Histoire du Romantisme/III - Suite du petit cénacle

Histoire du romantismeG. Charpentier et Cie, libraires-éditeurs (p. 24-33).



III



SUITE DU PETIT CÉNACLE



C’était aussi une étrange figure que celle de Joseph Bouchardy. Il ne semblait pas né dans nos pâles climats, mais au bord de l’Indus ou du Gange, tant il était basané et fauve de ton. Quel soleil inconnu avait bruni son teint, concentrant ses rayons sur lui seul et perçant la brume au-dessus de sa tête ? C’est ce que nous ne saurions dire. Il ne lui manquait que d’être vêtu de mousseline blanche, coiffé d’un turban de cachemire enroulé, et déporter un anneau de diamants à la narine, pour avoir l’air tout à fait du maharajah de Lahore. Il paraissait déguisé avec son habit bleu à boutons dorés, son gilet et son pantalon quadrillés de gris et de noir comme ces princes dépossédés de l’Inde anglaise qu’on voit errer sur le pavé de Londres d’un air mélancolique. Il avait des cheveux d’un noir bleu qui, en se mêlant vers les tempes au ton d’or de la peau, produisait des teintes verdâtres. Ses prunelles, étoiles de jais, brillaient de feux noirs sur une sclérotique jaune, et sa figure s’encadrait d’une légère ombre de barbe fine et soyeuse dont on eût pu compter les poils comme dans les miniatures indiennes. On eût dit bien plutôt un disciple de Calidaça ou du roi Soudraka, le poëte aux oreilles d’éléphant, qu’un élève enthousiaste de Victor Hugo.

Aussi lui faisait-on parfois cette plaisanterie de lui dire, lorsque l’heure de se retirer était venue : « Maharajah, votre palanquin est avancé et s’ennuie à la porte. »

Il était de petite taille, mince, souple, avec des mouvements de panthère noire de Java, et sa tête un peu petite tournait librement sur un col long négligemment cravaté d’un foulard blanc.

Cet aspect sauvage et féroce était purement pittoresque et n’indiquait nulle barbarie intérieure. Jamais il ne fut de cœur plus chaud, plus dévoué, plus tendre que celui de ce jeune tigre des jungles. Nous aimions tous d’ailleurs, quoique les meilleurs fils du monde, avoir l’air farouche et turbulent, ne fût-ce que pour imprimer une terreur salutaire aux bourgeois.

Comme les camarades du petit cénacle, Bouchardy savait tous les vers d’Hugo, et eût récité Hernani par cœur d’un bout à l’autre, tour de force qui alors n’étonnait personne, et que nous réalisions souvent entre nous, chacun prenant un rôle de la pièce, et, par saint Jean d’Avila ! il n’y avait pas besoin de souffleur. Mais il était moins lyrique que le reste de la bande, véritablement enragée de poésie, et qui, satisfaite sous le rapport du style, se souciait assez peu du sujet. La composition dramatique le préoccupait énormément. Il faisait des plans pour des drames imaginaires, traçait des épures de scènes, ajustait des charpentes, faisait des plantations de péripéties, s’enfermait dans des situations dont il jetait la clef par la fenêtre, se donnant pour tâche de sortir de là, ménageait des effets pendant trois actes afin de les faire éclater au moment précis, découpait des portes masquées dans les murs pour l’apparition du personnage attendu et dans les planchers des trappes anglaises pour sa disparition.

Il machinait d’avance, comme un château d’Anne Radcliff, l’édifice singulier avec donjon, tourelles, souterrains, couloirs secrets, escaliers en spirale ; salles voûtées, cabinets mystérieux, cachettes dans l’épaisseur des murs, oubliettes, caveaux mortuaires, chapelles cryptiques où ses héros et ses héroïnes devaient plus tard se rencontrer, s’aimer, se haïr, se combattre, se tendre des embûches, s’assassiner ou s’épouser.

Nous l’accusions de faire de ses pièces des modèles en bois, et il riait de l’accusation, répondant que ce serait en effet la meilleure méthode.

Bouchardy avait ce tempérament naïf et compliqué qui faisait enchevêtrer aux ouvriers du moyen âge les inextricables forêts des cathédrales et enfermer dans le coffre des horloges tout ce monde de rouages, de ressorts, de poids, de contre-poids, de balanciers, faisant mouvoir le soleil, la lune, les étoiles, les anges, les saisons, les apôtres, et même marquant quelquefois l’heure. Dans l’art dramatique, où il montra une puissance incontestable, ces difficultés de structure le charmaient par-dessus tout. Un plan simple lui paraissait par cela même défectueux, et il s’efforçait de bourrer chaque acte d’incidents, de péripéties et de complications. Lorsqu’on joua à la Gaîté le Sonneur de Saint-Paul, un des plus grands, des plus longs et des plus fructueux succès du boulevard, nous étions déjà feuilletonniste à la Presse, et c’est à nous qu’incombait la besogne difficile de rendre compte du chef-d’œuvre de Bouchardy. Neuf colonnes d’analyse ne nous avaient amené qu’a la moitié du premier acte.

