éveille ; et nous ne sommes alors que trop portés à repousser en même temps, avec les conceptions poétiques d’une semblable spéculation, les arguments qui sont présentés à bon droit contre la réalité absolue du monde sensible, tel que nous nous le représentons.

De même que Kant fit, pour le monde sensible, de l’espace et du temps des formes de l’intuition a priori, de même, pour le domaine de l’entendement, il crut avoir démontré que les catégories étaient les idées fondamentales a priori. Cette démonstration, tout insuffisante qu’elle est, lui coûta bien des casse-tête. Une seule de ces idées, celle de causalité, contre laquelle Hume avait dirigé son scepticisme dissolvant, fit en quelque sorte arriver Kant à toute sa philosophie et ce fut probablement la prétendue découverte du tableau entier des catégories qui décida Kant à se poser en réformateur de la philosophie, après qu’il eut acquis comme philosophe de l’école de Wolff et notamment comme savant versé dans la mathématique et les sciences de la nature, un renom assez considérable. Mais écoutons Kant raconter lui-même l’histoire intime de cette évolution si riche en conséquences. L’idée de causalité a, pour l’appréciation du matérialisme, une importance si considérable que le chapitre le plus remarquable de l’histoire de cette idée mérite bien aussi une place dans l’histoire du matérialisme. Dans la préface de ses prolégomènes (30), Kant affirme que, depuis la naissance de la métaphysique, aucun événement n’aurait pu être plus décisif pour les destinées de cette science que l’attaque de Hume, si toutefois ce philosophe eût trouvé un public apte à le comprendre. Vient ensuite un long passage très-remarquable que nous allons reproduire textuellement :

« Hume adopta, comme principal point de départ, une seule mais importante idée de la métaphysique, celle de la relation entre la cause et l’effet (et aussi par conséquent les idées de force, d’action, etc., qui en découlent), et il somma la raison, qui prétend l’avoir portée dans son sein, de l’écouter et de lui dire de quel droit elle se figurait qu’une chose pût être constituée de telle sorte que, une fois affirmée, elle entraînât nécessairement l’affirmation d’une autre chose, car c’est là ce que contient l’idée de cause. Il démontra d’une façon irréfutable qu’il est tout à fait impossible à la raison de concevoir a priori, et par la seule vertu des concepts, une pareille relation, qui implique la nécessité. Car on ne peut nullement comprendre que, parce qu’une chose est, une autre doive être nécessairement. On ne voit donc pas pourquoi l’idée d’une pareille corrélation serait adoptée a priori. Il concluait de là qu’avec cette idée la raison se trompait du tout au tout, qu’elle avait tort de regarder comme sa fille légitime cette idée, qui n’était qu’une bâtarde de l’imagination, laquelle, fécondée par l’expérience, place certaines conceptions sous la loi de l’association et prend, pour une nécessité objective de science, une nécessité subjective née de l’association, c’est-à-dire l’habitude. Il concluait de là que la raison n’a pas du tout la faculté d’imaginer de semblables liaisons entre les représentations, pas même d’une manière générale, sans quoi ses idées seraient de pures fictions ; et toutes ses notions soi-disant existant a priori ne seraient que des expériences mal interprétées et vulgaires, ce qui équivaut à dire que nulle part il n’y a ni ne peut y avoir de métaphysique.

» Quelque hâtive et inexacte que fût cette conclusion, elle reposait du moins sur des recherches, et ces recherches méritaient bien que les bonnes têtes de l’époque réunissent leurs efforts pour résoudre, s’il était possible, plus heureusement le problème tel qu’il le posait. De cette collaboration, en effet, aurait dû naître bientôt une réforme complète de la science.

» Mais le destin, toujours défavorable à la métaphysique, voulut que Hume ne fût compris de personne. On ne peut voir, sans éprouver une certaine douleur, ses adversaires Reid, Oswald, Beattie et finalement encore Priestley se tromper du tout au tout sur le point principal de sa théorie, admettre toujours comme accordé précisément ce qu’il révoquait en doute, tandis qu’ils démontraient avec vivacité et le plus souvent avec une certaine arrogance ce dont il ne s’était jamais avisé de douter ; bref, ils comprirent si peu l’indication, qu’il donnait en vue d’une amélioration, que le statu quo se maintint comme si rien de nouveau ne fût survenu. Il ne s’agissait pas de savoir si l’idée de cause était légitime, utile et indispensable sous le point de vue de l’entière connaissance de la nature, car Hume n’avait jamais douté de cela, mais si cette idée est pensée a priori par la raison, et si, de cette manière, elle possède une vérité intérieure, indépendante de toute expérience, et par conséquent aussi une valeur bien plus étendue, non bornée aux objets de l’expérience voilà sur quoi Hume attendait des explications. Il n’était, en effet, question que de l’origine de cette idée, non de son indispensabilité dans l’usage : la question d’origine une fois élucidée, celle des conditions de son emploi et de l’étendue de son ressort se serait réglée d’elle même.

» Mais les adversaires de cet homme célèbre auraient été forcés, pour satisfaire au problème, de pénétrer fort avant dans la nature de la raison, en tant qu’elle s’occupe de la pensée pure, et cette nécessité leur déplaisait. Ils trouvèrent donc un moyen plus commode de se montrer arrogants sans aucun savoir ils en appelèrent au sens commun. C’est en effet un don précieux du ciel de posséder un sens droit (ou, comme on l’a qualifié récemment, simple). Toutefois il faut l’établir par des faits, par des preuves de réflexion et de raisonnement dans ce que l’on pense et dit, mais il ne faut pas recourir à lui comme à un oracle, quand on n’a aucun argument sensé à apporter pour se justifier. Lorsque la sagacité et la science font défaut, en appeler au sens commun alors et pas plus tôt, c’est là une des inventions subtiles des temps modernes ; et, avec cette tactique, le bavard le plus superficiel peut affronter la lutte contre le savant le plus éminent et lui tenir tête. Mais tant que l’on conservera un faible reste de sagacité, on se gardera bien de recourir à cette ressource suprême. Car examiné à la lumière, ce recours n’est autre chose qu’un appel au jugement de la multitude, à des applaudissements, dont le philosophe rougit, mais dont le rusé courtisan de la popularité triomphe au point d’en devenir arrogant. Je me permets de penser que Hume aurait pu, aussi bien que Beattie, prétendre posséder un entendement sain, et de plus, ce qui manquait certainement à Beattie, une raison critique, qui impose des limites au sens commun et l’empêche de se perdre dans les spéculations ou, quand il ne s’agit que de celles-ci, de vouloir trancher les questions, parce qu’il est incapable de justifier ses principes : car, à cette condition seulement, il restera le sens commun. Le ciseau et le marteau peuvent très-bien servir à confectionner une boiserie ; mais, pour graver sur cuivre, il faut employer le burin. Ainsi le sens commun et l’esprit spéculatif sont tous deux utiles, mais chacun dans son genre : le premier, quand il est question de jugements, qui trouvent dans l’expérience leur application immédiate ; le second, quand en général il faut raisonner d’après de purs concepts, comme par exemple en métaphysique, où le bon sens, qui s’intitule ainsi lui-même, mais souvent par antiphrase, n’a pas voix au chapitre.

» Je l’avoue franchement : ce fut justement le souvenir de David Hume qui, il y a de longues années, troubla le premier mon sommeil dogmatique, et donna à mes recherches sur le terrain de la philosophie spéculative une tout autre direction. J’étais loin d’accepter ses conclusions, qui ne provenaient que d’une étude incomplète du problème et n’avaient rapport qu’à une partie de ce problème : or on ne peut arriver à aucune solution, si l’on ne tient pas compte de l’ensemble. Quand on part d’une pensée exacte encore qu’incomplète, léguée par un autre, on peut bien espérer, à force de réflexions, s’avancer plus loin que l’homme perspicace, à qui l’on a dû la première étincelle de cette lumière.

» Je commençai donc par essayer si l’objection de Hume ne pourrait pas s’énoncer en termes généraux, et je trouvai bientôt que l’idée de la relation entre la cause et l’effet était loin d’être la seule par laquelle l’entendement conçoit a priori des connexions entre les choses ; je vis au contraire que la métaphysique en était entièrement composée. Je cherchai à m’assurer de leur nombre et, cela m’ayant réussi à souhait à l’aide d’un seul principe, je passai à la déduction de ces idées, que je savais maintenant avec certitude ne pas être dérivées de l’expérience, comme Hume l’avait craint, mais être sorties de l’intellect pur. Cette déduction, qui paraissait impossible à mon prédécesseur perspicace, et dont, excepté lui, personne ne s’était avisé, encore que chacun se servît hardiment de telles idées, sans se demander sur quoi reposait leur valeur objective, cette déduction, dis-je, était l’œuvre la plus difficile que l’on eût jamaispu entreprendre au profit de la métaphysique ; et le pire était que tout ce qui existait alors, en fait de métaphysique, ne pouvait m’être d’aucune utilité, parce que cette déduction doit commencer par établir la possibilité de la métaphysique. Ayant réussi à résoudre le problème de Hume non-seulement dans un cas particulier, mais encore dans toutes les applications de la raison pure, je pouvais marcher d’un pas sûr, quoique lent, soit pour arriver à déterminer finalement tout le domaine de la raison pure, soit pour en tracer les limites, soit pour en définir le contenu d’une manière complète et d’après des principes généraux ; or c’est là ce dont la métaphysique a besoin pour établir son système sur une base solide. »

Ces mots de Kant nous font connaître tout à la fois, par une vue d’ensemble, l’influence de Hume sur la philosophie allemande, la genèse du tableau des catégories ainsi que de toute la critique de la raison, la vraie pensée fondamentale et la cause de toutes les erreurs de notre réformateur de la philosophie. Toutes les erreurs de Kant dérivent évidemment de ce qu’il a confondu l’emploi méthodique et rationnel des lois de la pensée avec ce qu’on appelle la spéculation, qui déduit d’idées générales.

L’image du burin vaut mieux que son application. Ce n’est pas un point de départ complètement différent, ce n’est pas une méthode contraire qui assurent les succès de la pensée dans la critique philosophique, mais seulement et uniquement une exactitude et une rigueur plus grandes dans le maniement des lois générales de l’entendement. La métaphysique comme critique des idées doit procéder avec un peu plus de sagacité et de circonspection que la critique philologique d’un texte traditionnel, que la critique historique des sources d’un récit, que la critique mathématico-physique d’une hypothèse relative à la science de la nature mais, au fond, elle doit, comme toute critique, travailler avec les instruments de la logique entière, tantôt inductive, tantôt déductive ; elle doit accorder à l’expérience ce qui appartient à l’expérience, aux idées ce qui appartient aux idées.

Au reste le défaut des partisans du common sense (sens commun) n’est aucunement dans leur méthode, qui consiste à prendre l’expérience pour unique point de départ. On s’approcherait davantage de la vérité si l’on pouvait prendre l’expression allemande gesunder Menschenverstand (sain entendement de l’homme) à peu près dans un sens analogue à celui de baumwollener Strumpffabrikant (fabricant de bas de coton) et d’autres jolis termes composés. C’est en effet, encore que l’étymologie n’y soit pas, l’entendement moyen d’un homme bien portant, c’est-à-dire d’un homme qui, outre sa grossière logique, emploie aussi des organes sains, d’un homme qui, dans ses jugements, fait parler, d’une façon irrégulière, outre l’entendement, le sentiment, l’intuition, l’expérience, la connaissance des relations ; c’est cette intelligence qui, dans les questions de la vie quotidienne, dans les limites où l’emprisonnent les préjugés de son pays, prononce un bon jugement moyen et jamais excentrique. La logique de la vie quotidienne obtient donc de nombreux succès quoiqu’elle avale des chameaux et ne tamise pas les mouches. La masse du public ne s’aperçoit pas de l’influence du préjuge général sur les résultats de cette logique, parce que cette masse se trouve elle-même sous l’empire des mêmes erreurs. Voilà pourquoi le sens commun célèbre la plupart de ses triomphes en conspuant tous les réformateurs, en soutenant l’autocratie policière, en maintenant les peines cruelles, en comprimant les « couches inférieures de la société », en prônant la nécessité des institutions monarchiques et la prééminence de Prudhommeville (Krœhwinkel) sur toutes les autres villes de l’Europe. On apprend toutefois à le connaître sous un meilleur jour là où le préjugé n’a plus d’influence, mais où le jugement, par la nature de la matière, est forcé de coopérer avec l’intuition et l’expérience. Même les succès d’un Bentley, dans la critique d’Horace ; d’un Niebuhr, dans la réforme de l’histoire romaine ; d’un Winckelmann, dans la propagation d’une meilleure compréhension de l’art antique ; d’un Humboldt, dans la conception hardie d’un réseau de recherches embrassant le monde entier, reposent en grande partie sur une combinaison de l’intellect radicalement scientifique avec une connaissance plus approfondie de l’univers et de l’humanité ou avec une sensibilité plus énergique que ne l’est d’ordinaire celle des savants en chambre ; même dans la critique philosophique, cet élément ne s’efface que relativement, sans jamais perdre toute son importance. Il contribue à la réalisation de ce qu’il y a de plus sublime quand il sert et complète l’exercice consciencieux de l’art en s’y associant, tandis qu’il recèle et produit toute espèce de vanité lorsqu’il s’oppose à la pensée scientifique. Kant éprouva vivement cette impression en comparant un esprit aussi élevé que celui de Hume aux représentants du common sense (sens commun) mais il confondait la force et la sagacité plus grandes de la pensée avec la méthode spéculative. Ce fut par la seule puissance de la logique que Hume fit sortir Kant du sommeil dogmatique ; si Kant n’eût opposé à l’attaque de Hume que l’invention de la table des catégories, sa réaction ne serait pas justifiable ; mais derrière cette végétation luxuriante de la spéculation se cache la pensée plus profonde, qui pouvait faire de lui le réformateur de la philosophie. C’est la claire intuition que l’expérience humaine est le produit de certaines idées primordiales, dont toute l’importance consiste précisément en ce qu’elles déterminent l’expérience. La polémique relative à l’idée de causalité est conçue d’une manière générale. Hume a raison quand il anéantit l’origine, surnaturelle et conforme à la révélation, de ces idées ; il a tort, quand il les déduit de l’expérience, attendu que l’on ne peut absolument rien « apprendre par l’expérience », si l’on n’a pas été organisé par la nature de façon à réunir le sujet à l’attribut, la cause à l’effet.

