Histoire du matérialisme/Tome I/Partie II/Chapitre 3

Traduction par B. Pommerol.
C. Reinwald (tome 1p. 199-228).


CHAPITRE III

Retour des opinions matérialistes avec la renaissance des sciences.


La scholastique forme le trait d’union des civilisations européennes. — Le mouvement de la renaissance des sciences se termine par la réforme de la philosophie. — La théorie de la vérité double. — L’averroïsme à Padoue. — Pierre Pomponace. — Nicolas d’Autrecour. — Laurent Valla. — Melanchthon et divers psychologues de l’époque de la Réforme. — Copernic. — Giordano Bruno. — Bacon de Verulam. — Descartes. — Influence de la psychologie des bêtes. — Système de Descartes et ses opinions véritables.


Au lieu de connaissances positives, le règne de la scholastique dans le domaine des sciences ne produisit qu’un système immobile de concepts et d’expressions, que consacrait l’autorité des siècles. Le progrès dut même commencer par la destruction de ce système, dans lequel s’étaient incarnés tous les préjugés, toutes les erreurs fondamentales de la philosophie traditionnelle. Cependant, les liens dont la scholastique avait entouré la pensée ne laissèrent pas de favoriser, eu égard à l’époque, le développement de l’esprit humain. Abstraction faite des exercices artificiels de la pensée, qui, même sous la forme la plus dégénérée, que la philosophie d’Aristote pût prendre, continuèrent d’avoir une action très-efficace sur les esprits, telle communauté intellectuelle, que le vieux système avait établie, devint bientôt un agent très-utile pour la propagation de pensées nouvelles. L’époque de la renaissance des sciences trouva les savants de l’Europe dans d’étroites relations qu’on n’a pas revues depuis ce temps-là. Le bruit d’une découverte, d’un livre important, d’une polémique littéraire se répandait, dans tous les pays civilisés, sinon avec plus de rapidité, du moins avec une influence plus générale et plus profonde qu’aujourd’hui.

Si l’on étudie, dans son ensemble, le mouvement de régénération, dont on ne peut guère déterminer le commencement ni la fin, depuis le milieu du XVe siècle jusqu’au milieu du XVIIe siècle, on pourra reconnaître dans ces deux siècles quatre périodes, dont les limites sont quelque peu confuses, mais qui diffèrent les unes des autres par leurs traits principaux. Durant la première, la philologie préoccupe l’Europe savante. C’est l’époque de Laurent Valla, d’Ange Politien et du grand Érasme, qui marque la transition à la théologie. La domination de la théologie, que déterminent suffisamment les agitations de la Réforme, étouffa, pendant quelque temps, particulièrement en Allemagne, tout autre intérêt scientifique. Les sciences physiques qui, dès l’époque de la Renaissance, avaient grandi dans les laboratoires silencieux des savants, parurent au premier plan, à la brillante époque de Kepler et de Galilée. En quatrième et dernier lieu se produisit la philosophie, quoique la période culminante de l’activité créatrice d’un Bacon et d’un Descartes suive de très-près les grandes découvertes de Kepler. L’influence de toutes ces périodes de créations scientifiques agissait encore sur l’esprit des contemporains lorsque, vers le milieu du XVIIe siècle, Gassendi et Hobbes développèrent de nouveau systématiquement la philosophie matérialiste de la nature.

Si, dans ce résumé, nous plaçons à la fin la régénération de la philosophie, on ne pourra guère nous en faire un reproche, pourvu que l’on ne prenne pas au pied de la lettre les mots : renaissance, résurrection de l’antiquité, et que l’on saisisse le vrai caractère de ce mouvement grandiose et homogène. Cette époque se rattache avec enthousiasme aux efforts et aux découvertes de l’antiquité, mais, en même temps, elle manifeste de toutes parts les germes d’une culture nouvelle, ardente et originale. On pourrait essayer de séparer de la Renaissance proprement dite les œuvres originales, les tendances et les aspirations nouvelles, où la pensée moderne se montra indépendante de l’antiquité pour commencer avec Kepler et Galilée, Bacon et Descartes une ère complètement nouvelle ; mais, comme d’ailleurs dans toutes les tentatives faites pour délimiter des périodes historiques, on rencontre partout des fils et des directions qui se confondent. Ainsi, nous le verrons bientôt, Gassendi et Boyle, au XVIIe siècle, se rattachent encore à l’atomisme des anciens, tandis que Léonard de Vinci et Louis Vivès, hommes incontestablement dignes d’appartenir à cette époque si florissante, rompent avec les traditions de l’antiquité et cherchent à créer une science expérimentale, indépendante d’Aristote et de l’antiquité tout entière.

Il est également difficile de préciser, en remontant en arrière, l’époque où l’antiquité recommença à fleurir. Nous avons indiqué plus haut le milieu du XVe siècle, parce que vers cette époque, la philologie italienne se développa complètement et parce que l’humanisme commença sa lutte contre la scolastique ; mais ce mouvement avait eu son prélude déjà un siècle auparavant, au temps de Pétrarque et de Boccace et, en étudiant l’esprit nouveau qui se manifesta alors en Italie, on remonterait sans peine jusqu’à l’empereur Frédéric II, dont nous avons reconnu l’importance dans le premier chapitre de cette 2e partie. Mais, dans cet ordre d’idées, la transformation de la scolastique par la propagation des œuvres-complètes d’Aristote et des écrits des Arabes (41) paraît avoir été une des premières et des principales causes de la grande œuvre de la régénération. La philosophie, qui clôt ce grand mouvement et le marque de son cachet, se montre aussi dès le début.

Nous avons constaté, dans les deux chapitres précédents, que les derniers siècles du moyen âge virent paraître, sous l’influence de la philosophie arabe et de la logique byzantine, tantôt une liberté effrénée de la pensée, tantôt des aspirations impuissantes vers cette même liberté de la pensés. Nous retrouvons une forme particulière de cette lutte infructueuses dans la théorie de la vérité double, de la vérité philosophique et de la vérité théologique, qui peuvent exister l’une à côté de l’autre, tout en différant complètement dans leur essence. On voit que cette théorie fut le modèle de ce qu’on appelle aujourd’hui fort improprement, mais très-obstinément la « tenue des livres en partie double » (42).

Cette doctrine était enseignée surtout au XIIIe siècle, dans l’université de Paris où, avant 1250, parut l’assertion étrange alors « que, de toute éternité, il y a eu beaucoup de vérités qui n’étaient pas Dieu lui-même ». Un professeur de Paris, Jean de Brescain, se justifia de ses erreurs, l’an 1247, en disant que ces doctrines, déclarées hérétiques par l’évêque, il les avait enseignées « philosophiquement » et non « théologiquement ». Bien que l’évêque repoussât avec fermeté de pareils subterfuges, l’affirmation audacieuse de semblables théories, « purement philosophiques », paraît avoir grandi sans cesse ; car, dans les années 1270 et 1276, on condamna de nouveau toute une série de propositions de ce genre, qui étaient évidemment d’origine averroïstique. La résurrection, la création du monde dans un temps donné, la transformation de l’âme individuelle étaient niées au nom de la philosophie, tandis que ces théories étaient reconnues vraies « suivant la foi catholique ». Mais avec quelle sincérité était faite cette reconnaissance si prompte de la vérité théologique ? Nous le saurons en voyant, dans les thèses condamnées, les propositions suivantes : « On ne peut rien savoir de plus parce que la théologie sait tout ce qu’il est possible de savoir. » « La religion chrétienne empêche d’en apprendre davantage. » « Les véritables sages de ce monde sont les seuls philosophes. » « Les discours des théologiens reposent sur des fables (43). »

Il est vrai que nous ne connaissons pas les auteurs de ces thèses ; elles n’ont, pour la plupart, peut-être jamais été soutenues ou du moins elles ne l’ont pas été dans des assemblées publiques, mais seulement dans des conférences ou discussions scolaires ; toutefois, l’énergie avec laquelle les évêques guerroyaient contre le mal, prouve suffisamment que la tendance intellectuelle, qui produisait de pareilles assertions, était assez générale et qu’elle se manifestait avec une grande hardiesse. La déclaration, si modeste en apparence, que ces assertions n’ont qu’« une valeur philosophique » en regard d’affirmations comme celles qui plaçaient la philosophie bien au-dessus de la théologie et voyaient dans cette dernière un obstacle au progrès scientifique, cette déclaration n’était qu’un bouclier contre la persécution, qu’un moyen de battre en retraite devant la possibilité d’un procès. Il existait aussi alors un parti qui soutenait ces thèses non pas accidentellement, à propos de l’interprétation d’Aristote, mais systématiquement pour faire opposition aux dominicains orthodoxes. Le même fait se produisit aussi en Angleterre et en Italie, où l’on vit émettre au XIIIe siècle, comme à Paris, des assertions analogues, condamnées par les évêques (44).

En Italie, à l’université de Padoue, l’averroïsme jetait alors dans l’ombre de fortes et profondes racines. Cette école était à la tête du mouvement intellectuel dans tout le nord-ouest de l’Italie et se trouvait elle-même sous l’influence des hommes d’État et des négociants de Venise (45), qui avaient l’expérience des affaires politiques et penchaient vers un matérialisme pratique. L’averroïsme s’y maintint jusqu’au XVIIe siècle, tout en conservant pieusement le culte d’Aristote et en gardant complètement la barbarie de la scholastique ; on l’y combattait moins que dans les autres universités ; aussi passait-il plus inaperçu. Comme un «  château fort de la barbarie », Padoue défiait les humanistes qui, particulièrement en Italie, penchaient vers Platon, dont ils admiraient le brillant style et le talent d’exposition ; cependant à quelques rares exceptions près, ils se gardaient de s’enfoncer dans les profondeurs mystiques du platonisme.

