Histoire du matérialisme/Tome I/Partie I/Chapitre 3

Traduction par B. Pommerol.
C. Reinwald (tome 1p. 45-84).


CHAPITRE III

La réaction contre le matérialisme et le sensualisme. Socrate, Platon, Aristote.


Rétrogradations indubitables et progrès douteux de l’école athénienne opposée au matérialisme. — Le passage de l’individualité à la généralité ; il est préparé par les sophistes. — Les causes du développement des systèmes opposés et la simultanéité de grands progrès à côté d’éléments réactionnaires. — État des esprits à Athènes. — Socrate réformateur religieux. — Ensemble et tendance de sa philosophie. — Platon ; tendance et développement de ses idées. — Sa conception de la généralité. — Les idées et le mythe au service de la spéculation. — Aristote n’est pas empirique, mais systématique. — Sa téléologie. — Sa théorie de la substance ; le mot et la chose. — Sa méthode. — Essai critique sur la philosophie aristotélique.


Si nous ne voyons qu’une réaction contre le matérialisme et le sensualisme dans les œuvres de la spéculation hellénique, qu’on regarde habituellement comme les plus sublimes et les plus parfaites, nous courons le danger de les déprécier et de les critiquer avec le ton d’aigreur dont on use d’ordinaire envers le matérialisme. En effet, pour peu que nous négligions les autres faces de cette grande crise philosophique, nous nous trouvons en présence d’une réaction au plus mauvais sens du mot : une école philosophique, qui a conscience de sa défaite et de la supériorité intellectuelle de ses adversaires semble se relever, prétendre encore à la victoire et vouloir substituer aux idées plus exactes, qui commençaient à se faire jour, des opinions reproduisant seulement sous une forme nouvelle, avec une magnificence et une énergie encore inconnues, mais aussi avec leur caractère primitif et pernicieux, les vieilles erreurs de la pensée anti-philosophique.

Le matérialisme déduisait les phénomènes naturels de lois invariables, absolues ; la réaction lui opposa une raison anthropomorphique, qui ne faisait qu’à regret sa part à la nécessité ; elle ébranlait ainsi la base de toute étude de la nature et lui substituait l’instrument élastique du caprice et de la fantaisie (38).

Le matérialisme concevait la finalité comme la plus brillante fleur de la nature, mais sans lui sacrifier l’unité de son principe d’explication. La réaction combattait avec fanatisme en faveur d’une téléologie qui, même sous ses formes les plus éclatantes, ne cache qu’un plat anthropomorphisme et dont l’élimination radicale est la condition indispensable de tout progrès scientifique (39).

Le matérialisme donnait la préférence aux recherches mathématiques et physiques, c’est-à-dire aux études qui permirent réellement à l’esprit humain de s’élever pour la première fois à des notions d’une valeur durable. La réaction commença par rejeter complétement l’étude de la nature au profit de l’éthique et quand, avec Aristote, elle reprit la direction qu’elle avait abandonnée, elle la faussa entièrement par l’introduction irréfléchie d’idées morales (40).

Si, sur ces points le mouvement réactionnaire est incontestable, il est très-douteux qu’il faille voir un progrès dans la grande école philosophique athénienne, qui représente le plus expressément l’opposition contre le matérialisme et le sensualisme. Nous devons à Socrate la théorie apparente des définitions, qui présupposent une concordance imaginaire entre le mot et la chose ; à Platon, la méthode trompeuse qui étaie une hypothèse sur une autre encore plus générale et trouve la plus grande certitude dans la plus grande abstraction ; à Aristote, les combinaisons subtiles de la possibilité et de la réalisation ainsi que la conception chimérique d’un système complet destiné à embrasser tout le vrai savoir. Les résultats obtenus par l’école athénienne exercent certainement encore à notre époque une grande influence, surtout en Allemagne ; cela admis, il est inutile d’insister longuement pour démontrer l’importance historique de cette école. Mais cette importance historique a-t-elle été un bien ou un mal ?

L’examen de ces systèmes en eux-mêmes et dans leur opposition purement théorique contre le matérialisme nous oblige à formuler un jugement défavorable et nous pourrions même aller plus loin. On dit ordinairement qu’avec Protagoras commença la dissolution de l’ancienne philosophie grecque ; et qu’il fut dès lors nécessaire d’asseoir cette dernière sur une base nouvelle ainsi que fit Socrate en ramenant la philosophie à la connaissance de soi-même. Nous verrons bientôt jusqu’à quel point l’histoire de la civilisation autorise cette opinion ; celle-ci ne peut d’ailleurs s’appuyer que sur l’étude de l’ensemble de la vie intellectuelle des Grecs. La philosophie, surtout la philosophie théorique, prise en elle-même, ne peut pourtant pas être supprimée : par l’invention d’un système exact, pour recommencer ensuite la série de ses précédentes erreurs. On pourrait sans doute arriver à cette idée, si l’on étudiait par exemple l’évolution philosophique de Kant à Fichte ; mais tous ces phénomènes doivent être expliqués par l’histoire totale de la civilisation, la philosophie n’étant jamais isolée dans la vie intellectuelle d’un peuple quelconque. À considérer la question sous le rapport purement théorique, le relativisme des sophistes était un progrès réel dans la théorie de la connaissance, et loin d’être la fin de la philosophie, c’en était plutôt le véritable commencement. Ce progrès est manifeste surtout dans l’éthique ; car ces mêmes sophistes, qui semblaient détruire les bases de toute morale, aimaient précisément à se poser comme professeurs de vertu et de science politique. Ils remplacèrent ce qui est bien en soi par ce qui est utile à l’État. C’était se rapprocher singulièrement de la règle fondamentale de l’éthique de Kant : « Agis de telle sorte que les principes de tes actions puissent devenir en même temps les bases d’une législation universelle. »

En bonne logique, on aurait dû passer alors du particulier au général et, à n’envisager que le point de vue abstrait, on pouvait obtenir ce progrès, sans sacrifier les résultats acquis par le relativisme et l’individualisme des sophistes. Au fond, ce progrès se trouve réalisé en morale, dès que la vertu, après la disparition des règles objectives, empruntées à une autorité extérieure, au lieu d’être simplement éliminée, est ramenée au principe de la conservation et de l’amélioration de la société humaine. Les sophistes entrèrent dans cette voie sans avoir conscience de la portée philosophique de cette innovation ; mais leur enseignement ne conduisait-il pas à la faire entrevoir ? On n’eût sans doute pas encore atteint le point culminant, mais on eût marché du moins sur un terrain solide et sûr.

Socrate déclara la vertu une science ; en théorie, ce principe est-il réellement supérieur au système des sophistes ? Quel est, en effet, le sens précis de l’idée objective du bien ? C’est ce que les dialogues de Platon nous apprennent aussi peu que les écrits des alchimistes nous font connaître la pierre philosophale. Si, par science de la vertu, on entend la connaissance des vrais mobiles de nos actes, cette science se concilie aisément avec l’intérêt général de la société. Si l’on objecte avec Socrate que l’homme, entraîné par ses passions, pèche uniquement par ce qu’il n’a pas assez conscience des suites amères d’un plaisir momentané, aucun sophiste ne niera que l’homme, assez bien organisé pour que cette conscience ne lui fasse jamais défaut, soit meilleur que le premier, mais pour l’homme ainsi disposé, le mieux moral, même au sens purement subjectif et individuel, équivaut au bien. Il ne choisira pas le mieux, parce qu’il a la science abstraite du bien, mais, parce qu’au moment du choix, il se trouvera dans un état psychologique différent de celui de l’homme qui ne sait pas maîtriser. En tout cas, des réflexions inspirées par des exemples semblables, on aurait pu déduire, même pour les individus, la nécessité d’une définition générale du bien, qui embrassât les différentes circonstances. Démocrite avait déjà entrevu la possibilité d’aboutir à une telle définition ! Un élève de Démocrite et de Protagroras, qui aurait su échapper par la tangente, si je puis m’exprimer ainsi, à la philosophie de ces deux hommes, au lieu de suivre Socrate dans son évolution, aurait pu parfaitement arriver à cet aphorisme : L’homme est la mesure des choses : l’individu, dans un moment donné, pour un phénomène donné ; l’homme en tant que moyenne, pour tout un ensemble de phénomènes.

Protagoras et Prodicus ébauchèrent aussi les sciences grammaticale et étymologique, et nous ne pouvons déterminer quelle part leur revient dans ce qu’on attribue aujourd’hui à Platon et à Aristote. Il nous suffit de savoir que les sophistes avaient déjà porté leur attention sur les mots et sur leur signification. Or, en règle générale, le mot est le signe d’un ensemble de sensations. Ne se trouvait-on pas ainsi sur la voie qui conduisait aux idées générales, telles que les comprenait le nominalisme du moyen âge ? Sans doute, dans une pareille théorie, l’idée générale ne serait pas devenue plus réelle ni plus certaine que l’idée particulière, mais au contraire plus éloignée de son objet et plus incertaine, et, en dépit de Platon, d’autant plus incertaine qu’elle eut été plus générale.

Les actions humaines, considérées dans le sens strictement individualiste, sont toutes également bonnes. Pourtant les sophistes les classaient en louables et blâmables, selon leur rapport avec l’intérêt général de l’État. N’auraient-ils pas pu aussi s’élever à l’idée de classer en normales et anormales, au point de vue de la pensée générale, les perceptions qui, en elles-mêmes, sont toutes également vraies ? Le fait que la sensation individuelle est seule vraie, c’est-à-dire certaine, dans la stricte acception du mot, n’en serait pas resté moins immuable ; mais, sans nier cela, on aurait dressé une échelle graduée des perceptions, suivant leur valeur dans les relations mutuelles des hommes.

Si enfin l’on eût voulu appliquer aux idées générales précitées, prises dans le sens nominaliste, une pareille échelle indiquant les valeurs relatives, on aurait atteint, par une nécessité presque invincible, à l’idée de la vraisemblance, tant les sophistes grecs paraissent s’être rapprochés de ce qu’on peut considérer comme le fruit le plus mûr de la pensée moderne ! La voie du développement semblait ouverte. Pourquoi fallut-il voir triompher la grande révolution qui, pour des milliers d’années, égara le monde dans le dédale de l’idéalisme platonicien ?

Nous avons déjà fait entrevoir la réponse à cette question. Il n’existe pas de philosophie se développant d’elle-même, que ce développement résulte d’oppositions ou qu’il suive une ligne droite ; il n’y a que des hommes qui s’occupent de philosophie et qui, avec toutes leurs doctrines, n’en sont pas moins les fils de leur époque. L’apparence séduisante d’un développement par oppositions, tel que l’admet Hégel, repose précisément sur ce fait, que les pensées qui dominent dans un siècle ou que les idées philosophiques d’un siècle n’expriment qu’une partie de la pensée totale des peuples. Parallèlement au courant des idées philosophiques, se meuvent des courants tout à fait distincts, parfois d’autant plus puissants qu’ils paraissent moins à la surface, qui tout d’un coup deviennent les plus forts et refoulent le premier.

