Histoire du matérialisme/Tome I/Partie I/Chapitre 1

Traduction par B. Pommerol.
C. Reinwald (tome 1p. 1-29).


PREMIÈRE PARTIE

LE MATÉRIALISME DANS L’ANTIQUITÉ


CHAPITRE PREMIER

Période de l’ancienne atomistique, particulièrement Démocrite.


Le matérialisme se rencontre parmi les plus anciens essais d’une conception philosophique du monde. Conflit entre la philosophie et la religion. — Preuve de ce conflit dans l’ancienne Grèce. — Origine de la philosophie. Influence des mathématiques et de l’étude de la Nature. — Relations avec l’Orient. Commerce. — Prédominance de la déduction. — Systématisation du matérialisme par l’atomistique. — Démocrite ; sa vie, sa personnalité ; sa doctrine. — Éternité de la matière. — Nécessité. — Les atomes et le vide. — Cosmogonie. — Propriétés des choses et des atomes. — L’âme. — Éthique. — Empédocle et l’origine de l’idée de finalité.


Le matérialisme est aussi ancien que la philosophie, mais il n’est pas plus ancien. La conception des choses qui domine naturellement dans les périodes les plus anciennes de la civilisation ne s’élève pas au-dessus des contradictions du dualisme et des formes fantastiques de la personnification. Les premiers essais tentés pour s’affranchir de ces contradictions, pour acquérir une vue systématique du monde et pour échapper aux illusions ordinaires des sens, conduisent directement dans le domaine de la philosophie ; et parmi ces premiers essais, le matérialisme a déjà sa place (1).

Mais dès que la pensée commence à procéder logiquement, elle entre en lutte avec les données traditionnelles de la religion. Celle-ci a ses racines dans les conceptions essentielles les plus anciennes, les plus grossières, les plus contradictoires, que la foule ignorante ne cesse de reproduire avec une force irrésistible. Une révélation immanente communique à la religion un sens profond plutôt par la voie du sentiment que par celle de la perception claire et consciente, en même temps que la riche parure de la mythologie, la vénérable antiquité de la tradition, rendent la religion chère au peuple. Les cosmogonies de l’Orient et de l’antiquité grecque ne présentent pas plus de conceptions matérialistes que de conceptions spiritualistes ; elles n’essayent pas d’expliquer le monde au moyen d’un principe unique, mais elles nous montrent des divinités anthropomorphes, des êtres primordiaux tout à la fois matériels et spirituels, des éléments qui s’agitent dans le chaos, et des forces qui se livrent à des combats et à des créations variés au milieu d’incessantes vicissitudes. En face de cette fantasmagorie, la pensée qui s’éveille réclame de l’unité et de l’ordre ; aussi, toute philosophie est-elle entraînée à une guerre inévitable avec la théologie de son époque, guerre plus ou moins acharnée, plus ou moins latente, suivant les circonstances.

C’est une erreur de ne pas reconnaître l’existence et même l’intensité de tels conflits dans l’Antiquité hellénique ; mais il est facile de voir comment cette erreur a pris naissance.

Si dans un lointain avenir nos descendants n’avaient, pour juger toute notre civilisation actuelle, que les fragments de l’œuvre mutilé d’un Gœthe ou d’un Schelling, d’un Herder ou d’un Lessing, ils ne soupçonneraient guère les abîmes profonds, les dissentiments violents qui séparent chez nous les différents partis. C’est le propre des grands hommes de tous les temps de concilier en eux-mêmes les tendances contraires de leur époque. Ainsi nous apparaissent dans l’antiquité, Platon et Sophocle ; plus un écrivain est grand, moins il nous montre dans ses ouvrages les traces des luttes qui passionnaient les masses de son temps, luttes auxquelles il a dû pourtant, lui aussi, prendre une part quelconque.

La mythologie, qui se présente à nous sous les formes riantes et légères que lui ont données les poëtes grecs et romains, n’était la religion ni des masses populaires, ni des classes éclairées, mais un terrain neutre où les unes et les autres pouvaient se rencontrer.

La multitude croyait bien moins à l’ensemble des divinités de l’Olympe, tel que l’avaient peuplé les poètes, qu’à la divinité spéciale de la ville ou de la contrée, dont l’image, dans le temple, était révérée comme particulièrement sainte. Ce n’étaient pas les belles statues des artistes célèbres qui captivaient la foule dévote ; c’étaient les images antiques, vénérables, grossièrement taillées, mais sanctifiées par la tradition. Il y avait aussi chez les Grecs une orthodoxie roide et fanatique, qui s’appuyait autant sur les intérêts d’une orgueilleuse caste sacerdotale que sur la foi des masses avides des faveurs divines (2).

On aurait peut-être entièrement oublié tout cela, si Socrate n’eût pas été forcé de boire la coupe empoisonnée ; Aristote lui-même s’enfuit d’Athènes pour empêcher cette ville de commettre un deuxième attentat contre la philosophie. Protagoras se vit réduit à fuir, et son écrit sur les dieux fut brûlé par l’ordre des magistrats. Anaxagore emprisonné dut chercher son salut dans la fuite. Théodore l’athée et, vraisemblablement aussi Diogène d’Apollonie, furent poursuivis comme négateurs des dieux. Et ceci se passait dans Athènes, chez le peuple le plus humain de la Grèce !

Aux yeux de la foule, le philosophe même le plus spiritualiste pouvait être poursuivi comme athée ; car nul penseur ne se figurait les dieux tels que la tradition sacerdotale voulait qu’on se les représentât.

Si maintenant nous jetons un regard sur les côtes de l’Asie Mineure, dans les siècles qui précèdent immédiatement la période brillante de la vie intellectuelle des Hellènes, nous verrons la colonie des Ioniens, avec ses villes nombreuses et importantes, se signaler par son opulence, sa prospérité matérielle, son génie artistique et les raffinements de sa vie luxueuse. Le commerce, les alliances politiques, le désir croissant de s’instruire poussaient les habitants de Milet et d’Éphèse à des voyages lointains, les mettaient fréquemment en contact avec des mœurs, des opinions étrangères, et permettaient à une aristocratie, aux idées indépendantes, de s’élever à un point de vue supérieur à celui des masses moins éclairées. Les colonies doriennes de la Sicile et de l’Italie méridionale jouirent pareillement d’une floraison précoce. On peut admettre que, longtemps avant l’apparition des philosophes, les influences précitées avaient répandu, dans les hautes classes de la société une conception de l’univers plus libre et plus éclairée.

C’est au milieu de ces hommes riches, considérés, versés dans les affaires et instruits par de nombreux voyages, que naquit la philosophie. Thalès, Anaximandre, Héraclite et Empédocle, occupaient un rang éminent parmi leurs concitoyens ; et il n’est pas étonnant que personne ne songeât à leur demander compte de leurs opinions. Moins heureux, au XVIIIe siècle, Thalès devint le sujet de monographies où la question de savoir s’il fut un athée donna lieu à de vives controverses (3). Si nous comparons, sous ce rapport, les philosophes ioniens du VIe siècle aux philosophes athéniens des Ve et IVe, nous sommes tentés de songer à la situation différente des libres penseurs anglais du XVIIe siècle et des encyclopédistes français du XVIIIe siècle. En Angleterre, nul ne songeait à mêler le peuple à la lutte des opinions (4) ; en France, la libre pensée se vit opposer le fanatisme de la foule.

Au progrès du rationalisme correspondit chez les Ioniens le développement des mathématiques et des sciences de la Nature. Thalès, Anaximandre et Anaximène s’occupèrent de problèmes spéciaux d’astronomie, aussi bien que de l’explication naturelle de l’univers ; Pythagore de Samos importa le goût des recherches mathématiques et physiques dans les colonies occidentales de la race dorienne. C’est dans la partie orientale du monde grec, où les relations avec l’Égypte, la Phénicie et la Perse étaient les plus fréquentes, que le mouvement scientifique prit naissance ; et ce fait incontestable prouve l’influence de l’Orient sur la culture hellénique plus clairement que les traditions fabuleuses de voyages entrepris par des philosophes grecs dans le but d’observer et d’étudier (5). L’idée d’une originalité absolue de la culture hellénique peut être admise si l’on n’a en vue que la forme, et si de l’épanouissement parfait de la fleur on conclut que les racines sont profondément cachées dans le sol ; mais cette originalité devient fantastique quand, se basant sur les résultats négatifs de la critique de toutes les traditions spéciales, on va jusqu’à nier des connexions et des qui ressortent d’elles-mêmes de l’étude des relations naturelles des peuples, bien que les sources ordinaires de l’Histoire restent silencieuses. Les rapports politiques, et avant tout le commerce, durent nécessairement, par des voies multiples, faire affluer d’un peuple l’autre les connaissances, les inventions et les idées. Si le mot de Schiller : « ô dieux, c’est à vous qu’appartient le négociant ! » est essentiellement humain et s’applique par conséquent à tous les temps, mainte idée d’importation étrangère a dû, plus tard, se rattacher mythiquement à un nom célèbre, tandis que les véritables introducteurs resteront éternellement inconnus de la postérité.

Il est certain que l’Orient avait devancé les Grecs dans l’astronomie et la chronométrie. Ainsi, les peuples de l’Orient eux-mêmes connaissaient et appliquaient les mathématiques à une époque où l’on ne pensait encore en Grèce à rien de semblable ; mais précisément, les mathématiques furent le terrain scientifique sur lequel les Grecs devaient dépasser de beaucoup tous les peuples de l’antiquité !

À la liberté et à l’audace de l’esprit hellénique se joignait la faculté innée de tirer des conséquences, d’énoncer avec précision et netteté des propositions générales, de fixer avec rigueur et sûreté le point de départ d’une recherche, d’en classer les résultats d’une manière claire et lumineuse ; en un mot, les Grecs avaient le talent de la déduction scientifique.

Il est d’usage aujourd’hui, surtout chez les Anglais, depuis Bacon, de déprécier la valeur de la déduction. Whewell, dans sa célèbre Histoire des sciences inductives, est souvent injuste envers les philosophes grecs, notamment envers l’école d’Aristote. Il traite dans un chapitre spécial des causes de leur insuccès, leur appliquant constamment le critérium de notre époque et de notre point de vue scientifique. Constatons qu’il y avait un grand travail à effectuer avant de pouvoir passer de l’entassement sans critique des observations et des traditions, à notre système d’expérimentation si fécond en résultats : il fallait créer d’abord une école de logiciens capables de marcher droit au but immédiat, sans trop se préoccuper des prémisses. Cette école, les Hellènes la fondèrent ; et nous leur devons les principes essentiels de la méthode déductive, les éléments de la mathématique et les règles de la logique formelle (6). C’est, à ce qu’il semble, par une interversion de l’ordre naturel des choses que l’humanité apprit à construire des déductions exactes avant de savoir trouver les vraies prémisses du raisonnement. Mais ce fait cesse de paraître contraire à l’ordre naturel si l’on se place au point de vue de la psychologie et de l’histoire.

Sans doute les spéculations sur l’univers, envisagé dans son ensemble et dans la connexion de ses parties, ne pouvaient, comme les recherches mathématiques, donner des résultats durables ; toutefois, il fallut que des essais innombrables vinssent par leur stérilité ébranler la confiance avec laquelle on se lançait sur cet océan, avant que la critique philosophique pût réussir à démontrer pourquoi une méthode identique, du moins en apparence, aboutissait d’un côté à un progrès positif et de l’autre à des tâtonnements aveugles (7). Même dans ces derniers siècles, rien n’a contribué à égarer dans de nouvelles aventures métaphysiques la philosophie, récemment émancipée du joug de la scholastique, autant que l’ivresse produite par les progrès étonnants des mathématiques au XVIIe siècle ! Ici encore, avouons-le, l’erreur favorisa le progrès de la culture ; car non-seulement les systèmes de Descartes, de Spinoza et de Leibnitz poussèrent dans tous les sens à penser et à étudier, mais encore ils éliminèrent définitivement la scholastique, depuis longtemps condamnée par la critique, frayant ainsi la voie à une conception plus saine de l’univers.

