Histoire du Privilége de Saint Romain/Préface


Préface


NAGUÈRE on accourait en foule de tous les points de la Normandie, des provinces voisines et même de l’Angleterre, admirer chaque année à Rouen, le jour de l’Ascension, le spectacle le plus auguste et le plus touchant ; on venait voir un meurtrier arraché à l’échafaud, traversant les rues, couronné de fleurs, heureux de sa liberté recouvrée, heureux de vivre, après avoir vu la mort de si près. En vertu d’un privilége unique en France, le chapitre de Rouen l’avait choisi parmi tous les autres prisonniers, avait demandé qu’il lui fût livré ; les magistrats le lui avaient laissé emmener ; et l’infortuné recevait d’un collège de prêtres sa grâce inespérée, que le roi de France lui avait refusée, même le Vendredi-Saint, ce grand jour d’indulgence et de pardon. Pensée attendrissante, qui montrait au monde la Religion désarmant la Justice, et la miséricorde céleste commençant là où finit la pitié des hommes ! Et ce spectacle, déjà si beau en lui-même, combien d’éclat il empruntait encore d’un cérémonial pompeux ; de l’aspect de la châsse révérée de Saint-Romain, que le gracié portait, après l’avoir soulevée trois fois sur une place publique, aux acclamations de la multitude ivre de joie ; et enfin d’une procession magnifique où assistaient les trente-deux paroisses de Rouen, et qui, au son de toutes les cloches de la ville, mises en volée, l’immense Georges-d’Amboise tonnant par-dessus toutes les autres, s’avançait majestueusement avec ses bannières flottantes, ses croix, ses châsses, ses ornemens splendides, ses énormes bouquets, ses deux dragons aux gueules béantes, emmenant, comme en triomphe, cet homme que l’église venait de rendre à la vie et à la liberté !

Émerveillé de ce que les anciens racontaient sur ces belles solennités qui réjouirent leur jeunesse, nous avons voulu en apprendre davantage sur un sujet qui nous intéressait tant. Au cabinet des manuscrits de la Bibliothèque royale, où nous eûmes autrefois le bonheur de travailler pendant six ans en qualité d’élève de l’École des Chartes, nous avions trouvé des révélations précieuses sur la fierte. Mais c’était surtout à Rouen, c’était dans la ville de Saint-Romain, que nous devions apprendre à bien connaître son privilége. Dépositaire des antiques mémoriaux de l’Échiquier et du Parlement de Normandie, nous les avons tous soigneusement compulsés. Les registres, les chartes de l’ancien chapitre de Rouen, les statuts de confréries, les annales de la Tournelle, celles de la Chambre-des-Comptes, du Bailliage, de l’Hôtel-de-Ville ; les vieilles chroniques, les rituels, les recueils de jurisprudence ont passé sous nos yeux. À ces sources fécondes, combien nous avons puisé de documens ignorés sur les premiers tems du privilége, sur les crimes, quelquefois énormes, qu’il effaça par sa vertu puissante ; sur les luttes nombreuses que le chapitre, possesseur de cette prérogative unique, eut à soutenir contre les magistrats qu’indignait l’impunité, contre les rois eux-mêmes, qui, quelquefois, regardèrent le privilége d’un œil d’envie, mais finirent toujours par le confirmer, comme avaient fait leurs prédécesseurs ; sur l’empressement et l’insistance avec lesquels le sollicitaient chaque année, pour leurs protégés, des princes, des ministres, des rois, des reines, des cardinaux, des papes, et les magistrats mêmes qui s’étaient efforcés de lui porter atteinte ; enfin, sur le cérémonial de la fierte, non pas tel que l’ont si imparfaitement décrit tous les auteurs qui en ont parlè jusqu’à ce jour, mais complet, détaillé, avec un grand nombre de faits ignorés qui ôtent à notre Description (nous le croyons du moins) ce que sans eux elle aurait eu de monotone.

Il nous a semblé que notre travail, résumé fidèle de documens nombreux et presque tous inconnus jusqu’à ce jour, ne serait pas sans intérêt pour nos compatriotes ; et nous le leur offrons avec la confiance d’un écrivain qui n’a rien négligé pour rendre son œuvre complète et digne de l’approbation des lecteurs éclairés et équitables.