Les idées, qui devancent de beaucoup leur époque, risquent de disparaître bientôt ; elles ont besoin de se fortifier en luttant péniblement d’abord contre une réaction, pour reprendre ensuite avec plus d’énergie leur marche en avant ; mais comment cela se passe-t-il en réalité ? Plus les hommes à idées neuves, à systèmes nouveaux, se hâtent de s’emparer de la direction de l’opinion publique, plus les idées traditionnelles, qui dominaient dans les têtes de leurs contemporains, leur opposent une résistance énergique. Ébloui et abasourdi, pour ainsi dire, pendant quelque temps, le préjugé se redresse bientôt avec un essor énergique pour repousser et vaincre le principe nouveau qui le gêne, soit en le persécutant et en l’opprimant, soit en lui opposant d’autres conceptions. Si ces nouvelles conceptions intellectuelles ne se distinguent que par leur vide et leur nullité, si elles ne sont inspirées que par la haine du progrès, elles ne peuvent atteindre leur but qu’en imitant le jésuitisme aux prises avec la réforme, en recourant à la ruse, à la violence et à la vulgaire manie des persécutions. Mais si, tout en poursuivant un dessein réactionnaire, elles possèdent un germe de vitalité, une force capable, à un autre point de vue, de réaliser des progrès ultérieurs, elles peuvent souvent nous offrir des phénomènes plus brillants et plus attachants que ne le ferait un système, devenu arrogant par la possession de vérités nouvelles et, ce qui n’arrive que trop souvent, paralyse à la suite d’un succès éclatant et devenu incapable de développer fructueusement les résultats obtenus.

Telle était la situation des esprits dans Athènes lorsque Socrate s’éleva pour combattre les sophistes. Nous avons montré plus haut, comment, au point de vue abstrait, les idées des sophistes auraient pu se développer ; mais il nous serait difficile d’indiquer les causes qui auraient peut-être conduit à ce résultat, sans l’intervention de la réaction socratique. Les grands sophistes étaient ravis de leurs succès pratiques. Leur relativisme illimité, la vague admission d’une morale civile sans principe à sa base, la souplesse d’un individualisme qui s’arroge partout le droit de nier ou de tolérer suivant les convenances du moment, constituaient une excellente méthode pour former ces « hommes d’État pratiques », frappés au coin connu, qui dans tous les pays, depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, ont eu en vue surtout le succès extérieur. Il ne faut donc pas s’étonner de voir les sophistes passer de plus en plus de la philosophie à la politique, de la dialectique à la rhétorique ! Bien plus, chez Gorgias, la philosophie est déjà sciemment ravalée au simple rôle d’école préparatoire à la vie pratique.

Dans de pareilles conditions, il est tout naturel que la deuxième génération des sophistes n’ait pas montré la moindre tendance à développer la philosophie dans la voie des résultats acquis par Protagoras et n’ait pas su s’élever au principe du nominalisme et de l’empirisme modernes, en laissant de côté les généralités mythiques et transcendantes, que Platon fit prévaloir. Les jeunes sophistes ne se signalèrent au contraire qu’en exagérant effrontément le principe de l’arbitraire, en dépassant leurs maîtres par l’invention d’une théorie commode pour ceux qui exerçaient le pouvoir dans les États de la Grèce. La philosophie de Protagoras éprouva donc un mouvement rétrograde, les esprits sérieux et profonds ne se sentant plus attirés de ce côté-là.

Toutes ces variations de la pensée philosophique n’atteignaient sans doute pas, dans une égale mesure, le matérialisme grave et sévère de Démocrite ; nous avons vu que, si ce philosophe ne fonda pas d’école, il faut l’attribuer moins à ses tendances et à ses inclinations naturelles qu’au caractère de son époque. Et d’abord, le matérialisme, avec sa croyance aux atomes existant de toute éternité, était déjà dépassé par le sensualisme, qui n’admettait aucune chose en soi derrière le phénomène. Or, il aurait fallu faire un grand progrès, un progrès laissant bien loin derrière lui les résultats précités de la philosophie sensualiste, pour introduire de nouveau l’atome, comme idée nécessaire, dans un système encore inconnu, et conserver ainsi aux recherches physiques la base sur laquelle elles doivent reposer. Au reste, cette époque vit disparaître le goût pour les recherches objectives en général. Aussi pourrait-on presque regarder Aristote comme le véritable successeur de Démocrite ; il est vrai que ce successeur utilise les résultats obtenus, tout en dénaturant les principes d’où ils découlent. Mais, pendant la brillante époque de la jeune philosophie athénienne, les questions de morale et de logique prirent une prépondérance telle que toutes les autres furent oubliées.

D’où vint cette prépondérance des questions de morale et de logique ? En répondant à cette demande, nous verrons quel était le principe qui fît naître la nouvelle tendance philosophique, et lui communiqua une énergie qui l’éleva bien au-dessus d’une simple réaction contre le matérialisme et le sensualisme. Mais ici on ne peut séparer le sujet d’avec l’objet, la philosophie d’avec l’histoire de la civilisation, si l’on veut savoir pourquoi certaines nouveautés philosophiques ont obtenu une importance aussi décisive. Ce fut Socrate qui donna le jour à la nouvelle tendance ; Platon la marqua du sceau de l’idéalisme ; et Aristote, en la combinant avec des éléments empiriques, créa ce système encyclopédique qui devait enchaîner la pensée de tant de siècles. La réaction contre le matérialisme atteignit dans Platon son point culminant ; le système d’Aristote ensuite combattit les idées matérialistes avec la plus grande opiniâtreté ; mais l’attaque fut commencée par un des hommes les plus remarquables dont l’histoire fasse mention, par un homme d’une originalité et d’une grandeur de caractère étonnantes : l’Athénien Socrate.

Tous les portraits de Socrate nous le représentent comme un homme d’une grande énergie physique et intellectuelle, une nature rude, tenace, sévère envers elle-même, exempte de besoins, courageuse dans la lutte, supportant très bien les fatigues et même, quand il le fallait, les excès dans les banquets d’amis, en dépit de sa tempérance habituelle. Son empire sur lui-même n’était pas le calme naturel d’une âme dans laquelle il n’y a rien à maitriser, mais la supériorité d’une grande intelligence sur un tempérament d’une sensualité fougueuse (41). Socrate concentra toutes ses facultés, tous ses efforts, toute l’ardeur secrète de sa pensée à l’étude d’un petit nombre de points importants. La sincérité qui l’animait, le zèle qui le dévorait, donnaient à sa parole une merveilleuse influence. Seul, entre tous les hommes, il pouvait faire rougir Alcibiade ; le pathétique de ses discours, sans ornements, arrachait des larmes aux auditeurs impressionnables (42). Socrate était un apôtre, brûlant du désir de communiquer à ses concitoyens et, particulièrement à la jeunesse, le feu qui l’embrasait. Son œuvre lui paraissait sainte et, derrière la malicieuse ironie de sa dialectique, se dissimulait la conviction énergique qui ne connaît et n’apprécie que les idées dont elle est préoccupée.

Athènes était une ville pieuse, et Socrate un homme du peuple. Quelque éclairé qu’il fut, sa conception du monde n’en restait pas moins éminemment religieuse. Sa théorie téléologique de la nature, à laquelle il tenait avec ardeur, pour ne pas dire avec fanatisme, n’était pour lui qu’une démonstration de l’existence et de l’action des dieux ; au reste, le besoin de voir les dieux travailler et gouverner à la façon humaine peut être regardé comme la source principale de toute téléologie (43).

Nous ne devons pas trop nous étonner si un pareil homme fut condamné à mort pour athéisme. Dans tous les temps, ce sont les réformateurs croyants qui ont été crucifiés ou brûlés, non les libres-penseurs hommes du monde ; et certes Socrate était un réformateur en religion comme en philosophie. En somme, l’esprit de l’époque réclamait surtout l’épuration des idées religieuses ; non seulement les philosophes, mais encore les principales castes sacerdotales de la Grèce, s’efforçaient, tout en conservant les mythes pour la crédule multitude, de se représenter les dieux avec une essence plus spirituelle, de coordonner et de fondre la diversité des cultes locaux dans l’unité d’un même principe théologique ; on voulait surtout faire reconnaître une prépondérance universelle à des divinités nationales, telles que le Jupiter Olympien et surtout l’Apollon de Delphes (44). Ces tendances s’accommodaient jusqu’à un certain point des conceptions religieuses de Socrate ; et l’on peut se demander si l’étrange réponse de l’oracle de Delphes, proclamant Socrate le plus sages des Hellènes, n’était pas une approbation secrète de son rationalisme croyant. L’habitude de ce philosophe de discuter publiquement les questions les plus épineuses, dans le but avoué d’agir sur ses concitoyens, permettait très-facilement de le dénoncer au peuple comme un ennemi de la religion. La gravité religieuse de ce grand homme caractérise toute sa conduite, pendant sa vie comme aux approches de sa mort, au point de donner à sa personnalité une importance presque supérieure à celle de sa doctrine, et de transformer ses élèves en disciples, désireux de propager au loin le feu de son enthousiasme sublime. En bravant, comme prytane, les passions du peuple soulevé, en refusant d’obéir au trente tyrans (45) pour rester fidèle au sentiment du devoir, en dédaignant, par respect pour la loi, de fuir après sa condamnation pour attendre tranquillement la mort, Socrate prouva d’une façon éclatante que sa vie et sa doctrine étaient indissolublement unies.

On a cru, dans ces derniers temps, devoir expliquer l’importance philosophique de Socrate en disant qu’il ne s’était pas borné au rôle de moraliste, mais que, par la nouveauté de certaines de ses théories, il avait contribué efficacement au développement de la philosophie. À cela il n’y a rien à objecter : nous désirons seulement montrer que toutes ces nouveautés, avec leurs qualités et leurs défauts, ont leurs racines dans les idées théologiques et morales qui guidèrent Socrate dans toute sa conduite.

On se demandera peut-être comment Socrate, qui renonçait à méditer sur l’essence des choses, en arriva à faire de l’homme, considéré comme être moral, l’objet principal de sa philosophie. À cette question, lui-même et ses disciples répondront que, dans sa jeunesse, lui aussi s’était occupé de physique, mais que, sur ce terrain, tout lui avait paru si douteux qu’il avait rejeté comme inutile ce genre de recherches. Conformément à la réponse de l’oracle de Delphes, il regardait comme un point bien plus important, de se connaître soi-même ; or, d’après lui, la connaissance de soi-même conduisait à devenir aussi vertueux que possible.