En Grèce, il s’agissait avant tout de dissiper les nuages du merveilleux, de dégager l’étude de l’univers du chaos mythologique des idées religieuses et poétiques, et de pénétrer sur le terrain de la raison et de l’observation sévère. Or cela ne pouvait s’effectuer tout d’abord qu’à l’aide de la méthode matérialiste ; car les objets extérieurs sont plus près de notre conscience naturelle que le moi ; et le moi lui-même, dans la pensée des peuples primitifs, réside plutôt dans le corps que dans l’essence spirituelle, ombre d’âme à demi rêvée, à demi imaginée, dont ils font la compagne du corps (8).

La proposition de Voltaire, qui pourtant était en général un adversaire ardent du matérialisme : « Je suis corps et je pense », aurait sans doute obtenu l’approbation des anciens philosophes grecs. Lorsqu’on commença à admirer la finalité de l’univers et de ses parties, notamment des organismes, ce fut un disciple de la philosophie naturelle ionienne, Diogène d’Apollonie, qui identifia la raison ordonnatrice du monde avec l’élément primordial : l’air.

Si cet élément avait été purement sensible, si ses fonctions sensitives s’étaient changées en pensées, en vertu de l’organisation de plus en plus compliquée et du mouvement de la matière primordiale, on aurait pu voir se développer dans cette voie un matérialisme rigoureux, peut-être plus solide que le matérialisme atomistique ; mais l’élément rationnel de Diogène est omniscient. De la sorte, l’énigme dernière du monde des phénomènes se trouve reportée à l’origine première des choses (9).

Les atomistes rompirent ce cercle vicieux en fixant l’essence de la matière. De toutes les propriétés des choses, ils choisirent, pour les attribuer à la matière, les plus simples, les plus indispensables pour comprendre un fait qui se produit dans le temps et dans l’espace ; et s’efforcèrent de faire sortir de ces propriétés seules l’ensemble des phénomènes. L’école d’Élée peut avoir devancé les atomistes dans cette voie, en séparant les variations trompeuses des phénomènes sensibles d’avec l’élément permanent que la pensée seule peut reconnaître comme l’être unique, véritablement existant. Les pythagoriciens, qui plaçaient l’essence des choses dans le nombre, c’est-à-dire, à l’origine, dans les rapports déterminables numériquement des formes corporelles, ont probablement contribué à ramener toutes les propriétés sensibles à la forme de la combinaison atomistique. Quoi qu’il en soit, les atomistes donnèrent la première idée parfaitement claire de ce qu’il faut entendre par la matière comme base de tous les phénomènes. Une fois ce principe établi, le matérialisme était complété comme première théorie parfaitement claire et logique de tous les phénomènes.

L’entreprise était aussi hardie, aussi grandiose que correcte, au point de vue de la méthode ; car tant que l’on prenait généralement pour point de départ les objets extérieurs du monde des phénomènes, on ne pouvait suivre aucune autre voie pour arriver à expliquer l’énigmatique par l’évident, le compliqué par le simple, l’inconnu par le connu. Même l’insuffisance de toute explication mécanique de l’univers ne pouvait finalement apparaître que dans cette voie, la seule en général qui conduisit à une explication complète.

Peu de grands hommes de l’antiquité probablement ont été maltraités par l’histoire autant que Démocrite. Dans la grande caricature que nous a transmise une tradition ignorante, il ne reste presque rien de lui que le nom de philosophe rieur, tandis que des personnages d’une valeur bien moindre nous sont connus dans toutes leurs particularités. C’est une raison de plus pour admirer le tact avec lequel Bacon de Verulam, qui en général ne brille guère par sa connaissance de l’histoire, est allé prendre Démocrite au milieu de tous les philosophes de l’antiquité pour lui décerner le prix des recherches solides ; Aristote, au contraire, l’idole philosophique du Moyen Âge, n’est à ses yeux que le créateur d’une science apparente et funeste, l’inventeur d’un verbiage vide de sens. Aristote ne pouvait être équitablement jugé par Bacon. Le philosophe anglais était pour cela trop dépourvu du sens historique, qui sait reconnaître, même dans de graves erreurs, une inévitable transition à une compréhension plus exacte de la vérité. Bacon trouvait en Démocrite une intelligence analogue à la sienne, et malgré l’abîme de deux mille ans qui le séparait du philosophe grec, il l’apprécia presque comme un contemporain. En effet, bientôt après Bacon, l’atomistique devint provisoirement, sous la forme qu’Epicure lui avait donnée, la base de l’étude de la nature chez les modernes.

Démocrite était un citoyen de la colonie ionienne d’Abdère, sur les côtes de Thrace. Les Abdérites ne s’étaient pas encore attiré la réputation de badauds qui s’attacha plus tard à leur nom. Cette florissante ville de commerce était riche et cultivée ; le père de Démocrite possédait une opulence remarquable et, sans aucun doute, son fils, si bien doué par la nature, reçut une éducation solide, quoique la tradition, d’après laquelle il aurait été l’élève des mages de la Perse, n’ait aucun fondement historique (10).

On raconte qu’il dépensa tout son patrimoine, dans les grands voyages que lui fit entreprendre son désir de s’instruire. Revenu pauvre, il fut secouru par son frère ; mais bientôt il acquit la réputation d’un sage inspiré par les dieux, grâce au succès de ses prédictions météorologiques. Enfin, il écrivit son grand ouvrage, le Diakosmos, qu’il lut publiquement à ses concitoyens et qui lui valut de leur part le don de cent, suivant d’autres, de cinq cents talents, ainsi que l’érection de plusieurs statues. La date de sa mort est inconnue ; mais d’après l’opinion générale, il atteignit un âge très-avancé et expira avec calme et sans douleur.

Quantité de récits et d’anecdotes se rattachent à son nom ; mais la plupart ne sont pas de nature à le caractériser exactement. Les portraits les moins fidèles sont ceux qui le représentent comme le philosophe rieur, par opposition à Héraclite, le philosophe larmoyant ; ces portraits ne nous montrent en lui qu’un joyeux railleur, qui ridiculise les folies humaines et se fait l’avocat d’une philosophie superficielle et constamment optimiste. Tout aussi inexacte est l’opinion qui ne nous découvre en lui qu’un simple compilateur ou, pis encore, qu’un adepte de doctrines secrètes et mystiques. Des renseignements contradictoires relatifs à sa personne, il ressort très nettement que sa vie entière fut consacrée à des recherches scientifiques, rationnelles et étendues. Le compilateur qui recueillit les rares fragments qui nous sont restés de ses nombreux écrits, le place, sous le rapport de l’intelligence et du savoir, au-dessus de tous les philosophes antérieurs à Aristote, et conjecture même que le stagyrite est redevable, en grande partie, de la vaste science que l’on admire en lui, à l’étude des œuvres de Démocrite (11).

Notons un trait caractéristique : cet homme d’un savoir si étendu professait « qu’il faut aspirer, non à la plénitude de la science, mais à la plénitude de l’intelligence » (12) ; et quand, avec un orgueil pardonnable, il parle de son œuvre, il n’insiste pas sur le nombre et la diversité de ses écrits, mais il se vante d’avoir vu par lui-même, d’avoir conversé avec d’autres savants et d’avoir adopté la méthode mathématique. « De tous mes contemporains, dit-il, c’est moi qui ai parcouru la plus grande partie de la terre, visité les régions les plus lointaines, vu le plus de climats et de contrées, entendu le plus de penseurs, et nul ne m’a surpassé dans les constructions et les démonstrations géométriques, pas même les géomètres de l’Égypte, auprès desquels, étranger, j’ai vécu cinq années entières (13). »

Parmi les causes qui expliquent l’oubli où est tombé Démocrite, nous devons mentionner celle-ci : il n’était ni ambitieux ni passionné pour les luttes de la dialectique. Il aurait visité Athènes sans se faire connaître d’aucun des philosophes de cette ville. Au nombre de ses sentences morales se trouve la suivante : « Celui qui aime la contradiction et le verbiage est incapable d’apprendre quoi que ce soit de sérieux ».

De pareilles dispositions ne convenaient guère pour la ville des sophistes, et permettaient encore moins à Démocrite d’entrer en rapport avec Socrate et Platon, dont la philosophie tout entière se développait au milieu des luttes de la dialectique. — Démocrite ne fonda pas d’école. Il semble que l’on déploya plus de zèle à faire des extraits de ses ouvrages qu’à les transcrire intégralement. L’ensemble de sa philosophie fut fondu finalement dans la doctrine d’Épicure. Aristote le nomme souvent et avec respect, mais il ne le cite guère que pour le combattre ; encore ne le traite-t-il pas toujours en pareil cas avec la justesse et l’impartialité convenables (14). Nous ne savons pas combien il lui a emprunté sans le nommer. Platon ne le mentionne nulle part, et l’on se demande si dans certains passages il ne l’attaquerait pas sans le désigner. C’est probablement là ce qui fit dire que, dans un mouvement d’ardeur fanatique, Platon voulut acheter et brûler tous les écrits de Démocrite (15).

De nos jours, Ritter, dans son Histoire de la philosophie, a accablé la mémoire de Démocrite de tout le poids de son courroux antimatérialiste ; aussi applaudissons-nous à l’hommage impartial que lui rend Brandis et à l’apologie brillante et victorieuse que lui consacre Zeller ; car, parmi les grands penseurs de l’antiquité, Démocrite peut, en réalité, être regardé comme un des plus grands.

Malgré cela, nous connaissons mieux la doctrine de Démocrite que les opinions de maint philosophe, dont il nous reste de plus nombreux fragments. Nous pouvons attribuer cet avantage à la clarté et à la logique de sa conception du monde, qui nous permet de rattacher aisément à l’ensemble du système, même le plus petit fragment. Le fondement de sa doctrine est l’atomistique, qu’il n’a sans doute pas inventée mais dont nul certainement avant lui n’avait saisi toute l’importance. Nous montrerons dans le cours de notre Histoire du Matérialisme, que l’atomistique moderne est sortie de l’atomistique de Démocrite par des transformations lentes et successives. — Nous pouvons considérer les propositions suivantes comme constituant la base essentielle de la métaphysique de Démocrite :

1° « Rien ne vient de rien ; rien de ce qui existe ne peut être anéanti. Tout changement n’est qu’agrégation ou désagrégation de parties (16). »

Cette proposition, qui renferme déjà en principe les deux grandes thèses de la physique moderne : l’indestructibilité de la matière et la conservation de la force, se retrouve au fond, chez Kant, comme la première « analogie de l’expérience » : « malgré toutes les modifications des phénomènes, la substance persiste et sa quantité n’augmente ni ne diminue dans la nature ». — Kant trouve que de tout temps, non seulement les philosophes mais encore le sens commun ont présupposé la persistance de la substance. Cette proposition prétend à la valeur d’un axiome comme condition préliminaire et indispensable de toute expérience régulière, et cependant elle a son histoire ! En réalité, l’homme à l’état de nature possède plus d’imagination que de logique ; rien ne lui est plus familier que l’idée de la naissance et de la destruction ; et le dogme chrétien de l’univers tiré du néant n’a probablement pas été la première pierre d’achoppement, dont le choc a éveillé la critique.

Dès l’origine de la pensée philosophique, apparaît sans doute aussi l’axiome de la persistance de la substance, bien que d’abord il soit un peu voilé. Dans l’infini (ἄπειρον) d’Anaximandre, d’où émanent toutes choses ; dans le feu divin et primitif d’Héraclite, au sein duquel les mondes se consument successivement, pour naître de nouveau, nous retrouvons incorporée la substance éternelle. Le premier, Parménide d’Élée nia toute naissance et toute destruction. L’être réellement existant aux yeux des Éléates, est le tout unique, sphère parfaitement arrondie, dans laquelle il n’y a ni changement ni mouvement. Toute modification n’est qu’apparence ! Mais ici se produisait entre l’apparence et l’être une contradiction qui ne pouvait rester le dernier mot de la philosophie. L’affirmation exclusive d’un axiome heurtait un autre axiome : « Rien n’est sans cause ! » Comment l’apparence pouvait-elle donc naître au sein de l’être ainsi immuable ? Ajoutez à cela l’absurdité de la négation du mouvement, qui, il est vrai, a provoqué d’innombrables discussions et favorisé la naissance de la dialectique. Empédocle et Anaxagore éliminent cette absurdité, en ramenant toute naissance et toute destruction au mélange et à la séparation des éléments ; mais ce fut l’atomistique la première qui donna à cette pensée une forme parfaitement nette et en fit la pierre angulaire d’une conception strictement mécanique de l’univers. À cela il fallait joindre l’axiome de la nécessité de tout ce qui arrive.