Au xvie siècle, Etienne Pasquier avait été frappé de l’importance et de l’éclat de ce privilége « vrayement admirable et unique en son espèce (disait-il), et qui, pour ceste cause, méritoit, selon lui, d’estre recognu de tous, mesmement en ceste France. Je puis dire, ajoutait-il, et en pétille qui voudra, qu’en toute l’ancienneté vous ne trouverez un semblable privilége[1]. » Deux siècles après, Froland, jurisconsulte normand, parlant de ce même privilége, alors bien dégénéré, disait cependant : « Je ne connois point en France de plus beau privilége que celui-ci. » Il le comparait au privilége des évêques d’Orléans, qui délivraient, lors de leur première entrée, tous les prisonniers qui se trouvaient dans les prisons de la ville ; « mais, disait-il, le privilége des évêques d’Orléans, à peine a-t-il eu son effet, qu’il tombe et ne peut plus être renouvelè pendant tout le temps de leur vie ; au lieu que celui que nos rois et nos ducs ont accordé au chapitre de Rouen, se renouvelle, tous les ans, au jour de l’Ascension. Le privilége de saint Romain mériteroit (ajoutait-il) une discussion des plus étendues par la quantité de faits et de circonstances qui le regardent ; et j’avoue que ma première idée avoit été d’en faire une explication complète ; mais j’ai considéré que le détail en seroit trop long, et qu’il étoit plus à propos de le conserver pour ce volume dont j'ai parlé plusieurs fois dans le précédent chapitre[2]. »

Froland ne fit point cet autre volume qu’il avait promis, et il fallut renoncer à l’ouvrage détaillé qu’il s’était proposé de consacrer au privilége de saint Romain. Doit-on beaucoup regretter qu’il n’ait pas exécuté son dessein ? Il est permis d’en douter, malgré la vaste érudition qui distinguait ce jurisconsulte. Le chapitre n’ouvrait pas volontiers ses archives à ceux qui voulaient écrire sur le privilége. En 1765, M. Delaville, avocat au parlement de Paris, s’occupant de continuer les Causes célèbres, et voulant y parler du mémorable procès de Claude De Péhu, et de quelques autres procès où la fierte jouait un rôle, avait écrit au chapitre de Rouen pour prier cette compagnie de lui donner des éclaircissements sur ces diverses affaires. MM. les chanoines Rosset, Saas et Hébert, furent chargés de faire des recherches et de dresser un mémoire, qui ne serait toutefois envoyé au sieur Delaville « qu’après avoir été examiné en chapitre. » En envoyant ce mémoire, soigneusement revu par sa compagnie, le doyen recommanda à M. Delaville « de ne rien faire imprimer sur cet objet, sans l’avoir préalablement communiqué au chapitre. » Lorsque l’on aura lu notre ouvrage, on verra si un auteur soumis à cette surveillance inquiète du chapitre pouvait écrire une histoire complète et fidèle du privilége de saint Romain.

Nous venons remplir cette tâche avec beaucoup moins d’érudition et de talent, sans doute, mais en revanche avec plus de liberté, d’indépendance, et dégagés des entraves qui, avant la révolution de 1789, n’auraient pas permis à un historien du privilége de dire la vérité tout entière, ou même d’entreprendre l’ouvrage que nous publions aujourd’hui. Loin de nous, toutefois, l’idée d’abuser de cette liberté pour insulter à une compagnie qui n’est plus, et qui brilla autrefois dans notre cité par ses vertus et son savoir. Mais aussi, on ne saurait exiger que nous respections des erreurs graves sur des points qui touchent essentiellement à l’histoire du privilége. Et, par exemple, le miracle de la gargouille, si long-tems regardé comme l’origine du privilège de la fierte, devons-nous nous faire un scrupule d’en montrer la fausseté, lorsqu’elle est pour nous de la dernière évidence ? Dans notre Dissertation sur l’origine du privilège, nous avons dit que le dragon de saint Romain n’était autre chose que l’idolâtrie à laquelle le saint évêque de Rouen porta le dernier coup ; et que, dans beaucoup d’autres villes de France, les évêques qui y avaient lutté avec succès contre l’idolâtrie, l’hérésie ou l’erreur, étaient regardés comme ayant terrassé des serpens, des dragons, et représentés dans cette attitude par des monumens sans nombre. Nous avons expliqué cette croyance populaire par l’usage où l’on était de peindre l’idolâtrie, le diable, sous la forme d’un serpent ou dragon.

Après un nouvel examen, au lieu de désavouer ces assertions, nous les reproduisons ici, avec des développemens nouveaux, dus, en grande partie, à un ouvrage curieux et savant de M. Eusèbe Salverte[3]. Nous ne ferons, pour ainsi dire, qu’analyser son chapitre sur les Dragons et les Serpens monstrueux qui figurent dans un grand nombre de récits fabuleux ou historiques, en profitant toutefois aussi des Recherches historiques sur Gilles, seigneur de Chin, et le Dragon, publiées à Mons, en 1825.