Laissons de côté la question de savoir si Socrate étudia réellement et avec ardeur les sciences physiques, comme le font entendre les scènes satiriques d’Aristophane. Dans la période de sa vie, que nous connaissons par Platon et Xénophon, il n’est plus question de ce genre d’études. Platon nous apprend que Socrate avait lu beaucoup d’écrits de philosophes antérieurs, sans en être satisfait. Ainsi, un jour qu’il étudiait les œuvres d’Anaxagore, il trouva que ce philosophe attribuait la création du monde à la « raison » ; et conçut une joie extrême à la pensée qu’Anaxagore allait lui expliquer comment toutes les dispositions harmonieuses de la création émanent de cette raison, et lui prouver par exemple que, si la terre avait la forme d’un disque, il en était ainsi pour le mieux ; que, si elle était au centre de l’univers, il en devait être ainsi pour un excellent motif, etc. Mais il fut étrangement désenchanté de voir Anaxagore se borner à parler des causes naturelles. C’était comme si quelqu’un, voulant exposer les raisons de l’emprisonnement de Socrate, se fût contenté d’expliquer, d’après les règles de l’anatomie et de la physiologie, la position du prisonnier sur le lit, où il était assis, au lieu de parler de l’arrêt qui l’avait envoyé en prison et de la pensée qui le décidait à y rester pour attendre l’accomplissement de sa destinée, en dédaignant de fuir (46).

Par cet exemple, on voit, que Socrate avait une idée préconçue, en abordant la lecture des écrits relatifs aux recherches physiques. Il était convaincu que la raison, créatrice du monde, procède comme la raison humaine ; et, tout en lui reconnaissant sur nous une supériorité infinie, il croyait que nous pouvons nous associer partout à la réalisation de ses pensées. Il part de l’homme pour expliquer le monde, non des lois de la nature pour expliquer l’homme. Il présuppose, par conséquent, dans les phénomènes de la nature, la même opposition entre les pensées et les actes, entre le plan et l’exécution matérielle, que nous rencontrons dans notre propre conscience. Partout nous apercevons une activité semblable à celle de l’homme. Il faut d’abord qu’il existe un plan, un but ; puis apparaissent la matière et la force qui doit la mettre en mouvement. On voit ici combien, en réalité, Aristote était encore socratique avec son opposition de la forme et de la matière, avec sa prédominance des causes finales. Sans jamais disserter sur la physique, Socrate a pourtant, au fond, tracé à cette science la voie dans laquelle elle devait marcher plus tard avec une si persévérante ténacité ! Mais le véritable principe de sa conception de l’univers est la théologie. Il faut que l’architecte des mondes soit une personne que l’homme puisse concevoir et se figurer, dût-il ne pas en comprendre tous les actes. Même cette expression en apparence impersonnelle : « la raison » a tout fait, reçoit immédiatement son cachet religieux de l’anthropomorphisme absolu sous lequel est envisagé le travail de cette raison. Aussi trouvons-nous même chez le Socrate de Platon — et ce détail doit être authentique, — les mots raison et Dieu pris souvent comme tout à fait synonymes.

Ne nous étonnons pas si, dans ces questions, Socrate se fondait sur des idées essentiellement monothéistes ; c’était l’esprit de son époque. Il est vrai que ce monothéisme ne se pose nulle part comme dogmatique ; au contraire, la pluralité des dieux est formellement maintenue ; mais la prépondérance du dieu, regardé comme le créateur et le conservateur du monde, fait descendre les autres divinités à un rang tellement inférieur que, dans mainte théorie, on peut n’en tenir aucun compte.

Ainsi nous pouvons peut-être aller jusqu’à admettre que, dans l’incertitude des recherches physiques, Socrate ne déplorait que l’impossibilité trop manifeste d’expliquer l’entière construction des mondes par les principes de la finalité rationnelle qu’il avait inutilement cherché dans les écrits d’Anaxagore. En effet, partout où Socrate parle des causes efficientes, elles sont pour lui de prime abord quelque chose de très-indifférent, de très-insignifiant. Cela se comprend, si l’on voit en elles, non les lois générales de la nature, mais les simples instruments d’une raison pensant et agissant comme une personne. Plus cette raison apparaît élevée et puissante, plus son instrument semble indifférent et insignifiant ; aussi Socrate n’a-t-il pas assez de mépris pour l’étude des causes extérieures.

On voit ici que même la doctrine de l’identité de la pensée et de l’être a au fond une racine théologique ; car elle présuppose que la raison d’une âme du monde ou d’un Dieu, raison qui ne diffère, en effet, de celle de l’homme que par des nuances, a tout pensé et tout coordonné comme nous pouvons et devons même le penser à notre tour, si nous faisons un emploi rigoureux de notre raison.

On peut comparer le système religieux de Socrate au rationalisme moderne. Ce philosophe prétend, il est vrai conserver les formes traditionnelles du culte des dieux, mais il leur prête toujours un sens plus profond. Ainsi il veut qu’on demande aux dieux non tel bien en particulier, mais seulement le bien en général, les dieux sachant, mieux que nous, ce qui nous est avantageux. Cette doctrine paraît aussi inoffensive que raisonnable, si l’on oublie combien, dans les croyances helléniques, la prière spéciale pour obtenir des biens déterminés concordait avec les attributions particulières de chaque divinité. Ainsi, pour Socrate, les dieux de la croyance populaire n’étaient que les précurseurs d’une foi plus pure. Il maintenait, entre les savants et la multitude, l’unicité du culte, mais en donnant aux traditions un sens que nous pouvons bien appeler rationaliste. Socrate était conséquent avec lui-même, en recommandant les oracles ; en effet, pourquoi la divinité, qui a songé à notre bien-être jusque dans les plus minutieux détails, ne se mettrait-elle pas aussi en rapport avec l’homme pour lui faire parvenir des conseils ? Nous avons vu de nos jours, en Angleterre et surtout en Allemagne, se produire une doctrine, qui, dans le but de rétablir l’influence de la religion, a cru devoir répandre des idées plus pures en matière de foi ; et dont la tendance, au fond, était très-positive malgré le rationalisme qu’elle affectait. Ce sont précisément les partisans de ce système qui ont déployé le plus de zèle contre le matérialisme, pour conserver les richesses idéales de la croyance qui reconnait Dieu, la liberté et l’immortalité. De même Socrate, domine par le rationalisme dissolvant de son temps et par son amour pour le trésor idéal de la croyance religieuse, veut avant tout sauver cette dernière. L’esprit conservateur, qui l’anima toujours, ne l’empêcha pourtant pas, sur le terrain politique, d’adopter des innovations très-radicales, pour protéger, avec une efficacité durable, l’élément le plus intime et le plus noble de l’organisation sociale, le sentiment vivant de l’intérêt général contre le débordement croissant de l’individualisme.

Lewes qui, sous bien des rapports, nous donne de Socrate un portrait fidèle, se fonde sur la maxime que la vertu est une science pour prouver que la philosophie et non la morale était le but principal et constant du philosophe athénien. Cette distinction conduit à des malentendus. Assurément Socrate n’était pas un simple « moraliste », si l’on entend par ce mot un homme qui néglige d’approfondir ses idées et se borne à perfectionner son propre caractère et celui des autres. Mais, en réalité, sa philosophie était essentiellement une philosophie morale, et, il est vrai, une philosophie morale fondée sur la religion. Tel fut le ressort de toute sa conduite, et l’originalité de son point de vue religieux implique immédiatement l’hypothèse que la morale se comprend et s’enseigne avec facilité. Socrate alla plus loin ; non-seulement il déclara qu’on pouvait comprendre la morale, mais il identifia même la vertu pratique avec la connaissance théorique de la morale ; c’était-là son opinion personnelle, et, ici encore, on démontrerait qu’il subit des influences religieuses.

Le dieu de Delphes, qui personnifiait avant tout l’idéal moral, criait à l’homme par l’inscription de son temple : « Connais-toi toi-même ». Cette maxime devint, à deux points de vue, le guide de Socrate dans sa carrière philosophique : d’abord elle l’amena à substituer la science psychologique à la physique qui lui paraissait stérile ; puis à travailler au perfectionnement moral de l’homme à l’aide de la science.

Le relativisme des sophistes devait naturellement répugner aux tendances intellectuelles de Socrate. Un esprit religieux veut avoir des points fixes, surtout en ce qui concerne Dieu, l’âme et les règles de la vie. Pour Socrate, la nécessité de l’existence d’une science morale est donc un axiome. Le relativisme, qui anéantit cette science par ses subtilités, invoque le droit de la sensation individuelle ; pour combattre ce prétendu droit, il faut avant tout établir ce qui est universel et ce qui doit être universellement admis.

Nous avons montré plus haut comment le relativisme lui-même menait aux idées générales, sans qu’on eût besoin pour cela d’en abandonner les principes ; mais alors les idées générales auraient commencé par être prises dans un sens strictement nominaliste. La science aurait pu, dans cette voie, s’étendre à l’infini sans jamais s’élever au-dessus de l’empirisme et de la vraisemblance. Le Socrate de Platon est intéressant à étudier, quand il combat le relativisme de Protagoras ; il débute souvent comme aurait du débuter un vrai disciple des sophistes, s’il avait voulu aborder le problème des idées générales. Mais jamais la discussion n’en reste là ; elle dépasse toujours le but immédiat, pour s’élever aux généralisations transcendantes que Platon a introduites dans la science. Incontestablement la base de cette théorie a été posée par Socrate : quand, par exemple, dans le Cratyle de Platon, Socrate démontre que les mots ont été adaptés aux choses, non par une simple convention, mais parce qu’ils correspondent à la nature intime des choses, on découvre déjà dans cette nature des choses le germe de « l’essence », que Platon éleva plus tard tellement au-dessus de l’individualité que celle-ci fut réduite à une simple apparence.

Aristote attribue à Socrate deux innovations principales dans la méthode : l’emploi des définitions et l’induction. Ces deux instruments de la dialectique ont trait aux idées générales ; et l’art de discuter, dans lequel excellait Socrate, consistait surtout à faire passer, avec adresse et précision, d’un cas isolé à la généralité pour revenir conclure de la généralité aux faits particuliers. Aussi voit-on se multiplier dans les dialogues de Platon les tours de force, les ruses logiques et les sophismes de tout genre, qui assurent sans cesse la victoire à Socrate. Ce dernier joue souvent avec ses adversaires, comme le chat avec la souris ; il les pousse à lui faire des concessions dont ils ne prévoient pas la portée et leur démontre lui-même, bientôt après, le vice de leur raisonnement. Mais à peine la faute est-elle réparée, que l’antagoniste tombe dans un piège aussi peu sérieux que le premier.

Cette marche de la discussion est tout à fait socratique, bien que la plupart des raisonnements appartiennent à Platon. Il faut avouer aussi que cette manière sophistique de combattre les sophistes se fait bien mieux supporter dans la conversation, dans la lutte instantanée des paroles, où homme contre homme chacun éprouve sa force intellectuelle, que dans une froide dissertation écrite où l’on doit, du moins d’après nos idées, juger, avec des règles beaucoup plus sévères, de la force des arguments.

Il n’est guère probable que Socrate ait eu pleine conscience de ce qu’il faisait, quand il trompait ses adversaires et escamotait leurs objections, au lieu de les réfuter. Convaincu de la solidité de ses thèses fondamentales, il s’aveugle sur les défauts de sa propre dialectique, tout en s’apercevant, avec la rapidité de l’éclair, des moindres fautes de son antagoniste et en les utilisant avec la vigueur d’un lutteur consommé. Sans pouvoir accuser Socrate de déloyauté dans la discussion, il faut néanmoins reconnaître qu’il a le tort d’identifier la défaite de l’adversaire avec la réfutation de son opinion ; c’est aussi le défaut de ses prédécesseurs et de toute la dialectique grecque dès son origine. La dialectique nous offre l’image d’un combat intellectuel ou, comme disait Aristote, d’un différend porté devant un tribunal ; la pensée semble se fixer sur les personnages et le charme de la joute oratoire remplace le calme et l’impartialité de l’analyse.

