Histoire du Privilége de Saint Romain/Appendice/Notice sur la châsse de Saint-Romain


NOTICE
SUR


LA CHASSE DE SAINT-ROMAIN,


PAR M. A. DEVILLE.


Après avoir donné la description de la châsse de Saint-Romain, il n’est pas sans intérêt pour l’histoire du privilége de rechercher l’origine de ce reliquaire.

Disons d’abord que c’était celui qui servait à la cérémonie de la fierte à l’époque de la suppression du privilége. Échappé, comme par miracle, à l’enlèvement et à la destruction des nombreuses pièces d’orfèvrerie que possédait la cathédrale de Rouen, il fut rendu à la fabrique vers 1795, et fait aujourd’hui le principal ornement du trésor, assez pauvre il est vrai, de cette métropole.

On a vu, dans le corps de l’ouvrage, que ce fut l’archevêque de Rouen Guillaume-Bonne-Ame, élu en 1079, mort en 1110, qui enferma le premier les restes de saint Romain dans une châsse : « Corpus sancti Romani prœsulis de propriâ œde in metropolitanam basilicam transtulit et in scrinio auro argentoque cum preciosis lapidibus operosè cooperto reverenter locavit », dit Ordéric Vital, témoin pour ainsi dire oculaire, puisqu’il fut ordonné prêtre par ce prélat.

Une grande famine ayant éclaté dans Rouen, on enleva l’or qui recouvrait cette châsse, pour subvenir aux nécessités des pauvres. L’archevêque Rotrou, en 1179, en fit faire une nouvelle, enrichie d’or et de pierres précieuses. Il y déposa les reliques du saint, en présence d’Arnoul, évêque de Lisieux, et de Froger, évéque de Séez, ses suffragans, et dressa une espèce de procès-verbal de cette cérémonie[1].

J’ai trouvé la description de ce reliquaire dans un inventaire manuscrit du trésor de la cathédrale, dressé en 1184 ; on y lit :

« La châsse de Saint-Romain en or avec une crête d’argent dorée et des piliers en cuivre dorés qui sont sur les sommets avec des cristaux[2]. »

Ce précieux reliquaire dut s’enrichir encore des dons des fidèles, qui, à l’envi l’un de l’autre, lui léguaient leurs bijoux les plus précieux. « Je lesse mon signet (mon cachet) à mectre à la fierte monsieur Sainct-Roumain et cinq solz pour le faire attacher à la d. fierte ; — Je laisse pour être affiché à la châsse Sainct-Romain une croix d’or vieille fachon où il y a quatre rubis de petite valleur ; — Je donne à la fierte Sainct-Romain une verge d’or (anneau), où il y a ung diamant enchassé en façon de poincle : » Disent les testamens de plusieurs officiers de la cathédrale[3]. siècles après, décoraient la châsse. Je l’emprunte à un inventaire manuscrit que j’ai découvert dans les anciennes archives de la cathédrale, et qui fut dressé, en 1555, par plusieurs joailliers de la ville :

« Du costé droit de la chasse monsr. saint Romain, ung anneau d’or auquel est camahieu taillé.

» Item plus bas une verge d’or en quoy est une perle façon de moulinet.

» Item ung petit anneau d’or.

» Item au costé est ung aultre anneau d’or en quoy est un saffy.

» Item au d. costé prez du Salvator (du Christ) est ung anneau d’or auquel est une esmeraude valeur de cent escus sol. » Item plus bas ung signet d’or taillé.

» Item plus bas est une petite verge d’or façon de... et sont deux grains desmeraude.

» Item un gros sinet d’or en quel est une cornaline estime à quinze escus.

» Item plus bas est ung anneau d’or de vielle façon et ung saffy.

» Item plus bas est une crois dor en quoy sont quatre rubis taillez dung coste et daultre coste ung cruchifils taille de basse taille, estime x°.

