Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 73

Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIp. 84-94).

LETTRE LXXIII.

Le Chevalier Grandisson,
au Docteur Barlet.

Mardi au soir.

J’avois passé une fort mauvaise nuit ; & je me trouvois si indisposé ce matin, que je m’étois borné à faire demander des nouvelles du Frere & de la Sœur, dans le dessein de prendre un peu de repos jusqu’après midi. Mais la Marquise s’est servie de mon messager même, pour me faire dire qu’elle souhaitoit de me voir sur le champ. Je n’ai pas balancé à lui obéir. Clémentine avoit demandé, s’il étoit vrai qu’elle m’eût vu, & si ce n’étoit pas un songe. On avoit pris cette question pour un bon augure, dont on vouloit me faire partager la joie.

J’ai rencontré le Général dans l’appartement de Jeronimo. Il a remarqué que je n’étois pas en bonne santé. M. Lowther a proposé de me tirer du sang. J’y ai consenti. Ensuite j’ai vu panser les plaies de mon Ami. Les Chirurgiens n’ont pas mal jugé des apparences. Deux Médecins, amenés par le Prélat, nous ont dit, qu’ayant examiné les Consultations Angloises, ils approuvoient une partie des méthodes prescrites ; & l’on est convenu de les suivre.

À mon arrivée, Clémentine étoit renfermée dans son Appartement. Ses terreurs avoient recommencé, pour les cruautés de sa Cousine ; & dans cet état, on n’avoit pas cru que je dusse la voir. Mais, étant devenue plus tranquille, elle a passé dans le Cabinet de sa Mere. Le Général & sa Femme s’y sont rendus ; & l’on m’a fait avertir que je pouvois paroître.

Clémentine, lorsque je suis entré, étoit assise près de Camille, la tête appuyée sur le bras de cette Femme, en silence, & comme occupée de ses réflexions. Le bruit de ma marche & de mes révérences lui a fait lever la tête. Elle m’a regardé ; & jettant les bras autour du cou de Camille, elle a caché pendant quelques momens son visage. Ensuite le tournant vers moi avec quelque air de confusion, elle a retiré ses mains, elle s’est tenue debout, elle m’a regardé d’un œil ferme. Cependant ses regards se partageoient tour à tour entre Camille & moi, & sembloient marquer de l’irrésolution. À la fin, quittant Camille, elle est venue vers moi d’un pas lent ; mais tournant tout d’un coup, elle s’est précipitée vers sa Mere, & lui passant un bras autour du cou, l’autre levé, elle a recommencé à me regarder, comme s’il lui étoit resté quelque doute de ce qu’elle avoit vu. Elle sembloit murmurer quelque chose à sa Mere, mais trop confusément pour être entendue. Elle s’est avancée ensuite vers sa Belle-Sœur, qui a saisi sa main, lorsqu’elle l’a vue près d’elle, & qui la lui a baisée. Elle a marché jusqu’au Général, près duquel j’étois assis, & qui m’avoit prié d’observer tous ses mouvemens. Elle est demeurée debout proche de lui ; & sans lui dire un mot, elle m’a regardé long-tems avec une douce incertitude.

Tant d’avances, qu’elle avoit comme dérobées sur moi, ne m’ont pas laissé la force de me faire une plus longue violence. Je me suis levé ; & saisissant une de ses mains : voyez, Mademoiselle, lui ai-je dit, un genou à terre, celui que vous avez honoré du nom de votre Précepteur. Ne remettez-vous pas le reconnoissant Grandisson, que toute votre Famille honore de quelque amitié ?

Oh je vous remets ! Oui, oui, n’en doutez pas. Tout le monde s’est réjoui de l’avoir entendu parler. Mais, a-t-elle repris, qu’êtes-vous devenu depuis si long-tems ?

J’ai fait le voyage d’Angleterre, Mademoiselle ; & j’en suis revenu depuis peu pour vous voir, vous & votre cher Jeronimo.