2° « Rien n’arrive fortuitement, tout a sa raison et sa nécessité (17). »

Cette proposition qu’une tradition douteuse attribue déjà à Leucippe, doit être entendue dans le sens d’une réfutation péremptoire de toute téléologie ; car la raison (λόγος) n’est que la loi mathématique et mécanique à laquelle les atomes, dans leurs mouvements, obéissent avec une nécessité absolue. Aussi Aristote se plaint-il à plusieurs reprises de ce que Démocrite, en écartant les causes finales, a tout expliqué par une nécessité naturelle. Bacon de Verulam loue précisément Démocrite de cette explication, dans le premier de ses écrits, sur l’Accroissement des Sciences, écrit où il sait encore dominer prudemment l’irritation habituelle que lui cause le système d’Aristote (17 bis).

Cette négation essentiellement matérialiste des causes finales a fait naître au sujet de Démocrite les mêmes malentendus qui règnent presque généralement encore aujourd’hui à l’endroit des matérialistes : on leur reproche de faire tout gouverner par un hasard aveugle. Il y a contradiction complète entre le hasard et la nécessité ; et cependant rien n’est plus fréquent que la confusion de ces deux termes. Cela vient de ce que l’idée de nécessité est parfaitement claire et précise, tandis que l’idée de hasard est très-indécise et relative.

Quand une tuile tombe sur la tête d’un homme, pendant qu’il marche dans la rue, on considère cet accident comme un effet du hasard ; et cependant personne ne met en doute que la pression de l’air produite par le vent, les lois de la pesanteur et d’autres circonstances naturelles rendent complètement raison de cette chute, qui résulte ainsi d’une nécessité naturelle et que, semblablement, par une nécessité naturelle, la tuile a dû atteindre la tête, qui se trouvait précisément dans l’endroit déterminé où elle est tombée.

On voit aisément par cet exemple, que l’hypothèse du hasard n’est, à proprement parler, qu’une négation partielle de la cause finale. La chute de la tuile ne s’explique, à nos yeux, par aucune finalité rationnelle, quand nous la déclarons fortuite.

Si maintenant, avec la philosophie chrétienne, on admet la finalité absolue, on exclut le hasard aussi complètement qu’en admettant la causalité absolue. À ce point de vue, les deux conceptions du monde les plus logiques s’équivalent parfaitement, et toutes deux ne laissent à l’idée du hasard qu’une signification arbitraire et peu pratique. Nous appelons accidentel, ou bien ce dont nous ne comprenons ni le but ni la cause, simplement pour abréger le discours et, par conséquent, d’une manière tout à fait antiphilosophique ; ou bien, nous plaçant à un point de vue exclusif, nous affirmons, contrairement au partisan de la téléologie, la production fortuite du fait, pour ne pas reconnaître les causes finales et cependant nous rejetons le hasard, du moment où nous affirmons que tout fait a une raison suffisante.

Et nous sommes dans le vrai, en tant qu’il s’agit de sciences naturelles ou de sciences exactes ; car c’est uniquement du côté des causes efficientes que le monde des phénomènes est accessible aux recherches de la science. Toute immixtion de causes finales, que l’on place à côté ou au-dessus des forces naturelles, lesquelles agissent nécessairement, c’est-à-dire selon des lois connues, n’est pas autre chose qu’une négation partielle de la science, une défense arbitraire de pénétrer dans un domaine encore inexploré (18).

Mais Bacon tenait déjà la téléologie absolue pour acceptable, quoiqu’il n’en comprît pas encore bien le sens. Cette idée d’une finalité dans l’ensemble de la nature, laquelle ne nous devient compréhensible que pas à pas, dans les détails et par l’étude des causes efficientes, cette idée ne nous conduit réellement à aucune finalité purement humaine ni, par conséquent, à une finalité que l’homme puisse comprendre dans les détails. Et cependant, les religions ont justement besoin d’une finalité anthropomorphe ; or c’est là une contradiction à la science, comme la poésie est une contradiction à la vérité historique ; aussi la finalité en ce sens et la poésie n’ont-elles droit de cité que dans une contemplation idéale des choses.

De là, la nécessité d’éliminer strictement toute cause finale avant que la science soit possible. Démocrite obéissait-il à ce motif quand il fit de la stricte nécessité la base de toute observation de la nature ? En ne s’attachant pas outre mesure à l’ensemble du système que nous venons d’esquisser, on arrive à reconnaître que Démocrite exigeait, comme condition indispensable de toute connaissance rationnelle de la nature, une idée claire de la nécessité naturelle. Or l’origine de cette idée ne doit être cherchée que dans l’étude des mathématiques, dont l’influence, sous ce rapport, a été pareillement décisive durant les temps modernes.

3° « Rien n’existe, si ce n’est les atomes et le vide ; tout le reste est hypothèse (19). »

Cette proposition réunit le côté fort et le côté faible de toute atomistique. Le fondement de toute explication rationnelle de la nature, de toutes les grandes découvertes modernes, a été la réduction des phénomènes au mouvement des plus petites molécules et, sans doute, l’antiquité classique aurait pu déjà parvenir dans cette voie à des résultats importants, si la réaction, émanée d’Athènes, contre les tendances naturalistes de la philosophie n’eût pas remporté une victoire aussi décisive. C’est par l’atomisme que nous expliquons aujourd’hui les lois du son, de la lumière, de la chaleur, des transformations physiques et chimiques les plus étendues et néanmoins l’atomisme est aujourd’hui encore aussi impuissant qu’au temps de Démocrite à expliquer la plus simple sensation de son, de lumière, de chaleur, de goût, etc. Malgré tous les progrès de la science, malgré toutes les transformations de l’idée d’atome, l’abîme est tout aussi profond et il ne diminuera en rien, dût-on réussir à établir une théorie complète des fonctions cérébrales et rendre exactement compte de la naissance et de la marche des mouvements mécaniques qui correspondent à la sensation ou, en d’autres termes, produisent la sensation. La science ne doit pas désespérer d’expliquer, au moyen de cette arme puissante, les actes les plus complexes et les mouvements les plus importants de la vie humaine, en recourant à la loi de la conservation de la force et en rapportant ces actes et ces mouvements aux forces de tension devenues libres dans le cerveau sous l’influence des excitations nerveuses ; mais il lui reste éternellement interdit de jeter un pont entre le son le plus simple, en tant que sensation d’un sujet, que ma sensation, et les processus de décomposition dans le cerveau que la science est obligée d’admettre, pour expliquer cette même sensation de son, comme un fait du monde matériel.

Peut-être l’école d’Élée ne fut-elle pas sans influence sur la manière dont Démocrite trancha ce nœud gordien. Cette école regardait le mouvement et le changement comme une simple apparence, une apparence absolument illusoire. Démocrite restreignit cette négation aux qualités sensibles des objets : « Le doux, l’amer, la chaleur, le froid, la couleur, n’existent que dans la pensée ; il n’y a, en réalité, que les atomes et le vide (20). »

La sensation, comme donnée immédiate, étant pour lui quelque chose de trompeur, on conçoit aisément qu’il se plaignît de ce que la vérité était profondément cachée et qu’il accordât à la réflexion une plus grande valeur, au point de vue de la connaissance, qu’à la perception immédiate. Mais comme les concepts, auxquels s’appliquait sa réflexion, étaient combinés avec les données de l’intuition sensible, sa théorie de la nature avait une vérité générale. En ramenant ainsi sans cesse toutes les hypothèses à l’observation de l’image formée en lui par le mouvement des atomes, Démocrite évitait les inconvénients qui s’attachent à l’emploi exclusif de la déduction.

4° « Les atomes sont en nombre infini ; et leurs formes d’une diversité infinie. Tombant éternellement à travers l’espace immense, les plus grands, dont la chute est plus rapide, heurtent les plus petits ; les mouvements latéraux et les tourbillons qui en résultent sont le commencement de la formation du monde. Des mondes innombrables se forment, pour périr ensuite, simultanément ou successivement (21). »

Cette idée grandiose, souvent considérée dans l’antiquité comme monstrueuse, se rapproche pourtant plus de nos conceptions actuelles que le système d’Aristote, qui démontrait a priori qu’en dehors de son monde complet et fini en soi, il ne peut en exister d’autre. À propos d’Épicure et de Lucrèce, sur lesquels nous possédons des documents plus complets, nous reviendrons sur l’ensemble de cette cosmogonie ; pour le moment, contentons-nous de dire que nous avons toute raison d’admettre que les grandes lignes de l’atomistique épicurienne, quand nous ne savons pas formellement le contraire, proviennent de Démocrite. Épicure voulait bien que les atomes fussent en nombre infini, mais n’admettait pas la variété infinie de leurs formes. Son innovation, touchant l’origine du mouvement latéral, a plus d’importance.

Démocrite nous expose un système parfaitement conséquent, qui ne serait sans doute pas admis par la physique actuelle, mais qui nous prouve que le penseur grec développa ses théories, aussi bien que le permettait son époque, d’après des principes strictement physiques. Partant de l’hypothèse erronée que les grandes masses, à égalité de densité, tombent plus rapidement que les petites, il faisait atteindre et heurter les petits atomes par les plus grands, dans leur chute à travers l’espace. Comme les atomes ont des formes diverses et qu’en règle générale le choc ne peut pas être central, il devait en résulter pour ces petits corps une rotation autour de leur axe et des mouvements latéraux, et nos connaissances actuelles en mécanique ne contredisent pas cette conclusion. Une fois admis, ces mouvements latéraux doivent nécessairement devenir de plus en plus compliqués et, comme les chocs successifs de nouveaux atomes sur une couche qui éprouve déjà le mouvement latéral, produisent sans cesse une force vive nouvelle, il est permis de croire que le mouvement s’opère avec une intensité progressive. Les mouvements latéraux, combinés avec la rotation des atomes, peuvent facilement amener des mouvements de rétrogradation. Si, dans une couche ainsi bouleversée, les atomes les plus lourds, c’est-à-dire les plus grands, conservent toujours un mouvement plus rapide dans la direction de haut en bas, il en résultera finalement qu’ils se trouveront dans la partie inférieure de la couche, tandis que les atomes les plus légers seront réunis dans la partie supérieure (22).

La base de toute cette théorie, l’idée de la chute plus rapide des grands atomes, fut attaquée par Aristote, et il semble que cela détermina Épicure, tout en conservant le reste de l’édifice philosophique de Démocrite, à imaginer, pour les atomes, ses déviations non motivées de la ligne droite. Aristote enseignait en effet que, s’il pouvait y avoir un espace vide, ce qui lui semblait impossible, tous les corps devaient y tomber avec une égale rapidité, les différences de vitesse dans la chute provenant de la différence de densité du milieu à traverser, l’eau ou l’air. Or, dans le vide, il n’y a aucune espèce de milieu ; par conséquent la chute des corps doit y être uniforme. Sur ce point, comme dans sa théorie de la gravitation vers le centre du monde, Aristote se trouvait parfaitement d’accord avec les résultats obtenus par la science moderne. Mais ses déductions ne sont qu’accidentellement rationnelles ; elles sont mêlées de subtilités tout à fait semblables à celles qui lui servent à prouver l’impossibilité d’un mouvement quelconque dans le vide. Épicure résuma la question et conclut en disant que puisqu’il n’existe pas de résistance dans le vide, tous les corps doivent y tomber avec une égale vitesse. Il paraît ainsi complètement d’accord avec la physique actuelle, mais le paraît seulement, car la notion exacte de la gravitation et de la chute des corps faisait totalement défaut aux anciens.