» Item sur les piedz du d. Salvator est une aultre crois dor en quoy sont les armaries de la Passion estime à dix escus.

» Item une turquoise estant entre les piedz du d. Salvator.

» Item ung chaton d’or estime à six escus.

« Item au costé des piedz du d. Salvator est ung anneau d’or au quel est une pointe de diamant estime à six escus.

» Item au dessus est ung signet d’or talle de... estime à quatre escus.

» Item au d. costé est ung aneau dor de vielle façon avec une loupe de saffy.

» Item ung autre gros signet dor auquel sont une armoriez insculpez de valeur de neuf à dix escus.

» Item au d. costé est une verge dor en quoy est ung viel dechat valens deux escus et demy.

» Item au d. costé est une petite verge dor en quoy est un petit saffy.

» Item au dessus est un signet dor en quel sont des armoriez taillez valeur de six escus.

» Item au dessus ung aultre signet d’or en quel sont armoriez taillez valeur de quatre escus.

» Item au dessus est une grosse verge d’or en quelle est une louppe de saffy.

» Item au dessus au coste prochan du d. Salvator du costé saint Romain est une piece dargent doré attache à quatre clous.

» Item plus bas ung aneau dor en quel est un viel grenat.

» Item ung petit flasque (flacon, ampoulle) daure garni dargent valeur de trois escus avec un aneau dor de vielle façon en quel est une louppe de saffy.

» Item en l’autre costé de la d. chasse où est limage monsr. saint Romain est une petite verge dor.

» Item au dessus est une verge dor en quoy est ung saffy enchassé.

» Item plus bas est une verge d’or façon de cercle.

» Item au d. coste plus hault ung aneau dor à grosse teste en quel y a ung camayeu.

» Item en l’autre bort est ung signet dor esmaillé estimé escu et demy.

» Item ung aneau dor au quel est enchassé une turquoise valeur de trois escus. »

Quelques années avant que le chapitre eût fait dresser cet inventaire, il avait donné l’ordre, par suite de quelque contestation au sujet du privilége, d’ouvrir la châsse, afin d’en retirer les titres originaux ; je lis dans les registres capitulaires, sous la date du 31 août 1549 :

« ... Faire ouvrir la fierte de Saint-Romain pour y faire des recherches au sujet de la recouvrance du privilége original de saint Romain[4]. »

Le silence des registres à la suite de cette visite prouve suffisamment que le chapitre ne trouva pas ce qu’il cherchait.

Treize ans après, les calvinistes, maîtres un moment de Rouen, firent main-basse sur le trésor de la cathédrale ; la châsse de Saint-Romain ne fut point épargnée.

« Le mercredy huictiesme de juillet 1562, dit un manuscrit du tems, le président d’Emandreville, Noël Cotton, et plusieurs autres de la ville de Rouen, vindrent, de matin, en la sacristie de l’esglise cathédralle de Rouen, pour avoir le reste de l’or et argent des reliquaires mentionnéz en l’inventaire de ce, faict par Béthencourt enquesteur du Roy. Descouvrirent la châsse ou capse sainct Roumain couverte de lame d’or et pierres précieuses et enrichie de plussieurs agneaulx d’or (anneaux). Gectèrent les ossementz et relicquaires du corps sainct Roumain estans en la dicte capse, et les feirent brusler en ung feu estant en la dicte églize. En celle capse, fut trouvée une lettre en parchemin attestant comme l’Archevesque Rotroud, l’an de l’Incarnation Nostre Seigneur 1179, le 21e. an du pontificat d’Alexandre, Pappe, troisième (ou quatrième) de ce nom, régnant en Angleterre Henri, deuxième de ce nom, duc de Normandie et comte d’Angiers, avoit faict faire icelle capse neufve, la quelle il feist couvrir de lame d’or et pierres précieuses, et, en icelle, avoit faict mettre le corps et relicque de saint Roumain en la présence de Arnoulf Evesque de Lizieux et Froger Evesque de Seèz à ce spéciallement convocquéz ; et furent les dictes relicques du viel ferêtre ou capse entique qui avoit esté descouvert auparavant de l’or qui y estoit par Messieurs de l’Esglise cathédralle de Rouen pour subvenir à une grandissime Famyne auparavant, à la substention des paouvres de la ville de Rouen[5]. »