Du reste, « l’ironie », avec laquelle Socrate joue l’ignorance et demande des éclaircissements à son adversaire, n’est souvent que l’enveloppe transparente d’un dogmatisme toujours décidé, dès que l’antagoniste est embarrassé, à proposer avec une naïveté apparente et, comme sous forme d’essai, une opinion toute prête et à la faire adopter insensiblement. Mais ce dogmatisme n’a qu’un très-petit nombre d’aphorismes simples et qui reviennent toujours : la science est une vertu ; le juste seul est véritablement heureux ; se connaître soi-même est le plus haut problème que l’homme ait à résoudre ; s’améliorer soi-même est plus important que toutes les préoccupations relatives aux choses extérieures, etc.

En quoi consiste la connaissance de soi-même ? Quelle est la théorie de la vertu ? Voilà deux problèmes dont Socrate ne cesse de chercher la solution. Il la poursuit avec l’ardeur d’un esprit croyant, mais il n’ose admettre de conclusions positives. Sa manière de définir le conduit bien plus souvent à demander simplement une définition, à déterminer l’idée de ce qu’on devrait savoir et le point capital de la question, qu’à formuler réellement la définition. Socrate se trouve-t-il poussé dans ses retranchements ? Il oppose alors un semblant de réponse ou son célèbre : je ne sais. Il a l’air de se contenter de la négation de la négation et croit se montrer digne de l’oracle qui l’a déclaré le plus sage des Hellènes en avouant qu’il a conscience de son ignorance, tandis que les autres ne savent pas même qu’ils ne savent rien. Toutefois ce résultat, en apparence purement négatif, est à une distance infinie du scepticisme ; car, tandis que le scepticisme nie même la possibilité d’arriver à une science certaine, la pensée que cette science doit exister dirige toutes les recherches de Socrate. Mais il se contente de faire place à la véritable science en détruisant la fausse science, en établissant et en utilisant une méthode qui nous rend aptes à discerner le vrai savoir du savoir apparent. Substituer la critique au scepticisme est donc le but de cette méthode, mais à sa foi dans la science, dans l’objet de cette science : l’essence universelle des choses, ce pôle fixe au milieu de la mobilité des phénomènes. Sans doute, la loi de Socrate dépassa le but ; cependant, en marchant dans cette voie, on fit le pas indispensable, devenu impossible au relativisme et au matérialisme dégénérés. On compara les individualités aux généralités, on opposa les idées aux simples perceptions. Si l’ivraie de l’idéalisme platonicien poussa en même temps que le froment, du moins le champ avait été mis en culture. Labouré par une main vigoureuse, le terrain de la philosophie produisit de nouveau une récolte cent fois plus abondante que la semence, et cela au moment où il menaçait de rester inculte.

Parmi tous les disciples de Socrate, Platon surtout fut embrasé de l’ardeur religieuse communiquée par le maître ; ce fut aussi Platon qui développa le mieux dans toute leur pureté, mais aussi de la façon la plus étroite, les idées de Socrate. Et d’abord les erreurs, contenues dans la conception socratique de l’univers, reçoivent chez Platon des développements considérables, dont l’influence se fit sentir pendant des milliers d’années. Or ces erreurs platoniciennes, en opposition tranchée avec toutes les conceptions du monde qui résultent de l’expérience, sont pour nous d’une importance spéciale. Elles ont joué dans l’histoire de la civilisation un rôle semblable à celui des erreurs du matérialisme ; si elles ne se rattachent pas par des liens aussi immédiats que ceux du matérialisme à la nature de nos facultés logiques, elles n’en reposent que d’autant plus sûrement sur la large base de notre organisation psychologique tout entière. Ces deux conceptions du monde sont des transitions nécessaires de la pensée humaine ; et bien que, dans toutes les questions de détail, le matérialisme ait toujours raison contre le platonisme, la vue d’ensemble, que ce dernier nous présente de l’univers, se rapproche davantage peut-être de la vérité inconnue que nous poursuivons. En tout cas, le platonisme a des relations plus intimes avec la vie de l’âme, avec l’art et avec le problème moral que l’humanité doit résoudre. Mais quelque nobles que puissent être ces relations, quelque bienfaisante qu’ait été, à plus d’une époque, l’influence du platonisme sur l’ensemble du développement de l’humanité, nous n’en sommes pas moins tenus, malgré ces côtés brillants, à dénoncer, dans toute leur étendue, les erreurs de ce système.

Et d’abord un mot sur les tendances générales de l’esprit de Platon. Nous l’avons nommé le plus pur des socratiques, et nous avons vu en Socrate un rationaliste. Notre jugement s’accorde peu avec l’opinion communément répandue qui fait de Platon un mystique, un poète rêveur, opinion d’ailleurs complètement erronée. Lewes, qui combat ce préjugé avec une remarquable perspicacité, caractérise ainsi Platon : « Dans sa jeunesse, il s’adonna à la poésie ; dans son âge mûr, il écrivit contre elle en termes très-vifs. Dans ses dialogues, il ne paraît nullement rêveur, nullement idéaliste, dans l’acception ordinaire du mot. C’est un dialecticien incarné, un penseur sérieux et abstrait, un grand sophiste. Sa métaphysique est tellement abstraite et subtile que, seuls, les savants les plus hardis ne s’en effrayent pas. Ses idées sur la morale et la politique sont loin d’avoir une teinte romanesque ; elles sont plutôt la limite extrême de la rigueur logique, inflexibles, dédaigneuses de toute concession et dépassant la mesure humaine. Il avait appris à regarder la passion comme une maladie, le plaisir comme quelque chose de mauvais. La vérité était pour lui le seul but vers lequel on dût tendre ; la dialectique, le plus noble exercice de l’humanité (47). »

On ne saurait nier cependant que le platonisme apparaisse souvent dans l’histoire mêlé aux rêveries philosophiques et que, malgré leurs grandes divergences, les systèmes néoplatoniciens puissent s’étayer également sur cette doctrine. Bien plus, parmi les successeurs immédiats du grand maître, ceux qui méritent l’épithète de mystiques, purent facilement associer les éléments pythagoriciens aux enseignements platoniciens et y trouver des points d’appui convenables. Par contre, il est vrai, nous avons dans la « moyenne Académie » cette école de réserve spéculative, une autre héritière du même Platon, et sa théorie probabiliste peut avec certitude revendiquer une origine platonicienne.

En réalité, Platon exagéra le rationalisme socratique et, en s’efforçant de placer le domaine de la raison bien au-dessus des sens, il alla si loin qu’il rendit inévitable un retour vers les formes mythiques. Platon s’envole dans une sphère inaccessible au langage et à la pensée de l’homme. Il s’y voit réduit aux expressions figurées ; mais son système est une preuve irrésistible que le langage figuré, appliqué a ce qui est essentiellement suprasensible, est une pure chimère, et que la tentative faite pour s’élever, à l’aide des métaphores jusqu’aux hauteurs inabordables de l’abstraction, n’est jamais impunie : car l’image maîtrise la pensée et entraîne à des conséquences où toute rigueur logique s’évanouit, au milieu du charme d’une association d’idées sensibles (48).

Avant de s’attacher à Socrate, Platon avait étudié la philosophie d’Héraclite ; il y avait appris qu’il n’existe pas d’être constamment en repos, mais qu’au contraire, toutes choses sont entraînées par un courant perpétuel. Croyant ensuite trouver dans les définitions de Socrate et dans l’essence générale des choses exprimées par ces définitions une certaine stabilité, il combina les doctrines des deux philosophes et il n’attribua le repos, la stabilité inséparables de l’être véritable, qu’aux seules généralités. Quant aux choses individuelles, elles ne sont pas, à proprement parler, elles deviennent seulement. Les phénomènes s’écoulent, sans avoir d’essence ; l’être véritable est éternel.

D’après la science actuelle, on ne peut définir que les idées abstraites, que l’on a créées soi-même, comme celles du mathématicien qui cherche à se rapprocher à l’infini de la nature quantitative des choses sans pouvoir jamais en épuiser les derniers éléments avec ses formules. Toute tentative pour définir les choses réelles est infructueuse ; on peut fixer arbitrairement l’emploi grammatical d’un mot ; mais, quand ce mot doit désigner une classe d’objets, d’après leurs caractères communs, on reconnaît toujours, tôt ou tard, que les objets doivent se classer différemment, et qu’ils ont d’autres caractères déterminants que l’on n’avait pas remarqués d’abord. L’ancienne définition devient inutile et il faut la remplacer par une nouvelle qui, de son côté, ne peut pas plus que la première prétendre à une éternelle durée. Aucune définition d’une étoile fixe ne peut l’empêcher de se mouvoir ; aucune définition ne peut tracer pour toujours une ligne de démarcation entre les météores et les autres corps célestes. Toutes les fois que de nouvelles recherches font faire un grand progrès à la science, les anciennes définitions doivent disparaître ; les objets concrets ne se règlent pas d’après nos idées générales ; ce sont, au contraire, ces dernières qui doivent se régler d’après les objets individuels que saisit notre perception.

Platon développa les éléments de logique qu’il avait reçus de Socrate. Chez lui nous trouvons, pour la première fois, une notion claire des genres et des espèces, de la classification, de la hiérarchie des idées. Il emploie avec prédilection cette nouvelle méthode pour introduire, au moyen de divisions, la clarté et l’ordre dans le sujet à traiter. C’était certes un progrès important ; mais cette grande vérité favorisa bientôt une erreur non moins grande. On vit s’établir cette hiérarchie des idées dont les plus vides sont toujours placées au sommet de la classification. L’abstraction devint l’échelle céleste, au moyen de laquelle le philosophe s’éleva jusqu’à la certitude. Plus il était loin des faits, plus il s’estimait près de la vérité.

Platon, en opposant comme stables les idées générales au monde fugitif des phénomènes, se vit plus tard entraîné à la faute grave d’attribuer une existence distincte au général qu’il avait séparé du particulier. Le beau n’existe pas seulement dans les belles choses, le bien n’existe pas seulement dans les hommes de bien ; mais le beau, le bien, pris abstractivement, sont des êtres existants par eux-mêmes. Nous serions conduits trop loin, si nous voulions ici traiter en détail de l’idéologie platonicienne : il nous suffira d’en indiquer les bases et de voir comment sur ces bases se développe cette tendance intellectuelle qui croit s’élever bien au-dessus du vulgaire empirisme et qui, cependant, est forcée de reculer sur tous les points devant l’empirisme, quand il s’agit de faire progresser véritablement les sciences.