Il est intéressant de comparer ici comment Galilée, après avoir péniblement cherché et trouvé la vraie loi de la chute des corps, osa conclure a priori que, dans le vide, tous les corps tomberaient avec une égale vitesse et cela longtemps avant que la machine pneumatique eût démontré la réalité du fait. En concluant de la sorte, Galilée n’avait-il pas quelque réminiscence d’Aristote ou de Lucrèce ? (23)

5° « Les différences de toutes choses proviennent des différences de leurs atomes en nombre, grandeur, forme et coordination ; mais les atomes ne présentent pas de différences qualitatives. Ils n’ont pas « d’états internes » ; ils n’agissent les uns sur les autres que par la pression ou le choc (24). »

Nous avons vu, dans la troisième proposition de Démocrite, qu’il regardait les qualités sensibles telles que la couleur, le son, la chaleur, etc., comme une pure et décevante apparence, ce qui veut dire qu’il sacrifiait complètement le côté subjectif des phénomènes, le seul pourtant qui nous soit immédiatement accessible, pour arriver d’une manière plus logique à une explication objective. En effet, Démocrite se livra à des recherches profondes relativement à ce qui doit servir de base aux qualités sensibles des objets. Nos impressions subjectives, d’après lui, se règlent sur la différence de groupement des atomes en un schéma (σχημα) qui peut nous faire penser au « schéma » de nos chimistes (25).

Aristote blâme Démocrite d’avoir ramené toutes les sensations au tact seul, reproche qui, à nos yeux, est plutôt un éloge. Mais le point obscur gît précisément dans cette sensation du tact elle-même.

Il est facile de se placer à un point de vue où toutes les sensations nous apparaîtraient comme des modifications de la sensation du toucher ; mais il nous reste encore alors bien des énigmes à résoudre ! Cependant, nous ne pouvons plus éluder avec autant de naïveté que Démocrite la question de savoir comment se comporte, en face de la pression ou du choc qui la provoque, la plus simple et la plus élémentaire de toutes les sensations. La sensation n’est pas dans l’atome pris isolément et encore moins dans un groupe d’atomes : comment en effet, pourrait-elle traverser le vide pour venir former une unité ? Elle est produite et déterminée par une forme où les atomes agissent concurremment. Ici le matérialisme effleure le formalisme, ce qu’Aristote n’a pas oublié de relever (26). Mais tandis que ce dernier plaçait dans les formes transcendantes les causes du mouvement et corrompait ainsi dans ses sources toute étude de la nature, Démocrite se garda bien de poursuivre davantage le côté formalistique de sa propre théorie, qui l’aurait conduit dans les profondeurs de la métaphysique. Plus tard, Kant (Critique de la Raison) jeta un premier et faible rayon de lumière dans cet abîme mystérieux, qui, malgré tous les progrès de la science, est encore de nos jours béant comme à l’époque de Démocrite.

6° « L’âme est formée d’atomes subtils, lisses et ronds, pareils à ceux du feu. Ces atomes sont les plus mobiles de tous et, de leur mouvement, qui pénètre tout le corps, naissent les phénomènes de la vie (27). »

Ainsi que chez Diogène d’Apollonie, l’âme est donc ici une matière spéciale ; suivant Démocrite, cette matière est répandue dans tout l’univers, provoquant partout les phénomènes de la chaleur et de la vie. Démocrite connaît donc entre le corps et l’âme une différence, qui ne plairait guère aux matérialistes de notre temps, et il sait faire servir cette différence au profit de la morale, absolument à la façon des dualistes en général. L’âme est la partie essentielle de l’homme, le corps n’est que le récipient de l’âme ; c’est sur cette dernière que doit en première ligne se porter notre sollicitude. Le bonheur réside dans l’âme ; la beauté corporelle sans intelligence a quelque chose de bestial. On a même attribué à Démocrite la théorie d’une âme divine du monde ; mais en réalité, il n’entendait parler que de la diffusion universelle de cette matière mobile, qu’en langage figuré il pouvait très-bien décrire comme l’élément divin dans le monde, sans lui accorder autre chose que des propriétés matérielles et des mouvements mécaniques.

Aristote persifle Démocrite sur la manière dont l’âme met, selon lui, le corps en mouvement. Il emploie à cet effet la comparaison suivante : Dédale avait, dit-on, fabriqué une statue mobile de Vénus ; l’acteur Philippe expliquait les mouvements de cette statue en disant que Dédale avait probablement versé du mercure dans l’intérieur de cette statue de bois. Voilà précisément, ajoute Aristote, comment Démocrite fait mouvoir l’homme par les atomes mobiles qui sont dans son intérieur. La comparaison est très inexacte (28) ; cependant, elle nous aide à comprendre la diversité absolue de deux principes totalement différents qu’on peut suivre dans l’explication de la nature. Suivant Aristote, ce n’est pas mécaniquement à la façon de la statue, mais par le choix et la pensée que l’âme fait mouvoir l’homme, comme si cela n’avait pas été clair, même pour le sauvage, longtemps avant que la science eût balbutié ses premiers enseignements. Toute notre science consiste à ramener chaque phénomène particulier aux lois générales du monde ; ce travail de notre pensée a pour dernière conséquence de faire rentrer les actes eux-mêmes des êtres raisonnables dans cet enchaînement. Démocrite déduisit cette conséquence ; Aristote en méconnut l’importance.

La théorie de l’esprit, dit Zeller (28 bis), ne dérive pas, chez Démocrite, du besoin général « d’un principe plus profond » pour l’explication de la nature. Démocrite a regardé l’esprit non comme « la force créatrice du monde », mais seulement comme une matière à côté d’autres matières. Empédocle lui-même avait considéré l’intelligence comme une qualité interne des éléments ; pour Démocrite, elle est seulement « un phénomène résultant de propriétés mathématiques de certains atomes, en rapport avec d’autres ». Or c’est précisément en cela que consiste la supériorité de Démocrite ; car toute philosophie, qui veut sérieusement comprendre le monde des phénomènes, est forcée d’en revenir à cette idée de Démocrite. Le cas spécial des mouvements, que nous appelons intellectuels, doit s’expliquer d’après les lois générales de tout mouvement, ou bien il reste inexpliqué. Le défaut de tout matérialisme est de s’arrêter après cette explication, au moment où commencent seulement les plus hauts problèmes de la philosophie. Mais quiconque avec de prétendues notions rationnelles, qui ne donnent aucune prise à l’intuition sensible et à l’entendement, s’engage étourdiment dans l’explication de la nature extérieure, en y comprenant les actes intellectuels de l’homme, celui-là sape la science dans sa base, s’appelât-il Aristote ou Hegel.

Incontestablement, le vieux Kant se prononcerait ici en principe pour Démocrite contre Aristote et Zeller. Kant déclare que l’empirisme est parfaitement justifiable, tant qu’il ne devient pas dogmatique et qu’il se contente de s’opposer « à la témérité et à l’audace de la raison, qui méconnaît son véritable rôle » ; « qui se glorifie de sa sagacité et de sa science, au moment où cessent toute sagacité et toute science » proprement dite ; « qui confond les intérêts pratiques et les intérêts théoriques » et « rompt le fil des recherches physiques dès que cela lui paraît commode » (29). Cette témérité de la raison en face de l’expérience, cet abandon injustifiable de l’observation, joue son rôle encore aujourd’hui, comme dans l’antiquité hellénique. Nous reviendrons amplement sur ce sujet. C’est en tout cas le point où une saine philosophie ne saurait prendre le matérialisme sous sa protection avec trop de force et d’énergie.

La morale de Démocrite, malgré la supériorité assignée à l’esprit sur le corps, n’est au fond qu’une théorie du bonheur complètement conforme à son explication matérialiste du monde. Parmi ses sentences morales, qui nous ont été conservées en bien plus grand nombre que les fragments de sa physique, se trouvent certainement beaucoup de leçons de l’antique sagesse, applicables aux systèmes philosophiques les plus divers. Démocrite, en les combinant avec des préceptes empruntés à son expérience personnelle, les exprima trop dans le sens de la pratique populaire pour qu’elles pussent devenir caractéristiques de son système ; cependant il est facile, avec ces fragments, de reconstruire une série de pensées logiques qui reposent sur un petit nombre de principes simples.

Le bonheur consiste dans la tranquillité sereine de l’esprit, à laquelle l’homme ne peut parvenir qu’en maîtrisant ses désirs. La modération et la pureté du cœur, unies à la culture de l’esprit et au développement de l’intelligence, donnent à chaque homme les moyens d’y atteindre malgré toutes les vicissitudes de la vie. Les plaisirs sensuels ne procurent qu’une courte satisfaction et celui-là seul qui fait le bien, uniquement pour le bien même, sans y être poussé par la crainte ou l’espérance, est assuré d’une récompense intime.

Une semblable morale est assurément bien éloignée du sensualisme d’Épicure ou de cet égoïsme raffiné que nous voyons lié au matérialisme durant le XVIIIe siècle. Cependant elle manque du critérium de toute morale idéaliste, d’un principe de nos actions dérivé directement de la conscience et indépendant de toute expérience. Ce qui est bon ou mauvais, juste ou injuste, Démocrite semble le supposer connu sans plus de recherches. La sereine tranquillité de l’esprit est le bien le plus durable ; elle ne peut être obtenue que par des pensées et des actions vertueuses ; ce sont là, pour Démocrite, des données résultant de l’expérience et le bonheur de l’individu gît dans la poursuite de cette harmonie intérieure.

Des grands principes qui servent de base au matérialisme de notre époque, un seul fait défaut chez Démocrite : c’est la suppression de toute téléologie, au moyen d’un principe purement physique qui fasse sortir la finalité de son contraire. En effet, un pareil principe doit être admis toutes les fois que l’on veut sérieusement établir une seule espèce de causalité, celle du choc mécanique des atomes. Il ne suffit pas de montrer que ce sont les atomes les plus subtils, les plus mobiles et les plus polis, qui donnent naissance aux phénomènes du monde organique ; il faut encore montrer pourquoi ces atomes produisent, au lieu de formes quelconques, des corps délicatement construits, comme ceux des plantes et des animaux, avec tous les organes nécessaires à la conservation des individus et des espèces. C’est seulement lorsque cette démonstration aura été faite qu’il sera permis de comprendre, dans toute la force du mot, le mouvement intellectuel comme un cas spécial du mouvement universel.

Démocrite vantait la finalité des formes organiques, surtout du corps humain, avec l’admiration d’un naturaliste penseur. Nous ne trouvons chez lui aucune trace de cette fausse téléologie que l’on peut appeler l’ennemie héréditaire de toute étude de la nature ; mais il ne fait pas la moindre tentative pour expliquer l’apparition de cette finalité par l’action aveugle de la nécessité naturelle. Nous ignorons si c’est là une lacune de son système ou seulement de ce qui nous est resté de ses œuvres. Cependant, nous savons que cette dernière thèse fondamentale de tout matérialisme s’est aussi produite parmi les spéculations philosophiques des Hellènes, et, sous la grossièreté de la forme, le sens en est parfaitement net et intelligible. Ce que Darwin a fait pour l’époque actuelle en s’appuyant sur une quantité considérable de connaissances positives, Empédocle l’avait fait pour l’antiquité ; il avait énoncé cette pensée simple mais décisive : il y a prépondérance des organismes appropriés à leurs fins, parce qu’il est de leur essence de se maintenir longtemps après la disparition de ceux qui n’y sont pas appropriés.