Le lendemain, sur les six heures de matin, le président d’Emandreville accompaigné de ses frères et autres de la ville, entra dans la dicte sacristie et feist porter les dietz trois penniers d’or et d’argenterie à la maison de la monnoye où ilz furent posés. C’est assavoir l’or de la châsse de sainct Roumain et deux livres d’euvangilles servans aux grandes festes pesèrent 31 marcs, 5 ou 6 gros[6].

Cette narration laisse à entendre, malgré l’opinion contraire accréditée jusqu’à ce jour, que la châsse saint Romain ne fut point entièrement détruite par les calvinistes ; mais qu’on se contenta de la dépouiller des matières précieuses qui entraient dans sa composition, et de ses pierreries. L’examen des registres capitulaires ne laisse aucun doute à cet égard ; ils portent, sous la date du 22 avril 1563 :

« Il a été ordonné que la vieille fierte du bienheureux Romain, que les ennemis de notre foi ont laissée découverte, sera ornée et décorée, le mieux que faire se pourra, au moyen d’un drap d’or et d’autres menus ornemens. Pour ce faire ont été députés MM..T. Nagerel et les surintendans de la fabrique[7].

La châsse que nous possédons aujourd’hui est-elle cette châsse sauvée en partie des mains des calvinistes en 1562, et qu’avait fait faire l’archevêque Rotrou, au xiie siècle ? Nous ne le pensons pas.

Il suffit d’examiner attentivement le style de ce monument, tant dans son ensemble que dans ses détails, pour rester convaincu que les parties les plus anciennes ne peuvent remonter plus haut que les premières années du xive siècle[8]. Un œil exercé ne saurait s’y tromper.

L’inventaire estimatif de 1555, que nous avons rapporté plus haut, nous fournirait au besoin une preuve à l’appui de notre assertion. Nous y lisons qu’il existait une figure de saint Romain sur un des côtés de la châsse :

« Item en l’autre costé de la d. chasse où est l’image monsr. saint Romain, etc. »

Or, des douze figures qui garnissent les quatre côtés de notre reliquaire, pas une ne représente le saint patron de l’église de Rouen. M. E.-H. Langlois a très-bien démontré que ces figures sont celles de la Vierge, du Sauveur, de saint Étienne, de saint Eustache et de huit apôtres.

La figure qui, par ses dimensions et la place qu’elle occupe, paraît être ici la figure principale, est évidemment celle de la Vierge ; cet indice ne serait-il pas de nature à nous faire penser que le reliquaire, dans l’origine, était consacré à cette autre patronne de l’église de Rouen ? Ne pourrait-on pas supposer que l’état dans lequel les calvinistes avaient laissé la châsse de Saint-Romain, aura engagé le chapitre à lui substituer, par une fraude pieuse, et bien innocente du reste, celle de Notre-Dame, qui avait échappé aux mains des protestans, et qui offrait sans doute, par sa forme et son style, quelque ressemblance avec la première, afin de ne point laisser remarquer par le peuple l’absence ou tout au moins l’état de dégradation d’une pièce aussi importante, aussi nécessaire dans la cérémonie de la fierte, aussi sainte aux yeux de tous ? Cette supposition toutefois, nous devons le dire, ne repose sur aucune preuve écrite et positive, et nous la donnons comme purement conjecturale.