Les scholastiques de Padoue éclairés, mais enchaînés à leurs traditions, bravèrent, aussi longtemps qu’il leur fut possible, les savants qui étudiaient la nature, de même qu’ils avaient brave les humanistes. Cremonini, dernier représentant de cette école, professa à l’université de Padoue en même temps que Galilée. Celui-ci ne touchait qu’une modique somme pour enseigner les éléments d’Euclide, tandis que Cremonini recevait 2000 florins pour ses leçons sur l’histoire naturelle d’Aristote. On raconte que, lorsque Galilée eut découvert les satellites de Jupiter, Cremonini ne voulut plus regarder dans aucun télescope, parce que cette découverte tournait contre Aristote. Cremonini était cependant un libre penseur, dont l’opinion sur l’âme, bien que différent de celle d’Averroès, n’était nullement orthodoxe et il défendit son droit d’enseigner le système d’Aristote, avec une fermeté dont on doit lui tenir compte (46).

Un homme, dans cette série de libres penseurs scholastiques, mérite une place spéciale : Pierre Pomponace, auteur d’un opuscule sur l’Immortalité de l’âme publié en 1516. — Cette question était alors si populaire en Italie que les étudiants sommaient tout professeur débutant dont ils voulaient connaître les tendances, de commencer par leur dire ce qu’il pensait de l’âme (47) ; et l’opinion orthodoxe ne paraît pas avoir été le plus en faveur parmi eux, car Pomponace était leur maître chéri, lui qui, sous prétexte d’enseigner la vérité double, dirigea contre la théorie de l’immortalité les attaques peut-être les plus hardies et les plus subtiles que l’on eût encore publiées.

Pomponace n’était pas averroïste ; il fonda au contraire une école qui fit une guerre acharnée à l’averroïsme et s’attacha au commentateur Alexandre d’Aphrodisias. Au fond, dans cette querelle, il s’agissait de la théorie de l’âme et de l’immortalité, et les « alexandristes » étaient en général parfaitement d’accord avec l’école d’Averroès. Mais, dans la question de l’immortalité de l’âme, les « alexandristes » procédaient d’une manière plus radicale ; ils rejetaient le mono-psychisme et, d’après Aristote, ils déclaraient simplement que l’âme n’est pas immortelle, — sous la réserve ordinaire de la croyance de l’Église à cet égard.

Pomponace, dans son livre sur l’immortalité de l’âme, prend envers l’Église un ton très-respectueux ; il accorde de grands éloges à la réfutation de l’averroïsme par saint Thomas d’Aquin ; mais d’autant plus audacieuses sont les idées qu’il glisse dans sa critique personnelle de l’immortalité de l’âme. L’auteur procède d’une façon absolument scholastique, sans repousser le mauvais latin inséparable de la scholastique ; mais, dans son dernier chapitre (48), où il traite des « huit grands arguments en faveur de l’immortalité », il ne se contente plus de citer Aristote et de discuter ses idées, il déploie tout le scepticisme de l’époque et fait des allusions très-transparentes à la théorie des Trois imposteurs.

Pomponace regarde la mortalité de l’âme comme philosophiquement démontrée. Les huit grands arguments qu’il examine sont ceux que l’on emploie ordinairement en faveur de l’immortalité ; Pomponace les réfute, non plus d’après la méthode scholastique, attendu qu’ils ne sont pas revêtus de la forme scholastique, mais d’après le sens commun et à l’aide de considérations morales. Voici le quatrième argument : « Puisque toutes les religions (omnes leges) affirment l’immortalité de l’âme, le monde entier serait trompé, si l’âme mourait. » Voici maintenant la réponse : « On doit reconnaître que chacun est trompé par les religions ; mais il n’y a pas de mal en cela. Il existe trois lois : celles de Moïse, du Christ et de Mahomet. Or, ou bien toutes les trois sont fausses et alors le monde entier est trompé, ou bien deux au moins sont fausses et alors la majorité des homme s’est trompée ; mais il faut savoir que, d’après Platon et Aristote, le législateur (politicus) est un médecin de l’âme, et, comme il désire rendre les hommes vertueux plutôt qu’éclairés, il a dû tenir compte des différentes natures. Les moins nobles ont besoin de récompenses et de punitions. Mais sur quelques-unes, les récompenses et les punitions n’ont pas de prise ; et c’est pour ces dernières que l’immortalité fut inventée. De même que le médecin imagine bien des choses, de même que la nourrice attire l’enfant vers mainte action, dont il ne peut pas encore comprendre l’utilité, de même agit aussi, avec grande raison, le fondateur de religion, dont le but est purement politique. »

On ne doit pas oublier que cette opinion était alors très-répandue en Italie parmi les grands et surtout parmi les hommes d’État pratiques. Ainsi Machiavel dit, dans ses réflexions sur Tite-Live (49) : « Les chefs d’une république ou d’un royaume doivent maintenir debout les piliers de la religion de l’État ; en agissant ainsi, ils conserveront aisément leur pays religieux et par suite vertueux et uni. Ils doivent encourager et soutenir tout ce qui se produit en faveur de la religion, lors même qu’ils la jugeraient fausse ; ils doivent d’autant plus le faire qu’ils seront plus prudents et meilleurs connaisseurs des affaires de ce monde. Ce procédé, les hommes sages l’ont suivi, et ainsi a pris naissance la foi aux miracles, que les religions ont célébrés, bien qu’ils fussent aussi faux que les religions elles-mêmes ; les habiles les exagèrent, quelle qu’en soit l’origine, et l’influence de ces hommes fait admettre les miracles par la masse. » — C’est ainsi que Léon X, appelé à juger le livre de Pomponace, put se dire que l’auteur avait parfaitement raison, mais que le livre faisait trop d’éclat !

Au troisième argument : « Si les âmes mouraient, le maître du monde serait injuste », Pomponace répond : « La vraie récompense de la vertu, c’est la vertu elle-même, qui rend l’homme heureux ; car la nature humaine ne peut posséder rien de plus sublime que la vertu ; elle seule donne la sécurité à l’homme et le préserve de toutes les agitations. Chez l’homme vertueux tout est en harmonie : il ne craint rien, il n’espère rien et reste toujours le même dans la prospérité comme dans l’infortune. » Le vicieux trouve sa punition dans son vice même. Aristote dit dans le septième livre de sa morale : « Chez l’homme vicieux tout est dérangé. Il ne se fie à personne ; il n’a de repos ni quand il veille ni quand il dort, et, torturé par les souffrances comme par les remords, il mène une vie si misérable qu’aucun sage, quelque pauvre et chétif qu’il soit, n’échangerait son sort contre la vie d’un tyran ou celle d’un grand souillé de vices. »

Les apparitions de fantômes sont, suivant Pomponace, ou des illusions des sens produites par une imagination exaltée ou des impostures des prêtres ; les possédés sont des malades (arguments 5 et 6) ; cependant, il reconnaît comme vraies quelques apparitions, tout en les attribuant à l’influence des bons et des mauvais génies ou à des effets astrologiques. La croyance à l’astrologie était décidément inséparable de la doctrine d’Averroès.

Enfin Pomponace s’élève énergiquement (8e argument) contre ceux qui affirment que les hommes vicieux et troublés par les remords ont coutume de nier l’immortalité, tandis que les hommes justes et bons l’admettent. Nous voyons au contraire, dit-il, beaucoup d’hommes corrompus croire à l’immortalité, tout en se laissant entraîner par leurs passions, tandis que beaucoup d’hommes vertueux et honorables ont regardé l’âme comme périssable. De ce nombre furent Homère. Simonide, Hippocrate, Galien, Alexandre d’Aphrodisias et les grands philosophes arabes. Enfin, ajoute-t-il, parmi nos compatriotes « ex nostratibus » Pline et Senèque (ici se décèle chez le scholastique l’esprit de la Renaissance !)

Pomponace écrivit dans le même sens sur le libre arbitre, dont il dévoila les contradictions. Il va jusqu’à critiquer l’idée chrétienne de Dieu, en poursuivant avec la plus grande sagacité et en dénonçant la contradiction entre la théorie de la toute-puissance, de l’omniscience et de la bonté de Dieu, d’une part, et la responsabilité de l’homme, d’autre part. Pomponace combattit aussi, dans un ouvrage spécial, la croyance aux miracles ; mais il eut le tort d’admettre comme naturels et irrécusables les prodiges de l’astrologie. En véritable disciple des Arabes, il fait dériver le don de prophétie de l’influence des astres et d’un commerce incompréhensible avec des génies inconnus (50). L’efficacité des reliques dépend de l’imagination des fidèles, et ne serait pas moindre quand même elles ne consisteraient qu’en os de chien.

On s’est demandé souvent si, avec de telles opinions, la docilité de Pomponace envers l’Église était apparente ou réelle. Ces questions, applicables à beaucoup de cas analogues, sont difficiles à résoudre, attendu que nous ne pouvons les juger d’après le critérium de notre époque. Le prodigieux respect pour l’Église, que tant de bûchers avaient inculqué, suffisait pour unir, même chez les penseurs les plus hardis, le credo à une sainte terreur qui entourait d’un nuage impénétrable la limite entre la parole et la pensée. Mais de quel côté penchait, de l’avis de Pomponace, le plateau de la balance dans cette lutte entre la vérité philosophique et la vérité théologique, c’est ce qu’il nous permet de voir assez clairement quand il appelle les philosophes seuls les dieux de la terre ; entre eux et les autres hommes, il y a, disait-il, la différence qui existe entre des hommes peints et des hommes vivants.

Cette équivoque qui enveloppe les rapports de la religion et de la science est, au reste, un trait caractéristique et constant de la période de transition qui conduit à la moderne liberté de penser. La Réforme ne peut faire disparaître cette ambiguïté et nous la retrouverons depuis Pomponace et Cardan jusqu’à Gassendi et Hobbes, dans une gradation qui varie du doute timidement caché à l’ironie consciente. À la même disposition d’esprit, se rattache la tendance à ne faire qu’une apologie équivoque du christianisme ou de certaines théories et à mettre en lumière avec insistance les faces qui prêtent à la critique. Quelquefois, comme chez Vanini, perce à travers le masque l’intention de prouver le contraire ; d’autres fois, comme dans le commentaire de Mersenne sur la Genèse, il est difficile de préciser la pensée de l’auteur.