Il est évident que nous avons besoin de généraliser et d’abstraire pour arriver à la science. Même le fait isolé, pour pouvoir être étudié scientifiquement, a besoin d’être mis au-dessus de l’individualisme de Protagoras par l’adoption et la démonstration d’une perception normale, c’est-à-dire qu’il faut admettre la généralité en face de l’individualité, la moyenne des phénomènes en face de leur variabilité. Dès lors, la science commence à se placer au-dessus de la simple opinion, avant de s’occuper d’une classe spéciale d’objets homogènes. Mais nous ne connaissons pas encore des classes entières que déjà nous avons besoin de termes généraux, pour fixer notre science et pour pouvoir la communiquer, par le simple motif qu’aucune langue ne suffirait à dénommer toutes les choses prises une à une ; et, dût une langue y suffire, il serait impossible de s’entendre, de posséder un savoir commun et de conserver dans la mémoire une pareille infinité de significations grammaticales. Locke a, le premier, élucidé cette question ; mais on ne doit pas oublier que ce philosophe, malgré l’espace de temps qui le sépare de Platon, était encore engagé dans le grand procès, à la suite duquel les temps modernes se sont affranchis de la conception platonicienne-aristotélique de l’univers.

Socrate, Platon, Aristote et tous leurs contemporains, se laissèrent tromper par les mots. Socrate, comme nous l’avons vu, croyait que chaque mot indique originairement l’essence de la chose ; le terme général doit donc, selon lui, faire connaître l’essence de toute une classe d’objets. Ainsi, pour chaque mot, il suppose une essence distincte : justice, vérité, beauté, doivent, après tout, signifier « quelque chose » ; il faut donc que certaines essences correspondent à ces expressions.

Aristote observe que Platon, le premier, sépara la généralité de l’individualité, ce que n’avait pas fait Socrate. Mais Socrate ignorait aussi la relation du général au particulier, doctrine propre à Aristote et dont nous allons bientôt nous occuper de nouveau. Toutefois, Socrate enseignait déjà que notre science a rapport aux idées générales, et il entendait par là tout autre chose que la nécessité indispensable, dont il a été plus haut question, des concepts généraux pour la science. L’homme vertueux, d’après Socrate, est celui qui discerne ce qui est saint ou impie, noble ou ignoble, juste ou injuste ; mais, en disant cela, il se préoccupe toujours de trouver une définition exacte. Il recherche les caractères généraux du juste, du noble, et non ce qui est juste ou noble dans tel ou tel cas. Le cas particulier doit résulter de la généralité, mais non vice versa, car Socrate ne se sert de l’induction que pour élever l’esprit à la généralité, pour la lui rendre intelligible, mais non pour fonder la généralité sur la somme des faits particuliers. À ce point de vue, il n’était que logique d’attribuer d’abord au général une réalité propre ; c’était, il semble, l’unique moyen de le rendre pleinement indépendant. Plus tard seulement, on put essayer d’assigner à la généralité vis-a-vis des individus un rapport d’immanence, qui n’enlevât rien en principe à son indépendance. On ne doit pas oublier que la théorie d’Héraclite aida beaucoup Platon et établir la séparation du général et du particulier.

Il faut maintenant bien comprendre que d’un principe absurde ne peuvent découler que des conséquences absurdes. Le mot est devenu une chose, mais une chose qui n’a d’analogie avec aucune autre, qui, d’après la nature de la pensée humaine, ne peut avoir que des qualités négatives. Mais, comme il doit aussi exprimer des attributs positifs, nous nous trouvons, de prime abord, transportés sur le terrain du mythe et du symbole.

Déjà le mot είδος ou ιδέα d’où vient notre mot « idée », porte ce cachet de symbolisme. Cette même idée désigne l’espèce par opposition à l’individu. Il nous est très-facile maintenant de nous représenter en imagination (vorstellen), pour ainsi dire, un prototype de chaque espèce, exempt de toutes les vicissitudes auxquelles sont soumis les individus et qui apparaîtra comme type, comme idéal, de tous les individus et, à son tour, comme une individualité absolument parfaite. Nous ne pouvons nous figurer ni le lion ni la rose en soi ; mais nous pouvons nous représenter en imagination une forme nettement accusée de lion ou de rose, complètement exempte des hasards de l’organisation individuelle, hasards qui n’apparaîtront désormais que comme des défauts, des déviations de la forme normale. Ce n’est pas là l’idée du lion ou de la rose propre à Platon, mais un idéal, c’est-à-dire, lui aussi, une création des sens destinée et exprimer aussi parfaitement que possible l’idée abstraite. L’idée elle-même n’est pas visible, car tout ce qui est visible appartient au monde mobile des simples phénomènes ; elle n’a pas de forme déterminée dans l’espace, car le suprasensible ne peut pas occuper d’espace. Cependant, il est impossible d’énoncer quoi que ce soit de positif relativement aux idées sans les concevoir d’une manière sensible quelconque. On ne peut les appeler pures, nobles, parfaites, éternelles, sans y attacher par ces mots des représentations sensibles. Ainsi, dans son idéologie, Platon se voit forcé de recourir au mythe, ce qui nous transporte soudain de la plus haute abstraction dans le domaine du sensible-suprasensible, c’est-à-dire dans l’élément véritable de toute mythologie.

Le mythe ne doit avoir qu’une valeur figurée. Il s’agit de représenter sous une forme appartenant au monde des phénomènes, ce qui en soi ne peut être conçu que par la raison pure. Mais qu’est-ce qu’une image dont on ne peut en aucune façon indiquer le prototype ?

On allègue que l’idée elle-même est perçue par la raison, bien que l’homme, dans son existence terrestre, ne puisse la percevoir qu’imparfaitement ; la raison est alors à cet être suprasensible ce que sont les sens aux choses sensibles. Nous avons ici l’origine de cette séparation profonde entre la raison et le monde des sens qui, depuis Platon, a dominé toute la philosophie et causé d’innombrables malentendus. Les sens n’auraient aucune participation à la science, ils ne pourraient que sentir ou percevoir et se borneraient aux phénomènes : la raison, au contraire, serait capable de comprendre le suprasensible. Elle est entièrement séparée du reste de l’organisation de l’homme, surtout chez Aristote, qui a développé cette doctrine. On admet des objets particuliers qui sont compris par la raison pure, les noumènes, sur lesquels s’exerce la faculté de connaître la plus élevée, par opposition aux phénomènes. Mais, en réalité, les noumènes ne sont que des chimères ; quant à la pure raison qui doit les comprendre, elle n’est elle-même qu’un être fabuleux. L’homme n’a pas de raison de ce genre, il n’a même aucune représentation (Vorstellung) d’une pareille faculté, qui pourrait connaître les généralités, les abstractions, le suprasensible, les idées, sans l’intermédiaire de la sensation et de la perception. Même quand notre pensée nous fait dépasser les limites du domaine des sens, même quand nous sommes amenés à conjecturer que notre espace avec ses trois dimensions, que notre temps avec son présent qui semble sortir du néant pour y rentrer aussitôt, ne sont que des formes très-pauvres sous lesquelles la pensée humaine se représente une réalité infiniment plus riche, — même alors nous sommes encore réduits à nous servir de notre intelligence ordinaire, dont toutes les catégories sont inséparables du monde des sens. Nous ne pouvons nous figurer ni l’unité, ni la multiplicité, ni la substance par rapport à ses propriétés, ni un attribut quelconque sans mélange du sensible.

Nous sommes donc ici en face du mythe seul, d’un mythe dont le fond intime et la signification sont pour nous l’inconnu absolu, pour ne pas dire le néant. Toutes ces fictions platoniciennes n’ont donc été et ne sont encore aujourd’hui que des obstacles, des lueurs trompeuses pour la pensée, pour la recherche, pour l’assujettissement des phénomènes à l’intelligence humaine, enfin pour la science positive et méthodique. Mais, de même que l’esprit de l’homme ne se contentera jamais du monde intellectuel que l’empirisme exact peut nous donner, de même aussi la philosophie platonicienne restera toujours le premier et le plus beau modèle de l’esprit planant dans un poétique essor au-dessus de l’édifice grossier et imparfait de la connaissance scientifique ; et nous avons le droit de nous élever sur les ailes de l’enthousiasme spéculatif aussi bien que de faire usage de toutes les autres facultés de notre esprit et de notre corps. Nous accorderons même à de telles spéculations une haute importance quand nous verrons combien cet élan de l’esprit, qui s’associe à la recherche de l’unité et de l’éternel dans les vicissitudes des choses terrestres, réagit sur des générations entières en les animant et en les vivifiant, et donne même souvent par voie indirecte une nouvelle impulsion aux investigations scientifiques. Cependant il faut aussi qu’une fois pour toutes, l’humanité soit bien convaincue qu’il n’est pas ici question d’une science, mais d’une fiction poétique, dût cette fiction représenter peut-être symboliquement une face vraie et réelle de l’essence des choses, dont l’intuition est interdite à notre intelligence. — Socrate voulut mettre un terme d’individualisme illimité et frayer la voie à la science objective. Mais il n’aboutit qu’à une méthode qui confondait le subjectif et l’objectif, rendait impossible le progrès continu de la connaissance positive, et semblait ouvrir aux fictions et aux fantaisies de l’individu une carrière où l’imagination pouvait franchir toutes les limites. Il y avait cependant des limites posées à cette imagination. Le principe religieux et moral, qui constituait le point de départ de Socrate et de Platon, dirigea le grand travail de la pensée humaine vers un but déterminé. Une pensée profonde, un noble idéal de perfection soutinrent ainsi les efforts et les aspirations morales de l’humanité pendant des milliers d’années, tout en leur permettant de se fondre complètement avec les idées et les traditions d’un génie étranger et nullement hellénique. Aujourd’hui encore l’idéologie, que nous sommes forcés de bannir du domaine de la science, peut, par son importance morale et esthétique, devenir une source féconde en résultats. La forme, terme si beau et énergique par lequel Schiller a remplacé l’expression devenue trop terne d'idée, se meut toujours, déité, parmi les déités, dans les régions de la lumière, et aujourd’hui comme dans l’antique Hellade, elle est encore assez puissante pour nous élever sur ses ailes, au-dessus des misères de la réalité terrestre, et nous permettre de nous réfugier dans les sphères de l’idéal.

Ne consacrons ici que quelques mots à Aristote, dont nous apprécierons le système quand nous examinerons l’influence qu’il a exercée sur le moyen âge. Là nous approfondirons les idées les plus importantes que le moyen âge et les temps modernes ont empruntées à sa doctrine en lui faisant subir de nombreuses modifications. Bornons-nous, pour le moment, à en esquisser les traits généraux et à parler de ses rapports avec l’idéalisme et le matérialisme.

Aristote et Platon étant de beaucoup supérieurs, par leur influence et leur valeur, aux philosophes grecs dont nous avons conservé les œuvres, on comprendra aisément qu’on ait voulu les opposer l’un à l’autre, comme les représentants des deux principales tendances de la philosophie : la spéculation a priori et l’empirisme rationnel. À dire vrai, Aristote est resté dans une étroite dépendance de Platon. Le système qu’il a créé, sans parler de ses contradictions internes, joint à l’apparence de l’empirisme tous les défauts de la conception du monde socratico-platonique, défauts qui altèrent à sa source la recherche empirique (49).