La lutte du bien contre le mal, de la lumière contre les ténèbres, de la vertu contre le vice, de la civilisation contre la barbarie, de la vérité contre l’erreur, est aussi vieille que le monde ; les anciens l’ont connue. Voulant rendre glorieux et sensible à tous le triomphe de la vertu, de la vérité, ils imaginèrent, ils représentèrent leurs dieux, leurs héros, leurs demi-dieux anéantissant des monstres, l’effroi des peuples : Apollon perçant de ses flèches le serpent Pithon ; Jason triomphant du dragon sur les bords du fleuve de la Colchide ; Orion détruisant un serpent ; Hercule et Persée domptant des monstres marins ; Anubis perçant un serpent avec sa lance. Tous les monumens de l’Égypte, de la Grèce et de Rome, offrirent ces emblèmes. De là ils passèrent dans les écrits des poètes et des historiens, qui, eux aussi, étaient souvent des poètes. Or, si, dès le tems des païens, le génie du bien et de la lumière, personnifié sous les traits d’un esprit céleste, et triomphant du génie du mal, du vice et des ténèbres, figuré, lui, par un serpent, était une image familière, reproduite par des monumens nombreux ; on conçoit avec quel empressement les chrétiens accueillirent, lors de la chute du polythéisme, cette image si conforme au langage, à l’esprit et à l’origine de la religion nouvelle. La Genèse ne nous offrait-elle pas la femme écrasant la tête du serpent[4]. L’Apocalypse ne décrivait-il pas un grand combat dans le ciel entre l’archange Michel et le dragon roux, escortés, l’un et l’autre, de leurs milices[5] ? Là, on voyait le dragon, le serpent antique, appelè le Diable, précipité du ciel en terre ; on voyait l’archange, vainqueur du monstre, le saisir, et l’enchaîner pour mille ans[6].

Les Rogations, instituées à la fin du ve siècle, rendirent plus familière encore, surtout dans l’Occident, l’idée d’un serpent anéanti par un être supérieur et bienfaisant. Les dragons ailés que l’on portait aux processions, images du démon, tantôt vainqueur, tantôt vaincu, furent regardés, à la longue, par le peuple, comme les dépouilles de dragons de chair et d’os, domptés naguère par les saints évêques plus particulièrement révérés dans les diocèses. Chaque dragon eut bientôt son histoire particulière, et les légendes se multiplièrent à l’infini. La Tarasque de Tarascon ; la Grand’gueule de Poitiers ; le Graoulli, (ou Kraoulli) de Metz ; la Chair salée de Troyes ; la Kraulla de Reims ; le Dragon de Louvain ; le Dragon de Saint-Marcel, à Paris, ne sont guère moins célèbres que la Gargouille de Rouen. Comme chaque église cathédrale avait son dragon, que l’on portait dans les processions, chaque cathédrale eut aussi son saint évêque, vainqueur d’un dragon, d’un serpent monstrueux dont il avait purgé le pays. Ainsi, sans parler de saint Georges et de son dragon, si connus de tous, l’île de Batz, en Bretagne, eut saint Pol ; et Léon eut saint Jouin, tous deux vainqueurs d’un serpent ; le Mans, saint Julien, saint Léon et saint Pavace ; Vendôme, saint Bié, ou Bienheuré, vénérable ermite ; Metz eut saint Clèment ; Poitiers, sainte Radegonde ; Tarascon, sainte Marthe ; Bordeaux, saint Martial ; Saumur, saint Florent ; Tonnerre, le saint abbé Jean. Outre cela, on connaît encore saint Théodore ; saint Victor, de Marseille ; saint Second, d’Asti ; saint Cyr, de Venise ; saint Bertrand, évêque de Comminges ; saint Samson, de Dôle ; saint Hilarion, d’Epidaure ; saint Donat, évêque de Corinthe ; saint Arnel, du diocèse de Vannes ; saint Benoît, d’Arezzo ; saint Derien, de Landernau ; saint Jean, de Reaume ; saint Meen, abbé de Saint-Florent ; saint Paul, de Malthe ; saint Véran, archevêque d’Arles ; saint Amand, du diocèse de Tournay ; saint Marcel, évêque de Paris. En Normandie, outre notre saint Romain, n’avons-nous pas saint Nicaise, qui triompha d’un serpent entre Vaux et Meulan ; saint Vigor, évêque de Bayeux, qui dompta aussi un dragon ?

A en croire les légendaires, tous ces saints, et d’autres encore que nous omettons pour ne point fatiguer le lecteur, luttèrent naguère avec succès contre un dragon, un serpent, un monstre. Mais à qui le persuadera-t-on ? Est-ce mal raisonner que de dire, avec M. Eusèbe Salverte, que « tous ces récits sont trop souvent renouvelés pour avoir jamais été vrais ? » Qui ne reconnaît ici, en effet, un emblème qui, universel, pour ainsi dire, et toujours identique, suppose un fait ou plutôt une allégorie reçue dans tous les tems et dans tous les lieux ? Et quel autre fait pourrait-ce être que le triomphe du vainqueur céleste, du principe du bien et de la lumière sur le principe des ténèbres et du mal, figuré par un serpent, comme parlaient les païens : et, pour nous, chrétiens, le triomphe de la vérité sur l’erreur, de la religion chrétienne sur le polythéisme ; en langage populaire, de Dieu sur le Diable ? Que la victoire de saint Romain sur la gargouille soit aussi fabuleuse que toutes celles des saints et saintes que nous avons cités, c’est ce que montre sa parité, son air de famille avec toutes les légendes auxquelles nous venons de faire allusion ; c’est ce que prouve surabondamment le silence unanime des plus anciens auteurs qui ont écrit la vie de ce saint. C’en est assez sur ce sujet.