En nous résumant, nous dirons donc que la châsse actuelle, qui servait aux cérémonies de la fierte vers les tems antérieurs à notre première révolution, ne peut être la châsse primitive consacrée aux reliques de saint Romain sous Guillaume-Bonne-Ame ; qu’elle n’est pas même celle qui fut substituée à celle-ci, un siècle plus tard, par l’archevêque Rotrou ; que ce beau reliquaire appartient, par son style et par ses ornemens, au xive siècle ; qu’il faisait, probablement, partie du trésor de la cathédrale, et qu’il aura été emprunté, selon toute apparence, aux reliques de quelque autre saint, pour recevoir celles de saint Romain.

P. S. Cette notice était écrite depuis long-tems, lorsque M. Floquet a acquis la preuve que la châsse actuelle de Saint-Romain était l’ancienne châsse de tous les saints de la cathédrale de Rouen. Nous n’avons voulu rien changer à cette notice, et laissons à notre confrère le mérite tout entier de cette découverte.

  1. « Rotrodus autem Rotom. archiepiscopus beatissimum confessorem pro pauperum indigentiis spoliatum, gloriosiùs revestivit, illumque de veteri capsâ educens in qua devotissimè quondam fuerat repositus, at que sigillis G… archiepiscopi Rotomagensis capituli, Johannis Cremensis tituli S. Chrisogoni presbyteri cardinalis, studiosiùs sigillatus, in feretro novo tam auro quam pretiosis lapidibus cooperto, assistentibus sibi Arnulfo Lexoviensi, et Frogerio Sagiensi episcopis, qui ad hoc specialiter convocati fuerant, cum reverentiâ et devotione reposuit, atque tam suo quàm capituli Rotom. necnon. et praedictorum episcoporum sigillis, sub multorum qui aderant prassentia consignavit. Factum est hoc anno ab incarnatione Domini mclxxix, indictione xii
    (Ex archivo cathedralis ecclesiœ.)
  2. « Feretrum sancti Romani de auro cum cristà argenti deauratâ et pilaribus de cupro deauratis qua e sunt in capitibus cum cristallis. »
    (Cartulaire de la cathédrale, à la bibliothèque de Rouen.)
  3. Voir Tombeaux de la Cathédrale de Rouen, par A. Deville, passim.
  4. « Ad apperturam fieri faciendum de feretro sancti Romani causa in eo indagandum super recuperatione originalis privilegii sancti Romani. »
  5. D’Eudemare, chanoine de Rouen, dans son Histoire du roy Villaume, dit (p. 166) que, de son tems, il y avait dans la fierte de saint Romain, outre la charte de l’archevêque Rotrou, une charte sur parchemin de Robert, fils du duc Richard le., reconnaissant comme il aurait veu dans cette chasse y reposer le corps et le chef du mesme saint Romain. D’Eudemare ajoute qu’il avait vu et lu lui-même cette charte en 1625. Soit que ce chanoine ait voulu désigner Robert l’archevêque, ou bien notre premier duc Robert (il aurait dû dire, dans ce dernier cas, fils de Richard II), nous ferons remarquer que ces deux personnages étaient morts déjà depuis plus d’un demi-siècle, lorsque les ossemens de saint Romain furent pour la première fois placés dans un reliquaire. Il faut donc admettre ou que D’Eudemare s’est trompé, ou que cette pièce était apocryphe.
  6. Manuscrit Bigot, bibliothèque royale.
  7. « Ordinatum fuit vetus feretrum beati Romani per inimicos nostra : fidei derelictum discopertum, in meliori forma quàm fieri poterit mediante quodam panno aureo et aliis minutis rebus, ornari et decorari. Pro quo faciendo dominus Job. Nagerel et superintendentes fabricae fuerunt deputati. » (Registres capitulaires.)
  8. Nous ne parlons pas des restaurations partielles qu’il a subies, non plus que de l’addition du groupe de saint Romain et du prisonnier, qui a été faite vers la fin du dernier siècle par les soins de Carré de Saint-Gervais, chanoine de Rouen, ainsi que l’indique l’écusson armorié de cet ecclésiastique, qu’il a eu soin d’y faire placer.