Bien des savants croient encore qu’Aristote fut un grand naturaliste et un grand physicien. La critique a dû s’élever contre cette opinion depuis que l’on sait combien il existait de travaux antérieurs, relatifs à l’étude de la nature (50), avec quel sans-gêne il sut s’approprier les observations faites par autrui et les renseignements de toute sorte, sans citer les auteurs, et combien d’observations qui lui semblent personnelles sont complètement fausses (51) parce qu’elles n’ont jamais pu se faire ; mais on peut dire que jusqu’ici le prestige d’Aristote n’a pas été combattu assez radicalement. Cependant, il continue de mériter les éloges que lui décerne Hégel, pour avoir asservi à l’idée la richesse et l’éparpillement des phénomènes de l’univers réel. Quelle que soit la part originale, grande ou petite, qui lui revienne dans le développement des diverses sciences, le résultat incontestable de ses travaux fut la systématisation de toutes les sciences alors existantes, en d’autres termes ses travaux peuvent en principe se comparer à ceux de certains philosophes modernes, créateurs de systèmes, de Hégel en première ligne.

Démocrite aussi dominait l’ensemble des sciences de son temps, et probablement avec plus d’originalité et de solidité qu’Aristote ; mais nous n’avons conservé aucune preuve qu’il ait tenté de plier toutes ces connaissances sous le joug de son système. Chez Aristote, le point essentiel est le développement d’une pensée spéculative fondamentale. L’unité et la stabilité que Platon cherchait en dehors des choses, Aristote veut nous les montrer dans la diversité même de ce qui existe. Si Aristote fait du monde extérieur une véritable sphère, au centre de laquelle la terre repose ; c’est par une méthode, par une forme de conception et de représentation identiques, qu’il explique le monde des sciences : tout gravite autour du sujet pensant dont les idées sont considérées comme les objets vrais et définitifs, par suite de l’illusion naïve qui fait méconnaître au philosophe toutes les limites de la connaissance.

Bacon prétend qu’en réunissant en système toutes les connaissances humaines, on entrave le progrès. Cette considération n’aurait pas fait grande impression sur Aristote, qui regardait la tâche de la science comme accomplie en général, et qui n’hésitait pas un seul instant à se croire capable de répondre d’une manière satisfaisante à toutes les questions importantes. De même que, sous le rapport moral et politique, il se bornait à étudier le monde hellénique comme un monde-modèle et ne comprenait guère les grandes révolutions qui s’accomplissaient sous ses yeux ; de même il se préoccupait fort peu de la multitude des faits nouveaux, des observations nouvelles que les conquêtes d’Alexandre le Grand rendaient accessibles à tout esprit sérieux. Qu’il ait accompagné son royal élève afin de rassasier son ardeur pour la science, ou qu’on lui ait envoyé des animaux et des plantes de contrées lointaines pour les soumettre à ses études, ce sont là autant de fables. Aristote, dans son système, s’en tenait à ce qu’on savait de son temps ; il était convaincu que c’était là l’essentiel, et que cela suffisait pour trancher toutes les questions de principes (52). Précisément parce qu’Aristote avait une conception du monde si exclusive, parce qu’il se mouvait avec tant d’assurance dans le cercle étroit de son univers, il devint de préférence le guide philosophique du moyen âge, tandis que les temps modernes, portés aux progrès et aux innovations, n’ont rien eu de plus pressé que de rompre les entraves de ce système.

Plus conservateur que Platon et Socrate, Aristote se rattache de son mieux, à la tradition, à l’opinion du vulgaire, aux idées consacrées par le langage, et ses exigences morales s’écartent le moins possible des coutumes et des lois usuelles des États helléniques. Aussi a-t-il été dans tous les temps le philosophe chéri des écoles et des tendances conservatrices.

Aristote, pour assurer l’unité de sa conception du monde, a recours à l’anthropomorphisme absolu. La téléologie défectueuse, qui n’envisage que l’homme et sa destinée, constitue l’un des principes essentiels de son système. De même qu’en fait d’activité et de créations humaines, quand l’homme veut, par exemple, construire une maison ou un vaisseau, il se préoccupe d’abord du plan d’ensemble, puis le réalise pièce par pièce au moyen des matériaux, de même, suivant Aristote, doit nécessairement procéder la nature, car il regarde cette corrélation des fins et des moyens, de la forme et de la matière comme le modèle de tout ce qui existe. Immédiatement après l’homme et sa destinée, Aristote étudie le monde des organismes. Il s’en sert non-seulement pour montrer dans la graine la possibilité réelle de l’arbre, non-seulement pour avoir des prototypes de sa classification par genres et espèces, et comme des pièces justificatives de sa téléologie, etc., mais encore et surtout pour établir, par la comparaison des organismes inférieurs et supérieurs, que tout, dans le monde, peut se graduer d’après sa valeur relative. Ce principe, Aristote ne manque pas ensuite de l’appliquer aux relations les plus abstraites, celles du haut et du bas, de la droite et de la gauche, etc. Il paraît même convaincu que tous ces rapports hiérarchiques existent non-seulement dans l’esprit de l’homme, mais encore dans la nature des choses. — Ainsi partout la généralité est expliquée d’après le cas spécial, le facile d’après le difficile, le simple d’après le composé, le bas d’après le haut, et c’est précisément sur cette donnée que repose en grande partie la popularité du système aristotélique ; car l’homme qui connaît mieux que tout, les états subjectifs de sa pensée ou de sa volonté, est toujours porté à regarder comme simples et clairs les rapports de causalité qui relient ses pensées et ses actes au monde matériel, confondant ainsi la succession évidente de ses sensations internes et des faits externes avec le jeu secret des causes efficientes. Socrate pouvait aussi regarder comme quelque chose de simple, par exemple, la « pensée et le choix », qui déterminent les actions humaines en vertu du principe de la finalité. Le résultat d’une décision ne lui semblait pas moins simple ; et les fonctions des nerfs et des muscles devenaient pour lui des circonstances accessoires et indifférentes. Les choses de la nature paraissent manifester une finalité : elles naissent donc aussi de l’action si simple et si naturelle de la pensée et du choix. Ainsi se forme l’idée d’un créateur semblable à l’homme, mais infiniment sage, idée qui sert de base à une conception optimiste de l’univers.

Sans doute, Aristote a fait un progrès notable, par la manière dont il se représente l’action des causes finales (voir la note 40). Du moment où l’on cherchait à s’expliquer comment se réalise la finalité, il ne pouvait plus être question de cet anthropomorphisme si naïf qui fait travailler le Créateur avec des mains humaines. Une conception rationaliste du monde, qui voyait généralement dans les idées religieuses du peuple une expression figurée de relations suprasensibles, ne pouvait naturellement pas faire d’exception en faveur de la téléologie ; et comme Aristote, suivant son habitude, voulait ici, de même que partout ailleurs, arriver à une clarté parfaite, il dut être nécessairement amené, par la téléologie même et par l’observation du monde organique, à un panthéisme qui fait pénétrer partout dans la matière la pensée divine et en montre la réalisation permanente dans la croissance et le développement des êtres. Ce système, avec une légère modification, aurait pu devenir un naturalisme complet ; mais il se heurte chez Aristote contre une conception transcendante de Dieu qui, en théorie, repose sur ce principe véritablement aristotélique, qu’en dernière analyse tout mouvement doit provenir d’un être immobile (53).

Aristote eut des velléités empiriques, comme le prouvent quelques assertions isolées, surtout celles qui exigent le respect pour les faits. Ces velléités se retrouvent dans sa doctrine de la substance (οὐσία) mais cette doctrine est entachée d’une incurable contradiction. Aristote (et, sur ce point, il est en complet désaccord avec Platon) appelle les êtres et objets individuels substances, dans le premier et véritable sens de ce mot. Dans ces substances, la partie essentielle est la forme combinée avec la matière ; le tout constitue un être concret et complètement réel ; bien plus, Aristote parle souvent comme s’il n’admettait l’existence complète que de la chose concrète. Tel est le point de vue auquel se placèrent les nominalistes du moyen âge ; mais ils ne pouvaient nullement s’étayer de l’opinion d’Aristote : car ce philosophe vient tout gâter en admettant une deuxième classe de substances dans les idées d’espèce d’abord, et ensuite dans les idées générales. Non-seulement le pommier qui s’élève devant ma fenêtre est un être, mais l’idée spécifique de pommier désigne encore un être. Toutefois l’essence générale du pommier ne résiderait pas dans le monde nébuleux des idées d’où elle projetterait ses rayons dans le monde des phénomènes, mais l’essence générale du pommier a son existence dans chaque pommier.

Ici tant qu’on s’en tient aux organismes et qu’on se borne à comparer l’espèce et les individus, on rencontre une lueur séductrice qui a égaré plus d’un philosophe moderne. Essayons de tracer avec netteté la ligne de démarcation entre la vérité et l’erreur.

Plaçons-nous d’abord au point de vue nominaliste qui est parfaitement clair. Il n’existe que des pommiers, des lions, des hannetons, etc., pris individuellement ; il existe en outre des noms, à l’aide desquels nous embrassons la totalité des objets existants, qui doivent constituer une même classe, en vertu de leur analogie ou de leur homogénéité. Le « général » n’est pas autre chose que le nom. Mais il n’est pas difficile de découvrir dans cette théorie quelque chose de superficiel et de montrer qu’il ne s’agit point ici de ressemblances accidentelles, arbitrairement réunies par le sujet, mais que la nature des objets eux-mêmes nous présente des groupes bien tranchés qui, par leur homogénéité réelle, nous forcent de les réunir en classes distinctes. Les individus lions ou hannetons les plus différents de leurs pareils sont infiniment plus rapprochés les uns des autres dans leur espèce que le lion ne l’est du tigre, ou le hanneton du lucane. Cette remarque est incontestablement exacte. Cependant nous n’avons pas besoin d’une longue réflexion pour trouver que le lien réel, que nous admettons sans contestation et pour abréger le discours, est en tout cas quelque chose de bien différent du type général de l’espèce, que nous associons dans notre imagination au mot pommier.

On pourrait maintenant poursuivre davantage la question métaphysique des rapports de l’individu avec le genre, de l’unité avec la multiplicité. Supposons que nous connaissions la formule du mélange des éléments ou de l’état d’excitation dans une cellule de germe, et qu’il nous fût possible de déterminer d’après cette formule si le germe donnera naissance à un pommier ou à un poirier : il est probable encore que chaque cellule de germe, en même temps qu’elle satisfait aux données générales de la formule, est soumise en outre individuellement à des conditions particulières et nouvelles. Nous n’avons jamais, en effet, que le résultat tiré de l’universel et de l’individuel, ou plutôt la donnée concrète au sein de laquelle l’universel et l’individuel se confondent. La formule se trouve uniquement dans notre esprit.