En Sicile et dans l’Italie méridionale, la vie intellectuelle des Hellènes parvint à son entier épanouissement, presque aussitôt que sur les côtes de l’Asie Mineure. La « grande Grèce » elle-même, avec ses riches et fières cités, avait précédé depuis longtemps la métropole dans cette voie, lorsqu’enfin les rayons de la philosophie se concentrèrent, comme en un foyer, dans la ville d’Athènes. Au rapide développement des colonies grecques doit avoir contribué une cause semblable à celle qui arracha ce soupir à Gœthe : « Amérique, tu es plus heureuse que notre vieux continent ; tu n’as ni châteaux ruinés, ni basaltes. » La liberté plus grande en face des traditions, l’éloignement des lieux sacrés, vénérés depuis des siècles, l’absence presque complète d’ambitieuses familles sacerdotales, avec leur autorité profondément enracinée, tout cela paraît avoir considérablement favorisé la transition qui détacha les esprits des croyances religieuses auxquelles ils étaient asservis et les tourna vers les recherches scientifiques et les méditations philosophiques. L’association pythagoricienne, avec toute sa sévérité, était une innovation religieuse d’un caractère assez radical, et les membres éminents qu’elle compta dans son sein développèrent l’étude des mathématiques, des sciences physiques et naturelles avec un succès inconnu à la Grèce, avant la période alexandrine. Xénophane, venu de l’Asie Mineure dans l’Italie méridionale, y fonda l’école d’Élée et fut un ardent propagateur des lumières. Il combattit les idées mythiques relatives à l’essence des dieux et les remplaça par une conception philosophique.

Empédocle d’Agrigente ne doit pas être considéré comme matérialiste ; car chez lui la force et la matière sont encore systématiquement séparées. Il fut probablement le premier en Grèce qui partagea la matière en quatre éléments ; cette théorie dut à Aristote une vitalité si tenace, qu’aujourd’hui encore, dans la science, on en découvre des traces sur plus d’un point. Outre ces éléments, Empédocle admit deux forces fondamentales, l’Amour et la Haine, qui, dans la formation et la destruction du monde, sont chargés de produire, l’un l’attraction, l’autre la répulsion. Si Empédocle eût fait, de ces forces, des qualités des éléments, nous pourrions sans difficulté le ranger parmi les matérialistes ; car non seulement le langage imagé de ses poésies philosophiques emprunta ses descriptions aux sentiments du cœur humain, mais encore il mit à contribution l’Olympe et le Tartare, pour donner à ses idées la chaleur et la vie, enfin pour occuper l’imagination en même temps que l’entendement. Mais ces forces fondamentales sont indépendantes de la matière. À des intervalles incommensurables, c’est tantôt l’une qui triomphe, tantôt l’autre. Quand l’Amour règne en maître absolu, tous les éléments réunis jouissent d’une paix harmonieuse et forment une sphère immense. Si la Haine devient toute-puissante, tout est séparé, dispersé. Dans les deux hypothèses il n’existe pas d’êtres isolés. La vie terrestre est suspendue tout entière aux alternatives qui conduisent l’univers sphérique par la force progressive de la Haine à une dissolution ou par la force croissante de l’Amour au résultat opposé. Nous vivons actuellement dans cette dernière période et, d’après les idées fondamentales du système, nous avons déjà derrière nous un espace de temps immense. Les détails de sa cosmogonie ne nous intéressent qu’autant qu’il est question de la naissance des organismes ; car ici nous rencontrons la pensée qui a exercé une si énergique influence, grâce à Épicure et à Lucrèce.

La Haine et l’Amour n’opèrent pas suivant un plan ou, du moins, ils ne travaillent qu’à produire la séparation ou la réunion universelle des éléments. Les organismes naissent par l’effet du jeu fortuit des éléments et des forces fondamentales ; en premier lieu se formèrent les plantes, puis les animaux. La nature produisit d’abord les organes des animaux d’une manière partielle : des yeux sans visage, des bras sans corps, etc. Le développement de la force qui associe les choses provoqua un mouvement confus des corps et les réunit tantôt d’une façon, tantôt d’une autre. La nature essaya, pour ainsi dire, toutes les combinaisons avant d’enfanter une créature viable et, finalement, une créature capable de se reproduire. Dès que celle-ci exista, elle se conserva par elle-même, tandis que les créatures antérieures disparurent comme elles étaient nées.

Ueberweg (29 bis) remarque, à propos de cette conception, qu’on pourrait la comparer à la philosophie naturelle de Schelling et d’Oken et à la théorie de la descendance de Lamarck et de Darwin ; toutefois, ce dernier ferait consister plutôt le progrès dans la différenciation successive des formes plus simples ; tandis que la conception d’Empédocle le cherche de préférence dans la combinaison des formes hétérogènes entre elles. Cette remarque est très-juste et l’on pourrait ajouter que la théorie de la descendance moderne est appuyée sur les faits ; celle d’Empédocle, au contraire, jugée au point de vue de la science actuelle, paraît fantastique et absurde. Il faut cependant faire ressortir ce qu’il y a de commun entre ces deux théories, qui contrastent d’une manière absolue avec la philosophie naturelle de Schelling-Oken : c’est la naissance purement mécanique des organismes, appropriés à leurs fins, par le jeu répété à l’infini de la procréation et de la destruction, jeu où ne persiste en définitive que ce qui porte un caractère de durée dans sa constitution relativement accidentelle. Si, à l’égard d’Empédocle, on est autorisé à conserver un doute critique et à se demander si réellement il a entendu la chose dans ce sens, il n’en est pas moins certain qu’Épicure a compris ainsi la théorie d’Empédocle et, par suite, l’a fondue avec l’atomistique et avec sa propre doctrine sur la réalisation de toutes les possibilités.

Autour du nom d’Empédocle, comme autour de celui de Démocrite, on a rassemblé nombre de contes et de fables, dont une grande partie s’explique par l’étonnement qu’inspirait à ses contemporains l’action merveilleuse qu’Empédocle aurait exercée sur les forces de la nature. Tandis que malgré l’extrême simplicité de sa vie et la publicité restreinte de sa doctrine, Démocrite parvint à une grande renommée et la dut uniquement aux résultats positifs de sa doctrine ; Empédocle, au contraire, paraît avoir aimé l’auréole mystique du thaumaturge et il l’utilisa pour ses projets de réforme. Il chercha aussi à répandre des idées plus pures relativement aux dieux, sans toutefois imiter le rationalisme de Xénophane, qui rejetait tout anthropomorphisme. Empédocle croyait à la métempsychose ; il prohibait les sacrifices ainsi que l’usage de la viande ; sa gravité, son éloquence ardente, le renom de ses actions, imposaient au peuple qui le vénérait comme un dieu. En politique, il était un partisan zélé de la démocratie, qu’il fit triompher dans sa ville natale. Cependant lui aussi fut victime de l’inconstance de la faveur populaire ; car il mourut dans le Péloponèse, probablement exilé. — Nous ne comprenons pas comment ses idées religieuses pouvaient s’accorder avec sa philosophie de la nature. « Combien de doctrines théologiques, fait remarquer Zeller, ont été admises par des philosophes chrétiens, quoiqu’elles fussent en complète contradiction avec le christianisme ! »



profession, mettre enfin le travail au service de la vertu. La tendance opposée, l’élan vers le beau et le sublime, avait été préparée et développée longtemps avant le commencement de la période littéraire classique ; ici encore, c’est au sein des écoles que naquit et s’accentua ce mouvement vers le progrès. L’époque où disparut dans les universités l’usage exclusif du latin coïncide avec la restauration de l’ancien enseignement classique. Cet enseignement, dans presque toute l’Allemagne, était descendu à un niveau déplorable, durant la triste période où l’on étudiait le latin pour apprendre la théologie et où l’on étudiait la théologie pour apprendre le latin (106). Les écrivains classiques étaient remplacés par des auteurs néolatins, d’esprit exclusivement chrétien. Le grec était complètement négligé ou bien l’on se bornait au Nouveau Testament et à un recueil de sentences morales. Les poëtes, que les plus illustres humanistes plaçaient avec raison en tête des écrivains et qui, en Angleterre, jouissaient d’une autorité inébranlable, au grand profit de l’éducation nationale, avaient, en Allemagne, disparu des programme scolaires sans presque laisser de traces. Même dans les universités, les humanités étaient négligées et la littérature grecque complètement délaissée. On ne s’éleva point de cet humble niveau jusqu’à la brillante période de la philologie allemande qui commença à Frédéric-Auguste Wolff, par un saut brusque ni par une révolution venue du dehors, mais par de pénibles efforts successifs et grâce à l’énergique mouvement intellectuel, que l’on peut désigner sous le nom de deuxième renaissance en Allemagne. Gervinus se moque des « savants amoureux de l’antiquité, des compilateurs de matériaux, des hommes très prosaïques », qui, vers la fin du XVIIe siècle et au commencement du XVIIIe siècle, s’essayèrent partout « à poétiser dans leurs heures de loisir au lieu d’aller se promener » ; mais il oublie que ces mêmes savants, médiocres versificateurs, introduisirent silencieusement un autre esprit dans les écoles. À défaut de verve, ils avaient du moins un but et de la bonne volonté, en attendant l’apparition d’une génération élevée au milieu des excitations passionnées de la jeunesse. Chez presque tous les poëtes remarquables, qui précédèrent immédiatement l’époque classique, comme Uz, Gleim, Hagedorn etc., on peut constater l’influence de l’école (107). Ici on faisait des vers allemands, là on lisait des auteurs grecs ; mais l’esprit d’où sortaient ces deux tendances était le même ; et le rénovateur le plus influent des vieilles études classiques dans les gymnases, Jean Mathias Gesner, était en même temps un ami de la vie réelle et un zélé promoteur de la langue allemande. Leibnitz et Thomasius n’avaient pas en vain appelé l’attention sur le profit que d’autres nations retiraient de la culture de leur langue maternelle (108). Thomasius avait été forcé de livrer des combats acharnés pour obtenir l’emploi de l’allemand comme langue des cours universitaires et des traités scientifiques ; cette cause triompha peu à peu au XVIIIe siècle, et même le timide Wolff, en se servant de l’idiome national dans ses écrits philosophiques, développa l’enthousiasme naissant pour la nationalité allemande,

Chose étrange, des hommes sans vocation poétique durent préparer l’essor de la poésie ; des savants au caractère pédantesque et au goût corrompu mirent les esprits en état d’entendre la simplicité noble et les types de la liberté humaine (109). Le souvenir, presque oublié, de la splendeur de l’ancienne littérature classique poussa les esprits vers un idéal de beauté, dont ni les chercheurs ni leurs guides n’avaient une idée exacte, jusqu’au moment ou Winckelmann et Lessing firent jaillir la lumière. Le désir de se rapprocher des Grecs par l’éducation et la science avait surgi dès les commencements du XVIIIe siècle sur des points isolés ; ce désir avait grandi de décade en décade, lorsqu’enfin Schiller, par la profondeur de ses analyses, sépara, d’une manière rationnelle, le génie moderne du génie antique ; en même temps l’art grec fut, avec certaines réserves, définitivement reconnu comme digne de servir de modèle.

La recherche de l’idéal caractérise le XVIIIe siècle dans toute sa durée. Si l’on ne pouvait pas encore songer à rivaliser avec les nations les plus avancées, pour la puissance, la richesse, la dignité de l’attitude politique et le caractère grandiose des entreprises extérieures, on tâchait du moins de les surpasser dans les études les plus nobles et les plus sublimes. Ainsi Klopstock proclama la rivalité des muses allemande et britannique, dans un moment où la première n’avait encore guère de titres à se poser comme l’égale de l’autre ; et Lessing brisa, par sa puissante critique, toutes les barrières qui imposaient de fausses autorités et d’insuffisants modèles, pour frayer la voie aux entreprises les plus gigantesques, sans se préoccuper de ceux qui s’y élanceraient.