Comme Bouchardy était devenu notre voisin, nous l’allâmes chercher pour nous guider dans ce dédale d’événements ; mais après une ou deux heures de marches et de contre-marches, il nous avoua qu’il ne s’y retrouvait pas, n’ayant pas son plan devant lui. Nous devons le dire, il souriait avec un certain orgueil, le monstre à la peau jaune d’or et aux cheveux indigo, et semblait flatté qu’on pût se perdre dans son œuvre comme dans les catacombes et chercher vainement à travers l’ombre la porte pour sortir. Cela l’eût amusé qu’on y fût mort de faim, mais c’est une satisfaction que nous ne lui donnâmes pas, et nous remontâmes à la lumière en perçant la voûte opaque à l’endroit où nous nous trouvions.

Quelques années plus tard, en Espagne, à Jaën, une ville d’aspect africain et féroce qu’entourent des restes de murailles moresques aux créneaux tailladés en scie et des collines fauves comme des peaux de lion, où l’on ne marche qu’armé jusqu’aux dents, et où l’on ne va chercher une botte de piment sur la place que la navaja à la ceinture et la carabine sur l’épaule, nous vîmes le long d’un mur, entre le parador et la cathédrale, une immense affiche portant ces mots : El campañero de San Pablo por el illustrissimo señor Don José Bouchardy.

La gloire de Bouchardy avait franchi non-seulement les Pyrénées, mais encore la Sierra-Morena, où Don Quichotte imita la pénitence d’Amadis sur la Roche-Pauvre et où Sancho trouva près de la mule morte la valise de Cardenio, et venait rayonner romantiquement, à Jaën, après une classique représentation de Mérope.

À Valladolid, nous avions rencontré Hernani, traduit par don Eugenio de Ochoa, et qui se comportait aussi bravement qu’à la rue Richelieu.

L’élève précédait le maître comme un héraut d’armes sur le chemin des Espagnes.

À cette époque, Bouchardy n’eut pas osé rêver de tels succès ; il gravait encore à la manière noire chez Reynolds. Aucun de nous, sauf Gérard de Nerval, n’était connu ; mais nous étions soulevés comme par des souffles et il nous semblait que nous allions être emportés vers un radieux avenir. Nous reprochions seulement au futur auteur de Gaspardo le pêcheur, du Sonneur de Saint-Paul, de Christophe le Suédois, de Longue-Épée, de Pâris le comédien, de ne pas écrire en vers, et même de ne pas écrire du tout. Tout entier aux combinaisons de théâtre, il négligeait le style, chose rare dans l’école romantique, si soigneuse de la langue, bien que les classiques lui reprochent de ne pas savoir le français.

De tous les arts celui qui se prête le moins à l’expression de l’idée romantique, c’est assurément la sculpture. Elle semble avoir reçu de l’antiquité sa forme définitive. Développée sous une religion anthropomorphe où la beauté divinisée s’éternisait dans le marbre et montait sur les autels, elle a atteint une perfection qui ne saurait être dépassée. Jamais l’hymne du corps humain n’a été chanté en plus nobles strophes, la force superbe de la forme a resplendi d’un éclat incomparable pendant cette période de la civilisation grecque qui est comme la jeunesse et le printemps du génie humain.

Que peut la statuaire sans les dieux et les héros de la mythologie qui lui fournissent avec des prétextes plausibles le nu et la draperie dont elle a besoin et que le romantisme proscrit ou du moins proscrivait en ce temps de première ferveur ? Tout sculpteur est forcément classique. Il est toujours au fond du cœur de la religion des Olympiens, et ne peut lire sans un profond attendrissement les Dieux en exil d’Henri Heine. Nous-même, à cause de nos études plastiques, nous ne pouvions pas nous empêcher de regretter Zeus à la chevelure ambrosienne relégué sur l’île des Sapins dans la mer du Nord, Aphrodite enfermée sous la montagne du Vénusberg, Ampelos, sommelier d’un couvent de moines, et Hermès, commis de banque à Hambourg.

Cependant nous n’étions pas dénués de sculpteurs qui essayaient d’introduire la vérité dans l’idéal et de rapprocher la beauté de la nature. David d’Angers, célébré par Victor Hugo et Sainte-Beuve dans d’admirables pièces de vers, faisait sa Jeune fille au tombeau de Marco Botzaris, le Philopœmen, ses grands bustes monumentaux, et cette collection de médailles si caractéristiques, qui est comme l’iconographie complète du siècle. Antonin Moine, Préault, Maindron, mademoiselle de Fauveau cherchaient à briser le vieux moule et à donner à l’argile ou à la cire les souplesses de la vie et les frémissements de la passion. Dans notre cénacle, Jehan du Seigneur représentait cet art austère et rebelle à la fantaisie qui, se sentant regardé sous tous ses profils, ne peut rien escamoter ni dissimuler. — La probité du marbre fut toujours obligatoire, et ce n’est pas Jehan, si exact, si consciencieux, qui eût manqué à ce devoir.