On voit aisément que le réalisme pourrait à son tour faire ici des objections ; mais, pour comprendre l’erreur où est tombé Aristote, dans sa théorie des idées générales, nous n’avons pas besoin de prolonger davantage notre raisonnement. Cette erreur à déjà été indiquée plus haut, car Aristote s’en tient directement au mot. Il ne cherche rien d’inconnu derrière l’essence générale du pommier : elle est bien plutôt pour lui quelque chose de parfaitement connu. Le mot désigne directement une entité ; et Aristote va si loin dans cette voie, qu’en transportant à d’autres objets ce qu’il a trouvé dans les organismes, il distingue même, à propos d’une hache, l’individualité de cette hache déterminée d’avec l’essence de la hache en général. L’essence de la hache et la matière, le métal, pris ensemble, constituent la hache ; et aucun morceau de fer ne peut devenir une hache sans être saisi et pénétré par la forme qui répond à l’idée générale de hache. Cette tendance à déduire l’essence immédiatement du mot est le défaut capital de l’idéologie aristotélique et a pour conséquences directes, quelque répugnance qu’éprouve Aristote à s’occuper de ces conséquences, cette même prédominance du général sur le particulier que nous rencontrons chez Platon. Une fois admis que l’essence des individus est dans l’espèce, il s’ensuit qu’en montant d’un degré on doit trouver dans le genre, etc., l’essence de l’espèce, autrement dit la raison des espèces.

On retrouve clairement l’influence prépondérante des idées platoniciennes dans la méthode de recherche qu’Aristote a l’habitude d’employer. On ne tarde pas à voir que la méthode inductive, qui part des faits pour remonter jusqu’aux principes, est restée pour Aristote lui-même à l’état de pure théorie et qu’il ne l’emploie presque nulle part. Il cite à peine quelques faits isolés et s’élance aussitôt aux principes généraux qu’il maintient dès lors comme dogmes, et dont il fait l’application par la méthode purement déductive (54). Ainsi Aristote démontre, d’après les principes généraux, qu’il ne peut rien y avoir en dehors de notre unique sphère cosmique ; c’est ainsi qu’il arrive a sa funeste doctrine du mouvement « naturel » de chaque corps en opposition au mouvement « forcé » ; c’est ainsi qu’il affirme que le côté gauche du corps est plus froid que le côté droit ; qu’une matière se change en une autre ; que le mouvement est impossible dans le vide ; qu’il y a une différence absolue entre le froid et le chaud, le lourd et le léger, etc. C’est ainsi qu’il détermine a priori combien il peut y avoir d’espèces d’animaux. Il prouve, d’après les principes généraux, que les animaux doivent avoir tels ou tels organes, et établit enfin quantité d’autres thèses qu’ensuite il ne cesse d’appliquer avec la plus inflexible logique, et dont l’ensemble rend complètement impossible toute recherche fructueuse. La mathématique est naturellement la science que la philosophie de Platon et celle d’Aristote traitent avec une prédilection marquée : on sait en effet quels brillants résultats la méthode déductive en a fait sortir. Aristote regarde les mathématiques comme la science modèle ; mais il en interdit l’application à l’étude de la nature, en ramenant partout la quantité à la qualité : il prend ainsi la voie diamétralement opposée à la direction suivie par la science moderne.

Dans les questions de controverse, la dialectique emprunte le secours de la déduction. Aristote se plaît à faire l’histoire et la critique des opinions de ses devanciers. Ceux-ci sont à ses yeux les représentants de toutes les opinions possibles ; et il conclut en leur opposant la sienne. Quand tous sont d’accord entre eux, la preuve est complète ; car la réfutation de toutes les autres théories fait apparaître comme nécessaire celle qui semble rester seule. Déjà Platon définissait la « science », pour la distinguer d’avec « l’opinion juste » : l’habileté du savant à réfuter dialectiquement les objections et à faire triompher ses convictions personnelles au milieu de la lutte des opinions. Aristote met en scène ses adversaires et leur fait exposer leurs doctrines, souvent d’une manière fort défectueuse ; il discute avec eux sur le papier, puis il juge dans sa propre cause. Ainsi, sortir vainqueur d’un débat, tient lieu de démonstration ; la lutte des opinions remplace l’analyse. Toute cette méthode de discussion, qui reste complètement subjective, ne peut faire naître aucune science véritable.

Si l’on se demande maintenant comment un pareil système a pu, pendant des siècles, barrer le chemin non-seulement au matérialisme, mais à toute tendance empirique en général ; comment il est possible que la « conception du monde en tant qu’organisme » imaginée par Aristote soit encore vantée aujourd’hui par une puissante école comme la base inébranlable de toute philosophie véritable, nous devrons d’abord nous rappeler que la spéculation se complaît dans les idées naïves de l’enfant et du charbonnier, et aime mieux, sur le terrain de la pensée humaine, associer les conceptions les plus informes aux conceptions les plus élevées, qu’adopter une opinion moyenne et s’en tenir à une certitude relative. Nous avons déjà vu que le matérialisme conséquent est plus en mesure que tous les autres systèmes de mettre de l’ordre et de l’harmonie dans le monde sensible, et qu’il est logique en considérant l’homme même et tous ses actes comme un cas spécial des lois générales de la nature ; mais nous avons reconnu aussi qu’un abîme éternel sépare l’homme objet des études empiriques, et l’homme, sujet, possédant la conscience immédiate de soi-même. Aussi revient-on toujours à se demander si, en partant de la conscience, l’on n’obtiendrait pas peut-être une conception du monde plus satisfaisante ; l’homme est entraîné de ce côté par une force secrète, si puissante que cent fois il se figure avoir réussi, alors que toutes les tentatives antérieures ont déjà été reconnues insuffisantes.

La philosophie aura sans doute fait un de ses progrès les plus importants le jour où l’on renoncera définitivement à ces tentatives ; mais cela n’arrivera jamais, si le besoin d’unité qu’éprouve la raison humaine ne trouve pas à se satisfaire en suivant une autre voie. Nous ne sommes pas organisés uniquement pour connaître, mais aussi pour faire de la poésie et construire des systèmes ; et quoique se défiant plus ou moins de la solidité définitive de l’édifice élevé par l’intelligence et les sens, l’humanité saluera toujours avec une joie nouvelle l’homme qui saura, d’une façon originale, profiter de tous les résultats de la culture de son temps, pour créer cette unité du monde et de la vie intellectuelle, qui est interdite à notre connaissance. Cette création ne fera, pour ainsi dire, qu’exprimer les aspirations d’une époque vers l’unité et la perfection, ce sera pourtant une œuvre grande et aussi utile, pour maintenir et alimenter notre vie intellectuelle, que l’œuvre de la science elle-même ; mais elle sera moins durable que cette dernière car les recherches qui conduisent aux théories toujours incomplètes de la science positive et aux vérités relatives qui constituent seules l’objet de notre connaissance, sont absolues par leur méthode, tandis que la conception spéculative de l’absolu ne peut revendiquer qu’une valeur relative, et n’exprime que les idées d’une époque.

Si le système aristotélique se dresse continuellement devant nous comme une puissance ennemie et nous empêche de tracer nettement une ligne de démarcation entre la science positive et la spéculation ; s’il reste toujours comme un modèle d’incohérence, comme un grand exemple à éviter, par la confusion qu’il établit entre la spéculation et l’expérience, par la prétention qu’il émet non seulement d’embrasser, mais encore de diriger en maître la science positive, nous devons avouer, d’un autre côté, que ce système est le modèle le plus parfait d’une conception du monde une et complète, que l’histoire nous ait présenté jusqu’à ce jour. Nous avons été forcé de diminuer la gloire d’Aristote comme savant ; mais il lui reste le mérite d’avoir réuni en lui l’ensemble des connaissances de son temps et d’en avoir fait un système complet. Ce gigantesque travail intellectuel nous offre, à côté des erreurs que nous devions signaler ici, dans toutes les branches de la science, des preuves nombreuses d’une pénétrante sagacité. D’ailleurs Aristote mérite une place d’honneur parmi les philosophes, ne fût-ce que comme créateur de la logique et si, par la complète fusion de celle-ci avec sa métaphysique, il diminua l’importance du service qu’il avait rendu à la science, il augmenta en revanche la force et le prestige de son système. Dans un édifice si solidement coordonné, les esprits peuvent se reposer et trouver un appui à une époque de fermentation et de surexcitation, alors que les débris de l’ancienne civilisation joints aux idées envahissantes d’une religion nouvelle faisaient naître dans les têtes des Occidentaux une agitation si intense, si tumultueuse, et un élan si fougueux vers des formes nouvelles. Comme nos ancêtres étaient calmes, heureux, au milieu du cercle étroit où les enfermait leur voûte céleste, dans son éternelle révolution autour de la terre immobile ! Quels tressaillements dut leur faire éprouver le souffle impétueux venant des profondeurs de l’immensité, lorsque Copernic déchira cette enveloppe fantastique !

Mais nous oublions qu’il ne s’agit pas encore d’apprécier le rôle que joua au moyen âge le système d’Aristote. Il ne l’emporta complètement en Grèce sur tous les autres systèmes que peu à peu, lorsque, après la disparition de la période classique antérieure au Stagirite, fut survenue la décadence de cette vie scientifique si riche et si luxuriante qui suivit la mort d’Aristote. Plus tard, les esprits flottants se réfugièrent, dans ce système qui semblait leur offrir la protection la plus puissante. Pendant un certain temps, l’astre de l’école péripatéticienne brilla d’une assez grande clarté à côté des autres étoiles philosophiques ; mais l’influence d’Aristote et de sa doctrine ne put empêcher la réapparition, bientôt après lui, d’opinions matérialistes qui se produisirent avec une grande énergie et cherchèrent même à se rattacher à divers points de son propre système.



38. Cette doctrine se trouve exposée en détail particulièrement dans le Timée de Platon. Voir les passages p. Steph. 48 A ; 56 C et 68 E. Dans tous ces passages, il parle expressément de deux espèces de causes, les causes divines, rationnelles, c’est-à-dire téléologiques et les causes naturelles. Il ne dit nulle part que ces deux espèces de causes se confondent. La raison est supérieure à la nécessité, mais son empire n’est pas absolu ; elle ne règne que jusqu’à un certain point et « par persuasion. »

39. L’anthropomorphisme de cette téléologie et le zèle antimatérialiste avec lequel on enseignait et on la soutenait ressortent surtout du passage du Phédon (p. Steph. 97, C-99 D), où Socrate se plaint si amèrement de ce qu’Anaxagore n’avait fait, dans sa cosmogonie, aucun emploi de la raison, dont on pouvait tant espérer, mais avait tout expliqué par des causes matérielles.

40. La téléologie est avant tout d’origine morale. Il est vrai que la téléologie platonicienne est moins grossièrement anthropomorphique ; celle d’Aristote nous montre un progrès nouveau et important ; mais ces trois téléologies successives ont le même caractère moral et sont également incompatibles avec l’étude réelle de la nature. Pour Socrate, tout ce qui existe a été créé au profit de l’homme. Platon admet une finalité inhérente aux choses, une fin qui leur est propre. Aristote identifie la fin avec l’essence intelligible de la chose. De la sorte, tous les êtres de la nature sont doués d’une activité spontanée, inintelligible comme phénomène naturel mais ayant au contraire son type unique dans la conscience de l’homme qui forme et façonne la matière. Il y a encore beaucoup d’autres notions morales qu’Aristote a introduites dans l’étude de la nature au grand préjudice des progrès de cette étude : telles sont la classification de tous les êtres, l’hypothèse du haut et du bas, de la droite et de la gauche, du mouvement naturel et du mouvement violent, etc.