C’est dans cet esprit que les influences étrangères furent, non pas subies passivement, mais assimilées et transformées. Nous avons vu que le matérialisme anglais prit pied de bonne heure en Allemagne, mais il n’y put triompher. Au lieu de l’hypocrite théologie de Hobbes, on demandait un dieu réel et une pensée, pour base de l’univers. La manière dont Newton et Boyle, à côté d’une conception du monde grandiose et magnifique, laissaient subsister la théorie artificielle du miracle, ne pouvait pas mieux être accueillie par les chefs du rationalisme allemand. On s’accordait plus aisément avec les déistes ; mais la plus grande influence fut exercée par Shaftesbury. Ce dernier unissait à la clarté abstraite de sa conception du monde une vigueur poétique d’imagination et un amour pour l’idéal, qui contient le raisonnement dans de justes limites, de sorte que, sans avoir besoin du criticisme, les résultats de la philosophie de Kant pour la paix du cœur et de l’esprit étaient, en quelque sorte, conquis par anticipation. C’est aussi dans le sens de Shaftesbury que l’on comprenait la théorie de la perfection de l’univers, quoiqu’on eût l’air de s’appuyer sur Leibnitz ; on empruntait le texte à Leibnitz, l’interprétation à Shaftesbury, et, à la place de la mécanique des essences incréées, apparut, comme dans la philosophie juvénile de Schiller, l’hymne à la beauté du monde, dont tous les maux servent à rehausser l’harmonie générale et font l’effet de l’ombre dans un tableau, de la dissonance en musique.

À ce cercle d’idées et de sentiments le spinozisme s’adapte bien mieux que le matérialisme ; en outre, rien ne pourrait différencier plus clairement ces deux systèmes que l’influence exercée par Spinoza sur les chefs du mouvement intellectuel en Allemagne au XVIIIe siècle. Il ne faudrait cependant pas oublier qu’aucun d’eux ne fut spinoziste dans la véritable acception du mot. On s’en tenait à un petit nombre d’idées principales : l’unité de tout ce qui existe, la régularité de tout ce qui arrive, l’identité de l’esprit et de la nature. On ne s’inquiétait guère de la forme du système ni de l’enchaînement des différentes propositions ; et quand on affirme que le spinozisme est le résultat nécessaire de la méditation naturelle, ce n’est pas qu’on admette l’exactitude de ses démonstrations mathématiques, mais on croit que l’ensemble de cette conception du monde, en opposition avec la conception traditionnelle de la scolastique chrétienne, est le véritable but de toute spéculation sérieuse. Voici ce que disait l’ingénieux Lichtenberg : « Si le monde subsiste encore un nombre incalculable d’années, la religion universelle sera un spinozisme épuré. La raison, abandonnée à elle-même, ne conduit et ne peut conduire à aucun autre résultat (110). » Le spinozisme, qu’on doit épurer en lui ôtant ses formules mathématiques, où se cachent tant de conclusions erronées, n’est pas célébré comme un système final de philosophie théorique, mais comme une religion ; telle était bien la pensée réelle de Lichtenberg, qui, malgré son penchant vers un matérialisme théorique, avait l’esprit profondément religieux. Personne ne trouverait la religion de l’avenir dans le système de Hobbes, plus logique en théorie et plus exact quant aux détails. Dans le deus sive natura de Spinoza, le dieu ne disparaît pas derrière la matière. Il est là, il vit, face interne de ce même grand Tout qui apparaît à nos sens comme la nature.

Gœthe aussi s’opposait à ce qu’on regardât le dieu de Spinoza comme une idée abstraite, c’est-à-dire comme un zéro, attendu qu’il est au contraire l’unité la plus réelle de toutes, l’unité active qui se dit à elle-même : « Je suis celui qui suis ; je serai dans tous les changements de ma vie phénoménale ce que je serai (111). » Autant Gœthe s’éloignait résolûment du dieu de Newton, qui ne donne l’impulsion au monde qu’extérieurement, autant il s’attachait à la divinité de l’être intérieur, unique, qui n’apparaît aux hommes que comme l’univers ; tandis que, dans son essence, il est élevé au-dessus de toutes les conceptions des créatures. Plus avancé en âge, Gœthe se réfugiait dans l’éthique de Spinoza, quand une théorie étrangère avait fait sur lui une impression désagréable. J’y retrouve, disait-il, dans toute sa pureté et sa profondeur, la conception innée à laquelle j’ai conformé toute ma vie, celle qui « m’a appris à voir inviolablement Dieu dans la nature et la nature en Dieu (112). »

On sait que Gœthe a aussi pris soin de nous faire connaître l’impression produite sur lui, dans sa jeunesse, par le Système de la nature. L’arrêt si peu équitable qu’il prononça contre d’Holbach accuse d’une manière si frappante le contraste entre deux courants intellectuels, complètement différents, que nous pouvons ici laisser parler Gœthe comme le représentant de la jeunesse, avide d’idéal, de l’Allemagne de son temps : « Nous ne comprenions pas qu’un pareil livre pût être dangereux. Il nous paraissait si terne, si cimmérien, si cadavéreux que nous avions peine à en supporter la vue. »

Les autres considérations, que Gœthe émet ensuite et qui appartiennent à la sphère des idées de sa jeunesse, n’ont pas grande importance. Elles nous prouvent seulement que lui et ses jeunes confrères en littérature ne voyaient dans cet écrit que « la quintessence de la sénilité, insipide et même dégoûtante ». On réclamait la vie pleine, entière et telle qu’un ouvrage théorique et polémique ne pouvait ni ne devait la donner ; on demandait au travail du rationalisme le contentement de l’âme, que l’on ne rencontre que dans le domaine de la poésie. On ne songeait pas que, quand même l’univers constituerait le chef-d’œuvre le plus sublime, ce serait toujours autre chose d’analyser les éléments qui le composent et de jouir de sa beauté dans une vue d’ensemble. Que devient la beauté de l’Iliade quand on épelle ce poème ? Or d’Holbach s’était imposé la tache d’épeler, à sa manière, la science la plus nécessaire. Il ne faut donc pas s’étonner que Gœthe terminât son arrêt en disant : « Quelle impression de creux et de vide nous éprouvions dans cette triste demi-nuit de l’athéisme, où disparaissaient la terre avec toutes ses créatures, le ciel avec toutes ses constellations ! Il y aurait donc une matière mue de toute éternité, et par ses mouvements à droite, à gauche, dans toutes les directions, elle produirait, sans façon, les phénomènes infinis de l’existence. Encore nous serions-nous résignés à tout cela, si l’auteur, avec sa matière en mouvement, avait réellement construit le monde sous nos yeux. Mais il paraissait ne pas connaître la nature mieux que nous ; car, après avoir jalonné sa voie de quelques idées générales, il les quitte aussitôt pour transformer ce qui semble plus élevé que la nature ou apparaît comme une nature supérieure dans la nature, en une nature matérielle, pesante, dépourvue de forme et sans direction propre, et il se figure avoir ainsi beaucoup gagné. »

D’un autre côté, la jeunesse allemande ne pouvait faire sans doute aucun usage des arguments de la philosophie universitaire, qui établissent « qu’aucune matière ne peut penser. » « Si toutefois, continue Gœthe, ce livre nous a fait du mal, : c’est en nous rendant pour toujours cordialement hostiles à toute philosophie et surtout à la métaphysique ; en revanche, non nous jetâmes avec d’autant plus de vivacité et de passion sur la science vivante, l’expérience, l’action et la poésie (113). »





FIN DU TOME PREMIER.








NOTES


NOTES DE LA PREMIÈRE PARTIE


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1. Ma phrase initiale : Le matérialisme est aussi ancien que la philosophie, mais il n’est pas plus ancien, a parfois été mal comprise. Elle est dirigée d’abord contre ceux qui méprisent le matérialisme ; contre ceux qui voient, dans ce système du monde, l’antipode de la pensée philosophique et lui contestent une valeur scientifique quelconque ; ensuite, contre ceux des matérialistes qui, à leur tour, dédaignant toute philosophie, s’imaginent que leur système du monde n’est pas le résultat de la spéculation philosophique, mais plutôt le fruit de l’expérience, du sens commun et de l’étude de la nature. On aurait pu soutenir que, chez les philosophes de la nature ioniens, le premier essai d’une philosophie fut matérialiste ; mais l’examen rapide de la longue période de développement qui s’écoule, depuis les premiers systèmes incertains et incomplets, jusqu’au matérialisme réalisé par Démocrite avec une entière logique et une conviction claire et précise, devait amener à reconnaître que le matérialisme figure seulement parmi les premiers essais de philosophie. En effet, le matérialisme, si l’on ne veut pas, a priori, l’identifier avec l’hylozoïsme et le panthéisme, n’est complet que du moment où l’on regarde la matière comme purement matérielle, c’est-à-dire qu’au tant que l’on comprend que ses molécules ne sont pas une matière pensant par elle-même, mais des corps qui se meuvent d’après des principes purement matériels ; corps insensibles, qui donnent naissance au sentiment et à la pensée par certaines formes de leurs combinaisons. Ainsi le matérialisme complet apparaît nécessairement comme un atomisme, attendu qu’il est difficile, quand on veut déduire de la matière tous les phénomènes d’une façon claire et sans mélange de propriétés et de forces suprasensibles, de ne pas la diviser en petits corpuscules avec un espace vide pour le mouvement.

Capitale est la différence entre les atomes animés de Démocrite et l’air chaud de Diogène d’Apollonie, malgré la ressemblance toute superficielle qu’ils présentent. L’air chaud est une matière purement rationnelle ; il est, par lui-même, capable de sensation et se meut en vertu de sa puissance rationnelle. Les atomes de l’âme, de Démocrite, se meurent, comme tous les autres atomes, d’après des principes exclusivement mécaniques ; ils ne produisent le phénomène d’êtres pensants que dans un cas spécial, mécaniquement réalisé. C’est ainsi encore que l’« aimant animé » de Thalès justifie parfaitement l’assertion « tout est plein de dieux » (πάντα πλήρη θεῶν), mais il diffère foncièrement de la conception par laquelle les atomistes essaient d’expliquer l’attraction du fer par l’aimant.

2. En réponse à l’assertion tout à fait opposée de Zeller[1], il conviendrait de faire remarquer que nous pouvons accepter le jugement de cet historien : « Les Grecs n’avaient pas de hiérarchie ni de dogmes inviolables », sans être obligé de modifier l’exposition qui précède. Avant tout, les Grecs ne formaient pas une unité politique dans laquelle une hiérarchie et des dogmes auraient pu se développer ; leur religion se forma avec une diversité encore plus grande que les constitutions des différentes villes et régions. Naturellement, le caractère éminemment local du culte, devait par suite de l’extension des rapports pacifiques, aboutir à une tolérance et à une liberté que ne soupçonnent pas les peuples dont la foi est intense et la religion fortement centralisée. Cependant parmi les tendances unitaires de la Grèce, les tendances hiérarchico-théocratiques furent peut-être les plus remarquables ; et l’on peut citer comme exemple l’influence du clergé de Delphes qui fait une exception notable à la règle d’après laquelle « le sacerdoce aurait procuré infiniment plus d’honneurs que de puissance »[2].

S’il n’y avait pas en Grèce de caste sacerdotale, de clergé formant un corps exclusif, en revanche il y avait des familles sacerdotales, appartenant d’ordinaire à la plus haute aristocratie, et dont les droits héréditaires étaient respectés comme les plus légitimes et les plus inviolables. Elles surent maintenir leur influence durant des siècles. De quelle importance n’étaient pas pour Athènes les mystères d’Éleusis et comme leur histoire se confond avec celle des familles des Eumolpides, des Céryques, des Phyllides, etc. ![3] L’influence politique de ces familles se manifeste de la manière la plus évidente dans la chute d’Alcibiade ; bien que pour des faits, où les influences cléricales et aristocratiques agissent de concert avec le fanatisme de la populace, il soit difficile de démêler tous les fils de l’événement. Quant à l’orthodoxie, on ne peut assurément pas la comparer à un système de doctrines organisé d’après une méthode scholastique. Un pareil système serait né peut-être, si la théocrasie (fusion des cultes) des théologiens delphiques et des mystères ne fût venue trop tard pour pouvoir entraver, dans l’aristocratie et la haute bourgeoisie, le développement des idées philosophiques. On s’en tint donc aux tortues mystiques du culte sous lesquelles chacun pouvait avec liberté penser ce qu’il voulait. La doctrine générale de la sainteté et de l’importance de certaines divinités déterminées, de certaines formes du culte, des termes et des rites consacrés en resta d’autant plus inviolable. Le jugement individuel fut ici absolument prescrit et tous les doutes, tous les essais d’innovation illicites, toutes les discussions téméraires, s’exposaient à un inévitable châtiment. Il y avait cependant aussi, relativement aux traditions mythiques, une grande différence entre la liberté laissée aux poètes et les formes arrêtées de la tradition sacerdotale qui se rattachait immédiatement aux cultes des différentes localités. Un peuple qui trouvait, dans chaque ville, d’autres dieux avec des attributs dissemblables, une généalogie et une mythologie différentes, sans se laisser dérouter dans sa foi à la sainte tradition locale, devait aisément permettre aux poëtes de manier, à leur gré, la matière générale et mythique de la littérature nationale ; mais si, dans ces libertés, se produisait la moindre attaque, directe ou indirecte, contre la tradition des divinités locales, le poète, comme le philosophe, courait de grands dangers. On pourrait aisément allonger la liste des philosophes persécutés dans la seule ville d’Athènes, que nous mentionnons dans notre texte ; y ajouter Stilpon et Théophraste[4] ; les poètes, comme Diagoras de Melos, dont la tête fut mise à prix ; Eschyle qui, pour une prétendue indiscrétion relative aux mystères, vit son existence en danger et ne trouva grâce devant l’Aréopage, que par égard pour son génie poétique ; Euripide, qui fut menacé d’être mis en accusation comme impie, etc.