Jeronimo ! en levant une main, sans retirer celle que je tenois dans les miennes. Pauvre Jeronimo !

Bénissons le Ciel ! a dit le Général ; je vois quelque lueur d’espérance. Les deux Marquises ont pleuré de joie.

Votre Jeronimo, Mademoiselle, ce tendre Frere commence à donner d’heureuses espérances. L’aimez-vous ?

Si je l’aime ! Mais de quoi est-il question ? Il me semble que je ne vous entends point.

À présent que vous êtes rétablie, Jeronimo va se croire heureux.

Suis-je rétablie ?… Ah ! Monsieur… Mais secourez-moi, secourez-moi, Chevalier ! en criant d’une voix foible, & regardant autour d’elle avec une apparence d’affliction & de terreur.

C’étoit l’idée de sa cruelle Cousine, qui revenoit troubler son imagination. Je lui ai promis mon secours, & je l’ai assurée aussi de celui du Général. Ha ! vous ne savez pas, m’a-t-elle dit, avec quelle barbarie j’ai été traitée. Mais vous allez être mon Défenseur. Venez-vous asseoir proche de moi. Je vous apprendrai ce que j’ai souffert. Elle est retournée avec précipitation sur sa chaise. Je l’ai suivie. Elle m’a fait signe de me placer près d’elle. Vous saurez donc, Chevalier… Elle s’est interrompue. Ah ! ma tête ! en y portant la main. Je ne sais ce qui m’arrive. Mais il faut que vous me quittiez. Je suis mal. Quittez-moi. Je ne me connois plus moi-même. Ensuite, me regardant d’un air effrayé ; vous n’êtes pas le même, à qui je parlois… Qui êtes-vous, Monsieur ? Elle a poussé un cri foible ; & passant ses bras autour de Camille, elle a caché encore une fois la tête dans son sein.

Je n’ai pu soutenir ce spectacle. N’ayant pas été bien de tout le jour, c’étoit trop pour ma situation. Je me suis levé pour sortir. Ne sortez point, Chevalier, m’a dit le Général, en s’essuyant les yeux. Mais je n’ai pas laissé de quitter le Cabinet, pour me rendre à l’appartement de M. Lowther ; & ne l’y trouvant point, je m’y suis renfermé. Je ne puis vous représenter, cher Docteur, combien j’avois le cœur oppressé. Cependant un peu de solitude m’ayant remis, je suis passé chez Jeronimo, où j’ai vu entrer au même instant le Général, qui sans pouvoir prononcer un mot m’a pris par la main, & m’a conduit avec le même silence au Cabinet de sa Mere. En y arrivant, il m’a dit que sa Sœur me demandoit, qu’elle s’affligeoit de mon départ, qu’elle craignoit de m’avoir offensé, & que c’étoit peut-être une heureuse marque.

Nous sommes entrés. Elle étoit entre les bras de sa Mere, qui la caressoit, en pleurant sur elle. Voici le Chevalier, ma chere Fille ; vous n’avez rien fait qui ait pu l’offenser. Elle a quitté les bras de sa Mere. Je me suis approché d’elle. Tantôt, m’a-t-elle dit, j’ai cru que ce n’étoit pas vous qui étiez assis proche de moi ; mais après votre départ, j’ai reconnu que ce ne pouvoit être un autre que vous. Pourquoi vous êtes-vous retiré ? vous ai-je causé quelque déplaisir ?

Vous n’en êtes pas capable, Mademoiselle ; mais vous m’avez ordonné de vous quitter, & j’ai dû vous obéir.

Fort bien (en regardant sa Mere.) Mais que lui dirai-je, Madame ? Je ne me rappelle point ce que je voulois lui dire. Et s’avançant d’un air empressé vers sa Belle-Sœur ; vous me promettez, Madame, de ne rien dire contre moi à ma Cousine Daurana. La jeune Marquise a répondu, en prenant sa main, qu’elle haïssoit Daurana, & qu’elle n’aimoit que sa chere Clémentine.