41. Il ne s’agit pas ici de l’anecdote plus ou moins apocryphe de Zopyre, ni d’autres semblables, d’après lesquelles Socrate, du moins dans sa jeunesse, aurait été irascible et libertin (voir Zeller, 2e édition, II, p. 54, où du reste les récits d’Aristoxène paraissent rejetés d’une façon un peu trop absolue) ; mais nous nous en tenons à ce que disent Platon et Xénophon, particulièrement aux détails fournis par le Banquet. Nous n’affirmons donc pas qu’à toutes les époques de sa vie, Socrate n’ait pas dompté son naturel passionné ; nous voulons seulement faire ressortir ici ce tempérament énergique, qui se transforma en zèle ardent pour l’apostolat de la morale.

42. Voir l’éloge d’Alcibiade dans le Banquet de Platon, particulièrement 215 D et E.

43. Cela ressort, en ce qui concerne Socrate, principalement de sa conversation avec Aristodème (Xén., Mem. I, 4) citée en détail par Lewes l, p. 285 et suiv.

44. Dès la note 2, il a été question de la théocratie, mélange et fusion de plusieurs dieux et cultes dans l’unité du culte delphique. Le trait apollinien du génie socratique a été mis en évidence tout récemment par Nietzsche, dans son écrit : Die Geburt der Tragœdie aus dem Geiste der Musik, Leipzig, 1872. Cette tendance se développe pendant des siècles, conjointement avec la conception platonicienne de l’univers, et triompha, mais trop tard pour que le paganisme pût être régénéré, quand l’empereur Julien voulut opposer au christianisme le culte philosophico-mystique du roi-soleil. Voir Baur (Gesch. d. Christl. Kirche), 2e édition, II, p. 23 et suiv. ; Teuffel, Studien und Charakteristiken. Leipzig, 1871, p. 190.

45. Socrate était président des prytanes et, en cette qualité, il devait diriger les votes, le jour où le peuple surexcité voulut condamner les généraux qui, après la bataille des Arginuses, avaient négligé d’enterrer les morts. L’accusation était non seulement injuste, mais encore entachée d’un vice de forme ; aussi Socrate refusa-t-il obstinément de voter et compromit-il ainsi sa propre existence. Les trente tyrans lui ordonnèrent un jour, à lui et à quatre autres, de ramener à Athènes Léon de Salamine. Les quatre autres obéirent, mais Socrate rentra tranquillement chez lui, bien qu’il sût qu’il y jouait sa vie.

46. Lewes, Gesch. d. Philos., l, p. 195, cite en détail ce passage du Phédon de Platon (voir note 39). Il regarde la teneur du passage comme éminemment socratique et il montre (p. 197 et suiv.) comment Anaxagore fut mal compris par Socrate.

47. Lewes, Gesch. d. Philos., I, p. 312. Comparez avec cela le passage où Zeller (II, 2e édit., p. 355) rend hommage au caractère poétique de la philosophie platonicienne : « De même qu’il fallait une nature artistique pour produire une pareille philosophie, de même, en sens inverse, cette philosophie appelait une forme d’exposition artistique. Le phénomène, rapproché de l’idée d’une manière aussi immédiate qu’on le voit dans Platon, devient un beau phénomène ; la contemplation de l’idée dans le phénomène devient une contemplation esthétique. Là où, comme chez lui, la science et la vie sont confondues, on ne pourra communiquer la science que par une exposition pleine de vie et, comme ce qui doit être communiqué est idéal, il faudra que cette exposition soit poétique. » Lewes a sans doute trop déprécié le côté artistique des dialogues de Platon. Les deux portraits sont fidèles sans être inconciliables ; car d’abord la beauté de la forme plastique, chez Platon, beauté qui brille d’une clarté toute apollinienne, est poétique dans l’acception la plus large du mot ; mais elle n’est ni mystique ni romanesque. D’un autre côté, cette dialectique tenace et arrogante, dont parle Lewes, est no-seulement exagérée, poussée jusqu’à dénaturer la forme artistique, mais avec ses subtilités, avec ses prétentions singulières à un savoir obtenu systématiquement, elle contredit le principe éminemment poétique de toute véritable spéculation, qui s’appuie plus sur l’intuition intellectuelle que sur un savoir obtenu par l’intermédiaire du raisonnement. En développant sa tendance artistique, la philosophie de Platon aurait pu devenir, pour tous les temps, le meilleur modèle de la vraie spéculation ; mais la réunion du génie artistique avec la dialectique abstraite et la logique serrée, que Lewes a mise en relief avec tant de pénétration, a produit un ensemble hétérogène et a bouleversé complètement les têtes philosophiques dans les époques suivantes par l’extrême confusion de la science avec la poésie.

48. Zeller[1] reconnaît très-bien que les mythes platoniciens ne sont pas seulement les enveloppes de pensées que Platon possédait aussi sous une autre forme, et qu’ils se produisent alors que Platon veut expliquer des idées qu’il est incapable de rendre sous une forme strictement scientifique. Mais c’est à tort qu’on en fait une faiblesse du philosophe qui serait ici encore trop poète et trop peu philosophe. Car les problèmes, que Platon a osé aborder, sont d’une nature telle, qu’on ne peut les résoudre qu’à l’aide d’une langue imagée. Il est impossible de connaître d’une manière adéquate ce qui est absolument immatériel ; aussi les systèmes modernes, qui affectent de comprendre clairement les choses transcendantes, ne valent en réalité pas mieux que le système de Platon.

49. Nous empruntons nos preuves à un opuscule récemment publié et qui n’avait pas été rédigé à cet effet[2]. Dans ce petit livre, écrit avec conscience et talent, se trouve brillamment confirmée l’opinion que nous nous étions formée : ce sera précisément l’école néo aristotélicienne, fondée par Trendelenburg, qui contribuera le plus à nous délivrer définitivement d’Aristote. Chez Eucken, la philosophie n’est plus qu’une interprétation d’Aristote, laquelle devient savante et objective. Nulle part on ne trouve les inconvénients de la méthode d’Aristote exposés avec plus de netteté et de concision que chez Eucken, et quand, malgré cela, cet écrivain prétend que les qualités du philosophe grec l’emportent sur ses défauts, tout lecteur attentif comprendra le peu de solidité de son argumentation. L’auteur attribue le peu de succès d’Aristote en fait de découvertes sur le terrain des sciences de la nature presque exclusivement au manque d’instruments propres à perfectionner la perception sensorielle, tandis qu’il est historiquement constaté qu’en faisant de rapides progrès dans les mêmes sciences, les modernes n’étaient pas mieux outillés que les anciens ; s’ils disposent aujourd’hui d’instruments d’une grande puissance, c’est qu’ils ont su les créer. Copernic n’avait pas de télescope lorsqu’il osa rompre avec l’autorité d’Aristote. C’était la un pas décisif et l’on en fit autant sur le terrain de toutes les autres sciences.

50. Ce point a échappé à Eucken qui, au contraire[3], insiste sur le peu qui avait été fait avant Aristote. Sans doute, il aurait raison si nous n’en jugions que par ce qui nous en est resté. Voir note 11 sur l’usage que fait Aristote des œuvres de Démocrite. D’ailleurs Eucken montre (p. 7 et suiv.) qu’Aristote avait l’habitude de copier ses devanciers sans les citer, quand il ne trouvait rien à redire à leurs descriptions.

51. Eucken en donne des exemples p. 154 et suiv. : « L’homme seul éprouverait des battements de cœur, les hommes auraient plus de dents que les femmes ; le crâne de la femme aurait, contrairement à celui de l’homme, une suture circulaire ; l’homme aurait un espace vide dans l’occiput ; il posséderait huit côtes. » De plus, p. 164 et suiv. « que les œufs nageraient sur l’eau saturée de sel ; qu’à l’aide d’un vase de cire fermé, on pourrait puiser dans la mer de l’eau potable ; que les jaunes de plusieurs œufs mélangés se réuniraient au centre, toutes expériences prétendues exactes. »

52. Déjà Cuvier reconnaissait qu’Aristote décrit les animaux d’Égyple, non après les avoir vus et étudiés, ce qu’on pourrait croire d’après ses paroles, mais en se bornant à copier Hérodote. Humboldt remarque que les écrits zoologiques d’Aristote n’offrent aucune trace que sa science ait été augmentée par les victoires d’Alexandre. (Eucken, p. 16 et 160 ; voir ibidem la vue sur l’achèvement de la connaissance scientifique, p. 5 et suiv.)

53. Uebewegt[4] a très-bien résume le principe de la théologie d’Aristote. « Le monde a son principe en Dieu, qui est principe, non seulement comme l’ordre dans l’armée, comme forme immanente, mais encore comme substance existant en elle-même et par elle-même, comme le général dans l’armée. » La conclusion de la théologie par les mots d’Homère : « Οὐκ ἀγαθὸν πολυκοιρανίη, εἷς κοίρανος ἔστω, » (La multiplicité des chefs n’est pas un bien ; qu’un seul dirige tout), décèle la tendance morale qui fait le fond de la doctrine ; mais la preuve ontologique du Dieu transcendant se trouve dans l’assertion que tout mouvement, et par suite le passage de la possibilité à la réalité à une cause motrice, qui par elle-même est immobile. « De même que chaque objet existant suppose une cause motrice en acte, de même le monde en général suppose un moteur qui façonne la matière inerte en soi. »

54. Eucken, p. 161 et suiv., montre que même l’idée exacte de l’induction, chez Aristote, n’est pas facile à préciser, vu qu’il emploie souvent cette expression pour la simple analogie, qui doit cependant différer de l’induction ; il l’emploie même pour la simple explication d’idées abstraites par des exemples. Là où le mot induction a un sens plus rigoureux et signifie le passage du particulier au général, Aristote était encore disposé (p. 188) à sauter brusquement du particulier au général. « Ainsi, relativement aux diverses branches des sciences naturelles, il a souvent conclu, dans les questions générales comme dans les questions particulières, avec une grande assurance, en se fondant seulement sur un petit nombre de faits, pour aboutir à des lois générales et il a émis des assertions qui dépassaient de beaucoup la portée de ses observations personnelles. » (Voir des exemples, p. 188 et suiv.). Quant aux conclusions a priori, alors qu’il aurait fallu employer l’induction, voir Eucken p. 55. et suiv., 91 et suiv., 113 et suiv., 117 et suiv., etc.

  1. Philos. d. Griechen., 2e éd., II. p. 361 et suiv.
  2. Eucken, Die Methode der aristotelischen Forschung in ihrem Zusammenhang mit den philosophischen Grundprincipien des Aristoteles.
  3. Die Methode. etc., p. 153.
  4. Grundriss, 4e éd., I, p. 175 et suiv.