La lutte de la tolérance et de l’intolérance citez les Athéniens se comprend surtout à l’aide d’un passage du discours contre Andocide[5], où il est dit que si Diagoras de Melos avait outragé un culte d’un pays différent du sien, sa qualité d’étranger était une circonstance atténuante, tandis qu’Andocide avait offensé la religion de sa propre patrie. Or on devait être plus sévère à l’égard des nationaux qu’envers des étrangers, ces derniers n’ayant pas offensé leurs propres dieux. Cette excuse personnelle devait, presque toujours, se changer en un acquittement, quand l’offense ne s’adressait pas d’une manière directe à des divinités athéniennes, mais seulement à des divinités étrangères. Ce même discours nous apprend que la famille des Eumolpides était autorisée, dans certaines circonstances, à punir les impies d’après des lois secrètes, dont on ne connaissait pas même les auteurs ; ces jugements se rendaient sous la présidence de l’archonte-roi[6], détail, à vrai dire, insignifiant pour notre sujet.

Si Aristophane, l’archi-conservateur, put se permettre de persifler les dieux et de ridiculiser, d’une manière acerbe, la superstition récemment venue du dehors, cela tient à ce que le terrain, sur lequel il se plaçait, était tout à fait différent ; et, si Épicure ne fut pas poursuivi, c’est uniquement parce qu’en apparence, il adhérait complètement au culte extérieur. La tendance politique de plus d’un de ces procès en confirme l’origine fanatico-religieuse, bien loin de la détruire. Si l’accusation d’impiété (ἀσέβεια) était un des moyens les plus sûrs de renverser des hommes d’État, même populaires, on doit admettre sans contestation que non-seulement la loi, mais encore le fanatisme populaire condamnaient les accusés. Voilà pourquoi nous devons regarder comme incomplète l’exposition des rapports entre l’Église et l’État, qui se trouve dans Schœmann[7] ainsi que la dissertation déjà mentionnée de Zeller.

Les persécutions ne portaient pas toujours sur la violation des pratiques du culte, mais souvent sur la doctrine et l’hétérodoxie ; c’est ce que semble démontrer clairement la majorité des accusations dirigées contre les philosophes. Mais, si l’on songe au nombre réellement considérable de procès de ce genre, connus pour une seule ville et pour une période relativement courte, ainsi qu’aux dangers graves qu’ils pouvaient faire courir, il sera difficilement permis d’affirmer que la philosophie ne fut atteinte que dans quelques-uns de ses représentants. On peut donc se demander sérieusement pour ce temps-là, comme pour la philosophie des XVIIe siècle, XVIIIe siècle (et XIXe siècle ?), jusqu’à quel point la nécessité de s’accommoder à la foi populaire, qu’ils l’aient fait ou non avec conscience sous la menace de persécutions, a dénaturé les systèmes des philosophes.

3. Voir Zeller[8], et les écrits cités par Marbach[9] qui parurent dans le siècle dernier, non pas tout à fait accidentellement, au temps de la lutte relative au matérialisme. Remarquons ici, quant au fond de la question, que Zeller me paraît déprécier Thalès et que le passage[10] sur lequel on fondait antérieurement le théisme de Thalès, trahit évidemment le jugement superficiel de Cicéron et que l’expression fingere ex s’applique à l’architecte place en dehors de la matière de l’univers ; tandis que Dieu, comme raison du monde, surtout dans l’esprit des stoïciens, n’est qu’un Dieu immanent, non anthropomorphe, non personnel. Il se peut que la tradition des philosophes stoïciens repose sur la simple interprétation dans le sens de leur système d’une tradition antérieure, mais il n’en résulte pas que cette explication soit fausse, abstraction faite de l’authenticité des termes. En bonne logique, l’assertion, probablement authentique, que tout est rempli de dieux, pourrait bien avoir servi de base aux interprétations : cette assertion est admise par Aristote[11] comme étant évide minent symbolique, et le doute qu’il exprime par un peut-être (ἴσως) se rapporte (avec raison !) à sa propre interprétation, qui est en réalité bien plus téméraire et plus invraisemblable que celle des stoïciens. Réfuter l’interprétation de ces derniers par la Métaphysique d’Aristote[12], est inadmissible a priori, parce que, dans ce passage, Aristote fait ressortir incontestablement l’opinion d’Anaxagore qui se rapproche de son propre système philosophique, c’est-à-dire la séparation de la raison créatrice du monde, comme cause primitive cosmogonique, d’avec la matière sur laquelle elle opère. La doctrine d’Anaxagore, ne suffit pas à Aristote, comme le prouve le chapitre qui suit immédiatement, parce que le principe transcendant n’y apparaît qu’occasionnellement, comme un Deus ex machina, et n’est pas appliqué d’une manière logique ; c’est là une conséquence nécessaire de tout ce passage d’Anaxagore, qui ne contient d’ailleurs qu’une théorie transitoire et nullement exempte de contradictions. L’éloge que fait Aristote du prétendu mérite d’Anaxagore et la vivacité avec laquelle il lui reproche son inconséquence, sont inspirés par le même zèle fanatique que le Socrate de Platon[13] déploie dans le Phédon sur le même sujet.

4. Voir Buckle, Hist. of civil. in England. II, p. 136 et suiv. de l’éd. Brockhaus.

5. Voir la réfutation détaillée des opinions sur l’origine de la philosophie grecque due à la spéculation orientale chez Zeller[14] et la dissertation concise, mais très-judicieuse, sur la même question, dans Ueberweg[15]. La critique de Zeller et d’autres historiens a probablement fait justice, pour toujours, des idées grossières d’après lesquelles l’Orient aurait été le maître de la Grèce ; en revanche, les remarques de Zeller (p. 23 et suiv.) sur l’influence que la communauté d’origine avec les peuples indo-germaniques, et les rapports durables de voisinage ont dû exercer, pourraient bien acquérir une importance plus grande par suite du développement des études orientales. En ce qui concerne spécialement la philosophie, il est à remarquer que Zeller, influencé par les idées de Hegel, ne relie évidemment pas assez étroitement la philosophie au développement de la culture en général, et qu’il isole trop les pensées : spéculatives ». Si notre opinion sur l’étroite liaison de la spéculation avec le développement de la conscience religieuse et avec le commencement de la pensée scientifique est généralement exacte, l’impulsion qui aboutit à cette modification dans la manière de penser peut être venue de l’Orient ; mais, chez les Hellènes, grâce à un sol plus favorable, elle a dû produire des fruits plus nobles. Levres[16] remarque que ce les faits nous portent à croire que l’aurore de la pensée scientifique coïncide, en Grèce, avec un grand mouvement religieux dans l’Orient. » D’un autre côté, différentes idées philosophiques peuvent aussi très-bien être venues d’Orient en Grèce, et s’y être développées, précisément parce que le génie grec était favorable à ces idées. — Les historiens feront bien aussi de s’approprier des images empruntées à la science de la nature. On ne peut plus admettre un contraste absolu entre l’originalité et la tradition. Les idées, comme les germes organiques, s’envolent au loin ; mais elles ne se développent que sur un sol propice, où elles s’élèvent à des formes supérieures. Naturellement nous ne nions pas que la philosophie grecque ait pu naître en dehors de semblables impulsions ; mais la question de l’originalité nous apparaît sous un tout autre point de vue. La véritable indépendance de la culture hellénique tient à sa perfection et non à ses commencements.

6 [page 6]. Dieu que les aristotéliciens modernes aient raison de dire que, dans la Logique d’Aristote, la chose essentielle, examinée au point de vue de l’auteur, n’est pas la logique formelle, mais la théorie logicométaphysique de la connaissance, on ne peut nier qu’Aristote nous ait transmis les éléments de la logique formelle, qu’il ne fit d’ailleurs que recueillir et compléter ; lesquels, comme nous espérons le montrer dans un ouvrage ultérieur, ne se rattachent qu’extérieurement au principe de la logique d’Aristote et le contredisent souvent. Mais, quoiqu’il soit aujourd’hui à la mode de mépriser la logique formelle et d’attacher une trop grande importance à l’idéologie métaphysique, il suffirait d’une méditation calme pour mettre, du moins hors de toute contestation, la conviction que chez Aristote les principes fondamentaux de la logique formelle sont seuls démontrés avec clarté et précision, comme les éléments des mathématiques, en tant qu’ils n’ont pas toutefois été falsifiés et dénaturés par la métaphysique d’Aristote, comme, par exemple, la théorie des conclusions tirées des propositions modales.

7. Voir la formule du même problème chez Kant[17]. Une explication plus approfondie des questions de méthode se trouve dans notre deuxième volume.

8. Voir l’article Psychologie dans Enc. ges. des Erziehungs- und Unterrichtswesens, t. VIII, p. 594.

9. Voir la note 1. — De plus amples détails sur Diogène d’Apollonie se trouvent chez Zeller[18]. La possibilité indiquée ici d’un matérialisme également conséquent, quoique sans atomistique, sera examinée plus amplement dans le deuxième volume à propos les opinions d’Ueberweg. Faisons remarquer encore qu’une troisième conception, que l’antiquité n’a fait également que pressentir, consiste dans l’hypothèse d’atomes sensibles ; mais ici on rencontre, dès que l’on construit la vie intellectuelle de l’homme avec la somme des états sensibles de ses atomes corporels, un écueil semblable à celui que rencontre l’atomisme de Démocrite, quand, par exemple, il produit un son ou une couleur, à l’aide du simple groupement d’atones qui, par eux-mêmes, ne sont ni brillants ni sonores ; mais, si l’on attribue tout le contenu d’une conscience humaine, comme état interne, à un seul atome, hypothèse qui dans la philosophie moderne revient sous les formes les plus diverses, tandis que les anciens y étaient fort étrangers, alors le matérialisme se transforme en un idéalisme mécanique.