À y regarder de près, ce ne sont assurément pas les conceps mêmes qui existent avant l’expérience, mais seulement des dispositions telles que les impressions du monde extérieur sont aussitôt réunies et coordonnées d’après la règle fournie par ces concepts. On pourrait dire que le corps existe a priori, si le corps n’était pas, à son tour, un simple mode donné a priori, de concevoir des relations purement spirituelles (voir la note 25). Peut-être trouvera-t-on, un jour, le fond de l’idée de causalité dans le mécanisme du mouvement réflexe et de l’excitation sympathique ; alors nous aurions la raison pure de Kant traduite en physiologie et rendue ainsi plus évidente. Mais, en réalité, la chose ne serait pas changée ; car la foi naïve à la réalité du monde des phénomènes étant refoulée, la distance du physique au spirituel n’est plus bien grande ; seulement, à vrai dire, le spirituel pur restera toujours l’inconnu, par cela même que nous ne pouvons le saisir qu’à l’aide d’une image sensible.

Comme le jugement sur l’idée de causalité a obtenu une très-grande importance, nous allons exposer et résumer en quatre courtes propositions les différentes opinions sur cette idée et finalement la nôtre.

I. L’ancienne métaphysique : l’idée de causalité ne dérive pas de l’expérience, mais de la raison pure, et c’est en vertu de cette haute origine qu’elle est valable et applicable même au delà des limites de l’expérience humaine.

II. Hume : l’idée de causalité ne peut se déduire de la raison pure, elle découle plutôt de l’expérience. Les limites de son application sont incertaines ; en tout cas elle ne peut être appliquée à rien de ce qui dépasse l’expérience.

III. Kant : l’idée de causalité est une des idées-mères de la raison pure, et forme, comme telle, la base de toute notre expérience. Elle a, précisément pour ce motif, dans le domaine de l’expérience, une valeur absolue ; mais au delà de ce domaine elle n’a aucune signification.

IV. L’auteur : l’idée de causalité a ses racines dans notre organisation et, dans son principe, elle est antérieure à toute expérience. Elle est précisément pour ce motif, dans le domaine de l’expérience d’une valeur absolue, mais au delà de ce domaine elle n’a absolument aucune importance.

Au domaine de l’expérience appartient aussi tout ce qui résulte de l’expérience immédiate, et, en général, tout ce qui est pensé par analogie d’après l’expérience, comme par exemple la théorie des atomes (31). Or Épicure admit pour ses atomes une déviation de la ligne droite sans aucun motif, et Kant, d’ordinaire si modéré, traita nettement cette opinion d’« impudente » (32). Il ne se serait certes pas même figuré en rêve qu’après plus d’un demi-siècle, un compatriote et un esprit semblable à celui du grand Hume écrirait le passage suivant :

« J’ai la conviction que tout homme habitué à l’abstraction et à l’analyse et y appliquant sincèrement ses facultés, quand son imagination saura accueillir et garder une idée, n’éprouvera aucune difficultés se figurer que par exemple dans un des firmaments, qui, selon l’astronomie actuelle, constituent l’univers, les événements peuvent se succéder au hasard et sans aucune loi déterminée. Il n’y a d’ailleurs rien dans notre expérience ou dans notre esprit qui puisse nous fournir un motif suffisant ou même un motif quelconque de croire que ce cas ne se réalise nulle part » (33).

Mill regarde la croyance en la causalité comme une simple conséquence de l’induction involontaire. Il s’ensuit nécessairement que, sur notre terre aussi bien que dans les firmaments les plus lointains, un fait pourrait se produire sans aucune cause ; et Épicure, qui ne fut infidèle à la causalité que dans ce cas unique, serait en droit d’opposer à Mill sa formule favorite : « Alors tout pourrait naître de tout ! » « Sans doute, répondrait Mill, mais ce n’est nullement probable ; nous en reparlerons, dès qu’il surviendra un cas de ce genre. » S’il vient ensuite à se produire un cas qui semble contredire toutes les idées antérieurement admises par la science, Mill fera comme nous, qui tenons la causalité pour donnée a priori ; il suspendra son jugement, sur ce cas, jusqu’à ce que la science l’ait étudié avec plus de précision. Il soutiendra toujours que l’induction a tant de prix à ses yeux qu’il ne peut pas encore renoncer à l’espérance de voir ce cas rentrer dans la loi générale de causalité. La preuve du contraire donnera lieu à un procès d’une durée indéfinie ; l’affaire menace donc de dégénérer en pure querelle de mots, si l’on refuse d’accorder que les partisans de l’apriorité de la causalité ont raison a priori et avant toute expérience. Mill ne se serait peut-être pas fourvoyé autant s’il eût distingué entre la loi de causalité en général et la conception actuelle de la science de la nature qui en dérive. Cette dernière, d’après laquelle les causes et les effets sont tous compris dans l’enchaînement le plus rigoureux des lois de la nature, en dehors desquelles il n’est attribué d’importance causative à aucune chose, à aucune idée, — cette conception précise et scientifique de la loi de causalité est assurément neuve, et, dans un temps que l’histoire peut délimiter, elle a été acquise par induction. La nécessité, provenant immédiatement de la nature de l’esprit humain, d’admettre une cause à toute chose, est en réalité souvent très-peu scientifique. C’est en vertu de l’idée de causalité que le singe, — en cela, à ce qu’il semble, organisé comme l’homme, — porte la patte derrière le miroir ou retourne le meuble taquin pour chercher la cause de l’apparition de son alter ego. C’est en vertu de l’idée de causalité que le sauvage attribue le tonnerre au char d’un dieu, ou se figure, lors d’une éclipse de soleil, qu’un dragon veut dévorer le dispensateur de la lumière. La loi de causalité veut que le nourrisson mette la venue salutaire de sa mère en corrélation avec son propre vagissement ; il fait ainsi une expérience. Quant au sot privilégié, qui attribue tout au hasard, il pense, si toutefois il pense, que le hasard est un être diabolique, dont les caprices suffisent à expliquer toutes ses mésaventures (34).

Nos matérialistes actuels se trouveront peut-être quelque peu en désaccord avec eux-mêmes, en face de cette question. Enclins d’un côté à tout déduire de l’expérience, ils ne feront pas volontiers une exception pour la loi de causalité ; d’un autre côté, la domination absolue et illimitée des lois de la nature est à bon droit leur thème favori. Il est vrai que Czolbe semble se ranger expressément du côté de Mill  (34 bis) ; mais il entend par lois innées de la pensée celles qui, dès la naissance, se trouvent comme propositions logiques dans la conscience. Quelle serait son opinion, une fois le malentendu écarté ? C’est ce qu’il n’est pas aisé de deviner avec une entière certitude d’après son exposé. Néanmoins Czolbe, en admettant que nos concepts doivent avoir une évidence d’intuition sensible, a établi un principe métaphysique, qui n’est nullement conciliable avec le système de Mill, et qui, du côté opposé, va même au delà de Kant. Büchner insiste fortement sur la nécessité et l’immuabilité des lois de la nature et fait pourtant dériver de l’expérience la foi en ces lois. Et même, la proposition métaphysique d’Oersted, qui admet l’identité des lois de la pensée et de la nature, est parfois reconnue par Büchner comme exacte.

Beaucoup de nos matérialistes actuels seraient peut-être tentés d’ériger en principe la confusion d’idées, que nous mentionnons, et de déclarer vaine subtilité toute la différence que l’on établit entre la conception empirique et la conception rationnelle de l’idée de causalité. Cela s’appelle, à vrai dire, évacuer le champ de bataille ; car il est facile de comprendre qu’il suffit, pour l’emploi pratique de l’idée de causalité, de l’emprunter à l’expérience. Une étude plus précise ne peut avoir d’autre but qu’un intérêt purement théorique et, dès qu’il s’agit d’idées, une logique rigoureuse est aussi indispensable qu’une analyse exacte en chimie.

Ce que nos matérialistes actuels pourraient faire de mieux serait de marcher, en général, de concert avec Hume et Mill, et de chercher à éviter la fâcheuse conséquence qui résulte d’une exception à la règle de la loi de causalité, en montrant l’infiniment petite probabilité d’une pareille exception. À la rigueur cela suffit pour éconduire les amateurs d’histoires merveilleuses, vu que l’on peut toujours exiger, pour ainsi dire, comme condition de la moralité de la pensée, que nos hypothèses aient pour base non la vague possibilité, mais la vraisemblance. Toutefois avec cela la véritable question n’est pas encore vidée, car la difficulté réelle consiste en ce que, dès le commencement, deux sensations ne pourraient jamais être réunies en vue de faire une expérience sur leur liaison, si le principe de leur réunion comme cause et effet n’était déterminé par l’organisation de notre esprit.

Une lumière toute nouvelle se projette de ce point de vue sur la corrélation des phénomènes et de la « chose en soi ». Si l’idée de causalité est une catégorie dans le sens de Kant, elle n’a de valeur, comme toutes les catégories, que sur le terrain de l’expérience. C’est seulement dans leur réunion avec les intuitions, fournies par les sens, que les concept a priori peuvent en général s’appliquer à un objet. La sensibilité réalise l’entendement. Mais alors si la chose’est ainsi, comment est-il possible de conclure à une « chose en soi », placée derrière les phénomènes ? L’idée de causalité ne deviendrait-elle donc pas de la sorte transcendante ? Ne sera-t-elle pas appliquée à un prétendu objet, situé au delà de toute expérience généralement possible ?

Avec cette objection, depuis les premières répliques à la Critique de la raison pure jusqu’au moment actuel, on a cru chaque fois battre Kant, et nous aussi, dans la première édition du présent ouvrage, nous avons dit que la « cuirasse du système » avait là son défaut. Mais une étude plus approfondie prouve que Kant avait pris ses précautions pour parer ces coups. Ce que nous avons donné comme une amélioration du système est en réalité l’opinion véritable de Kant : la « chose en soi » n’est qu’un concept limitatif. « Le poisson du vivier, faisions-nous observer, ne peut nager que dans l’eau et non sur la terre ; mais il peut pourtant heurter de la tête le fond et les parois. » Nous aussi pourrions de la sorte avec l’idée de causalité mesurer tout le domaine de l’expérience, et trouver qu’il y a au delà de ce domaine une région entièrement inaccessible à notre faculté de connaître (35).

Nous ne savons donc réellement pas si une « chose en soi » existe. Nous savons seulement que l’application logique des lois de notre pensée nous conduit à l’idée d’un quelque chose d’entièrement problématique, que nous admettons comme cause des phénomènes, dès que nous avons reconnu que notre monde ne peut être qu’un monde de la représentation (Vorstellung). Si l’on se demande : Mais où restent donc maintenant les choses ? la réponse sera : Dans les phénomènes. Plus la « chose en soi » se volatilise et se réduit à une simple représentation, plus le monde des phénomènes acquiert de réalité. Il comprend en général tout ce que nous pouvons nommer « réel ». Les phénomènes sont ce que le sens commun appelle choses. Le philosophe appelle les choses phénomènes pour marquer qu’elles ne sont pas simplement quelque chose de situé extérieurement en face de moi, mais un produit des lois de mon esprit et de mes sens. Les mêmes lois me conduisent, d’après l’analogie des relations de cause à effet, telle que je l’ai journellement sous les yeux, dans les détails de l’expérience, à supposer aussi une cause à ce grand tout de l’univers qui s’offre à mes regards. Les recherches empiriques, guidées par l’idée de causalité, nous ont montré que le monde de l’oreille ne correspond pas au monde de l’œil, que le monde des conclusions logiques est tout autre que celui de l’intuition immédiate. Elles nous montrent que l’ensemble de notre monde de phénomènes dépend de nos organes ; et Kant aura eu le mérite durable d’avoir établi que nos catégories jouent en cela le même rôle que nos sens. Si maintenant l’étude complète du monde des phénomènes nous conduit à découvrir que lui aussi, dans son ensemble, est déterminé par notre organisation, nous devrons, en vertu de l’analogie, admettre que, même là où nous ne pouvons pas acquérir un nouvel organe, pour corriger et compléter les autres, une infinité de conceptions différentes est encore possible ; bien plus, finalement, tous ces modes de concevoir des êtres différemment organisés doivent avoir une source commune, mais inconnue, la chose en soi, par opposition aux choses des phénomènes : alors nous pouvons nous abandonner tranquillement à cette conception en tant qu’elle est une conséquence nécessaire de l’emploi de notre entendement, encore que ce même entendement, si nous continuons ces recherches, soit forcé de nous avouer qu’il a lui-même créé cette opposition. Nous ne trouvons partout que l’opposition empirique ordinaire entre le phénomène et l’être, laquelle, comme on le sait, présente à l’entendement des gradations infinies. Ce qui, sur tel échelon de spéculation, est un être, se montre à son tour sur un autre échelon, par rapport à un être plus profondément caché, comme phénomène. Mais la véritable essence des choses, le dernier fondement de tous les phénomènes nous sont inconnus en outre ces deux idées ne sont ni plus ni moins que le dernier produit d’une opposition déterminée par notre organisation, opposition dont nous ne pouvons dire si, en dehors de notre expérience, elle à une valeur quelconque.

Kant va jusqu’à nier que la question de l’essence des choses en soi ait le moindre intérêt, tant il s’accorde ici avec l’empirique qui, pour employer une expression de Czolbe, se contente du monde donné. « Ce que les choses en soi peuvent être, dit-il dans le chapitre de l’amphibologie des concepts de la réflexion, je ne le sais pas et n’ai pas non plus besoin de le savoir, parce que néanmoins une chose ne peut jamais m’apparaître autrement que dans le phénomène. » Et plus loin il déclare que « l’intérieur de la matière » ou la chose en soi, qui nous apparaît comme matière, est « une pure chimère ». Les plaintes relatives à l’impossibilité de voir l’intérieur des choses, — allusion manifeste à cette assertion de Haller qui choquait tellement Gœthe aussi, — sont, dit Kant, « tout à fait injustes et déraisonnables », car elles veulent que nous puissions connaître et même avoir une intuition sans le concours des sens. « Quant à l’intérieur de la nature, c’est-à-dire de la connexion régulière des phénomènes, on y pénètre par l’observation et l’analyse des phénomènes, et il est impossible de savoir jusqu’où cela ira avec le temps (36). »

Il en est des autres catégories comme de l’idée de causalité ; elles sont la base de toute notre expérience ; mais elles ne peuvent pas du tout nous faire dépasser le terrain de l’expérience possible ni s’appliquer à ces objets transcendants, sur l’étude desquels roulait l’ancienne métaphysique. Kant créa une nouvelle métaphysique en croyant pouvoir faire dériver avec certitude d’un seul principe tous les éléments a priori de notre pensée ; mais c’est là le côté faible de sa philosophie théorique. Si, malgré cela, ce fut précisément cette découverte imaginaire qui le poussa à se poser en réformateur de la philosophie, nous ne devons pas oublier que presque personne ne résiste au prestige de ces éclairs de pensée, et, point plus important, il y a ici encore un fond de vérité.