Quiconque ne voit absolument dans le matérialisme que son opposition à la foi de l’Église pourrait ranger parmi les matérialistes Pomponace et nombreux successeurs plus ou moins hardis ; mais, si l’on cherche un commencement d’explication matérialiste et positive de la nature, on ne trouvera rien de semblable, même parmi les scholastiques les plus éclairés. Cependant le XIVe siècle nous présente un exemple, unique, il est vrai, qui se rapproche d’un matérialisme décidé. En 1348, à Paris, Nicolas d’Autrecour (51) fut condamné à désavouer plusieurs assertions, celle-ci entre autres : Dans les phénomènes de la nature, il n’y a pas autre chose que le mouvement des atomes s’unissant ou se séparant. Voilà donc un atomiste déclaré au milieu de la domination exclusive de la physique d’Aristote ! Ce savant téméraire osa dire aussi qu’il fallait mettre Aristote et Averroès de côté et étudier directement les choses elles-mêmes. Ainsi nous voyons l’atomisme et le principe d’expérimentation se donner déjà la main !

Avant qu’on pût étudier directement les choses, il fallait que l’autorité d’Aristote fût brisée. Tandis que Nicolas d’Autrecour faisait, dans un isolement complet, autant que nous pouvons le savoir jusqu’à ce jour, une tentative infructueuse en ce sens, l’Italie préludait, par les violentes attaques de Pétrarque, à la grande lutte des humanistes contre les scholastiques.

La lutte eut lieu au XVe siècle et, bien qu’ici les relations avec le matérialisme soient assez faibles, les principaux humanistes de l’Italie étant pour la plupart platoniciens, on voit cependant avec intérêt un des plus rudes champions de l’humanisme, Laurent Valla, se faire connaître brillamment d’abord par un Dialogue sur le plaisir, que l’on peut considérer comme le premier effort tendant à réhabiliter l’épicurisme (52). Sans doute, dans cet écrit, le représentant de la morale chrétienne finit par rester vainqueur de l’épieu rien comme du stoïcien ; mais l’épicurien est traité avec une prédilection visible, et c’est la un fait important, si l’on songe à l’horreur générale qu’inspirait encore l’épicuréisme. En essayant de réformer la logique, Valla ne se montra pas toujours impartial envers les subtilités de la scolastique ; et, dans son traité, la logique prend une forte teinte de rhétorique ; toutefois son entreprise eut une grande importance historique, comme premier essai d’une critique sérieuse, dirigée non-seulement contre les aberrations de la scholastique, mais encore contre la formidable autorité d’Aristote. Sur d’autres terrains, Valla fut aussi un des chef de la critique renaissante. Tous ses actes prouvent qu’il veut en finir avec le règne absolu de la tradition et avec les autorités inviolables.

En Allemagne, la réforme humaniste, quelle qu’eût été l’énergie de ses débuts, ne tarda pas à être complètement absorbée par le mouvement théologique. Précisément parce que ce pays en vint à une rupture ouverte avec la hiérarchie, le terrain scientifique fut négligé ou cultivé dans un sens plus conservateur qu’on ne l’eût fait en d’autres circonstances. Cette lacune ne fut comblée qu’après des siècles, quand la liberté de la pensée fut restée victorieuse.

Philippe Melanchthon donna résolument le signal de la réforme de la vieille philosophie qui reposait sur les écrits incomplètement connus d’Aristote. Il déclara ouvertement qu’il voulait opérer pour la philosophie, en revenant aux ouvrages authentiques d’Aristote, la réforme que Luther avait opérée pour la théologie en revenant à la Bible.

Mais en général cette réforme de Melanchthon ne tourna pus à l’avantage de l’Allemagne. D’une part, elle ne fut pas assez radicale, Melanchthon lui-même étant, malgré la finesse de ses pensées, entièrement enchaîné par les liens de la théologie et même de l’astrologie ; d’autre part, l’autorité considérable du réformateur et l’influence de son enseignement dans les universités firent revenir l’Allemagne à la scholastique, qui resta maîtresse, même longtemps après Descartes et entrava l’essor de la philosophie allemande.

Il est à remarquer que Melanchthon avait pris l’habitude de faire des leçons régulières de psychologie d’après son propre manuel. Ses idées se rapprochent quelquefois du matérialisme, mais la crainte de l’Église l’empêche d’approfondir la plupart des questions philosophiques. D’après la variante inexacte ἐνδελέχεια (continuité) au lieu de ἐντελέχεια (finalité), Melanchthon disait que l’âme est permanente ; c’était sur cette variante que s’appuyait principalement l’opinion d’après laquelle Aristote aurait admis l’immortalité de l’âme. Amerbach, professeur à Wittenberg, qui écrivit une psychologie rigoureusement aristotélique, eut avec Mélanchthon, in propos de cette variante, une polémique si vive que quelque temps après il quitta Wittenberg et rentra dans le giron du catholicisme.

Un troisième ouvrage relatif à la psychologie parut à peu près à cette époque ; il était de l’espagnol Louis Vivès.

On doit regarder Vivès comme le plus grand réformateur de la philosophie de son époque et comme un précurseur de Bacon et de Descartes. Sa vie entière fut un combat incessant et victorieux contre la scholastique : « Les véritables disciples d’Aristote, disait-il, doivent le laisser de côté et consulter la nature elle-même, comme faisaient d’ailleurs les anciens. Pour connaître la nature, on ne doit pas s’attacher à une tradition aveugle ni à des hypothèses subtiles : il faut l’étudier directement par la voie de l’expérimentation. » Malgré cette remarquable intuition des vrais principes de l’étude de la nature, Vivès, dans sa psychologie, ne traite que rarement de la vie ; quand il le fait, c’est pour communiquer ses propres observations ou celles d’autrui. Le chapitre de l’immortalité de l’âme sent le rhéteur plus que le philosophe ; suivant une méthode encore en vogue aujourd’hui, il se figure, avec les arguments les plus superficiels, avoir remporté une victoire décisive. Cependant Vivès était une des intelligences les plus lumineuses de son temps ; sa psychologie, notamment en ce qui concerne les passions, est riche en remarques fines et en traits ingénieux.

L’honorable naturaliste de Zurich, Conrad Gessner, écrivit aussi vers ce temps une psychologie, intéressante pour le fond comme pour la forme. Après un résumé très-concis, en forme d’index, de toutes les opinions possibles émises sur la nature de l’âme, l’auteur arrive par une brusque transition à un exposé détaillé de la théorie des sens. Ici Gessner se sent sur son terrain et il se complaît à faire des dissertations physiologiques qui renferment des parties très-profondes. Mais on éprouve une impression étrange quand, dans la première partie de cet opuscule, on se voit en face de l’effroyable chaos des idées et des opinions émises relativement à l’âme. « Quelques-uns, dit Gessner avec une inaltérable placidité, prétendent que l’âme n’est rien ; d’autres en font une substance (53). »

De toutes parts, on voit l’antique tradition aristotélique ébranlée, de nouvelles opinions émises, des doutes provoqués ; et probablement la littérature n’est qu’un pâle reflet du mouvement des esprits. Mais bientôt la psychologie qui, à partir de la fin du XVIe siècle, fut remaniée un nombre de fois incroyable, redevint systématique ; et à la fermentation de la période de transition, succéda une scholastique dogmatique, qui avait pour but principal de se conformer aux enseignements de la théologie.

Mais, tandis que la théologie était encore seule maîtresse du terrain psychologique et que des luttes furieuses étouffaient la voix calme de la raison, des études sérieuses, consacrées à la nature extérieure, posaient en silence la base inébranlable d’une conception du monde complètement modifiée.

En 1543, parut, dédié au pape, le livre de Nicolas Copernic, de Thorn, sur les Révolutions des corps célestes. On raconte que le vénérable savant reçut, vers la fin de sa vie, le premier exemplaire de son grand ouvrage et qu’ensuite il sortit de ce monde, avec calme et satisfaction (54).

Ce qu’aujourd’hui, après trois siècles écoulés, le moindre écolier doit savoir : que la terre tourne sur elle-même et autour du soleil, était alors une grande vérité, toute nouvelle, malgré les quelques précurseurs de Copernic, et diamétralement opposée à l’opinion générale. Mais c’était aussi une vérité qui se heurtait contre Aristote et avec laquelle l’Église n’avait pas encore fait la paix. Ce qui protégea jusqu’à un certain point la théorie de Copernic contre les insultes de la foule conservatrice, contre le fanatisme des prêtres tant professeurs que prédicateurs[1], ce fut la forme essentiellement scientifique et l’argumentation irrésistible de l’ouvrage, auquel le chanoine de Frauenbourg avait travaillé pendant trente-trois années avec une constance admirable. C’est un sublime spectacle de voir un homme qui, saisi d’une idée destinée à remuer le monde, se retire dans une retraite volontaire, à l’âge où il est encore dans toute l’ardeur créatrice du génie, pour consacrer le reste de sa vie à l’étude approfondie de cette même idée dont il a compris toute la puissance. De la l’enthousiasme des premiers disciples d’abord peu nombreux ; de là l’étonnement des pédants et la réserve de l’Église.

Dans ces circonstances, la publication de Copernic était audacieuse ; aussi le professeur Osiander, qui s’en était chargé, la fit-il précéder, suivant l’usage du temps, d’un avant-propos dans lequel il présente comme hypothèse l’ensemble de la nouvelle théorie. Copernic ne fut pas complice de ce travestissement. Kepler, animé lui-même d’une fière liberté de pensée, appelle Copernic un homme à l’esprit indépendant : et un tel homme, en réalité, pouvait seul achever ce travail gigantesque (55).