10. Ici nous ne sommes nullement d’accord avec la critique de Mullach, Zeller et autres, relativement à cette tradition. On aurait tort, à cause de la ridicule exagération de Valère Maxime et de l’inexactitude d’une citation faite par Diogène de Laërte, de rejeter a priori toute l’histoire du séjour de Xerxès à Abdère. Nous savons par Hérodote[19] que Xerxès séjourna à Abdère et qu’il fut très-content de son séjour dans cette ville ; que, dans cette occasion, le roi et sa cour aient logé chez les plus riches citoyens, cela va de soi ; que Xerxès eût auprès de lui ses mages les plus savants, c’est encore un fait historique. Il est si naturel d’admettre, en conséquence, une influence même faible, de ces Perses, sur l’esprit d’un enfant désireux de s’instruire, que l’on pourrait bien plutôt tirer une conclusion tout opposée à savoir que, vu la très-grande vraisemblance du fait, le fond de ces récits pouvait très-facilement, à l’aide de simples conjectures et de certains arrangements, revêtir la forme d’une prétendue tradition, tandis que l’apparition tardive, chez des auteurs peu dignes de foi, enlève sans doute toute autorité aux preuves extrinsèques de ce récit. Quant à la question connexe de l’âge de Démocrite à cette époque, nous ne prétendons nullement exclure, malgré la sagacité déployée à ce propos[20], une réplique victorieuse en faveur de l’opinion de M. K.-F. Hermann que nous avions adoptée dans notre première édition. Mais des arguments intrinsèques expliquent l’attitude prise plus tard par Démocrite[21]. Assurément on ne doit pas adopter, trop à la légère, la réflexion d’Aristote que donne Démocrite, comme l’auteur des théories sur les définitions continuées plus tard par Socrate et ses contemporains[22] ; attendu que Démocrite ne commença à développer son enseignement que lorsqu’il eut atteint un âge mûr. Si l’on place ce travail de Socrate à l’époque de ses principales relations avec les sophistes, vers 425 avant Jésus-Christ, il se pourrait que Démocrite, né avant 460, eût le même âge que Socrate.

11. Mullach, Fragm. philos. grœc. Paris, 1869, p. 338 : « Quoique Démocrite diffère d’Aristote, l’un et l’autre ont cette ressemblance frappante d’avoir embrassé l’ensemble des sciences. Et je ne sais si le Stagirite ne fut pas redevable d’une partie de l’érudition qui le place au-dessus des autres philosophes, à la lecture des œuvres de Démocrite. »

12. Zeller, I p. 746. ; Mullach, Fr. philos., p. 349, fr. 140-142.

13. Fragm. varii. arg. 6 dans Mullach, Fragm. philos., p. 370 et suiv. ; voir Zeller, I, 688, note, où l’on va trop loin, en disant que, sous ce rapport, Démocrite avait peu de chose à apprendre des étrangers. Il ne ressort pas de la remarque de Démocrite que, dès son arrivée en Égypte, il fût supérieur aux « Harpédonates » ; mais, même dans ce cas, il est évident qu’il pouvait encore apprendre beaucoup d’eux.

14. Voir, par exemple, la manière dont Aristote[23] cherche à ridiculiser l’opinion de Démocrite sur le mouvement communiqué au corps par Palme ; au outre, l’hypothèse du hasard comme cause de mouvement, légèrement critiquée par Zeller[24], et l’assertion que Démocrite a regardé comme vrai le phénomène sensible considéré en lui-même[25].

15. Quelque incroyable que puisse nous sembler un pareil fanatisme, il ne s’accorde pas moins avec le caractère de Platon ; et, comme le garant de Diogène de Laërte, pour ce récit, n’est autre qu’Aristoxène, nous sommes peut-être en face de quelque chose de plus qu’une tradition[26].

16. Voir les preuves à l’appui chez Zeller, I, 691, note 2.

17. Fragm. phys. 41, Mullach, p. 365 : « Οὐδὲν χρῆμα μάτην γίνεται, ἀλλὰ πάντα ἐκ λόγου τε καὶ ὑπ’ἀνάγκης : Rien ne se fait en vain, mais tout naît en vertu d’une cause et sous l’influence d’une nécessité. »

17 bis. Bacon de Verulam, Développement des sciences, liv. III, c. IV.

18. Naturellement ceci s’applique pleinement à l’essai le plus récent et le plus téméraire qui ait été fait pour éliminer le principe fondamental de toute pensée scientifique : Philosophie de l’inconscient. Dans le 2e volume, nous aurons l’occasion de revenir sur ce retardataire de notre spéculation romantique.

19. Fragm. phys., Mullach, p. 357.

20. Mullach, p. 357 : « Νόµῳ γλυκὺ καὶ νόµῳ πικρὸν, νόµῳ Θερµὸν, νόµῳ ψυχρὸν, νόµῳ χροιή. Ἐτεῇ δὲ ἄτοµα καὶ κενόν : Doux pour l’opinion et amer pour l’opinion, chaud pour l’opinion, froid pour l’opinion, couleur pour l’opinion ; il n’y a en réalité que les atomes et le vide. »

21. Faute de fragments authentiques, nous sommes forcés de prendre les traits principaux de l’atomistique chez Aristote et Lucrèce. Il faut remarquer que la clarté mathématique de la pensée fondamentale de la philosophie atomistique et l’enchaînement de ses différentes parties sont probablement altérée, même dans ces analyses trèséloignées cependant de l’exposé ridicule à force d’erreurs et d’altérations, que nous en a donné Cicéron. On est donc bien autorisé à compléter la tradition défectueuse dans le sens de ces intuitions mathématiques et physiques qui supportent tout le système de Démocrite. Ainsi Zeller[27] a complètement raison de traiter des rapports entre la grandeur et la pesanteur des atomes ; en revanche, dans ce qu’il dit de la doctrine du mouvement, on retrouve encore quelque chose de l’obscurité qui affecte toutes les expositions modernes. Zeller remarque[28] que les atomistes ne paraissent pas avoir soupçonné que dans l’espace infini il n’y a ni haut ni bas ; que ce qu’Épicure[29] dit à ce sujet est trop superficiel, trop peu scientifique pour qu’on puisse l’attribuer à Démocrite. Mais c’est aller trop loin, car Épicure n’oppose nullement, comme l’admet Zeller[30], l’évidence sensible à l’objection qu’il n’y a ni haut ni bas. Il fait seulement cette remarque, parfaitement juste, que l’on peut attribuer à Démocrite, à savoir que, malgré cette relativité du haut et du bas dans l’espace infini, on peut considérer la direction de la tête aux pieds comme précise et réellement opposée à la direction des pieds à la tête, à quelque distance que l’on prolonge, par la pensée, la ligne sur laquelle cette dimension est mesurée. Ainsi donc, le mouvement général des atomes libres a lieu dans le sens du mouvement de la tête aux pieds, d’un homme placé sur la ligne du mouvement de haut en bas, lequel a pour diamétralement opposé le mouvement de bas en haut.

22. Voir Fragm. phys., II, Mullach, p. 358, et la remarque très-juste de Zeiler[31] sur la nature purement mécanique de cette réunion des choses homogènes. Mais il est moins certain que « le mouvement curviligne, le mouvement périphérique ou de tourbillon »[32] ait réellement joué, chez Démocrite, le rôle qu’admettent des auteurs postérieurs. On croirait plutôt qu’il n’a fait naître le mouvement de tourbillon de l’ensemble des atomes, mouvement dont provient le monde, qu’après que les atomes, surtout ceux de son enveloppe extérieure, eurent formé une masse compacte, cohérente, à l’aide de leurs crochets. Une pareille masse pouvait ensuite très-bien, en partie par le mouvement primitif de ses molécules, en partie par le choc des atomes venant du dehors, entrer dans un mouvement rotatoire. Les astres sont mus chez Démocrite, par l’enveloppe rotatoire du monde. Sans doute Épicure, qui était un très-faible mathématicien relativement à Démocrite, bien qu’ayant vécu après lui, regardait aussi comme possible que le soleil tournât continuellement autour de la terre, grâce à une impulsion primitive. Et si nous pensons combien, avant Galilée, on était peu éclairé sur la nature du mouvement en général, il ne faudrait pas trop s’étonner que Démocrite aussi eut fait provenir un mouvement rotatoire d’une impulsion rectiligne ; mais les preuves convaincantes de cette hypothèse font complètement défaut.

23. Voir Whewell, Hist. des sc. inductives, traduite en allemand par Littrow, II, p. 42.

24. Ici encore, un texte authentique nous fait défaut ; le plus souvent nous sommes obligé de nous en tenir aux témoignages d’Aristote qui, toutes les fois qu’ils ne renferment pas quelque impossibilité, sont parfaitement clairs et dont l’exactitude ne saurait être contestée Voir de plus amples détails chez Zeller l, p. 704 et suiv.

25. Nous avons des extraits assez détaillés chez Théophraste[33]. On doit remarquer le principe général énoncé dans le fragment 24 : « La forme existe par elle-même (καθ’ αὑτὸ), mais le doux et, en général la qualité de la sensation, n’existe que par rapport à un autre et chez un autre. » C’est d’ailleurs ici la source du contraste aristotélique entre la substance et l’accident ; Aristote trouva pareillement chez Démocrite l’idée première du contraste entre la force (δύναμις) et l’énergie (ἐνέργεια). Voir Mullach, p. 358, Fragm. phys. 7.

26 Aristote[34] explique que la nature est double, savoir : la forme et la matière ; les anciens philosophes n’auraient tenu compte, selon lui, que de la matière, avec cette réserve toutefois qu’ « Empédocle et Démocrite ne s’attachèrent que faiblement à la forme et à ce que signifiait le mot être. »

27. Voir Zeller, I, p. 728 et suiv.

28. Voir plus haut note 14. — Pour rendre justice à l’idée de Démocrite, on n’a qu’à comparer la manière dont Descartes encore se figure[35] l’activité des « esprits vitaux » matériels dans le mouvement du corps.

28 bis. Philos. der Griechen, I, p. 735.

29. Kritik der reinen Vernunft, doctrine élémentaire, II, 2, 2, 2. Section principale, 3e subdivision ; éd. Hartenstein lll, p. 334 et suiv. — Voir de plus ibidem la remarquable note de la p. 335.

29 bis. Gesch. d. Philos. 4e éd., I, p. 66.

  1. Philosophie der Griechen, 3e éd. I., p. 44 et suiv.
  2. Voir Gurtius, Griechische Geschichte, l, p. 451, concurremment avec les renseignements fournis par Gerhard, Stephani, Welcker, etc., sur la participation des théologiens delphiques à la propagation du culte de Bacchus et à celle des mystères.
  3. Voir Hermann, Gottesdienstliche Alterthümer, § 31, A. 21. — Schœmann, Griechische Alterthümer, 2e éd., II, p. 340 et suiv.
  4. Meier et Schœmann, Attischer Prozess, p. 303 et suiv.
  5. Blass. Attische Beredsamkeit, p. 566 et suiv. Cet auteur soutient que ce discours n’était pas de Lysias, mais bien une accusation énoncée textuellement dans ce procès.
  6. Voir Meier et Schœmann p. 117 et suiv.
  7. Griechieche Alterthümer, 3e éd. I, p. 117.
  8. Philosophie der Griechen, 3e ed. I, p. 176, note 2.
  9. Geschichte der Philosophie, p. 53.
  10. De natura Deorum, I, 10, 23.
  11. Περὶ ψυχῆς, I, 5, 17.
  12. Μετὰ φυσικά, 1, 3 et aussi Zoller, I, 173.
  13. Φειδὼν, ch. XLVI.
  14. Philos. der Griechen, 3e éd., I, p. 20 et suiv.
  15. Grundriss, 4e éd., I, p. 32.
  16. Gesch. d. a. Phil. Berlin, 1871 ; I, p. 112.
  17. Kritik der reinen Vernunft, introduction, particulièrement le passage III, p 38, ed. Hartenstein.
  18. Philos. der Griechen, I, p 218 et suiv.
  19. VIII, 120, probablement le passage que Diogène avait devant les yeux.
  20. Frei, Questiones Protogoreæ. Zeller, I, p. 684 et suiv., note 2 et p. 783 et suiv., note 2.
  21. Lewes, Gesch. d. a. Phil. I, p. 216.
  22. Zeller, I, p. 686, note.
  23. Περὶ ψυχῆς, I, 3.
  24. Philos. der Griechen, I, p. 710 et 711 et la note 1.
  25. Zeller, l, p. 742 et suiv.
  26. Ueberweg, 4e éd., I, p. 73.
  27. Philos. der Griechen, p. 714.
  28. Philos. der Griechen., p. 714.
  29. Diogène, X, 60.
  30. Ibid., III, p. 1, 377 et suiv.
  31. Ibid., I, p. 717, note 1.
  32. Ibid., p. 715, dans le texte et note 2.
  33. Fragm. phys., 24.-39. Mullach, p. 362 et suiv.
  34. Φυσική, II, 2
  35. Des passions, art. X et XI.