Jehan du Seigneur, — laissons à son nom de Jean cet h moyen âge qui le rendait si heureux et lui faisait croire qu’il portait le tablier d’Ervein de Steinbach travaillant aux sculptures du munster de Strasbourg — était un jeune homme d’une vingtaine d’années environ, à peine majeur à coup sûr, l’air doux, modeste et timide d’une vierge ; il était de petite taille, mais robuste comme le sont généralement les sculpteurs, habitués à lutter contre la matière. Il avait des cheveux châtain foncé qu’il portait séparés par deux raies sur les tempes et relevés en pointe au-dessus du front comme la flamme qui couronne les génies, ou le toupet caractéristique de Louis-Philippe. Cette coiffure qui semblerait étrange aujourd’hui, dessinait un beau front blanc satiné de lumière, sous lequel brillaient deux prunelles d’un noir velouté, nageant dans le fluide bleu de l’enfance et d’une incomparable douceur. De légères moustaches, une fine royale donnaient de l’accent au masque, dont la mâchoire inférieure un peu proéminente indiquait une volonté tenace ; mais ce qui désolait du Seigneur, c’était l’extrême fraîcheur de son teint véritablement « pétri de lis et de roses, » suivant la vieille formule classique.

Il était de mode alors dans l’école romantique d’être pâle, livide, verdâtre, un peu cadavéreux, s’il était possible. Cela donnait l’air fatal, byronien, giaour, dévoré par les passions et les remords. Les femmes sensibles vous trouvaient intéressant, et, s’apitoyant sur votre fin prochaine, abrégeaient pour vous l’attente du bonheur pour qu’au moins vous fussiez heureux en cette vie. Mais une santé vermeille éclairait cette douce et charmante physionomie qui essayait vainement de s’attrister. N’a pas l’air de lord Ruthven qui veut.

Pour se conformer au programme de son nom, Jehan du Seigneur portait, au lieu de gilet, un pourpoint de velours noir taillé en pointe emboîtant exactement la poitrine et se laçant par derrière. Ce n’était pas plus ridicule, après tout, que les gilets à cœur décolletés jusqu’au ventre et retenus par un seul bouton à la mode naguère. Une jaquette à larges revers de velours, une ample cravate en taffetas à nœud bouffant, complétaient ce costume profondément médité qui ne laissait voir aucune blanche tâche de linge, suprême élégance romantique ! Les gens qui ont cinquante ans aujourd’hui et même quelques années en sus, se souviennent des plaisanteries sur le col de chemise, considéré comme symbole de l’épicier, du bourgeois, du philistin qui, l’oreille guillotinée par ce triangle de toile empesé, semblaient apporter eux-mêmes leur tête comme un bouquet dans du papier.

Il fallait toute la majesté olympienne de Victor Hugo et les tremblements de terreur qu’il inspirait pour qu’on lui passât son petit col rabattu — concession à Joseph Prudhomme — et quand les portes étaient closes, qu’il n’y avait là aucun profane, on regrettait cette faiblesse d’un grand génie qui le rattachait à l’humanité et même — à la bourgeoisie ! Et de profonds soupirs s’exhalaient de nos poitrines d’artistes !

Cependant Jehan du Seigneur, au lieu de faire un Hercule sur l’Œta, modelait un Roland furieux s’efforçant de rompre les cordes dont on l’a lié, un groupe d’Esmeralda donnant à boire à Quasimodo, un buste de Victor, comme nous rappelions entre nous avec cette familiarité tendre que les disciples se permettent, et nous adressions, nous apprenti poëte, au jeune sculpteur déjà maître, ces vers parmi beaucoup d’autres dont nous dispensons le lecteur :


Alors devant les yeux de ton âme en extase,
Chatoyante d’or faux, toute folle de gaze.
Comme aux pages d’Hugo ton cœur la demanda.
Avec ses longs cheveux que le vent roule et crêpe,
Jambe fine, pied leste et corsage de guêpe,
Vrai rêve oriental, passe l’Esmeralda.

Roland le paladin qui, l’écume à la bouche.
Sous un sourcil froncé, roule un œil fauve et louche.
Et sur les rocs aigus qu’il a déracinés,
Nud, enragé d’amour, du feu dans la narine,
Fait saillir les grands os de sa forte poitrine
                Et tord ses membres enchaînés.

Puis la tête homérique et napoléonienne
De notre roi Victor ! — que sais-je moi ? la mienne.
Celle de mon Gérard et de Petrus Borel,
Et d’autres qu’en jouant tu fais d’un doigt agile
Palpiter dans la cire et vivre dans l’argile
— Assez pour, autrefois, rendre un nom immortel !