« La terre se meut », telle fut bientôt la thèse qui posa une barrière entre la foi et la science, entre l’infaillibilité de la raison et l’aveugle attachement à la tradition ; et lorsque, après une lutte de plusieurs siècles, on se vit forcé d’abandonner définitivement sur ce point la victoire à la science, cette victoire eut une immense portée : on eût dit que, par un miracle, la science avait réellement mis en mouvement la terre jusqu’alors immobile.

Un des premiers et des plus décidés partisans du nouveau système du monde, l’italien Giordano Bruno, est réellement un philosophe ; et, bien qu’au fond sa doctrine dans son ensemble puisse être regardée comme panthéiste, elle a cependant des rapports si nombreux avec le matérialisme que nous ne pouvons nous soustraire à l’examen détaillé de ses théories.

Tandis que Copernic restait attaché à des traditions pythagoriciennes (56), — plus tard la Congrégation de l’Index alla même jusqu’à déclarer que sa doctrine était purement pythagoricienne (doctrine pythagorica), — Bruno prit Lucrèce pour modèle. Il adopta très-heureusement l’antique théorie épicurienne de l’infinité des mondes ; et, la combinant avec le système de Copernic, il enseigne que toutes les étoiles fixes sont des soleils, dispersés en nombre infini à travers l’espace, ayant leurs satellites comme notre soleil a pour satellite la terre ou la terre, la lune. C’est la une théorie qui, comparée à l’ancienne conception du monde limité, a une importance presque égale à la théorie du mouvement de la terre (57).

« L’infinie variété des formes, disait Bruno, sous lesquelles la matière nous apparaît, elle ne les emprunte pas à un autre être, elle ne les reçoit pas du dehors, mais elle les tire d’elle-même, elle les lait sortir de son propre sein. Elle n’est pas ce prope nihil à quoi certains philosophes ont voulu la réduire, en se mettant en contradiction avec eux-mêmes ; elle n’est pas une puissance nue, pure, vide, sans ellîcacité, sans perfection et sans action ; si par elle-même elle n’a pas de forme, elle n’en est pas privée de la même manière que la glace est privée de chaleur, l’abîme de lumière. Elle ressemble plutôt à l’accouchée, qui, par ses efforts convulsifs, pousse l’enfant hors de son sein. Aristote aussi et ses successeurs font naître les formes de la puissance intérieure de la matière plutôt que de les faire provenir en quelque sorte de l’extérieur. Mais au lieu de voir cette puissance active dans le développement intérieur de la forme, ils n’ont en général voulu reconnaître cette puissance que dans la réalité développée, bien que la manifestation complète, sensible, expresse d’une chose ne soit pas la cause principale de son existence, mais seulement une suite et un effet de cette existence. La nature ne produit pas ses œuvres, comme l’industrie humaine, par voie de retranchement et d’assemblage, mais seulement par la séparation et le développement. Ainsi enseignèrent les plus sages des Grecs, et Moïse, quand il décrit la naissance des choses, fait ainsi parler l’être actif et universel : « Que la terre produise des animaux vivants ; que l’eau produise des êtres vivants ! » c’est comme s’il disait : que la matière les produise. Car, chez Moïse, le principe matériel des choses est l’eau ; aussi dit-il que l’intelligence active et organisatrice, qu’il appelle esprit, planait sur les eaux ; et la création se fit par la puissance productrice qu’il leur communiqua. Ils veulent donc tous que les choses naissent, non par assemblage, mais par séparation et développement ; aussi la matière n’existe-t-elle pas sans les formes, bien au contraire elle les contient toutes, et en développant ce qu’elle porte en elle-même de voilé, elle est en réalité toute la nature et la mère des vivants (58). »

Si nous comparons cette définition de la matière que Carrière regarde comme un des plus grands événements de l’histoire de la philosophie, à celle d’Aristote, nous trouverons entre elles, cette importante différence que, pour Bruno, la matière était, non pas possible, mais réelle et active. Aristote aussi enseignait que dans les objets la forme et la matière sont indissolublement unies ; mais, comme il ne voyait dans la matière que la simple possibilité de devenir tout ce que la forme faisait d’elle, il en résultait que la forme seule était la vraie réalité. Bruno prit la marche inverse. Il fit de la matière la véritable essence des choses : c’est elle qui produit toutes les formes. Cette assertion est matérialiste, et nous serions par conséquent complètement en droit de faire de Bruno un partisan du matérialisme, si, dans des points importants de l’ensemble de son système, il ne tournait au panthéisme.

Au reste, le panthéisme n’est jamais en réalité qu’une variété d’un système moniste. Le matérialiste, qui définit Dieu comme la totalité de la matière animée par elle-même, devient ainsi un panthéiste sans renoncer à son principe matérialiste. Mais en dirigeant son esprit vers Dieu et vers les choses divines, on arrive à cette conséquence naturelle que l’on perd de vue le point de départ ; à mesure qu’on s’enfonce dans l’étude de la question, on conçoit de plus en plus que Pline de l’univers n’est pas produite nécessairement par la matière elle-même, mais que cette âme de l’univers est le principe créateur et, du moins en idée, antérieur à tout le reste. C’est dans ce sens que Bruno conçut toute sa théologie. La Bible, disait-il, a été écrite pour le peuple et par conséquent elle a dû adapter à la portée de son intelligence les explications qu’elle donne de la nature, sans quoi personne n’y aurait cru (59). Le style de Bruno revêt une poésie qui anime presque tous ses ouvrages, écrits les uns en latin, les autres en italien. Son esprit rêveur se plaisait à s’égarer dans les profondeurs obscures du mysticisme ; mais, dans sa hardiesse et son indépendance, il savait aussi quelquefois exprimer ses opinions avec une clarté parfaite.

Bruno était entré d’abord dans l’ordre des dominicains pour se ronsarrer avec plus de loisir à ses études. Mais, devenu suspect d’hérésie, il se vit réduit à s’enfuir ; et dès lors sa vie ne fut plus qu’un long enchaînement d’hostilités et de persécutions. Il séjourna successivement à Genève, à Paris, en Angleterre et en Allemagne ; enfin, par une résolution fatale, il se détermina à rentrer dans sa patrie. En 1592, il tomba entre les mains de l’Inquisition à Venise.

Après plusieurs années de détention, comme il restait inébranlable dans ses idées, il fut condamné à Rome. Dégradé, excommunié, on le livra comme hérétique au bras séculier, avec la recommandation « de le punir aussi doucement que possible et sans effusion de sang ». Cette recommandation signifiait qu’il fût brûlé. Lorsqu’on rendit son arrêt, il s’écria : « Vous éprouvez peut-être une plus grande frayeur en prononçant cette sentence que moi en l’entendant. » Il fut brûlé sur le Campoliore, à Rome, le 17 février 1600. Ses doctrines eurent incontestablement une influence considérable sur le développement ultérieur de la philosophie, mais elles furent eclipsées par celles de Descartes et de Bacon, et Giordano Bruno tomba dans l’oubli comme tant d’autres grands hommes qui marquèrent la période de transition.

La première moitie du XVIIe siècle eut le privilège de recueillir dans le domaine de la philosophie les fruits mûrs de la grande révolution émancipatrice, par laquelle la Renaissance avait successivement fécondé les divers terrains cultivés par l’intelligence humaine. Bacon parut dans les premières années de ce siècle, Descartes vers le milieu ; ce dernier eut pour contemporains Gassendi et Hobbes, que nous pouvons regarder comme les véritables rénovateurs d’une conception matérialiste du monde. Mais les deux célèbres « restaurateurs de la philosophie », comme on a coutume de les appeler, Bacon et Descartes, ont eux-mêmes aussi avec le matérialisme d’étroites et remarquables relations.

Quant à Bacon en particulier, après des recherches approfondies, on serait peut-être plus embarrassé pour indiquer nettement sur quels points il diffère des matérialistes que pour signaler ceux où il se rapproche de leur point de vue.

Parmi tous les systèmes philosophiques, celui de Démocrite obtint la préférence de Bacon. Il le loue, lui et ses disciples, d’avoir pénétré plus avant qu’aucune autre école dans les secrets de la nature. « L’étude de la matière dans ses transformations variées est, dit-il, plus fructueuse que l’abstraction. On ne peut guère expliquer la nature sans l’hypothèse des atomes. La nature a-t-elle des buts ? C’est ce qu’on ne saurait établir positivement ; en tout cas, l’observateur ne doit s’attacher qu’aux causes efficientes. »

Nous savons que, dans le développement de la philosophie, on rencontre deux écoles différentes qui se rattachent à Bacon et à Descartes : l’une s’étend de Descartes à Spinoza, Leibnitz, Kant, Fichte, Schelling et Hegel ; l’autre va de Bacon à Hobbes, Locke et aux matérialistes français du XVIIIe siècle ; c’est donc à cette dernière série que nous devons vous relier indirectement le matérialisme d’aujourd’hui.

Par un pur effet du hasard le mot matérialisme n’a paru qu’au XVIIIe siècle ; la pensée dominante de ce système émane de Bacon, et si nous ne désignons pas ce philosophe comme le véritable restaurateur du matérialisme, c’est qu’il concentra toute son attention sur la méthode et ne s’exprima qu’avec ambiguïté et circonspection sur les points les plus importants. L’ignorance scientifique de Bacon, où la superstition n’a pas moins de part que la vanité (60), ne s’accorde au fond ni plus ni moins, il est vrai, avec le matérialisme qu’avec la plupart des autres systèmes. Qu’on nous permette seulement quelques réflexions sur le fréquent usage que Bacon fait des esprits (spiritus) dans son explication de la nature.