Oh ! Je ne lui souhaite la haine de personne !… & se baissant vers moi, elle m’a demandé qui étoit cette Dame ? Le Général s’est réjoui de cette question : c’étoit la premiere fois qu’elle avoit paru faire attention à sa Belle-Sœur, & qu’elle avoit demandé qui elle étoit, quoiqu’elle en reçût des marques continuelles de tendresse.

Je lui ai dit que cette Dame étoit sa Sœur, & la Femme du Général son Frere.

Ma Sœur ! Quelle apparence ? Comment ne l’aurois-je pas su jusqu’à présent ?

Votre Sœur, Mademoiselle, par son mariage avec votre Frere aîné.

Je n’y comprens rien. Mais pourquoi ne me l’avoir pas dit ? Je vous souhaite, Madame, toute sorte de bonheur. Daurana n’a pas voulu me reconnoître pour sa Cousine. M’avouerez-vous pour votre Sœur ?

La jeune Marquise l’a serrée dans ses bras. Ma Sœur, mon Amie, ma chere Clémentine ! Nommez-moi votre Sœur, & je ne demande rien de plus pour être heureuse !

Combien d’étranges événemens ! a-t-elle repris avec un air d’attention sur elle-même : & se tournant vers le Général, elle lui a demandé un moment d’entretien. Il l’a menée par la main à l’autre bout du Cabinet. Qu’on ne nous entende point, lui a-t-elle dit (mais assez haut néanmoins pour être entendue.) Qu’avois-je à vous dire ? J’avois quelque chose de pressant… dont je ne me souviens point… Eh bien, chere Sœur, vous vous le rappellerez, lui a répondu le général. Ne vous hâtez point. Votre nouvelle Sœur vous aime. C’est la meilleure de toutes les Femmes, la joie de ma vie. Aimez-la, chere Clémentine.

Oh ! je l’aimerai. N’ai-je pas de l’amitié pour tout le monde.

Mais il faut l’aimer plus que toute autre Femme, excepté la meilleure des Meres. C’est mon Épouse, c’est votre Sœur ; elle vous aime tendrement, vous & notre cher Jeronimo.

Et n’aime-t-elle personne de plus ?

Qui voudriez-vous qu’elle aimât encore ?

Je ne sais ; mais ne doit-on pas aimer tout le monde ?

Elle aimera tout ce que vous aimez ; car elle est la bonté même.

C’est ce que je demande. Je vous promets de l’aimer, à présent que vous me l’avez fait connoître. Mais je me doute, Monsieur…

De quoi, chere Sœur ?

Je ne sais : mais dites-moi, Monsieur ; qu’est-ce qui ramene ici le Chevalier Grandisson ?

Le desir de vous voir, de voir votre Pere, votre Mere, Jeronimo, de nous voir tous, & de servir à nous rendre heureux les uns dans les autres.

Quelle bonté ! N’avez-vous pas cette opinion de lui ? Il a toujours été le meilleur des hommes. Et vous, mon Frere, êtes-vous heureux ?

Je le suis ; & je le serois bien plus, si vous l’étiez, vous & Jeronimo.

Mais, hélas ! vous en désespérez.

À Dieu ne plaise ! chere Sœur. Le Chevalier a pris soin de nous amener un Chirurgien fort habile, qui se promet de guérir Jeronimo.

Est-il vrai ? Et pourquoi ne l’a-t-il pas amené plutôt ?

Cette question m’a paru causer un peu d’embarras au Général. Cependant sa générosité lui a fait répondre, qu’on avoit eu tort, qu’on n’avoit pas pris les bonnes méthodes, & qu’il regrettoit qu’on n’en eût pas cru d’abord le Chevalier Grandisson.