En effet Kant croyait pouvoir trouver les idées-mères de l’entendement dans les différentes formes de jugement, telles qu’elles sont ou devraient être enseignées en logique. Sans doute, si nous étions certains de connaître les formes fondamentales, réelles et durables, du jugement, il ne serait nullement illogique de conclure de celles-ci aux véritables concepts fondamentaux, puisqu’on doit conjecturer que les mêmes propriétés de notre organisation, qui déterminent toute notre expérience, marquent aussi de leur empreinte les différentes directions de notre activité intellectuelle (37). Mais d’où apprendrons-nous à connaître les éléments simples et nécessaires de tout jugement, les seuls qui pourraient nous donner de véritables catégories ?

La « déduction d’un seul principe », procédé généralement très-séduisant, se bornait au fond à construire une figure formée de 5 lignes perpendiculaires coupées par 4 lignes horizontales, dans laquelle on remplissait les 12 cases ainsi délimitées, tandis qu’il est évident que, des deux jugements de la possibilité et de la nécessité p. ex., il y en à tout au plus un qui puisse être une forme primitive, d’où naît l’autre, grâce à l’emploi de la négation. Mieux valait encore, à vrai dire, le procédé purement empirique d’Aristote, car du moins il n’aboutissait pas à des illusions aussi dangereuses. La faute, que Kant commit ici, était sans doute très-naturelle chez un élève de la philosophie allemande, de l’école qui ne s’était débarrassée de la tradition qu’au prix d’efforts d’esprit gigantesques. Kant attachait une trop grande valeur au « travail tout fait », qu’il croyait trouver dans la logique formelle ; il attachait de même une trop grande valeur aux divisions de la psychologie empirique, qu’il croyait pouvoir utiliser pour une classification complète des facultés de l’entendement. Il oubliait que la logique traditionnelle, par suite de sa connexion naturelle avec la grammaire et le langage, contient encore des éléments psychologiques qui, avec leur contexture anthropomorphe, diffèrent beaucoup de la portion réellement logique de la logique, portion qui attend encore aujourd’hui le moment d’être dégagée entièrement des éléments inconciliables avec lesquels elle est amalgamée. Toutefois, en empruntant à la logique scolaire la classification des jugements, non sans la modifier, et en complétant au contraire sa douzaine avec diverses réflexions de valeurs très-différentes, il obéissait évidemment à ce penchant architectonique des métaphysiciens, qui a sa place dans les fictions de la spéculation, mais non dans une recherche critique sur les fondements de l’exercice de l’entendement. Aussi plus il s’aventura dans l’application de ses quatre divisions principales : quantité, qualité, relation, modalité, et de la trichotomie de leurs sous-espèces, plus il s’éloigna du terrain solide de la critique (38) pour tomber dans la région dangereuse des créations tirées du néant, où ses successeurs se lancèrent bientôt à toutes voiles, comme s’il se fût agi de conquérir l’univers, tandis qu’il n’était question que d’une navigation à la dérive sur ce que Kant appelait lui-même si judicieusement « le vaste et orageux océan, véritable séjour de l’apparence ».

Nous serions entraîné trop loin si nous voulions ici critiquer en détail le tableau des catégories. Il est d’un plus grand intérêt pour la question du matérialisme que, au lieu de nous occuper des autres catégories, nous recherchions encore l’origine des Idées, à proprement parler métaphysiques, sur lesquelles roule principalement toute la discussion. Si nous voulons en croire Schleiden, Kant a rendu à jamais inattaquables les idées de Dieu, de liberté et d’immortalité. Mais, au lieu de cela, nous ne trouvons tout d’abord sur le terrain de la philosophie théorique qu’une déduction, plus embarrassée encore, s’il est possible, que celle des catégories. En effet tandis que Kant déduisait ces dernières des formes de raisonnement de la logique usuelle, il se trouva poussé — on ne saurait dire par quoi — à déduire les Idées, comme pures conceptions de la raison, des formes du raisonnement. Il croyait trouver là de nouveau une garantie de la constatation complète des idées de la raison pure, et il fit sortir avec beaucoup d’art, du raisonnement catégorique, l’idée d’âme, du raisonnement hypothétique, celle d’univers, et du disjonctif, celle de Dieu.

Les catégories, au dire de Kant, ne sont utiles à notre entendement que dans l’expérience. À quoi servent donc les idées ? Le rôle important, que ces idées jouent aujourd’hui dans la polémique matérialiste, donnera de l’intérêt à quelques autres citations de Kant. Nous attachons peu de valeur au mode, suivant lequel ces idées de la raison sont déduites mais nous ne pouvons qu’admirer chez Kant la merveilleuse clarté d’une tête initiatrice pour l’appréciation du rôle qu’elles jouent dans nos connaissances.

Kant fait observer dans ses prolégomènes (§ 44) « que les idées de la raison ne nous aident pas, comme peuvent le faire les catégories, à utiliser notre entendement dans l’expérience on peut, sous ce rapport, s’en passer complètement ; elles sont même un obstacle et un embarras pour les maximes qui gouvernent la connaissance de la nature par la raison ; toutefois elles sont nécessaires dans un autre but qui reste à déterminer.

« L’âme est-elle une substance simple ou non, c’est là une question complètement indifférente pour nous en ce qui concerne l’explication des phénomènes qu’elle nous offre ; car nous ne pouvons rendre intelligible par aucune expérience, d’une manière sensible, c’est-à-dire concrète, l’idée d’un être simple ; cette idée est donc, en ce qui touche toute la science, par nous espérée, de la nature des phénomènes, tout à fait creuse et ne peut nous fournir aucun principe pour l’explication de ce que nous découvre l’expérience interne et externe. Les idées cosmologiques sur le commencement ou l’éternité de l’univers peuvent tout aussi peu nous expliquer un événement quelconque qui se passe dans le monde lui-même. Enfin nous devons, d’après une sage maxime de la philosophie naturelle, nous abstenir de toutes les explications relatives à l’organisation de la nature, tirées de la volonté d’un Être suprême, parce que ce n’est plus là de la philosophie naturelle, mais un aveu que son œuvre est achevée pour nous.

Ceux de nos matérialistes, qui ne veulent nullement être métaphysiciens et qui, en général, aspirent à frayer une voie libre aux recherches exactes, sur tous les terrains, ne sauraient demander plus que Kant ne vient de leur accorder. Mais ils resteront indifférents à ce que, pour des motifs quelconques, on pourrait vouloir admettre au delà de ces recherches. Le matérialiste dogmatique demandera où l’on prétend en venir avec des idées qui ne doivent avoir aucune influence sur la marche des sciences positives. Non seulement il craindra qu’on ne veuille les faire reparaître par une voie dérobée quelconque dans les débats scientifiques, pour s’opposer aux progrès des sciences, mais en général il ne voudra même plus rien reconnaître au delà de l’expérience sensible, attendu qu’il maintient comme dogme métaphysique que l’univers est tel qu’il nous apparaît en vertu de nos sens. Ce soupçon, soit dit en passant, n’est que trop fondé, surtout quand il est question, non de Kant lui-même, mais de quelques-uns de ses disciples. N’a-t-on pas vu le fanatisme bureaucratique, uni à l’impuissance philosophique, abuser même de la théorie kantienne de la liberté dans la psychologie judiciaire, science qui devient un instrument de meurtre entre les mains du cléricalisme juridique (juristischen Pfaffenthums) dès qu’elle quitte le terrain du plus strict empirisme (39) ? Quant au dogme métaphysique de l’objectivité absolue du monde des sens, les idées sauront bien se maintenir dans leur poste naturel et résister à ses attaques.

La raison, mère des idées, est, comme la comprend Kant, dirigée vers l’ensemble de toute expérience possible, tandis que l’entendement s’occupe des détails. La raison ne trouve de satisfaction dans aucune branche de nos connaissances, tant qu’elle n’a pas embrassé la totalité des choses. La raison est donc systématique, de même que l’entendement est empirique. Les idées d’âme, d’univers et de Dieu ne sont que l’expression de ces désirs d’unité impliqués par notre organisation rationnelle. Si nous leur attribuons une existence objective en dehors de nous, nous nous précipitons dans la mer, sans rivages, des erreurs métaphysiques. Mais si nous les honorons comme étant nos idées, nous ne faisons que céder à une exigence impérieuse de notre raison. Les idées ne servent pas à agrandir nos connaissances, mais bien à supprimer les assertions du matérialisme, et à faire ainsi place à la philosophie morale, que Kant regarde comme la partie la plus importante de la philosophie.

Ce qui justifie les idées, par opposition au matérialisme, ce n’est pas leur prétention à une vérité supérieure, soit démontrée, soit révélée et indémontrable ; c’est plutôt le contraire : la pleine et franche renonciation à toute valeur théorique sur le terrain de la science du monde extérieur. Les idées se distinguent des chimères tout d’abord en ce qu’elles n’apparaissent point momentanément dans tel ou tel individu, mais sont fondées sur l’organisation naturelle de l’homme (40) et ont une utilité que l’on ne saurait communément attribuer aux chimères. Si l’on pouvait démontrer péremptoirement que les idées, telles que Kant les déduit, pour le nombre et la forme, dérivent nécessairement de notre organisation naturelle, elles appuieraient leur défense sur des droits inébranlables. Si de plus l’on pouvait trouver cette organisation naturelle de l’homme à l’aide de la raison pure, sans le secours d’aucune expérience, on aurait certes constitué une branche importante de la science. Figurons-nous, afin d’élucider cette pensée, un homme qui prend un kaléidoscope pour une lunette d’approche. Il croit apercevoir en dehors de lui des objets très-intéressants, et à les contempler il consacre toute son attention. Supposons qu’il soit renfermé dans un local étroit. D’un côté, il a une petite fenêtre qui lui ouvre sur le dehors une perspective confuse et bornée ; d’un autre côté se trouve le tube avec lequel il s’imagine voir dans le lointain et ce tube est solidement enchâssé dans le mur. Il éprouve un plaisir tout particulier à regarder ainsi hors de sa chambre. Ce point de vue l’attire plus que la petite fenêtre ; il s’efforce sans cesse de compléter, par cette voie, sa connaissance d’un lointain merveilleux. Tel est le métaphysicien, qui dédaigne l’étroite fenêtre de l’expérience et se laisse décevoir par le kaléidoscope où se déroule le monde des idées. Mais quand il comprend son erreur, quand il devine l’essence de son kaléidoscope, cet instrument n’en reste pas moins pour lui, malgré l’excès de son désenchantement, un objet de vive curiosité. Il ne se demande plus : Que sont, que signifient les merveilleuses images que je vois bien loin là-bas ? mais : Quelle est l’organisation du tube qui les produit ? Il se pourrait donc que l’on y trouvât une source de connaissance peut-être aussi précieuse que le serait l’observation par la petite fenêtre.

Nos lecteurs verront bientôt qu’il reste ici à faire les mêmes objections que nous avons déjà opposées aux catégories. On peut admettre qu’il y a dans notre raison des facultés qui font nécessairement miroiter devant nous des idées sans rapport avec l’expérience. On peut admettre que de semblables idées, quand nous nous sommes délivrés de l’apparence trompeuse d’une connaissance extérieure, sont encore, même au point de vue théorique, une possession très-précieuse de notre esprit ; mais nous n’avons aucun moyen de les déduire sûrement d’un principe. Nous nous trouvons ici tout simplement sur le terrain de la psychologie, — en tant que l’existence d’une pareille science est admissible, — et seule la méthode générale qui préside aux recherches scientifiques spéciales nous conduira à la connaissance des facultés naturelles d’où naissent de semblables idées, si toutefois celle-ci est possible en général (41).

Quant à la nécessité des idées, on est en droit de contester formellement l’extension que Kant lui donne. En ce qui touche l’idée d’âme, en tant que sujet un pour la multiplicité des sensations, la nécessité de l’admettre paraîtrait tout au plus vraisemblable. Pour l’idée de Dieu, en tant que l’on oppose à l’univers un auteur raisonnable, la disposition prétendue nécessaire de notre nature à la concevoir n’existe nullement. C’est ce que démontrent non-seulement les matérialistes par leur propre existence, mais encore beaucoup des plus grands penseurs de l’antiquité et des temps modernes : Démocrite, Héraclite, Empédocle, Spinoza Fichte, Hegel. Quelle que soit la distance dont Kant, même dans la question principale, dépasse ces deux derniers, — comparables en cela à l’astronome Tycho-Brahé, — nous pouvons néanmoins les citer comme des penseurs solides, tournés vers l’abstraction, lesquels ne confirment aucunement l’idéal que la raison pure se forme d’un auteur raisonnable de l’univers, tel que Kant l’entend.

En s’occupant de l’idée du monde comme ensemble de tous les phénomènes dans leur connexion avec la cause et l’effet, Kant cherche aussi à résoudre le problème du libre arbitre. Or c’est justement ce problème qui joue un grand rôle dans la polémique matérialiste de notre temps ; et, tandis que les matérialistes ont coutume de s’en tenir à la simple négation du libre arbitre, leurs adversaires en appellent trop souvent à l’opinion de Kant, comme si celui-ci avait démontré péremptoirement l’existence du libre arbitre. Pour les uns et les autres nous aurons nécessairement élucidé la question, si nous réussissons à esquisser en traits nets et précis la véritable opinion de Kant sur ce point.

Dans le monde des phénomènes, tout est en corrélation de cause à effet. À cet égard, la volonté de l’homme ne fait pas exception. Elle est entièrement soumise à la loi de la nature. Mais cette loi de la nature elle-même, avec toute la série chronologique des événements, n’est qu’un phénomène, et les dispositions naturelles de notre raison nous conduisent nécessairement à admettre un monde imaginaire à côté du monde, que nos sens nous font connaître. Ce monde imaginaire, en tant que nous pouvons nous le représenter avec précision, est un monde, d’apparence, une chimère. Mais si nous l’envisageons seulement comme traduisant l’idée générale que la nature des choses est placée au delà de notre expérience, il est plus qu’une chimère ; car, par cela même que nous reconnaissons le monde des phénomènes comme un produit de notre organisation, nous devons aussi pouvoir admettre un monde indépendant de nos formes de connaissance, le monde « intelligible ». Cette hypothèse n’est pas une connaissance transcendante, mais seulement la dernière conséquence de l’emploi de notre entendement dans l’appréciation des données de l’expérience.