Ici Bacon s’appuie sur la tradition, mais il y ajoute une argumentation originale qui fait peu d’honneur au « restaurateur des sciences ». Les « génies » de tout genre jouent un grand rôle dans la cosmologie et dans la physiologie des néoplatoniciens et des scolastiques ; il en est de même chez les Arabes : les génies des astres gouvernent le monde par la voie mystique des sympathies et des antipathies de concert avec les génies qui résident dans les choses terrestres. Mais où la théorie des « esprits » revêt une forme scientifique, c’est surtout dans la psychologie et dans la physiologie, et l’on peut en suivre l’influence jusqu’à nos jours (par exemple dans la doctrine des « esprits vitaux » endormis, réveillés ou surexcités). La théorie de Galien sur l’esprit psychique et animal (spiritus), unie à la théorie des quatre humeurs et des tempéraments se fondit de bonne heure, au moyen âge, avec la psychologie d’Aristote. D’après cette théorie que Melanchthon reproduit encore avec tous ses détails dans sa psychologie, les quatre humeurs fondamentales sont élaborées d’abord dans l’estomac, puis dans le foie (deuxième processus organique ; l’humeur la plus noble, le sang, par une troisième élaboration, qui a lieu dans le cœur, devient l’esprit vital (spiritus vitalis) ; enfin, raffinée dans les cavités cérébrales (quatrième et dernier processus), elle devient l’esprit animal (spiritus animalis).

Si cette théorie a jeté des racines si profondes, c’est probablement qu’elle offrait aux intelligences superficielles un moyen facile de relier le sensible au suprasensible, et que ce rapprochement s’imposait aussi bien à la pensée des néoplatoniciens qu’à celle des théologiens du christianisme. Ainsi par exemple, chez Melanchthon, l’esprit matériel sort de la matière grossière, se raffine peu à peu et paraît produire directement des effets qui doivent être, au fond, purement intellectuels, mais sont, en fait, représentés comme très-matériels par le savant théologien. Ainsi l’esprit de Dieu se mêle aux esprits vitaux et psychiques de l’homme ; seulement quand un diable siège dans le cœur, il souffle sur les esprits et jette le désordre parmi eux (61).

Pour un esprit logique, l’abîme est naturellement aussi profond entre le suprasensible et la molécule la plus subtile de la matière la plus subtile qu’entre le suprasensible et le globe terrestre tout entier. Aussi les esprits des « spirites » modernes d’Angleterre et des États-Unis sont-ils parfaitement dans leur rôle, en commençant par secouer avec force leurs croyants par le par de leur habit, ou en voiturant de gros meubles autour de la chambre.

À côté de la théorie modeste, mais très-scientifiquement conçue, des esprits vitaux dans l’organisme animal, nous voyons apparaître maintenant la théorie fantaisiste des astrologues et des alchimistes, qui réduit l’essence de toutes choses aux agissements de pareils génies, et supprime en même temps les limites entre le sensible et le suprasensible. On peut sans doute affirmer que les génies de cette physique sont absolument matériels quant à leur nature et identiques avec ce qu’on appelle aujourd’hui des « forces » ; mais d’abord, dans notre mot de « force », se trouve peut-être encore caché un reste de cette confusion ; ensuite, que penser d’une matière qui n’agit pas sur des objets matériels par la pression ou par le choc, mais par la sympathie ? Il suffit d’ajouter que la conception alchimico-astrologique du monde, dans ses formes plus fantaisistes, attribuait une espèce de sensibilité même aux génies des choses inanimées, et l’on trouvera qu’il n’y a qu’un pas à faire pour arriver à Paracelse qui concevait les esprits (spiritus) comme anthropomorphes et peuplait le monde entier d’innombrables génies, auteurs de toute vie et de toute activité.

Mais revenons à Bacon. En apparence, il combat avec assez de précision la physique des alchimistes. Il traite souvent les génies comme des éléments ou cles forces matérielles, et l’on pourrait croire que nulle part le matérialisme de Bacon ne se montre plus clairement que dans la théorie des esprits. Toutefois, en y regardant de plus près, on voit qu’il admet dans sa théorie non-seulement toutes les hypothèses superstitieuses possibles, mais encore que sa transformation matérialiste des phénomènes attribués à la magie, en processus « naturels » est sans consistance et quelquefois même nulle. Ainsi Bacon prête, sans hésiter, aux corps une espèce d’imagination ; il fait « reconnaître » si l’aimant la proximité du fer, et il admet la « sympathie » ou « l’antipathie » des « esprits » comme cause des phénomènes naturels ; aussi le « mauvais œil », la suppression des verrues par la sympathie, etc., trouvent-ils parfaitement leur place dans sa conception de la nature (62). Bacon n’est pas en désaccord avec lui-même, lorsque, dans la théorie de la chaleur qu’il traite avec prédilection, il associe tranquillement « la chaleur » astrologique d’un métal, d’une constellation, etc., à la chaleur telle que l’entend la physique.

La conception de la nature, alchimico-théosophique de la kabbale avait une si grande vogue en Angleterre, surtout dans les cercles aristocratiques, que Bacon ne nous enseigne rien d’original sur ce point. Il se contenta de partager les idées de son entourage ; et sa servilité sans bornes lui fit adopter, pour complaire à la cour, un bien plus grand nombre d’idées de ce genre qu’il n’en eût admis, s’il avait conservé sa liberté. On doit remarquer, d’un autre côté, qu’en se figurant comme animée toute la nature, même celle qui est inorganique, ainsi que l’enseignait Paracelse, on se trouve singulièrement rapproché du matérialisme. Cette hypothèse est l’extrême opposé qui non-seulement touche au matérialisme, mais encore en dérive sous bien des rapports ; car, si nombreuses qu’on suppose les gradations, on finit par attribuer ai la matière seule la production de l’intellectuel. La personnification fantaisiste de cette âme universelle de la matière, telle que nous la trouvons chez Paracelse, est du nombre des absurdités de cette époque dont Bacon sut assez bien se préserver. Les esprits (spiritus) n’ont pour lui ni pieds ni mains. Il est assez étonnant que le « restaurateur des sciences physiques » ait pu faire un si colossal abus des esprits pour expliquer la nature sans être démasqué par les vrais savants de son temps. Mais c’est notre histoire. De quelque côté que l’on regarde, on trouvera des phénomènes analogues. Quant aux rapports du matérialisme avec la morale, question qui revient si souvent, on peut admettre sans hésiter qu’avec un caractère plus pur et plus ferme, Bacon aurait sans doute été conduit par l’originalité de sa pensée à des principes réellement matérialistes. Ce n’est pas la logique imperturbable, mais la demi-science et la faiblesse que nous trouvons chez lui unies à l’immoralité.

Descartes, le patriarche de la série des philosophes qui suivirent la ligne opposée à Bacon, en rétablissant le dualisme entre l’esprit et le monde des corps, en prenant pour son point de départ le fameux cogito ergo sum, semblerait n’avoir contribué, par son antagonisme même, qu’à rendre le matérialisme plus logique et plus clair. Mais alors, comment expliquer ce fait que le plus intraitable des matérialistes français, de la Mettrie, s’obstinât à vouloir passer pour cartésien et cela non sans motifs fondés ? Il y a donc ici encore une connexion plus directe, entre Descartes et le matérialisme, sur laquelle nous reviendrons.

En ce qui concerne les principes de l’étude de la nature, Bacon et Descartes débutent en rejetant toute philosophie antérieure, principalement celle d’Aristote. Tous deux commencent par douter de tout, mais Bacon, pour se laisser ensuite guider par la perception extérieure vers la découverte de la vérité ; Descartes, pour faire sortir la vérité à force de déductions, de cette conscience de soi-même qui seule a survécu chez lui au doute général.

Il est incontestable qu’ici le matérialisme existe seulement chez Bacon ; le système de Descartes, partant des principes que nous venons d’indiquer, aurait dû logiquement conduire à l’idéalisme, regarder tout le monde extérieur comme un phénomène et n’accorder l’existence réelle qu’au seul moi (63). Le matérialisme est empirique ; il n’a que rarement recours à la méthode déductive, il ne s’en sert qu’après avoir amassé, au moyen de l’induction, des matériaux suffisants pour lui permettre d’arriver à de nouvelles vérités par le libre emploi du raisonnement. Descartes commença par l’abstraction et la déduction : ce n’était pas matérialiste, ce n’était pas même raisonnable. Il arriva ainsi nécessairement à ces paralogismes évidents qu’on trouve chez lui en plus grand nombre que chez tout autre philosophe. Néanmoins la méthode déductive était élevée une fois au premier rang, et cela, sous sa forme la plus pure, celle des mathématiques, où, en dehors de la philosophie, Descartes a conquis une place d’honneur. Bacon ne pouvait souffrir les mathématiques ; la fierté des mathématiciens ou, pour mieux dire, leur logique intraitable lui déplaisait ; il prétendait que cette science devait être la servante et non la maîtresse de la physique.

Descartes fut donc particulièrement l’auteur de cette tendance mathématique dans l’étude de la nature, qui à tous les phénomènes applique le critérium du nombre et de la figure géométrique. Il est à remarquer qu’au commencement du XVIIIe siècle, les matérialistes, avant d’être appelés de ce nom, étaient désignés comme mécaniciens (mechanici), c’est-à-dire comme des gens qui considéraient la nature au point de vue de la mécanique. Or Descartes, le premier avait étudié la nature sous le point de vue de la mécanique ; il avait été suivi dans cette voie par Spinoza et par Leibnitz ; pourtant ce dernier est loin de vouloir se ranger parmi les partisans de ce système.

Si, en général, le matérialisme se rattache à Bacon, en revanche, Descartes imprima finalement à cette conception des choses le caractère d’une explication purement mécanique qui s’accuse surtout dans l’Homme-machine de de la Mettrie. Il fallait donc s’en prendre à Descartes si l’on regardait, en dernière analyse, comme des effets mécaniques toutes les opérations de la vie intellectuelle et physique.

Descartes avait fondé la science de la nature sur cette assertion finale : nous devons douter de la réalité des choses qui sont en dehors de nous, mais nous pouvons admettre qu’elles existent réellement parce que, sans cela, Dieu serait un trompeur, lui qui nous a donné l’idée d’un monde extérieur.