Elle a levé une main avec une espece d’admiration. Bon Dieu ! combien de choses se sont passées ! Monsieur, Monsieur, je suis à vous dans l’instant : & sans lui laisser le tems de répondre, elle a couru vers la porte. Camille l’a suivie, en lui demandant où elle alloit ? Oh ! puisque vous êtes là, Camille, vous irez aussi bien que moi : & mettant la main sur son épaule, allez, lui a-t-elle dit, chercher le Pere Marescotti ; dites-lui… elle s’est arrêtée : ensuite, reprenant, dites-lui que j’ai la plus heureuse idée du monde… & que je me recommande à ses prieres.

Elle s’est rapprochée de sa Mere ; elle a pris sa main, qu’elle a baisée ; & la passant sur son front & sur sa joue avec une douceur enfantine, elle lui a demandé sa tendresse. Vous ne savez pas, Madame, a-t-elle ajouté, & j’ignore aussi ce qui se passe dans ma tête. Que votre chere main me guérisse ! Elle a recommencé à passer la main de sa Mere sur son front ; ensuite elle l’a placée sur son cœur. La Marquise, baisant mille fois sa tendre Fille, a mouillé son visage de ses pleurs.

Camille a demandé au Général, s’il falloit faire appeller le Pere Marescotti. Non, lui a-t-il dit, à moins qu’elle ne vous renouvelle ses ordres : peut-être l’a-t-elle déja oublié. En effet, elle n’a plus parlé du Pere Marescotti. La Marquise s’imagine qu’il lui reste quelque souvenir confus de l’ancienne prévention que le Général & ce Pere avoient contre moi, & que me voyant réconcilié avec le premier, elle a souhaité aussi ma réconciliation avec l’autre.

J’ai cru vous devoir, mon cher Docteur, ce détail des agitations d’une si chere personne dans nos deux premieres entrevues. Tout le monde en conçoit déja de meilleures espérances. À présent, que par une révolution si surprenante, elle est sortie du profond silence où elle étoit comme ensevelie, & qu’elle commence à suivre un discours, quoiqu’avec fort peu de liaison, nous avons jugé qu’il est important de ne pas la fatiguer par de trop longs entretiens. Camille a reçu ordre de l’amuser dans son Appartement, & de ne lui rien proposer que de flatteur pour son imagination. Je lui ai demandé la permission de me retirer : elle m’a répondu ; mais je vous reverrai donc avant votre retour en Angleterre ? Sans doute, & très-souvent, lui a dit le Général. Elle est sortie fort satisfaite avec Camille.

Nous sommes passés dans l’Appartement de Jeronimo, que la jeune Marquise a réjoui beaucoup par le récit de ce qui s’étoit passé. Ce généreux Ami vouloit que cet heureux changement ne fût attribué qu’à ma présence ; & le Général a protesté, qu’à l’avenir il entreroit avec joie dans toutes les résolutions qui seroient prises de concert, pour la guérison de sa Sœur.

Le vieux Comte & l’aîné de ses Fils sont retournés ce soir à Urbin. Ils sont venus me faire leurs adieux chez moi ; & le Pere m’a répété qu’il se flattoit toujours de me voir bon Catholique.

(N.) Plusieurs Lettres suivantes contiennent, non-seulement de nouvelles entrevues du Chevalier & de Clémentine, & par conséquent de nouveaux détails, par lesquels il se propose, dit-il, pour en justifier l’extrême longueur, de faire voir les progrès du changement ; mais encore des réponses au Docteur Barlet sur diverses affaires, qui n’ont d’intéressant qu’un rapport général au caractere du Héros. L’inépuisable Auteur oublie souvent que le goût de ses Lecteurs n’est pas toujours conforme au sien, & que la vraisemblence même, dont il ne s’écarte jamais dans cette multitude d’incidens, ne suffit pas pour soutenir l’intérêt. Cependant il revient quelquefois au nœud, comme dans la Lettre suivante.