C’est dans ce monde intelligible que Kant transporte le libre arbitre, c’est-à-dire qu’il le place hors du monde, que nous appelons réel dans le langage usuel, tout à fait en dehors de notre monde des phénomènes. Dans ce dernier monde, tout s’enchaîne comme cause et effet. Lui seul, abstraction faite de la critique de la raison et de la métaphysique, peut être l’objet des recherches scientifiques ; lui seul peut servir de base au jugement sur les actes humains de la vie quotidienne, dans les consultations médicales, les enquêtes judiciaires, etc.

Il en est tout autrement sur le terrain pratique, dans la lutte contre nos propres passions, dans l’éducation ou partout où il s’agit non de juger de la volonté, mais de produire un effet moral. Il faut alors que nous partions du fait, que nous trouvons en nous une loi, qui nous commande impérieusement d’agir de telle ou telle façon. Mais cette loi doit être accompagnée de l’idée qu’elle peut être réalisée. « Tu le peux, car tu le dois », nous dit la voix intérieure ; et non pas « tu le dois parce que tu le peux ». En effet le sentiment du devoir est complètement indépendant de notre pouvoir d’agir. Nous n’examinerons pas, pour le moment, la question de savoir si Kant avait raison de faire de l’idée du devoir la base de toute sa philosophie pratique. Nous nous bornons à énoncer le fait. La prodigieuse influence, que Kant, bien ou mal compris, a exercée sur l’élucidation de ces questions nous épargnera à nous-même et à nos lecteurs d’interminables dissertations sur les disputes modernes, si nous réussissons à développer clairement et complètement les idées de Kant dans leur marche progressive sans nous perdre dans le labyrinthe de ses définitions sans fin, qui rappellent les complications exagérées de l’architecture gothique.

Indépendamment de toute expérience, Kant croit trouver dans la conscience de l’homme la loi morale, voix intérieure qui commande impérieusement, mais n’obtient pas toujours une obéissance absolue. Or c’est précisément parce que l’homme se figure possible l’accomplissement absolu de la loi morale qu’une influence déterminée est exercée sur son perfectionnement réel et non pas seulement imaginaire. Nous ne pouvons considérer la représentation de la loi morale que comme un élément du processus empirique de nos pensées, élément qui est forcé de lutter contre tous les autres éléments, les instincts, les penchants, les habitudes, les influences du moment, etc. Et cette lutte, avec tous ses résultats, — les actes moraux ou immoraux, — est soumise, pendant toute sa durée, aux lois générales de la nature, auxquelles l’homme ne fait aucune exception. L’idée de l’absolu n’a donc, en vertu de l’expérience, qu’une puissance conditionnelle, mais cette puissance conditionnelle est d’autant plus forte que l’homme peut entendre avec plus de pureté, de netteté et d’énergie la voix intérieure qui lui intime des ordres absolus. Or l’idée du devoir qui nous crie : Il faut que tu obéisses, ne peut rester claire et impérieuse, si elle n’est accompagnée de l’idée de la possibilité de réaliser cet ordre. Voilà pourquoi nous devons, en ce qui concerne la moralité de nos actes, nous transporter entièrement dans le monde intelligible, le seul où l’on puisse se figurer la liberté (42).

Jusqu’ici la théorie de la liberté, chez Kant, est parfaitement claire ; elle est inattaquable, si l’on fait abstraction de la question de l’apriorité de la loi morale. Mais il faut encore à ce philosophe un lien, qui doit donner à la théorie de la liberté une plus grande certitude, et rattacher l’une à l’autre la philosophie pratique et la philosophie théorique. En établissant ce lien, Kant donne à sa théorie de la liberté un arrière-fond mystique, qui semble favorable à l’élan moral de l’esprit, mais qui en même temps efface d’une manière fâcheuse cette théorie pure et sévère de la corrélation du monde des phénomènes avec le monde des choses en soi, telle que nous venons de l’exposer ; ainsi le système entier se trouve ébranlé.

Ce lien est la pensée suivante : pour rendre un hommage pratique à la théorie de la liberté, nous devons au moins l’admettre en théorie comme possible, bien que nous ne puissions discerner le mode et la nature de sa possibilité.

Cette possibilité demandée repose sur l’idée des choses en soi par opposition aux phénomènes. Si les phénomènes étaient, comme le veut le matérialisme, les choses en soi elles-mêmes, il serait impossible de sauver la liberté. Kant ne se contente pas de la simple idée de la liberté, entendue dans le même rapport avec les phénomènes que l’idée avec la réalité, la poésie avec l’histoire. Kant va jusqu’à dire « L’homme serait une marionnette, un automate de Vaucanson, fabriqué et élevé par le maître suprême de toutes les œuvres d’art », et la conscience de la liberté serait une simple illusion, si les actes de l’homme n’étaient pas de simples déterminations de son être en tant que phénomène ».

Il ne faut pas oublier que, même après cette déclaration formelle, Kant n’en demeure pas moins en paix avec l’étude de l’homme observé conformément à la science de la nature. Le monde des phénomènes, cette chaîne dont l’homme forme un des anneaux, est déterminé dans toute son étendue par la loi de la causalité et il n’y a pas un seul acte de l’homme, pas même jusqu’à l’héroïsme du devoir, qui ne dépende physiologiquement et psychologiquement, des progrès antérieurs de l’individu et de la nature du milieu, dans lequel il se voit placé. Par contre, Kant regarde comme indispensable la pensée que cette même suite d’événements qui, dans le monde des phénomènes, se pose comme série causale, est, dans le monde intelligible, fondée sur la liberté. Au point de vue théorique, cette pensée n’apparaît que comme possible mais la raison pratique la traite comme réelle ; bien plus, elle en fait une maxime impérieuse par la force irrésistible de la conscience morale. Nous savons que nous sommes libres, encore que nous ne concevions pas comment cela peut être. Nous sommes libres comme êtres raisonnables. Le sujet lui-même s’élève dans la certitude de la loi morale au-dessus de la sphère des phénomènes. Nous nous regardons nous-mêmes, dans l’action morale, comme une chose en soi, et nous en avons le droit, bien qu’ici la raison théorique ne puisse pas nous suivre. Il ne lui reste, pour ainsi dire, qu’à admirer le prodige au moment de l’action, prodige que toutefois, au moment de la réflexion, elle doit trouver trop facile, et qu’elle ne peut admettre au nombre des possessions assurées de la connaissance.

Toute cette série d’idées est erronée, du commencement jusqu’à la fin. Kant voulait éviter la contradiction flagrante qui existe entre « l’Idéal et la vie », contradiction inévitable. Elle est inévitable parce que le sujet, même dans la lutte morale, n’est pas noumène, mais phénomène. La pierre angulaire de la critique de la raison, que nous ne savons pas nous-mêmes quel est notre être en soi, mais seulement comment nous paraissons à nous-mêmes, ne peut pas plus être renversée par la volonté morale que par la volonté en général, telle que l’entend Schopenhauer. Quand même on voudrait admettre, avec Schopenhauer, que la volonté est la chose en soi, ou, avec Kant, que le sujet est un être de raison dans la volonté morale, cela ne pourrait pas encore nous préserver de cette contradiction ; car dans tout combat moral il ne s’agit pas de la volonté en soi, mais de l’idée que nous avons de nous-mêmes et de notre volonté, et cette idée reste incontestablement un phénomène.

Kant, qui, dans ses prolégomènes, déclare comme son opinion personnelle que la vérité existe dans l’expérience seule, fait ici, d’un trait de plume, de l’ensemble de l’expérience un jeu de marionnettes, tandis que toute la différence entre un automate et un homme agissant moralement est, sans aucun doute, la simple différence de deux phénomènes entre eux. C’est dans le monde des phénomènes que prennent racine les idées de valeur, d’après lesquelles nous trouvons ici un jeu insignifiant, là un acte sérieux et supérieur. Avec nos sens et nos pensées, nous saisissons l’un et l’autre ; et nous constatons une différence, qui n’est nullement diminuée parce que nous trouvons dans les deux cas le caractère commun de la nécessité. Mais fût-elle diminuée par là, nous ne gagnerions rien à recourir à l’affirmation de la « chose en soi ». En effet, pour comparer, il faudrait transporter dans le monde des noumènes tous les phénomènes et non pas seulement la volonté morale ; que devient alors la marionnette ? Que devient le mécanisme de la nature en général ? Là peut-être disparaîtra, dans l’appréciation du prix des choses, la différence qui étend dans le monde des phénomènes ses racines solides, indépendantes de toute opinion psychologique sur la volonté.

Mais toutes ces objections n’atteignent que la position équivoque dans laquelle, par cette fatale direction, la chose en soi aboutit à être une réalité ; elles n’atteignent que la construction d’une connaissance, qui n’est pourtant pas connaissance, d’une science, qui, d’après ses propres hypothèses, ne doit pas être appelée science. Kant ne voulait pas comprendre et déjà Platon n’avait pas voulu comprendre que le « monde intelligible » est un monde de poésie ; et que c’est précisément en cela que consistent sa valeur et sa dignité. Car la poésie, dans le sens élevé et étendu, où il faut l’admettre ici, ne peut pas être regardée comme un jeu, comme un caprice ingénieux ayant pour but de distraire par de vaines inventions ; elle est au contraire un fruit nécessaire de l’esprit, un fruit sorti des entrailles mêmes de l’espèce, la source de tout ce qui est sublime et sacré ; elle est un contre-poids efficace au pessimisme, qui naît d’un séjour exclusif dans la réalité.

Kant avait un esprit capable de comprendre ce monde intelligible ; mais son éducation intellectuelle et l’époque, où sa vie scientifique avait pris naissance, l’empêchèrent d’arriver au but désirable. De même qu’il ne lui fut pas accordé de trouver, pour le puissant édifice de ses pensées, une forme noble, débarrassée des complications de l’art du moyen âge, de même à lui fut impossible de développer pleinement et librement sa philosophie positive. Sa philosophie s’élève avec une tête de Janus sur la limite de deux âges, et ses relations avec les écrivains de la grande époque de la poésie allemande dépassent de beaucoup la sphère des influences accidentelles et individuelles. Voilà pourquoi on dut bientôt oublier ses subtilités sophistiques dans la déduction de la liberté : la sublimité, avec laquelle il conçut l’idée du devoir, enflamma l’esprit de la jeunesse et plus d’un passage de ses écrits, malgré la nudité de son style anguleux, enivra, comme l’eût fait un chant héroïque, les âmes emportées par le souffle idéal de l’époque. « Il y a encore un professeur d’idéal », disait Kant vers la fin de la Critique de la raison, et celui-là seul devrait par nous être appelé le philosophe. Lui-même, malgré tous les défauts de ses déductions, est devenu un pareil « professeur d’idéal ». Schiller, en premier lieu, a saisi avec une grande force de divination le fond de ses doctrines et l’a débarrassé de toutes les scories scolastiques.

On ne trouverait pas de preuve plus convaincante de l’importance, par nous attribuée à la poésie, que le fait de Schiller partageant bien des fois et exagérant même, dans ses écrits en prose, les défauts du maître, tandis que dans la poésie il reste conséquent aux sublimes inspirations du système. Kant est d’avis que l’on peut seulement « concevoir par la pensée », et non contempler avec les sens le « monde intelligible » ; mais ce qu’il en pense doit avoir une « réalité objective ». Schiller a eu raison de rendre visible le monde intelligible, en Je traitant à la façon d’un poëte ; il a d’ailleurs marché sur les traces de Platon qui, en contradiction avec sa propre dialectique, produisit sa création la plus sublime, en rendant sensible, dans le mythe, le suprasensible.

Schiller, le « poëte de la liberté », pouvait oser transporter ouvertement la liberté dans le « domaine des rêves » et dans celui « des ombres » ; car, sous sa main, les rêves et les ombres s’élevaient à l’idéal. L’élément chancelant devenait un pôle fixe ; l’élément vaporeux, une forme divine ; le jeu du caprice, une loi éternelle, alors qu’il plaçait l’idéal en face de la vie. Tout ce que la religion et la morale contiennent de bon ne peut être représenté avec plus de pureté et d’énergie que dans l’hymne immortel, qui se termine par l’apothéose du fils des dieux torturé. Ici se personnifie la fuite hors des limites des sens vers le monde intelligible. Nous suivons le dieu qui, « en flamboyant, se sépare de l’homme », puis le rêve et la vérité échangent leurs rôles — le rêve pesant de la vie s’affaisse, s’affaisse et s’affaisse.

⁂         ⁂

Nous retrouverons ces pensées plus tard. Contentons-nous de remarquer ici que l’importance historique, obtenue par la morale de Kant, doit nous paraître non-seulement compréhensible, mais encore justifiée, pour peu que nous la considérions sous son véritable point de vue. Les résultats durables de la philosophie de Kant se trouvent dans la Critique de la raison pure ; encore n’est-ce que dans un petit nombre de propositions fondamentales. Mais une philosophie n’a pas d’importance seulement par les éléments qui résistent avec succès à l’examen de l’intellect et sont comptés parmi les trésors durables de la connaissance humaine. Les créations d’une combinaison poétique audacieuse et, pour ainsi dire, inconsciente, qu’une critique sévère doit ensuite détruire, peuvent exercer par leur élan et leur contenu un effet plus profond et plus grandiose que les axiomes les plus lumineux, et la flamme éblouissante de ces révélations entraînantes et éphémères dans leur forme n’est pas moins nécessaire à la culture humaine que la claire lumière de la critique. Aucune pensée n’est plus propre à réconcilier la poésie et la science que celle-ci : toute notre « réaiité malgré son enchaînement sévère et résistant à tout caprice, n’est qu’un phénomène ; mais un fait reste acquis à la science, c’est que la « chose en soi » n’est qu’un concept de limite. Toute tentative de convertir sa valeur négative en une valeur positive conduit irrésistiblement dans le domaine de la poésie, et ce qui brille, dans une mesure appréciable, de la pureté et de la grandeur poétiques peut seul prétendre à servir d’enseignement et d’idéal à toute une génération.