Grâce à ce saut périlleux, Descartes se trouve transporté au milieu de la nature, sur un terrain qu’il a cultivé avec plus de succès que la métaphysique. Quant aux principes généraux de sa théorie de la nature extérieure, Descartes n’était point partisan de l’atomisme absolu : il niait qu’on pût se figurer des atomes. Y eût-il des molécules assez petites pour être indivisibles, leur divisibilité étant encore conçue par notre esprit, pourrait être réalisée par Dieu. Mais tout en niant ainsi les atomes, il était loin d’entrer dans la même voie qu’Aristote. En enseignant que l’espace est rempli d’une manière absolue, non-seulement il se fait de la matière une idée tout à fait différente de celle du Stagirite, mais encore, en physique, il est forcé d’admettre une théorie qui se rapproche beaucoup de l’atomistique. À la place des atomes, il admet des corpuscules ronds qui, en fait, restent aussi invariables que les atomes et ne sont divisibles que par la pensée ou en puissance ; au lieu du vide des atomistes anciens, il suppose des fragments d’une extrême ténuité, qui se seraient formés dans les interstices pendant que les corpuscules devenaient globulaires. En examinant cette hypothèse, on peut se demander sérieusement si la théorie métaphysique, qui remplit absolument l’espace, n’est pas, dans la pensée de Descartes, un simple expédient pour ne pas trop s’écarter de l’opinion orthodoxe, et pour jouir de tous les avantages que présente l’atomisme à quiconque veut exposer d’une façon plausible les phénomènes de la nature. En outre Descartes expliquait formellement le mouvement des molécules comme celui des corps par la simple transmission selon les lois du choc mécanique. Il appelait Dieu, il est vrai, la cause générale de tout mouvement ; mais, en particulier, il croyait que tous les corps sont doués de mouvements déterminés et que chaque phénomène de la nature tant organique qu’inorganique ne résulte que de la transmission du mouvement d’un corps à d’autres. C’était éliminer d’un coup toutes les explications mystiques de la nature, et cela en vertu du principe adopté par les atomistes.

En ce qui concerne l’âme humaine, sujet de toutes les polémiques du XVIIIe siècle, Bacon, à vrai dire, était matérialiste. Il n’admettait l’anima rationalis que par des motifs religieux, car il la tenait pour incompréhensible. Quant à l’anima sensitiva, qu’il croyait seule pouvoir être expliquée scientifiquement, Bacon la regardait, de même que les anciens, comme une matière subtile. En général il ne comprenait pas du tout qu’on pût se figurer une substance immatérielle, et il ne pensait point, avec Aristote, que l’âme fût la forme du corps.

Bien que, précisément sur ce point, Descartes parût se trouver dans la plus vive opposition avec le matérialisme, c’est néanmoins dans la question de l’âme que les matérialistes firent à ses doctrines les emprunts les plus importants.

Dans sa théorie des corpuscules, Descartes n’établissait pas de différence essentielle entre la nature organique et la nature inorganique. Pour lui, les plantes étaient des machines ; quant aux animaux, il les regardait aussi, du moins sous forme d’hypothèse, comme étant, en réalité, de simples machines.

Or les contemporains de Descartes se préoccupaient beaucoup de la psychologie des bêtes. En France, notamment, un des écrivains qu’on lisait et appréciait entre tous, le spirituel sceptique Montaigne (64), avait rendu populaire l’assertion hardie que les animaux montraient autant et souvent plus d’intelligence que les hommes. Mais ces idées que Montaigne jetait au public sous forme d’une apologie de Raymond de Sébonde, Hieronymus Rorarius en fit le sujet d’un ouvrage spécial que Gabriel Naudé publia en 1648, sous le titre : Quod animalia bruta sæpe ratione utantur melius homine (65).

Cette thèse paraissait diamétralement opposée à celle de Descartes ; on parvint cependant à concilier les deux opinions contraires, en disant que les animaux étaient des machines, et qu’ils pensaient néanmoins. Il n’y avait plus qu’un petit pas à faire pour arriver de l’animal à l’homme ; or ici encore Descartes avait frayé les voies aux véritables matérialistes, dont on le croirait le précurseur immédiat. Dans son écrit : Passiones animœ, il fait remarquer ce détail important que le cadavre n’est pas mort seulement parce que l’âme lui fait défaut, mais parce que la machine corporelle est elle-même détruite en partie (66). Si l’on songe que, chez les peuples à l’état de nature, tout le développement de l’idée d’âme résulte de la comparaison du corps inanimé avec le corps vivant, et que l’ignorance des phénomènes physiologiques, qui se manifestent dans le corps expirant, contribue puissamment à faire admettre le « fantôme de l’âme », c’est-à-dire cet homme plus subtil, que la psychologie populaire regarde comme la force motrice résidant au dedans de l’homme, on reconnaîtra déjà que la doctrine toute contraire de Descartes sur ce seul point facilite considérablement la réalisation du matérialisme anthropologique. Non moins importante est la reconnaissance sans ambages de la grande découverte de la circulation du sang, faite par Harvey (67). Cette découverte renversait toute la physiologie d’Aristote et de Galien ; et, quoique Descartes ait conservé les « esprits vitaux », ils sont chez lui complètement dégagés de cette nature, équivoque et mystique, qui les rattache à la matière et à l’esprit, et complètement affranchis aussi des relations insaisissables de sympathie et d’antipathie avec d’autres « esprits » de tout genre à demi-sensibles et à demi-immatériels. Chez Descartes, les esprits vitaux sont véritablement de la matière, dans toute la force du mot ; ils sont conçus plus logiquement que les atomes psychologiques d’Épicure, avec leur propriété complémentaire du libre arbitre. Ils se meurent et opèrent le mouvement, tout à fait comme chez Démocrite, exclusivement d’après les lois de la mathématique et de la physique. Un mécanisme de pression et d’impulsion, que Descartes développe avec une grande sagacité, à tous les degrés, forme une chaîne non-interrompue d’effets produits par les objets extérieurs, au moyen des sens, sur le cerveau, et réciproquement sur le monde extérieur, en partant du cerveau, par l’intermédiaire des nerfs et des fibres musculaires.

Cela posé, il est permis de se demander sérieusement si, en définitive, de la Mettrie n’avait point raison de s’appuyer sur Descartes, en plaidant la cause du matérialisme et en affirmant que le rusé philosophe avait cousu à sa théorie une âme, d’ailleurs parfaitement superflue, dans le seul but de ménager la susceptibilité des prêtres (Pfaffen). Si nous n’allons pas aussi loin, c’est que nous en sommes empêchés surtout par l’importance manifeste qui appartient à l’idéalisme dans la philosophie de Descartes. Quelque contestable que soit la démonstration du cogito ergo sum, quelque condamnables que soient les sauts et les contradictions logiques à l’aide desquels cet homme, d’un esprit d’ailleurs si lucide, tâche de construire le monde, sa pensée que toute la somme des phénomènes se réduit aux simples représentations d’un sujet immatériel, n’en a pas moins une importance que Descartes lui-même devait sentir plus que tout autre. Ce qui manque à Descartes a précisément été réalisé par Kant : l’établissement d’une union solide entre une nature conçue dans un sens matérialiste et une métaphysique idéaliste, qui comprend toute la nature comme une simple collection d’apparences phénoménales au sein d’un moi, dont la substance est inconnue. Mais, au point de vue psychologique, il est fort possible que les deux faces de la science, qui paraissent harmonieusement réunies dans le kantisme, aient été clairement entendues par Descartes chacune à part, quelque contradictoires qu’elles doivent paraître l’une à l’autre quand elles sont ainsi séparées, et qu’il les ait affirmées avec d’autant plus de force qu’il se voyait obligé de les réunir par le lien artificiel d’assertions hasardées.

Au reste, dans l’origine, Descartes n’accordait pas une grande valeur à toute sa théorie métaphysique, à laquelle aujourd’hui son nom reste principalement attaché, tandis qu’il regardait comme ayant une importance capitale ses recherches relatives à la connaissance de la nature et aux mathématiques, et l’application de sa théorie mécanique à l’universalité des phénomènes naturels (68). Mais comme sa nouvelle démonstration de l’immortalité de l’âme et de l’existence de Dieu avait été très-bien accueillie par ses contemporains, que le scepticisme préoccupait, Descartes se laissa aller sans peine au désir de passer pour un grand métaphysicien ; et dès lors il développa cette partie de sa doctrine avec une prédilection croissante. Nous ignorons si son premier système du monde se rapprochait du matérialisme plus que sa doctrine postérieure ; mais on sait que, par crainte du clergé, il refondit complètement l’ouvrage qu’il se disposait à publier. Ce qui est certain, c’est que, contrairement à ses propres convictions, qui se rapprochaient davantage de la vérité, il en retrancha la théorie du mouvement rotatoire de la terre (69).



41. Selon Prantl (Gesch. d. Logik, lll, p. 1), on ne saurait trop répéter que « la renaissance date en réalité, en ce qui concerne la philosophie ancienne, les mathématiques et les sciences naturelles, du XIIIe siècle, par la publication des œuvres d’Aristote et de la littérature arabe. »

42. Les faits qui s’y rapportent se trouvent en détail dans l’Averroès de Renan (ll, 2 et 3). Nous devons à Maywald un résumé de tout ce qui a trait spécialement à la théorie de la double vérité.

43. Versuch der Trennung von Theologie und Philosophie im Mittelalter. — Maywald, Lehre von zweif. Wahrh., p. 11. — Renan, Averroès, p. 219.

44. Maywald, p. 13 ; Renan, p. 208, qui donne, d’après Hauréau (Philosophie scholastique), des observations sur la connexion de l’averroïsme anglais avec le parti des franciscains.