Nous devons maintenant exposer, en peu de mots, le plan que nous avons suivi dans la composition de notre histoire du privilège de saint Romain.

L’origine de ce privilège est un point débattu depuis long-tems. C’est celui dont s’occuperont d’abord beaucoup de nos lecteurs ; nous l’avons discuté dans une Dissertation qui figure en tête de l’ouvrage, et que complète ce que nous venons de dire relativement aux démons vaincus par des saints. Vient ensuite l’histoire du privilège, qui se divise en trois époques ;

1°. Depuis les premiers tems jusqu’à l’an 1519 exclusivement, parce qu’en 1512 le roi Louis XII rendit deux édits confirmatifs du privilège, et très-mémorables dans l’histoire de cet ancien usage.

2°. Depuis 1512 jusqu’en 1597, parce qu’en 1597 Henri IV, voulant mettre un terme à l’abus scandaleux que l’on faisait du privilège, le modifia notablement par un édit qui défend d’accorder la fierte aux individus coupables de viol, d’assassinat par guet-à-pens, d’hérésie, de lèze-majesté et de fausse-monnaie.

3°. Depuis 1597, époque de cette modification, jusqu’à l’année 1791, où le privilège cessa d’exister.

Le cérémonial du privilège était très compliqué et fort curieux ; il réclamait donc une description étendue, qui suit immédiatement l’histoire.

Enfin, nos lecteurs seront curieux sans doute de connaître les noms des prisonniers qui furent admis à lever la fierte de saint Romain. Nous publions donc tous les noms que nous avons pu découvrir de prisonniers ayant joui du privilège ; nous en indiquons un grand nombre du xive siècle ; il ne nous en manque que cinq du xve ; nous avons trouvé tous ceux des xvie, xviie. et xviiie siècles.

Dans un Appendice, nous donnons :

L’Histoire de la confrérie de saint Romain, que nous avons détachée du corps de l’ouvrage, parce qu’elle en arrêtait trop long-tems la marche.

Des notices de MM. E.-Hyacinthe Langlois et A. Deville, sur les anciennes châsses de saint Romain et sur la nouvelle.

De plus, une courte notice de M. E.Hyacinthe Langlois, sur le monument de la Vieille-Tour.

Enfin, paraîtront, pour la première fois, quelques Pièces justificatives importantes et jusqu’alors inconnues.

Il nous reste à remplir un devoir bien doux, celui de la reconnaissance envers les personnes qui ont augmenté la masse des matériaux réunis par nous pour la composition de cet ouvrage. A la Bibliothèque du roi, où naguère nous avions travaillé pendant six ans, nous avons trouvé les communications les plus empressées : M. Champollion-Figeac, l’un des conservateurs de ce précieux dépôt, et avec lui MM. Léon Lacabane, Guérard et Paulin Paris, nous ont traité comme une ancienne connaissance, comme un ami. A Rouen, MM. A. Deville ; E.-H. Langlois ; Baroche, conseiller en la cour royale ; André Pottier, bibliothécaire ; Houel, président du tribunal civil de Louviers ; Le Gendre, archiviste de la Préfecture ; Beauvet, archiviste de l’Hôtel-de-Ville, ont mis à notre disposition les documens les plus curieux. Que tous ces hommes bienveillans autant qu’éclairés trouvent ici l’expression de notre vive gratitude. Si cet ouvrage est aussi complet, nous aimons à reconnaître que c’est à eux que nous en sommes redevables. Nous proclamons donc ici leurs noms avec bonheur, persuadé, comme Pline l’ancien, qu’il est de la bienveillance et de la justice de reconnaître hautement les services. « Est enim benignum, et plenum ingenui pudoris, fateri per quos profeceris[7] »

  1. Recherches de la France, livre 19°., chapitre 42°.
  2. Recueil d’arrêts de règlement, tome Ier., page 750.
  3. Des Sciences occultes, ou Essai sur la Magie, les Prodiges et les Miracles, par Eusèbe Salverte. Paris, 1829 ; 2 vol. in-8o.
  4. Genes., cap. 3, vers. 15.
  5. Apocal., cap. 12, vers. 7 et 9.
  6. Apocal., cap. 20, vers. 2.
  7. Libri primi natural. histor. prœfatio.