1. Ici en premier lieu doit être mentionné Otto Liebmann qui, dans son écrit Kant und die Epigonen (1865), exprima sa conviction en ces termes : « Il faut revenir à Kant » (p. 215). — Jürgen Bona Meyer qui, dès l’année 1856, au fort de la polémique soulevée sur la « question du corps et de l’âme », avait donné une des meilleures études faites au point de vue kantien, s’est exprimé[1] en termes analogues sur l’importance de Kant pour la philosophie de notre époque[2]. — D’une importance décisive est notamment : Kant’s Theorie der Erfahrung, von Dr Hermann Cohen, Berlin 1871, parce qu’ici, pour la première fois, toute la force d’un travail approfondi fut employée à maîtriser complétement la terminologie de Kant et à pénétrer ainsi, au moyen des définitions les plus exactes, plus avant dans l’esprit du philosophe de Kœnigsberg, procédé dont la nécessité absolue vient d’être démontrée à tous avec évidence par l’étrange polémique survenue entre Trendelenburg et Kuno Fischer. La solidité scientifique dont Cohen a fait preuve dans cet écrit n’est pas restée infructueuse, comme le montrera peut-être aussi notre présent exposé de la philosophie de Kant dans ses rapports avec le matérialisme. Les modifications apportées à notre première édition doivent être attribuées à une nouvelle révision de tout le système de Kant provoquée principalement par le livre du Dr Cohen. — Un autre travail très-consciencieux, reposant sur l’étude précise d’un point particulier, est la dissertation[3] du Dr Emile Arnoldt : Kant’s transscendentale Idealität des Raumes und der Zeit. Für Kant, gegen Trendelenburg. — Une intelligence complète du point principal de la philosophie de Kant se trouve aussi dans l’écrit publié par Carl Twesten (1863) sous le titre : Schiller in seinem Verhältniss zur Wissenschaft. Cet écrit est postérieur à un ouvrage historico-philosophique, de Twesten, récemment publié comme posthume et où l’auteur se déclare partisan du positivisme. Si l’on rapproche les déclarations de Twesten, page 2 de sa dissertation sur Schiller, on verra que, chez Twesten, Kant a remporté la victoire sur Comte.

2. Voir Dr M. J. Schleiden, Ueber den Materialismus der neueren deutschen Naturwissenschaft, sein Wesen und seine Geschichte. Leipzig 863. Une critique mordante, mais non injuste, de cet écrit parut sous le titre : M. J. Schleiden über den Materialismus, anonyme, Dorpat 1864.

3. Voir la préface de la 2e édition de la Kritik der reinen Vernunft. Il est certain que Kant y laisse entrevoir[4] qu’il se glorifie d’avoir pris, par le développement complet de la critique, le rôle que Newton avait joué, en prouvant, par sa théorie, la vérité de ce que Copernic, suivant Newton[5], n’avait émis que comme « hypothèse ». Mais pour avoir une première idée de l’essence de la réforme de Kant, ce qu’il y a de plus important est la comparaison avec Copernic énoncée dans la préface.

4. Voir Kritik der reinen Vernunft, transscendentale Methodelehre, 4, Hauptst. ; Hartenstein, III, S. 561.

5. David Hume, Von der menschlichen Natur, übersetzt von L. H. Jakob, Halle 1790 ; I, 4, 5 : Von der Immaterialität der Seele, p. 480. Voir The philosophical works of D. Hume, Edinburgh 1826, I, p. 315.

6. Von der menschlichen Natur, übers. v. Jakob, I, 4, 6 : Von der persönlichen Identität, p. 487 et suiv. — Voir The philosophical works of David Hume, I, pag. 319 et suiv.

7. Prolegomena zu einer jeden künftigen Metaphysik, die als Wissenschaft wird auftreten können, Riga 1783, p. 167 et suiv. ; Hartenstein, IV, p. 101 et suiv.

8. Prolegomena, 1783, p. 204. et suiv. Hartenstein, p. 121 et suiv.

9. La polémique des philosophes anglais sur l’apriorité dans la mathématique commença par l’attaque que Whewell, dans son Mechanical Euclid, dirigea contre l’opinion représentée par Dugald Stewart, suivant laquelle les éléments de la géométrie reposeraient sur des hypothèses. Un article de l’Edinburgh Review, écrit par Herschel, appuya l’opinion de Stewart. Whewell répondit dans sa Philosophy of thr inductive sciences, London 1840, I, p. 79 et suiv. dans la section : the Philosophy of the pure siences, qui renferme un chapitre particulier (v. p. 98 et suiv.) comme réponse aux objections de Herschel. Ce dernier continua la lutte en critiquant dans le n° de juin 1841 de la Quarterly Review les deux principaux ouvrages de Whewell[6]. Là-dessus, Mill, dans sa Logique (1843), prit part ta lutte et la continua dans les éditions subséquentes de cet ouvrage, Whewell lui ayant répondu dans un écrit spécial[7]. On trouvera d’autres brochures et dissertations citées dans la Logique de Mill. Nous avons utilisé pour notre exposé la 3e édition de l’original, London 1851 et la 3e édition de la traduction de Schiet (faite d’après la 5e de l’original), Braunschweig 1868 ; de plus Whewell’s Philosophy of the inductive sciences.

10. Mill a le grand tort de ne reproduire fidèlement ni les propres termes ni l’enchaînement des idées de Whewell dans aucun passage de sa polémique si prolixe ; il substitue sans cesse des concepts qui représentent la question en litige sous son point de vue personnel. Nous allons donner quelques exemples de passages ainsi dénaturés mais afin d’écarter tous les doutes, nous citerons le texte original lui-même. Il est dit dans le Ve chap. du livre II, § 4 (I, p. 258 de la 3e édition) : « It is not necessary, to show, that the truths which we call axioms are originally suggested by observation, and that we should never have known that two straight lines cannot inclose a space, if we had never seen a straight line : thus much admitted by Dr Whewell, and by all, in recent times who have taken his view of the subject. But they contend that it is not experience which proves the axiom ; but that its truth is perceived a priori, by the constitution of the mind itself, from the first moment when the meaning of the proposition is apprehended ; and without any necessity for verifying it by repeated trials, as is requisite in the case of truths really ascertained by observation. » (« Il n’est pas nécessaire de démontrer que les vérités, que nous appelons axiomes, sont originairement suggérés par l’observation et que nous n’aurions jamais su que deux lignes droites ne peuvent pas déterminer un plan, si nous n’avions jamais vu de ligne droite ; bien des choses ont été admises par le Dr Whewell, et, tout récemment, par tous ceux qui ont adopté son opinion sur ce sujet. Mais ils prétendent que ce n’est pas l’expérience qui prouve la vérité de l’axiome ; que cette vérité est comprise a priori, en vertu de l’organisation de l’esprit lui-même dès le moment où le sens de la proposition est saisi et qu’il n’y a aucune nécessité de vérifier cela par des épreuves répétées, comme il faudrait le faire dans le cas de vérités réellement acquises au moyen de l’observation. »). Les deux mots « suggests » et « prove » imprimés en italiques ne se trouvent pas chez Whewell dans ce sens et dans cette connexion. En opposant ainsi l’intuition à la démonstration, on sous-entend déjà la méthode superficielle des empiriques, pour qui « l’expérience » est quelque chose d’achevé, se posant à l’encontre de l’intelligence passive presque sous la forme d’un être personnel. D’après Whewell, dans chaque connaissance agit un élément formel, actif et subjectif qu’il nomme « idée » (chez Kant, la « forme ») de concert avec un élément matériel, passif et objectif, la « sensation » (d’après Kant la « sensation » ou les « phases diverses de la « sensation »). Il se comprend de soi-même que dans la première connaissance d’une vérité axiomatique concourent deux facteurs qui ne peuvent d’ailleurs être séparés que par la pensée, comme la forme et la matière dans un dé à jouer en ivoire. Il ne peut donc être question d’une concession suivant laquelle « l’expérience » indiquerait l’axiome sans cet élément formel, mais plutôt seulement du fait que cet élément agit de concert avec un élément extérieur et objectif. L’intuition dans la vérité d’un axiome ne peut pas davantage, comme facteur démonstratif, être séparée de l’élément sensoriel. Si donc l’on parle de l’organisation de l’esprit (constitution of the mind), il ne faut pas appliquer cette expression, comme ferait Platon, à une « conception intellectuelle », mais à la forme de ce même élément sensoriel, par laquelle nous recevons en général les impressions du dehors et par suite l’expérience. Whewell[8] dit très-clairement sous ce rapport : « The axioms require not to be granted, but to be seen. If any one were to assent to them without seeing them to be true, bis assent would be of no avail for purposes of reasoning for he would be also unable to see in what cases they might be applied. » (« Les axiomes ne veulent pas être accordés, mais être vus. Si quelqu’un devait leur donner son assentiment sans voir leur vérité, cet assentiment ne serait d’aucune importance en logique ; car on ne saurait voir dans quels cas ces axiomes devraient être appliqués »). Plus loin dans le même chapitre § 5 : « Intuition is imaginary looking[9] but experience must be real looking : if we see a property of straight lines to be true by merely fancying ourselves to be looking at them, the ground of our belief cannot be the senses, or expérience ; it must be something mental. » (« L’intuition est une vue imaginaire », mais l’expérience doit être une vue réelle ; si nous voyons qu’une propriété des lignes droites est vraie, en nous bornant à nous figurer que nous les regardons, le fondement de notre opinion ne peut être ni dans les sens ni dans l’expérience ; il doit être quelque chose de mental. ») Ce passage, dans lequel Mill prétend reproduire la pensée de Whewell a évidemment conduit le Dr Cohen dans Kant’s Theorie der Erfahrung, p. 96 (où d’ailleurs il expose avec une rare clarté les rapports de Mill avec Kant), à prêter à Whewell une théorie analogue à celle de Leibnitz (ibid., p. 95) que Mill combattit avec raison. Or il n’est pas question de cela ; l’expression « quelque chose de mental (something mental), qui ressemblerait entièrement à cela, a été prêtée par Mill à Whewell ; aussi ne faut-il pas traduire imaginary looking par « vue imaginaire », mais par vision en l’imagination. D’ailleurs, dans ce passage (I, 130), Whewell ne songe même pas à distinguer nettement la vision en imagination d’avec la vue réelle ; il dit plutôt en termes exprès : « If we arrange fifteen things in five rows of three, it is seen by looking or by imaginary looking, which is intuition, that they may also be taken as three rows of five. » (« Si nous disposons quinze objets en cinq rangées de trois, la vue réelle ou la vision en imagination c’est-à-dire l’intuition, s’aperçoit très-bien que ces objets peuvent aussi être considérés comme formant trois rangées de cinq. ») À la vue réelle et à la vision en imagination est donc expressément attribuée la même importance pour le processus de la connaissance. Whewell est ainsi kantien pur, du moins sur ce point, ce que nous faisons remarquer avec d’autant plus de plaisir que, induit en erreur, nous aussi, par Mill, nous avions méconnu ce fait, dans la première édition.

11. Voir Cohen, Kant’s Theorie der Erfahrung, p. 95, où à l’énonciation de Mill que l’axiome : deux lignes droites ne peuvent circonscrire un espace est « une induction qui s’appuie sur une démonstration sensible » sont ajoutés ces mots « ceci est absolument kantien. »

21. Cohen, Kant’s Theorie der Erfahrung, p. 96, remarque : « Mais si l’on vient demander d’où « savons »-nous et pouvons-nous savoir que les lignes réelles ressemblent parfaitement aux lignes imaginaires, Mill répond : il n’y a par le fait aucune certitude pour la mathématique. Mais par là il rétracte ses démonstrations de l’évidence de cette science. »

13. Sitzungberichte der Wiener Akademie, philosophish-historische Klasse, 67 Band, 1871, p. 7 et suiv.

14. Aussi Leibnitz s’occupait-il déjà de la réduction des atomes à certains concepts généraux de l’espace. Voir sa dissertation « In Euklidis πρῶτα » in Leibnitzens mathematischen Schriften, herausgegeben von Gerhardt, zweite Abtheilung, erster Band citée dans la critique d’Ueberweg, rentrant complètement dans la question critique, relative aux Prolégomènes philosophiques de la géométrie de Delboeuf, Liège 1860, im 37 Bande der Zeitschrift für Philosophie und philologische Kritik. Ueherweg cherche à prouver ici, comme dans sa dissertation publiée dès 1851 un Leipziger Archiv für Philologie Pädagogik (tome VII, p. 1) sur les principes de la géométrie, que l’apodicticité de la mathématique peut se concilier avec son origine due à des axiomes acquis par l’expérience. Les essais d’Ueberweg, de Delboeuf et d’autres prouvent que l’on peut expliquer les propriétés générales de l’espace plus rationnellement que ne l’a fait Euclide, tuais que l’on ne peut nullement les réduire à des concepts intelligibles sans intuition.

15. Ueberweg, System der Logik, 8. Aufl., p. 267 : « La force démonstrative ne réside pas dans les lignes auxiliaires, mais dans les applications, qu’elles rendent possibles, des théorèmes précédemment démontrés, et, en dernière instance, des axiomes et définitions au théorème à démontrer ; cette application prend essentiellement la forme syllogistique ; les lignes auxiliaires sont les guides et non les voies de la connaissance ; les échafaudages et non les pierres de taille. » — Naturellement il s’agit de savoir si ces « guides » et « échafaudages » sont nécessaires ou non au développement de la science, ou s’il faut l’intuition (que l’on ne peut guère ici confondre avec l’« expérience ») pour en entrevoir ou non la possibilité.

16. La proposition déclarée « foncièrement analytique » par Zimmermann (ibid., p. 18) est démontrée en détail par Ueberweg dans sa dissertation de 1851, mentionnée note 14 : deux voies différentes pour se débarrasser a priori de la synthèse.