45. Renan, Averroès, p. 258 : « Le mouvement intellectuel du nord-est de l’Italie, Bologne, Ferrare, Venise, se rattache tout entier à celui de Padoue. Les universités de Padoue et de Bologne n’en font réellement qu’une, au moins pour l’enseignement philosophique et médical. C’étaient les mêmes professeurs qui, presque tous les ans, émigraient de l’une à l’autre pour obtenir une augmentation de salaire. Padoue, d’un autre côté, n’est que le quartier Latin de Venise ; tout ce qui s’enseignait à Padoue s’imprimait à Venise. »

46. Renan, Averroès, p. 257, 326 et suiv.

47. Renan, Avorroès, p. 283.

48. Chap. XIII et XIV. Dans le dernier chapitre (XIV), il n’est plus question que de la soumission aux arrêts de l’Église : aucun argument naturel n’est apporté en faveur de l’immortalité, qui par conséquent repose uniquement sur la révélation. Les passages les plus forts se trouvent de la page 101 à la fin dans l’édition de Bardili (Tubingue, 1791) ; pages 118 et suivantes d’une édition sans indication du lieu d’impression, 1534. Je ne connais pas les éditions antérieures. — Les passages cités dans la 1re édition étaient empruntés à M. Carrière, Die philos. Weltanschauung der Reformationszeit[2]. Ils sont exacts au fond, quoique traduits trop librement, et le style quelque peu pathétique diffère de celui de l’original.

49. Voir Machiavel, Commentaires sur la 1re décade de Tite-Live, traduits par le docteur Grützmacher, Berlin, 1871, p. 41.

50. Maywald, Lehre von zweif. Wahrh., p. 45 et suiv.

51. Prantl, Gesch. d. Logik., IV, page 2 et suiv.

52. Voir Lorenzo Valla, conférence de J. Vahlen, Berlin, 1870, p. 6 et suiv.

53. Tous les ouvrages psychologiques de l’époque de la Réforme ici mentionnés ont paru réunis en un seul volume imprimé par Jacob Gesner, Zurich, 1563 ; les trois premiers aussi à Bâle. — Voir les articles Psychologie et Vivès dans Encycl. des ges. Erzieh. und Unterichtswesens.

54. Voir Humboldt, Cosmos, II p. 344 et note 22, p. 497 et suiv.

55. Humboldt, Cosmos, II, p. 345 : « C’est une opinion erronée et malheureusement encore aujourd’hui très-répandue que Copernic, par timidité et par crainte de persécutions cléricales, donna le mouvement planétaire de la terre et la position du soleil au centre de tout le système planétaire comme une simple hypothèse permettant de calculer commodément les orbites des corps célestes, mais qui n’est pas vraie et n’a pas besoin de l’étre. »

Effectivement, on lit ces mots étranges dans l’avant-propos anonyme par lequel débute l’ouvrage de Copernic et qui est intitulé : De hypotesibus hujus operis ; mais les assertions de l’avant-propos, entièrement étrangères à Copernic, sont en pleine contradiction avec sa dédicace au pape Paul III. L’auteur de l’avant-propos est, suivant Gassendi, André Osiander ; non, comme dit Humboldt, « un mathématicien vivant alors à Nuremberg, mais le célèbre théologien luthérien ». La révision astronomique de l’impression fut faite sans doute par Jean Schoner, professeur de mathématique et d’astronomie à Nuremberg. Lui et Osiander furent chargés par Rhæticus, professeur à Wittemberg et élève de Copernic, du soin de l’impression Nuremberg lui paraissant plus « convenable » que Wittemberg pour la publication de fourrage[3]. Dans toutes ces circonstances » il est probable qu’on agissait surtout pour ménager Melanchthon, grand amateur d’astronomie et d’astrologie, mais aussi un des adversaires les plus obstinés du système de Copernic. — À Rome, on était alors plus tolérant, et il fallut l’intervention de l’ordre les jésuites pour faire brûler Giordano Bruno et amener le procès de Galilée. Relativement à ce revirement, Ad. Franck, dans son étude sur Th.-H. Martin, Galilée[4], remarque : « Chose étrange ! le double mouvement de la terre avait déjà été enseigné au XVe siècle par Nicolas de Cus, et cette proposition ne l’avait pas empêché de devenir cardinal. En 1533, un Allemand, du nom de Widmannstadt, avait soutenu la même doctrine à Rome, en présence du pape Clément VII, et le souverain pontife, en témoignage de sa satisfaction, lui fit présent d’un beau manuscrit grec. En 1543, un autre pape, Paul III, acceptait la dédicace de l’ouvrage où Copernic développait son système. Pourquoi donc Galilée, soixante et dix ans plus tard, rencontrait-il tant de résistance, soulevait-il tant de colères ? » Franck fait judicieusement ressortir le contraste ; toutefois sa solution est très-malheureuse quand il fait consister la différence en ce que Galilée ne se contenta pas d’abstractions mathématiques, mais, en jetant un regard dédaigneux sur les théories de Kepler, appela à son secours l’observation, l’expérience et le témoignage des yeux. Au fond, Copernic, Kepler et Galilée, malgré toutes leurs différences de caractère et de talent, furent tous trois animés de la même ardeur pour le développement de la science, pour le progrès et pour le renversement des préjugés qui leur faisaient obstacle, du même dédain pour les barrières qui séparaient le monde savant d’avec le vulgaire. Nous ne pouvons résister au désir de citer encore le passage suivant du Cosmos de Humboldt (II, p. 346) qui fait honneur à son auteur : « Le fondateur de notre système actuel du monde était peut-être encore plus remarquable par son courage et par sa fermeté que par sa science. Il méritait à un haut degré le bel éloge que lui décerne Kepler en le nommant, dans son introduction aux tables rodolphines, un homme d’un esprit libre : Vir fuit maximo ingenio et, quod in hoc exercitio (dans la lutte contre les préjugés) magni momenti est, anime liber. (« Ce fut un homme d’un grand génie et, détail important lorsqu’il s’agit de combattre les préjugés, d’une remarquable indépendance d’esprit. ») Lorsque, dans sa dédicace au pape, Copernic décrit la manière dont son ouvrage est né, il ne craint pas d’appeler « conte absurde » l’opinion répandue même parmi tous les théologiens que la terre est immobile au centre de l’univers et d’attaquer la stupidité d’une idée semblable. « Si par hasard de frivoles bavards (ματαιολόγοι), dépourvus de toute notion de mathématiques, se permettaient d’énoncer un jugement sur son ouvrage en dénaturant intentionnellement un passage quelconque de l’Écriture sainte (propter aliquem locum scripturæ male ad suum propositum detortum), il mépriserait, dit-il, une attaque aussi impudente ! »

56. À ce propos, qu’il nous soit permis d’ajouter une note à la page 109, relativement à Copernic et à Aristarque de Samos. Il n’est pas invraisemblable, d’après Humboldt[5], que Copernic connut l’opinion d’Aristarque ; mais il se réfère expressément à deux passages de Cicéron[6] et de Plutarque[7], qui le portèrent à réfléchir sur la mobilité de la terre. Cicéron rapporte l’opinion d’Hicétas de Syracuse ; Plutarque, celle des pythagoriciens Ekphant et Héraclide. Il résulte donc des aveux mêmes de Copernic que l’idée première de son système lui vint de savants de l’antiquité grecque ; mais il ne cite nulle part Aristarque de Samos. — Voir Humboldt (ibid.) et Lichtenberg, Nicolas Copernic, dans le 5e volume de ses Mélanges, nouvelle édition originale, Gœttingue, 1844, p. 193 et suiv.

57. Non seulement Bruno cite Lucrèce avec prédilection, mais encore il l’imite systématiquement dans son poème didactique, De universo et mundis. Hugo Wernekkte traite de sa « polémique contre la cosmologie d’Aristote » (Leipziger Dissert., impr. à Dresde, 1871).

58. Ce passage est emprunté à M. Carrière[8]. Dans cet ouvrage riche en pensées, Bruno est traité avec une prédilection particulière. Voir encore Bartholméss, Jordano Bruno, Paris, 1816, 2 vol.

59 [page 216]. Carrière ibid., p. 384 — Cette distinction, déjà utilisée par les philosophes arabes, entre l’intention morale de la Bible et son langage approprié aux idées de l’époque, se retrouve dans la lettre que Galilée écrivit à la grande-duchesse Christine : « De sacræ scripturæ testimoniis in conclusionibus mere naturalibus, quæ sensata experientia et necessariis demonstrationibus evinci possunt, temere non usurpandis. » (« Il ne faut pas employer à la légère les témoignages de l’Écriture sainte pour des conclusions purement naturelles, que l’on peut obtenir à l’aide d’une expérience judicieuse et de démonstrations irrésistibles. »)

60. Sous ce rapport, le jugement écrasant de Liebig[9] ne pouvait être atténué par aucune réplique[10] ; les faits sont trop probants. Le dilettantisme le plus frivole dans ses propres essais relatifs a la science de la nature, la science ravalée à une hypocrite adulation de cour, l’ignorance ou la méconnaissance des grands résultats scientifiques obtenus par les Copernic, les Kepler, les Galilée, qui n’avaient pas attendu l’Instauratio magna, une polémique acrimonieuse, une injuste dépréciation des véritables savants qui l’entouraient, tels que Gilbert et Harvey, — voilà bien des faits de nature à montrer le caractère scientifique de Bacon sous un jour aussi défavorable que son caractère politique et personnel, de telle sorte que l’opinion de Macaulay[11] d’ailleurs déjà combattue avec justice par Kuno Fischer[12], n’est plus soutenable. Moins simple est le jugement sur la méthode de Bacon. Ici Liebig a sans doute dépassé les bornes, bien que ses remarques critiques sur la théorie de l’induction[13] renferment des documents précieux pour une théorie complète de la méthode dans l’étude de la science de la nature. Un fait qui provoque de sérieuses réflexions, c’est que des logiciens judicieux et instruits, tels que W. Herschel[14] et Stuart Mill reconnaissent encore la théorie de l’induction de Bacon comme la base première quoique incomplète de leur propre théorie. Il est vrai que dans ces derniers temps on a eu grandement raison de se ressouvenir des logiciens précurseurs de Bacon, tels que Léonard de Vinci, Louis Vivès et surtout Galilée ; cependant il faut ici de même se garder de toute exagération et ne pas dire, par exemple, comme Ad. Franck[15] : « La méthode de Galilée, antérieure à celle de Bacon et de Descartes, leur est supérieure à toutes deux. » — On ne doit pas oublier non plus que la grande réputation de Bacon n’est pas née d’une erreur historique, commise après sa mort, mais qu’elle nous est venue, directement de ses contemporains par une tradition non interrompue. On peut inférer de là l’étendue et la profondeur de son influence ; et cette influence, malgré tous les points faibles de sa doctrine, a été, en fin de compte, favorable au progrès et au rôle des sciences de la nature dans la vie. Le style spirituel de Bacon, les éclairs de génie que l’on rencontre dans ses ouvrages peuvent avoir été rehaussés par le prestige de son rang et par ce fait qu’il eut le bonheur d’être le véritable interprète de son temps ; mais au point de vue historique son mérite n’en est pas diminué.

61. Voir le passage suivant, à la fin de la partie physiologique (p. 590 de l’édition de Zurich) : « Galien dit de l’âme de l’homme : Ces esprits sont ou l’âme ou un instrument immédiat de l’âme. Cela est certainement vrai ; et leur éclat surpasse celui du soleil et de toutes les étoiles. Ce qu’il y a de plus merveilleux, c’est qu’à ces mêmes esprits se mêle, chez les hommes pieux, l’esprit divin lui-même qui, par sa lumière divine, les rend encore plus brillants, pour que leur connaissance de Dieu soit plus éclatante, leur attachement plus solide et leurs élans vers Dieu plus ardents. Quand au contraire les diables occupent les cœurs, ils troublent par leur souffle les esprits dans le cœur et le cerveau, empêchent les jugements, produisent des fureurs manifestes et entraînent les cœurs et les autres membres aux actes les plus cruels. » Voir Corpus reformatorum, XIII p. 88 et suiv.

62. Voir dans Schaller, Gesch. d. Naturphilos., Leipzig, 1841, les extraits classés p. 77-80.

63. Dans les Mémoires pour Histoire des sciences et des beaux-arts, Trévoux et Paris, 1713, p. 922, on mentionne, sans citer le nom, un « malebranchiste », vivant à Paris, qui regardait comme très-vraisemblable que lui-même était le seul être créé.

64. Montaigne est tout à la fois un des plus dangereux adversaires de la scolastique et le fondateur du scepticisme français. Les Français éminents du XVIIe siècle, amis comme ennemis, subissaient presque tous son influence ; on la retrouve même chez Pascal et les solitaires de Port-Royal, bien qu’ils fussent contraires à sa conception du monde, riante et quelque peu frivole.

65. l’ouvrage de Hieronymus Rorarius, quoique antérieur aux Essais de Montaigne, resta cent ans sans être publié. Il est remarquable par un ton grave, acerbe, et il met à dessein en lumière précisément les qualités des animaux qui prouvent qu’ils possèdent les facultés supérieures de l’âme qu’on leur conteste habituellement. L’auteur oppose les vices des hommes aux vertus des bêtes. Il n’est donc pas étonnant que ce manuscrit, bien que provenant d’un ecclésiastique ami d’un pape et d’un empereur, ait dû attendre si longtemps sa publication.

66. Passiones animæ, art. V : « Erroneum esse credere animam dare motum et calarem corpori » ; et art. VI : « Quænam differentia sit inter corpus vivens et cadaver. » (« C’est se tromper que de croire que l’âme donne du mouvement et de la chaleur au corps ; » et art. VI : « Quelle différence y a-t-il entre le corps vivant et un cadavre ? »

67. Quant à l’opposition générale que rencontra la grande découverte de Harvey et à l’importance du suffrage que lui accorda Descartes, voir Buckle, Hist. of civilization in England (ch. VIII ; ll, p. 274, éd. Brockhaus).

68. Cela ressort assez d’un passage de son Discours sur la méthode[16] : « Et, bien que mes spéculations me plussent fort, j’ai cru que les autres en avaient aussi qui leur plaisaient peut-être davantage. Mais, sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles diffèrent des principes dont on s’est servi jusques à présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu’il est en nous le bien général de tous les hommes : car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie ; et qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connoissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. » Voir la note 17 de la partie suivante.

69. On a parlé en divers sens du caractère personnel de Descartes. On se demande notamment si son vif désir de passer pour avoir fait de grandes découvertes et sa jalousie contre d’autres éminents mathématiciens et physiciens ne l’ont pas quelquefois poussé au delà des bornes de la loyauté. Voir Whewell[17], à propos de l’accusation portée contre lui d’avoir utilisé et caché la découverte de la loi de la réfraction par Snell et les remarques acerbes, en sens contraire, de Buckle[18], qui, du reste, exagère sous plus d’un rapport l’importance de Descartes. — À cela se rapportent sa querelle avec le grand mathématicien Fermat ; ses jugements injustes et dédaigneux sur la théorie du mouvement de Galilée ; sa tentative de s’attribuer, en se fondant sur une affirmation remarquable, mais d’une clarté insuffisante, l’originalité de la grande découverte de Pascal touchant la raréfaction de l’air lorsqu’on gravit les montagnes, etc. — Ce sont là des problèmes pour la solution desquels nous n’avons pas toutes les données nécessaires ; d’un autre côté, si la crainte des prêtres (Pfaffen) l’a poussé à rétracter ses propres opinions, c’est là un fait d’un ordre différent. Mais quand Buckle, se joignant à Lerminier[19], compare Descartes à Luther, on est forcé de mettre en évidence le grand contraste qui existe entre le réformateur allemand poussant la franchise jusqu’à l’excès et Descartes éludant adroitement l’ennemi et n’osant se déclarer ouvertement dans la lutte entre la liberté de penser et la manie de la persécution. Descartes faisant violence à ses convictions, façonna sa doctrine au gré de l’orthodoxie catholique, et, à ce qu’il paraît, fit son possible pour l’accommoder au système d’Aristote. Ce fait indubitable est établi par les passages suivants de sa correspondance :

À Mersenne (juillet 1633), VI, 239, éd. Cousin : Descartes a été surpris d’apprendre la condamnation d’un livre de Galilée ; il présume que c’est à cause du mouvement de la terre, et il avoue que par là son propre ouvrage est frappé. « Et il est tellement lié avec toutes les parties de mon traité, que je ne l’en saurais détacher, sans rendre le reste tout défectueux. Mais comme je ne voudrais pour rien du monde qu’il sortît de moi un discours où il se trouvât le moindre mot qui fût désapprouvé de l’Église, aussi aimé-je mieux le supprimer que de le faire paraître estropié. » — Au même, 10 janvier 1632, VI, 242 et suiv. : « Vous savez sans doute que Galilée a été repris depuis peu par les inquisiteurs de la foi, et que son opinion touchant le mouvement de la terre a été condamnée comme hérétique ; or je vous dirai que toutes les choses que j’expliquois en mon traité, entre lesquelles etoit aussi cette opinion du mouvement de la terre, dépendaient tellement les unes des autres, que c’est assez de savoir qu’il y en ait une qui soit fausse pour connaître que toutes les raisons dont je me servois n’ont point de force ; et quoique je pensasse qu’elles fussent appuyées sur des démonstrations très-certaines et très-évidentes, je voudrais toutefois pour rien du monde les soutenir contre l’autorité de l’Église. Je sais bien qu’on pourroit dire que tout ce que les inquisiteurs de Rome ont décidé n’est pas incontinent article de foi pour cela, et qu’il faut premièrement que le concile y ait passé ; mais je ne suis point si amoureux de mes pensées que de me vouloir servir de telles exceptions, pour avoir moyen de les maintenir ; et le désir que j’ai de vivre au repos et de continuer la vie que j’ai commencée en prenant pour ma devise « Bene vixit qui bene latuit », fait que je suis plus aise d’être délivré de la crainte que j’avois d’acquérir plus de connaissances que je ne désire, par le moyen de mon écrit, que je ne suis fâché d’avoir perdu le temps et la peine que j’ai employée à le composer. » Vers lafin de la même lettre, on trouve par contre, page 216 : « Je ne perds pas tout à fait espérance qu’il n’en arrive ainsi que des antipodes, qui avoient été quasi en même sorte condamnés autrefois, et ainsi que mon Monde ne puisse voir le jour avec le temps, auquel cas j’aurois besoin moi-même de me servir de mes raisons. » Ce dernier revirement ne laisse rien à désirer sous le rapport de la clarté. Descartes ne se permit pas d’utiliser sa propre intelligence ; et, par suite, il se décida à émettre une nouvelle théorie qui lui rendit le service désiré de lui faire éviter un conflit flagrant avec l’Église.

  1. L’expression de l’auteur est plus dure : Schul-und Kirchenpfaffen : calotins d’école et d’église.
  2. Die philos. Weltanschauung der Reformationszeit.
  3. Humboldt, Cosmos, note 24 du passage précité, II, p. 498.
  4. Moralistes et Philosophes. Paris, 1872, p. 443.
  5. Cosmos, II, p. 349.
  6. Acad. quæst., IV, 39.
  7. De placitis philos., III, 13.
  8. Die philos. Weltansch. der Reformationszeit.
  9. Ueber Francis Bacon von Verulam und die Methode der Naturforschung, München, 1863, trad. en fr. sous le titre : Lord Bacon, par P. de Tchihatchef, Paris, 1866.
  10. Ueberweg, Grundriss, 3e édit., III, p. 39.
  11. Crit. and hist. Essays, III.
  12. Baco von Verulam, Leipzig, 1856, p. 5 et suiv.
  13. Induction und Deduction, München, 1865.
  14. Discours sur l’étude de la philosophie naturelle, etc., trad. en fr. par B***, Paris, 1834.
  15. Moralistes et Philosophes, Paris, 1872, p.154.
  16. I, p. 192 et suiv. de l’éd. de Victor Cousin, Paris, 1824.
  17. Hist. of the induct. sciences, Il, p. 379.
  18. Hist. of civil., II, p. 271 et suiv.
  19. Hist. of civil., II, p. 275.