17. Kant ne mérite guère l’épithète de superficiel que renferme implicitement l’exposé de sa doctrine par Zimmermann ; c’est ce que prouve suffisamment une seule remarque négligée par Zimmermann, et dans laquelle Kant se défend de confondre la réunion de 7 et 5 avec l’addition de ces deux nombres. En effet l’idée d’addition implique déjà la juxtaposition des unités de 5 à la série des unités de 7, de sorte qu’à partir de 8 on avance dans la série des nombres cinq fois, chaque fois d’une unité ; c’est la manœuvre que les enfants sont obligés d’apprendre péniblement dans les écoles, quand ils ont fini avec la numération. Par la « réunion de 7 +5 », Kant n’entend donc pas la réunion qui s’effectue par le retour à la somme des unités et à une nouvelle supputation de ces unités, mais tout simplement la réunion du groupe 7 une fois compté au groupe 5 déjà pareillement compté. On ne trouve donc rien de plus dans l’idée de la réunion ni dans le sens primitif du signe +. Mais attendu que nous l’employons en même temps comme signe de l’opération dite addition, Kant se vit obligé de prévenir expressément le malentendu, dans lequel est tombé Zimmermann,[10]. Lorsque nous disons que la proposition de Kant est déjà justifiée par le simple fait que l’on « n’a pas l’habitude de procéder ainsi », nous donnons sans doute aussi à entendre que la différence entre les jugements analytiques et les jugements synthétiques est relative, que par conséquent un seul et même jugement peut être analytique ou synthétique suivant l’organisation et l’ensemble des idées du sujet qui juge. On ne peut toutefois, par aucune élaboration scientifique de l’idée de nombre, supprimer l’élément synthétique de l’arithmétique ; on ne peut que le déplacer ou le réduire plus ou moins. Mais Kant est dans l’erreur lorsqu’il croit que l’arithmétique renferme un nombre infini de pareilles propositions synthétiques (qu’il nomme pour cette raison, non axiomes, mais formules numériques). Le nombre de ces propositions dépend, au contraire, du système numérique, la synthèse de trois dizaines et de deux dizaines étant absolument la même fonction que celle de trois cailloux et de deux cailloux. — Kant a prétendu, il est vrai[11], que la nature synthétique de nombres considérables se manifeste avec une évidence particulière, attendu que nous pourrions ici tourner et retourner les idées à volonté, tandis que, si nous ne recourions pas à l’intuition, nous ne trouverions jamais le total, en nous contentant d’analyser les idées. À cette assertion Hankel[12] oppose une assertion absolument contraire. On peut bien établir à l’aide des doigts que
2 x 2 = 4 ; mais on tenterait vainement de démontrer de même que
1 000 x 1 000 = 1 000 000. Cette dernière assertion est incontestablement exacte, tandis que la partie négative de d’assertion de Kant ne permet guère de comprendre au juste ce que l’on entend par nombre. En réalité, les opérations faites sur des nombres considérables ne dérivent directement ni de l’idée ni de l’intuition, mais sont généralement effectuées d’après le système de la division en opérations partielles, qui sert de base aux systèmes numériques et qui a trouvé dans le système des chiffres arabes son expression écrite parfaitement adéquate. Dans la vie quotidienne, nous nous contentons de l’intuition de ces signes et cela dans la série des opérations partielles. Mill a très-bien prouvé que l’intuition des signes peut remplacer celle des choses[13]. D’ordinaire nous procédons d’une manière purement mécanique dans la série de ces opérations partielles ; mais les règles de ce mécanisme sont réduites scientifiquement à l’aide de la proposition (apriorique, appelée par Mill « inductive »), en vertu de laquelle de l’homogène ajouté à de l’homogène donne de l’homogène. À l’aide de la même proposition la science peut réduire les éléments synthétiques de l’arithmétique à un minimum, mais jamais les éliminer complètement, et ici, comme en géométrie, non seulement au début, mais encore dans le développement de la science, de temps en temps (lorsqu’on passe à une nouvelle classe d’opérations), on a un besoin indispensable de propositions synthétiques obtenues au moyen de l’intuition. — Ajoutons que Sigwart aussi dans sa Logique[14], que je n’ai pu utiliser pour mon texte, fait ressortir la relativité de la différence entre les jugements analytique et synthétique de Kant (p. 406 et suiv.). On peut avouer d’ailleurs que toute la distinction est, au point de vue de la logique, d’une valeur très-douteuse, sans nuire par là au rôle que cette distinction joue dans la Critique de la raison pure. Mais lorsque Sigwart affirme que tous les jugements distincts de la perception, tels que « cette rose est jaune », « ce liquide est aigre » sont analytiques, la définition du mot analytique, qui sert de base à cette conception, est d’une valeur encore plus douteuse que celle de Kant. Le jugement « ce liquide est aigre » ne peut se séparer de la synthèse des représentations, que Sigwart (p. 110) fait précéder comme acte particulier, si l’on ne veut pas faire perdre à ce jugement toute signification précise. Le jugement « cette rose est jaune » est logiquement presque aussi variable que l’on peut admettre de circonstances où il est prononcé. Le jugement « l’accusé est coupable », dans la bouche du témoin (p. 103, note), ne peut non plus être regardé comme analytique, celui qui parle recevant du tribunal l’idée d’accusé et n’exprimant pas sa pensée pour analyser cette idée dans son esprit, mais pour produire chez les juges ou chez les jurés la synthèse de la représentation de sujet et de la représentation d’attribut. On essaiera d’ailleurs inutilement de classer autrement que parmi les concepts purement relatifs la diversité infinie des variations du contenu psychologique d’une seule et même expression. La question est insignifiante, en ce qui concerne l’appréciation du classement fait par Kant et les conséquences qu’il en déduit, attendu que Kant place sans doute la genèse du jugement expérimental au moment de la perception, encore que lejugementresoit exprimé qu’un instant plus tard. Il en est absolument de même du jugement 7 + 5 = 12, qui, d’après Kant, naît au moment où commence l’addition des unités aboutissant à 12 et où par conséquent s’accomplit la synthèse des représentations, (pareillement reconnue comme nécessaire par Sigwart) ; de son côté, Sigwart fait précéder cet acte psychique de la synthèse des représentations et suivre, dans un acte particulier, un jugement désormais analytique (d’après sa définition, p. 101), décomposant encore une fois en sujet et attribut la synthèse déjà faite des représentations. Même si l’on adopte la définition de Sigwart, l’essence de l’assertion de Kant subsiste ; seulement elle n’a dès lors plus trait au jugement, mais à l’acte psychique de la synthèse dans la perception, acte rendant le jugement possible.

18. Voir Tylor, la Civilisation primitive, trad. sur la 2e éd. anglaise par madame Pauline Brunet et Ed. Barbier, 2 vol. in-8o, Paris, C. Reinwald 1877. Il y est dit que les hommes comptaient sur leurs doigts avant d’avoir des termes pour exprimer les nombres. Ainsi une tribu indienne des bords de l’Orénoque exprime cinq par « une main entière » ; 6 par « prends un doigt de l’autre main » ; 10 par « deux mains » ; puis viennent les doigts de pieds, de sorte qu’ « un pied entier » signifie 15, « un doigt de l’autre pied » 16 ; « un Indien » 20, « un doigt d’une main d’un autre Indien » 21, etc. — Dans une traduction de la Bible faite en un idiome mélanésien, le nombre 38 (Évangile saint Jean 5, 5) est rendu par : « un homme et deux côtés, 5 et 3 ». Une construction étrange de la langue des Zoulous nous montre combien les signes et termes ainsi créés se fondent dans la représentation des objets comptés. Chez les Zoulous, l’ « index » (de la deuxième main, où l’on commence à compter par le pouce), signifie 7. Ainsi, p. ex., la proposition : « il y avait 7 chevaux » est exprimée par : « les chevaux ont montré avec l’index. » Lorsqu’on imagina plus tard des termes de numération, sans recourir aux doigts, on représenta les nombres par les propriétés des objets, dont on emprunta les noms ; ainsi la « terre » ou la « lune », qui toutes deux sont uniques, signifièrent chacune 1 ; les « yeux », les « bras », les « ailes », 2, etc. Les Lettes ont une façon de compter remarquable chez eux, le mot mettens (jet) signifie 3, parce qu’ils ont l’habitude de jeter 3 par 3 les crabes et les petits poissons dont ils veulent faire la somme ; quant au mot kahli (corde), il signifie 30 parce qu’ils rangent les fléteaux par trentaines » Tome 1er, ch. VII, p. 288, 295).

[Sur la formation des noms de nombre, voir en outre les Origines indo-européennes ou les Aryas primitifs, par Adolphe Pictet, 2e édition, t. III, p. 304 et suiv. Paris, Fischbacher, 1878, et les Origines de la civilisation, par sir John Lubbock, trad. de l’anglais par Éd. Barbier, p. 428 et suiv. Paris, Germer Baillière, 1873. [Note du trad.]

19. Voir Mill, System of Logic, book II, c. VI, § 2 and book III, c. XXIV, § 5 ; trad. fr. par L. Peisse, Paris, Germer-Baillière. [n. d. t.]

20. Il faut encore mentionner ici la tendance des mathématiciens, qui prétendent s’affranchir complètement des « entraves de l’intuition » et instituer une mathématique prétendue purement intellectuelle, débarrassée de l’intuition. Tant que ces tendances ne sortiront pas du cercle des mathématiciens de profession et que ceux-ci renonceront à discuter en principe les questions philosophiques, on ne pourra guère savoir jusqu’à quel point on a devant soi une opposition consciente au système de Kant ou simplement une autre manière de s’exprimer. Sous un certain point de vue, la géométrie analytique ordinaire s’affranchit déjà de l’intuition, c’est-à-dire qu’elle remplace l’intuition géométrique par l’intuition, bien plus simple de rapports de grandeurs arithmétiques et algébriques. Dans ces derniers temps toutefois on est allé plus loin et les limites entre les hypothèses simplement techno-mathématiques et les affirmations philosophiques paraissent dépassées de plusieurs façons, sans que l’on soit arrivé jusqu’ici à une élucidation complète du point en question. C’est ainsi que notamment Hankel, dans l’ouvrage cité note 17, a revendiqué nettement, et, à plusieurs reprises, pour sa « théorie générale des formes » la propriété de représenter une mathématique purement intellectuelle, dégagée de toute intuition, « où ne sont pas reliées entre elles les quantités ou leurs images, les nombres, mais des objets intellectuels, des choses qui n’existent que dans la pensée et auxquels peuvent, mais ne doivent pas nécessairement correspondre des objets réels ou leurs relations. » Les relations générales et formelles, qui font l’objet de cette mathématique, il les appelle aussi « transcendantales » ou « potentielles » en tant qu’elles impliquent la possibilité de relations réelles[15]. Hankel proteste (p. 12) expressément contre l’opinion de ceux qui ne voient dans cette mathématique purement formelle qu’une généralisation de l’arithmétique ordinaire ; c’est, dit-il, « une science tout à fait nouvelle » dont les règles « ne trouvent pas des démonstrations, mais seulement des exemples » dans cette même arithmétique. Cependant ces « exemples » sont une démonstration intuitive de la base synthétique de cette nouvelle science, qui peut ensuite pratiquer sur ses objets intellectuels la méthode déductive, absolument comme fait l’algèbre avec des signes numériques généraux et l’arithmétique avec des nombres réels. Par le fait on n’a qu’à examiner plus attentivement chez Hankel comme chez Gassmann, le véritable inventeur de cette théorie générale des formes[16], une quelconque des idées générales, à l’aide desquelles ils opèrent, pour que le facteur de l’intuition devienne visible et palpable. Comment pouvons-nous par exemple savoir que des mots tels que « raccordement », « substitution », etc. signifient quelque chose, si nous ne recourons pas à l’intuition d’objets raccordés ou substitués, et même ne fût-ce qu’à des lettres a b et bb a ? — Il se peut que la « mathématique purement formelle », elle aussi, soit née du principe de généralisation, comme la plupart des progrès les plus importants que la mathématique a faits dans les siècles modernes. Son importance n’en est pas diminuée et nous tenons pour possible qu’en vertu du même principe et sur la même voie la mathématique projette égarement sur la logique une lumière nouvelle. — Les recherches de Riemann et de Helmholtz, s’aventurant jusque dans les régions transcendantes (au sens philosophique), seront encore mentionnées plus loin. Contentons-nous de remarquer ici que J.-G. Becker a maintenu contre elles l’importance de l’intuition, au sens de Kant, dans ses Abhandlungen aus dem Grenzgebiete der Mathematik und der Philosophie Zürich 1870, et dans le Zeitschrift für Mathematik und Physik, 17e année, p. 314 et suiv. : Über die neuesten Untersuchungen in Betreff unserer Anschauungen vom Raume

21. Dans la première édition, il était dit ici de notre « faculté de penser », expression qui était employée par nous dans le sens vague avec lequel Kant parle fréquemment des facultés de l’âme, à savoir que sans aucun rapport à une conception psychologique précise de ces facultés, on entend par là la simple possibilité de la fonction en question. Nous avons mieux aimé écarter aussi ce souvenir de la manière dont les scolastiques comprenaient la psychologie. Au reste, faisons remarquer ici que la polémique connue de Herbart contre la théorie des facultés de l’âme n’est dirigée que contre une défiguration, populaire et fort répandue, de cette même théorie. La représentation véritablement classique de la scholastique ne fut jamais autre que celle-ci : dans tous les actes psychiques, c’est une seule et même âme qui agit et la « faculté » n’est pas un organe particulier, mais seulement la possibilité, dans le sens objectif, de cette activité déterminée. La question se présente encore ainsi chez Wolff, pour peu que l’on s’en tienne à ses définitions et non à ses paraphrases, très-souvent fondées sur la conception populaire des facultés, d’après l’analogie des organes corporels. — Kant alla encore plus loin dans l’abstraction de l’élément psychologique, vu qu’il ne pouvait non plus présupposer une âme unitaire. Pour lui donc, la faculté de l’âme n’est que la possibilité de la fonction d’un sujet inconnu et il ne maintint évidemment la théorie des facultés que parce qu’il crut y trouver un sommaire et une classification utiles des phénomènes. Toutefois les conséquences de cette classification l’éloignèrent souvent et beaucoup du but. — Nous expliquerons plus loin pourquoi nous avons conservé le terme peu kantien d’ « organisation » ou son synonyme « constitution ».

22. Voir notamment Kuno Fischer et Zimmermann, qui est partiellement d’accord avec lui, dans la dissertation déjà mentionnée Kant’s mathematisches Vorurtheil, Sitzungsberichte der Wiener Akademie, philosophisch-historische Klasse. Band 67 (1871), p. 24-28. — J.-B. Meyer, Kant’s Psychologie, p. 129 et suiv., a très bien dépeint la découverte de l’élément apriorique dans la voie de la réflexion persévérante. Voir aussi Cohen, Kant’s Theorie der Erfahrung, p. 105-107. — Cohen blâme (ibid.) la thèse de J.-B. Meyer : « Kant n’a pas énoncé clairement que nous n’acquérons point par l’expérience les formes aprioriques, mais que nous arrivons à la conscience de cette possession à l’aide de la réflexion sur l’expérience. » Sous cette forme, il est vrai, le reproche adressé à Kant paraît injuste ; en revanche, il faut affirmer que Kant n’a pas examiné suffisamment, puisqu’il n’a pas vu que la réflexion sur l’expérience est aussi un procédé inductif et ne saurait être autre chose. Assurément la généralité et la nécessité des propositions mathématiques ne proviennent pas de l’expérience (en fait d’objets mathématiques), mais sont découvertes par la réflexion. Or cette réflexion ne peut avoir lieu sans expérience, non sur les objets de la mathématique, mais sur la mathématique considérée comme objet. Il suit de là qu’il est insoutenable de prétendre à la certitude de la découverte complète de tout élément a priori ; et Kant élève cette prétention en s’appuyant non sur une déduction apriorique de l’a priori, mais sur une classification, prétendue inattaquable, des données de la logique et de la psychologie.

23. La plus grande partie de toutes les obscurités de la Critique de la raison pure découle de ce fait unique que Kant entreprend, sans aucune présupposition psychologique spéciale, une recherche psychologique au fond. La terminologie, qui paraît souvent au commençant inutilement laborieuse, provient toujours de ce que Kant entreprend sa recherche sur les conditions nécessaires à toute expérience d’une façon tellement générale qu’elle s’adapte avec une égale justesse à toutes les hypothèses quelconques sur l’essence transcendante de l’âme, ou, pour mieux dire, qu’elle traite de fonctions de l’homme connaissant (non de l’ « âme »), sans rien présupposer sur l’essence de l’âme, bien plus, sans même admettre en général une âme comme essence particulière, distincte du corps.

24. Dans la préface de sa première édition (1781), Kant dit : « Maintenant en ce qui concerne la certitude, j’ai prononcé moi-même mon arrêt : dans cette espèce de considérations il n’est nullement permis de penser, et tout ce qui y ressemble le moins du monde à une hypothèse est marchandise prohibée, laquelle ne peut être vendue, même au plus bas prix, mais doit être confisquée aussitôt qu’on la découvre. Cela s’entend de soi pour toute connaissance qui doit se maintenir a priori : elle veut être tenue pour absolument nécessaire, et bien plus encore pour une détermination de toutes les connaissances pures a priori, laquelle doit être le critérium et par conséquent le modèle même de toute certitude apodictique (philosophique). » Ce rôle pourrait être expliqué entièrement au profit de la conception (d’ailleurs tout à fait inadmissible) de Kuno Fischer (voir plus haut la note 22), s’il ne résultait de la même préface que Kant, en parlant ainsi, avait simplement en vue la déduction générale de catégories, comme présupposition de toute expérience (p. 92 et 93 de 1re édition) et que, d’autre part, il était sous l’influence du préjugé suivant lequel : « la logique vulgaire » prouve déjà que tous les actes simples peuvent être énumérés entièrement et systématiquement de sorte que ce que l’on croit être la certitude, ici, dans la découverte de la table complète des catégories, n’est pas la certitude résultant a priori d’une déduction de principes, mais la certitude d’un coup d’œil embrassant tous les détails de prétendues données. — En outre le passage accentué des Prolégomènes (1783), p. 195 et suiv. où Kant repousse énergiquement « fantasmagorie » de la vraisemblance et de la conjecture et ajoute : « Tout ce qui doit être reconnu a priori est par cela même donné pour apodictiquement certain et doit par conséquent être démontré semblablement », ce passage n’affirme pas encore que même l’existence d’une pareille connaissance doive être déduite a priori d’un principe. C’est plutôt le contenu de ces connaissances qui est certain a priori ; mais d’après Kant, leur existence est déduite d’un fait perçu intérieurement au moyen de conclusions sûres, en vertu de la loi de contradiction. — Au reste nous devons faire remarquer ici expressément que cette explication n’est qu’empruntée à la méthode réelle de Kant et que nous n’avons en effet rien qui nous prouve indubitablement que Kant eût une idée parfaitement claire des principes méthodiques de sa grande entreprise. Il est même assez vraisemblable que Kant, sur ce point, n’avait pas encore suffisamment triomphé des idées émises dans sa dissertation : Sur l’évidence dans les sciences métaphysiques (1763), idées qui ne concordaient plus du tout avec le point de vue de la Critique la raison pure. Si donc, sur ce point aussi, pour des raisons décisives, nous avons modifié l’idée exprimée dans la première édition de l’Histoire du Matérialisme relativement à la méthode de Kant, nous ne pouvons cependant nous empêcher de faire observer que des passages, semblables à ceux qui ont été cités plus haut et beaucoup d’autres du même genre, durent tomber avec un grand poids sur le plateau opposé de la balance.

25. Le terme « organisation physicopsychique » n’est peut-être pas heureusement choisi, mais il tend à exprimer la pensée que l’organisation physique est, comme phénomène, en même temps l’organisation psychique. C’est, à la vérité, dépasser Kant, mais moins qu’on ne serait tenté de le croire au premier coup d’œil, et sur un point susceptible d’être défendu avec succès, tandis qu’en même temps cette transformation apporte un concept facile à comprendre, uni à l’intuition, à la place de la représentation kantienne presque insaisissable de présuppositions transcendantes puisées dans l’expérience. Toute la différence consiste en ce que Kant remplace ce qui est entièrement insaisissable, ce qui, dans la chose en soi, sert de base au jugement synthétique a priori, par les concepts, comme quelque chose que nous pouvons atteindre et qu’il parle de ces concepts, les catégories, comme s’ils étaient l’origine de l’apriorique, tandis qu’ils en sont tout au plus l’expression la plus simple. Si nous voulons désigner la véritable cause de l’apriorique, nous ne pouvons en général parler de la « chose en soi » que n’atteint pas le concept de cause (en d’autres termes, un jugement relatif à cette cause n’a d’autre effet que de compléter le cercle de nos représentations). Il nous faut à la « chose en soi » substituer le phénomène. Le concept lui-même n’est qu’un phénomène ; mais quand on le met à la place de la cause du concept ou qu’on le considère, pour ainsi dire, comme cause dernière dans l’intérieur de ce qui constitue le phénomène, on tombe dans un platonisme qui s’éloigne bien plus dangereusement du principe fondamental de la critique que le choix du terme « organisation ». En un mot : Kant, en repoussant avec opiniâtreté et évidemment avec préméditation le concept d’organisation, par lequel lui-même doit avoir été séduit, n’échappe à la simple apparence de matérialisme que pour tomber dans un idéalisme que lui-même a repoussé dans un autre passage. Si l’on veut échapper à ce dilemme, toute la Critique de la raison se résout en une pure tautologie : la synthèse a priori a sa cause dans la synthèse a priori. Si au contraire on admet le concept d’organisation, on voit disparaître non seulement la tautologie (qui’constitue d’ailleurs l’interprétation la plus simple, quoique la plus injuste de la Critique de la raison), mais encore la nécessité de personnifier les catégories à la manière de Platon ; par contre, l’apparence du matérialisme subsiste ; mais toute interprétation logique de la partie théorique de la philosophie de Kant sera obligée d’accepter cette apparence.

Où étaient les scrupules et combien le concept d’organisation devait se rapprocher de la recherche transcendantale, voilà ce que montre le plus clairement Reinhold dans un ouvrage[17] qui, on le sait, fut une tentative faite pour résoudre d’une manière nouvelle le problème de la Critique de la raison. Cet écrit commence par définir la faculté de représentation au moyen des « conditions » de la représentation ; en évitant ainsi toutes les hypothèses spéciales, métaphysiques et psychologiques (et en inclinant vers la tautologie), l’auteur se montre éminemment kantien. Suit une longue discussion (p. 95-199), qui a pour but principal de montrer que l’on ne doit pas introduire l’organisation dans l’explication de la faculté de représentation, parce que les philosophes ne sont pas d’accord sur ce point la faculté de représentation est-elle fondée uniquement sur l’organisation (les matérialistes) ou sur une substance simple sans aucune organisation ou sur un concours quelconque de ces facteurs ?

On voit donc clairement ici qu’il s’agit de l’organisation en tant que chose en soi, attendu qu’elle ne pourrait guère être rangée sur la même ligne que les monades purement transcendantes et les autres inventions des métaphysiciens. Si l’on admet au contraire l’organisation comme phénomène, c’est-à-dire avec la réserve qu’elle pourrait être un phénomène d’une chose en soi inconnue, non seulement s’évanouit le matérialisme, mais encore disparaît tout droit d’associer cette hypothèse aux inventions des métaphysiciens. Ceux-ci pourront, après cela, admettre, à leur gré, que cette organisation n’a d’ailleurs aucune base (matérialisme) ou bien qu’elle repose sur l’activité d’une monade (idéalisme de Leibnitz) ou enfin sur quelque chose d’absolument inconnu (criticisme) mais comme phénomène l’organisation est donnée tandis que tout le reste n’est que chimère. Il me semble donc qu’il y a nécessité directe de mettre semblablement en rapport avec la « faculté de représentation » ou avec la cause de la synthèse a priori cette donnée unique, dans laquelle toutes les particularités de l’essence humaine, en tant que nous les connaissons, suivent le fil de l’enchaînement causal. Mais alors il ne faut pas, comme a coutume de le faire par exemple Otto Liebmann, parler de l’organisation de l’esprit ; car celle-ci est transcendante et par conséquent absolument coordonnée avec d’autres hypothèses transcendantes. Il faut bien plutôt entendre absolument par organisation ou par organisation physico-psychique ce qui apparaît à notre sens extérieur comme la partie de l’organisation physique placée immédiatement en connexion causale avec les fonctions psychiques, tandis que nous pouvons admettre hypothétiquement que ce phénomène peut reposer sur un rapport purement spirituel des choses en soi ou bien aussi sur l’activité d’une substance spirituelle. Pour apprécier avec justesse l’attitude de Kant relativement à cette conception de la cause de l’a priori, on fera bien d’examiner outre plusieurs passages ayant le même sens, mais moins clairs, notamment la conclusion de la critique du deuxième paralogisme de la psychologie transcendantale, dans la première édition (1781), p. 359 et suiv. Citons ici seulement les mots suivants : « De la sorte, cela même qui, sous un rapport, s’appelle corporel, serait, en même temps, sous un autre rapport, un être pensant, dont nous ne pouvons, il est vrai, contempler les pensées, mais pourtant les signes de ces pensées, dans le phénomène. Ainsi tomberait la locution que les âmes seules pensent (en tant qu’espèces particulières de substances) ; on dirait au contraire, comme d’habitude, que les hommes pensent, c’est-à-dire cela même qui, comme phénomène extérieur, a de l’étendue, est intérieurement (en soi-même) un sujet, n’est pas composé, mais est simple et pense.

26. C’est sans doute encore un problème, que l’avenir résoudra, de prouver qu’il n’existe pas du tout de « pensée pure », comme l’entendent les métaphysiciens, et, sur ce point, Kant ne fait pas exception. Kant laisse l’élément sensoriel purement passif ; voilà pourquoi l’entendement actif, pour ne produire qu’une simple image d’espace, d’objets sensibles, est forcé de créer l’unité de la multiplicité. Mais dans cet acte, absolument nécessaire et subjectif, de la synthèse, il n’y a rien de ce que nous appelons d’ordinaire « entendement ». C’est seulement après qu’on a introduit artificiellement dans la question l’hypothèse que toute spontanéité appartient à la pensée ; toute réceptivité, aux sens, que la synthèse allant des impressions aux choses se laisse mettre en rapport avec l’entendement. Mais si l’on trouve que la synthèse des impressions présuppose dans la chose la catégorie de la substance, on peut demander : comme catégorie ? la réponse ne pourra être que négative. La synthèse sensorielle des impressions est bien plutôt la base sur laquelle seulement une catégorie de la substance pourra se développer. Ici une démonstration complète de l’origine sensorielle de toute pensée nous entraînerait trop loin. Bornons-nous à remarquer que même l’apodicticité de la logique doit être ramenée absolument à des images d’espace de ce qui est représenté, et que les « ponts aux ânes », si méprisés, des cercles logiques (ou des lignes, angles, etc.), bien loin de former un simple accessoire didactique, renferment au contraire en eux le fondement de l’apodicticité des règles logiques. J’ai l’habitude, depuis quelques années, d’en exposer la preuve dans mes cours de logique et j’espère pouvoir la présenter à des cercles plus vastes, si la faculté de travailler m’est accordée encore quelques années.

27. Des recherches récentes paraîtraient, il est vrai, établir le contraire ; mais le fait a besoin d’être confirmé. Il résulte en effet des expériences de MM. Dewar et Mc Kendrick sur la modification de la force électromotrice du nerf visuel par l’action de la lumière sur la rétine, que la modification n’est pas proportionnelle à la quantité de lumière, mais au logarithme du quotient, d’où l’on conclut que la loi psychophysique de Fechner ne provient pas de la conscience, mais de la structure anatomique et des propriétés physiologiques de l’organe final lui-même. Voir le journal anglais Nature, n° 193 du 10 juillet 1873 et la traduction dans le Naturforscher, publiée par le Dr Sklarek, VI, n° 37, du 13 septembre 1873.

28. Il va de soi que l’on se gardera ici d’adopter la « théorie des lacunes » de Trendelenburg ; car non-seulement Trendelenburg veut que l’espace soit tout ensemble subjectif et objectif, mais encore il établit entre les deux un enchaînement causal et il croit que Kant n’a pas vu une semblable possibilité, tandis que ce dernier fonde précisément l’universalité et la nécessité de l’espace et du temps, et par conséquent le « réalisme empirique » sur le fait que ces formes sont seulement et exclusivement subjectives[18]. Mais, pour ne laisser surgir aucun malentendu, il faut remarquer, relativement à ces exposés très-exacts et tout à fait conformes à l’enchaînement du système, qu’il ne pouvait nullement venir à l’esprit de Kant de vouloir démontrer l’inspaciosité (Unräumlichkeit) et l’intemporalité (Unzeitlichkeit) des choses en soi, ce qui est impossible au point de vue complet de la critique. Il lui suffit d’avoir montré que le temps et l’espace (dont nous ne savons d’ailleurs quelque chose qu’en vertu de notre représentation) n’ont, au delà de l’expérience, absolument aucune signification. Lorsque Kant, au lieu de l’expression plus exacte, notre représentation de l’espace « ne signifie rien », dit parfois brièvement : « l’espace n’est rien », cela doit toujours être entendu dans le même sens : notre espace, et nous n’en connaissons pas d’autre. Quant à d’autres êtres (voir la note suivante), nous pouvons bien conjecturer qu’ils ont aussi des représentations de l’espace ; mais nous ne pouvons pas même entrevoir la possibilité de l’extensivité (Räumlichkeit) comme propriété des choses en soi. La négation va jusque-là, mais pas plus loin. Quiconque, sur la voie d’une conjecture totalement en dehors du système, voudra admettre qu’aux choses en soi appartient d’étendue aux trois dimensions, ne s’exposera, de la part de Kant, qu’au reproche d’être un rêveur. Dans ce sens, il ne peut être question d’une impossibilité démontrée de l’espace objectif ; on peut seulement affirmer que tout transfert des propriétés de l’espace qui nous est connu à cet espace imaginaire (l’infinité par exemple) est injustifiable et que par là le concept imaginaire devient, en fait, un concept vide.

29. Voir 2e édition, p. 72, à la fin des réflexions générales sur l’esthétique transcendantale (111, p. 79, Hartenstein) : « Il n’est pas nécessaire que nous bornions aux éléments sensoriels de l’homme le mode d’intuition dans le temps et l’espace ; il se peut que tous les êtres pensants et finis doivent nécessairement s’accorder sur ce point avec l’homme (encore que nous ne puissions rien décidera cet égard) ; malgré cette généralisation les éléments sensoriels ne cessent pas d’exister ; » etc. Dans la suite, naturellement aussi hors du système, il est répété souvent qu’un autre mode de concevoir, notamment l’ « intuition intellectuelle », n’appartient sans doute qu’à l’être primitif (Dieu). Au reste, dans un autre passage, ce fantôme d’une intuition intellectuelle s’harmonise très-bien avec le système, dans l’hypothèse arbitraire, discutée note 25, que notre pensée ne peut être qu’active et que nos sens ne peuvent être que passifs. — Soit dit en passant, on peut, dans le passage précité de Kant, trouver aussi un exemple très-clair d’une nécessité problématique, combinaison de mots dans laquelle le professeur Schilling[19] voyait une « contradiction logique évidente » ce que nous mentionnons ici uniquement pour montrer avec quelle irréflexion on peut traiter la logique.

30. Prolegomena zu einer jeden zukünftigen Metaphysik, Riga 1788), § 8-15 ; Hartenstein, IV, § 5-9.

31. Comme cela résulte de l’enchaînement des idées, il s’agit ici du « domaine de l’expérience », dans le sens où seulement a lieu une disjonction complète entre le transcendant et l’empirique, entre le terrain des « phénomènes » et des « noumènes ». Quiconque connaît les écrits de Kant comprendra immédiatement que ceci est tout à fait conforme au système kantien. Malgré cela, j’ai dû[20] en donner une démonstration complète et je ne dissimulerai pas que le ton acerbe avec lequel j’ai repoussé les naïves et pédantes assertions du professeur Schilling, mort depuis cette époque, a été provoqué par sa flagrante ignorance, sur ce point, des écrits de Kant. Si j’avais pu être témoin de la polémique entre Kuno Fischer et Trendelenburg, j’aurais certainement traité Schilling avec plus de douceur.

32. On lit dans la préface de l’Allgemeine Naturgeschichte und Theorie des Himmels (1755) « Épicure n’a pas craint de prétendre que les atomes, pour pouvoir se rencontrer, s’écartaient, sans aucune cause, de leur mouvement rectiligne, (Hartenstein, I, p. 217).

33. System of Logic, book II, p. 96, 3. édition.

34. C’est, il est vrai, une tout autre question de savoir si la loi de causalité ne doit pas finalement être ramenée à une forme tellement épurée que les concepts secondaires anthropomorphiques, que nous rattachons à la représentation de la cause comme à celle de la nécessité, de la possibilité, etc. disparaissent complètement ou du moins soient réduits à un minimum inoffensif. Assurément, dans ce sens, même la catégorie de la causalité ne peut prétendre à l’inviolabilité ; et si, par exemple, Comte élimine complètement le concept de cause et le remplace par la série constante des événements, on ne peut attaquer sa méthode en s’appuyant sur l’aprionté du concept de cause. On peut également, dans cette méthode, séparer un facteur indispensable d’avec les additions fournies par l’imagination, et plus la culture intellectuelle progresse, plus devient nécessaire une épuration de ce genre (comme par exemple aussi pour le concept de force !). Quant à la causalité, il importe fort, comme on le verra plus tard, d’éliminer foncièrement une, au moins, des représentations secondaires anthropomorphiques, celle qui prête à la cause première (Ur-Sache), comme pour ainsi dire à la partie active et créatrice une dignité et une importance plus élevée qu’à la série.

35. Mon changement d’opinion sur ce point était déjà préparé par des études personnelles, lorsque parut l’important ouvrage du Dr Cohen sur la Théorie de l’expérience, de Kant ; cette publication me détermina à faire de nouveau une révision totale de mes idées sur la Critique de la raison, de Kant. Le résultat fut que, sur la plupart des points, je me trouvai forcé de me mettre d’accord avec l’opinion du Dr Cohen, en tant qu’il n’était question que de l’exposé objectif des idées de Kant, toutefois avec la restriction que, même encore aujourd’hui, Kant ne me paraît nullement aussi exempt de contradictions et d’hésitations que Cohen le représente. Nous avons maintenant un commencement de la philologie de Kant, qui vraisemblablement sera bientôt imité, et il est tout naturel que cette philologie, comme la philologie aristotélicienne de l’école de Trendelenburg, commence par comprendre l’objet de ses études dans le sens d’une unité exempte de contradictions. Les points, où cela n’est pas réalisable, apparaîtront, sur cette voie de la manière la plus certaine. Pour le sens complet donné ici de la chose en soi, on trouvera les passages décisifs notamment dans les chapitres relatifs aux phénomènes, aux noumènes et à l’amphibolie des concepts de réflexion. — Voir d’ailleurs Cohen : Kant’s Theorie der Erfahrung, p. 252 et suiv.

36. Les vers connus « Dans l’intérieur de la nature ne pénétre aucun esprit créé ; heureux même celui à qui elle montre seulement son écorce extérieure ! » ces vers que Gœthe « maudissait indirectement »[21], il y a 60 ans, doivent être compris dans le sens de la philosophie de Leibnitz, suivant laquelle toute intuition sensorielle et par conséquent aussi toute notre image de la nature n’est que la représentation confuse d’une pensée divine et pure (ou d’une intuition intellectuelle, non sensorielle). D’après Kant, l’intérieur de la nature, dans le sens de la base transcendante des phénomènes, reste assurément fermé pour nous ; mais nous n’avons aucun intérêt à nous en préoccuper, alors que l’intérieur de la nature, dans le sens des sciences physiques et naturelles, reste accessible à un progrès, illimité de la connaissance.

37. Voir plus haut, note 25. — Relativement à Cohen[22], faisons encore remarquer ici qu’il ne suffit pas de défendre Kant, en disant que son système existera encore, alors que différentes catégories tomberont ou devront être déduites autrement. Il est parfaitement exact que le système repose sur la déduction transcendantale des catégories et non sur la métaphysique, c’est-à-dire que la véritable démonstration de Kant consiste en ce que ces concepts sont démontrés comme conditions de la possibilité de connaissances synthétiques a priori. On pourrait donc penser qu’il est indifférent que tel ou tel des concepts-souches soit éliminé par une analyse plus exacte, pourvu que l’on conserve le facteur constant (voir aussi note 34), qui sert de base à la synthèse a priori ; mais ici il est à remarquer que cette analyse, qui dépasse Kant, conduira très-vraisemblablement en même temps à une réduction (peut-être même à un complément) de la table des catégories, et que de la sorte tomberait assurément une prétention très-importante de Kant pour l’achèvement du système (prétention relative à l’exactitude absolue de sa table). Si l’on accentue trop le point de vue purement transcendantal, on aboutit comme nous l’avons dit à la tautologie, c’est-à-dire que l’expérience doit être expliquée par les conditions générales de toute expérience possible. Si la déduction transcendantale doit, au lieu de cette tautologie, donner un résultat synthétique, il faut nécessairement que les catégories soient encore quelque chose, outre qu’elles constituent des conditions de l’expérience. C’est ce qu’il faut chercher dans Kant, qui les appelle « concepts-souches de la raison pure », tandis que nous les avons remplacées ici par l’« organisation ». Précisément pour cela Kant devait s’efforcer de découvrir les « concepts-souches » derniers et durables, et non un réseau quelconque de concepts confus et anthropomorphiques, dont on ne peut pas même dire si jamais un ou plusieurs d’entre eux correspondent au dernier concept-souche logiquement indispensable. Remarquons encore à ce propos que non-seulement, comme Comte l’a montré, on peut se passer du concept de « cause », mais que notamment les concepts de « possibilité » et de « nécessité », ainsi que nous espérons le démontrer plus tard, pourront être éliminés de la langue philosophique.

38. Il faut ici remarquer expressément que cela s’applique non-seulement aux constructions, pour la plupart dénuées de consistance, de la Critique de la raison pratique[23], mais que l’inconvénient apparaît déjà très-visible dans la Représentation systématique de tous les principes[24] sans parler des Principes de métaphysique[25], de sorte que si l’on s’avisait d’appuyer sur cette base les douze catégories, une critique sérieuse ne se prononcerait certes pas en faveur de la « déduction d’un seul principe ».

39. Voir, à ce propos, mon article Ueber die Principien der gerichtlichen Psychologie, mit besonderer Berücksichtigung von Ideler’s Lehrbuch der gerichtlichen Psychologie in der deutschen Zeitschrift für Staatsarzneikunde von Schneider, Schürmayer und Knolz, Neue Folge Band XI, Heft 1 und 2, Erlangen 1858.

40. « Dispositions naturelles de l’homme » est plus correct ; « dispositions naturelles de l’esprit humain », comme disait la première édition, est plus populaire. Il est assez intéressant de voir Kant[26] éviter l’expression « dispositions naturelles de l’esprit » ou, plus encore, « de l’âme », précisément pour ne pas laisser naître l’opinion que ces dispositions sont quelque chose de différent en soi de l’organisation physique. En revanche il parle, tout à fait sans façon, de la nature ou des penchants de la « raison » (Vernunft), mots par lesquels il faut simplement entendre une fonction de l’homme, sans conclusion sur les rapports du corps et de l’âme. — Voir note 25.

41. La psychologie, dans l’unique sens où elle pourra mériter, à l’avenir, le nom de science, doit partir non du concept d’âme, mais des fonctions psychiques et s’appuyer sur la physiologie ; c’est ce que nous démontrerons plus tard. Malgré cela, il n’est point du tout nécessaire de décider dans le sens matérialiste les rapports de « l’âme et du corps », tels que l’entendait l’ancienne métaphysique. Ces rapports restent tout simplement en dehors de l’examen comme quelque chose à quoi ne conduit pas la recherche réelle, dans les limites de l’expérience possible en généra).

42. Dans la première édition, nous nous sommes contentés d’exposer cette face de la théorie kantienne de la liberté, dans la pensée qu’elle renfermait le point capital de la question, du moins sous le point de vue théorique et qu’il fallait précisément regarder comme s’écartant du véritable principe des passages tels que ceux de la Raison pratique[27], dont il sera tenu compte plus loin, tandis que toute la théorie de la « réalité objective du concept de liberté ne sert qu’à obscurcir le véritable fond de la question. Le présent exposé, plus complet que le premier, se relie à la détermination de renoncer à une popularité excessive, mais, nous l’espérons, sera compris de ceux qui s’intéressent en général à une histoire scientifique du matérialisme. Un point principal de la question, c’est que la teinte mystique qu’acquiert la théorie de la liberté, en passant dans le domaine pratique, n’exclut pas la stricte domination des lois de la nature dans la psychologie empirique, et que par conséquent, sur ce domaine aussi, la « liberté transcendantale » de Kant diffère beaucoup de la théorie de la liberté, que lui ont prêtée Schleiden. Ideler et autres « kantiens ». Nous avons dû en général nous abstenir ici d’appuyer sur des preuves chacune de nos thèses, qui le plus souvent cherchent à reproduire brièvement le sens et l’esprit, mais pas le texte de la doctrine de Kant, sans quoi ces notes, solidement développées, auraient fini par constituer tout un volume.

  1. Kant’s Psychologie, 1870.
  2. Einleitung, p. 1-3.
  3. In der Altpreussischen Monatsschrift, tome VII (imprimé séparément Kœnigsberg, 1870).
  4. Note sur la page XXII ; Hartenstein, III, p. 20 et suiv.
  5. Histoire du Matérialisme, t. 1er, p. 478, note 55.
  6. History of the inductive sciences et Philosophy of the inductive sciences.
  7. On induction, with especial reference to Mr. Mill’s System of Logic.
  8. Philosophy of the inductive sciences, I, p.92.
  9. Philosophy of the inductive sciences, I, p. 130.
  10. Voir Kritik der reinen Vernunft, Elementarlehre, II Theil, I Abtheitung, II Buch, 2. Hauptst., 3. Abschnitt, Hartenstein, IV, p. 157.
  11. Einleitung zur zweiten Ausgabe, V, l.
  12. Vorlesungen über die complexen Zahlen, erster Theil ; Leipzig, 1867, p. 53.
  13. System of Logic, book II, c. VI, § 2 ; trad. fr. par L. Peisse (n. d. t.).
  14. Logik, Tübingen 1873.
  15. Vorlesungen über die complexen Zahlen, I, p. 9 et suiv.
  16. Voir sa Lineale Ausdehnungslehre, Leipzig 1844, traitée d’une manière tout à fait philosophique et sa Ausdehnungslehre, plus détaillée et rédigée plus strictement sous la forme mathématique,
  17. Theorie des menschlichen Vorstellungsvermögens, Prag und Jena 1789.
  18. Voir à ce propos la dissertation approfondie du Dr Emile Arnoldt, Kant’s transscendentale Idealitaet des Raumes und der Zeit. Königsberg 1870 (imprimée séparément d’après l’Allpreussische Monatsschrift, Band VII) ainsi que le Dr Cohen, Kant’s Theorie der Erfahrung, V, p. 63-79.
  19. Beiträge zur Geschichte und Kritik des Materialismus, Leipzig 1867.
  20. Neuer Beitrag zur Geschichte des Materialismus, Winterthur 1867.
  21. Gedichte, Abtheilung Gott, Gemüth und Welt.
  22. Kant’s Theorie der Erfahrung, p. 207.
  23. Kritik der praktischen Vernunft.
  24. Systematische Vorstellung aller Grundsätze.
  25. Metaphysische Anfangsgründe.
  26. Einleitung zur zweiten Ausgabe VI.
  27. Kritik der praktischen Vernunft, Hartenstein, V, p. 105.