Histoire du Privilége de Saint Romain/Appendice


APPENDICE.


POURQUOI, DE TEMS IMMÉMORIAL, LA CÉRÉMONIE DE LA LEVÉE DE LA FIERTE EUT-ELLE TOUJOURS LIEU A LA VIEILLE-TOUR ?


L’histoire n’a point dédaigné de mentionner diverses prisons de Rouen ; elle a même indiqué la situation de chacune d’elles. Dans le viie siècle, elle nous montre une prison existant vers le lieu appelé depuis la Poterne. Nous y voyons renfermer saint Philbert, victime des persécutions d’Ebroïn, et, disons-le, mal voulu de saint Ouen, évêque de Rouen[1]. Deux siècles plus tard, Rollon, devenu maître de Rouen, bâtit un palais et des prisons là où depuis fut le monastère des Cordeliers, monastère dont une rue de notre ville emprunta le nom qu’elle conserve encore aujourd’hui. Dans les premières années du XIIIe. siècle, Philippe-Auguste ayant reconquis la Normandie, et voulant prémunir la capitale de cette province contre les entreprises des Flamands, alors ennemis redoutables de la France, construisit le château, dont nous voyons encore aujourd’hui deux tours et d’autres vestiges entre la rue Morand et le boulevard Bouvreuil.

Mais dans l’intervalle de tems qui sépare ces deux édifices, un autre château, une autre prison avaient été construits. Vers la fin du xe siècle ou le commencement du xie, Richard Ier., duc de Normandie, avait bâti, sur les bords de la Seine, une grosse tour qui fut à la fois le lieu de sa résidence et une prison. Plus tard, vers le commencement du xiie siècle, Henri Ier., roi d’Angleterre, duc de Normandie, fit au même endroit des constructions très-importantes. La grosse tour fut conservée, et devint même encore plus forte qu’avant. Auprès d’elle on vit s’élever un palais digne du souverain puissant qui allait l’habiter. La tour, le palais furent enclos de hautes et épaisses murailles[2]. Ce fut là la demeure des ducs de Normandie, pendant plus de deux cents ans, jusqu’en 1204 environ, où Philippe-Auguste rasa la tour et le palais, et construisit, à Bouvreuil, le château dont nous avons parlé plus haut. Ce fut dans le palais de la Vieille-Tour que fut enfermé le jeune Arthur de Bretagne ; ce fut là que Jean-Sans-Terre poignarda, de sa propre main, ce prince, son neveu, dont le cadavre fut ensuite précipité dans la Seine[3]. Maintenant, que l’on veuille bien se souvenir que, dans notre Dissertation préliminaire, nous avons dit que le privilége de saint Romain avait dû commencer d’exister, soit vers la fin du règne de Henri Ier., mort en 1135, soit sous la domination éphémère d’Étienne, comte de Blois, soit enfin pendant les sept années durant lesquelles Geoffroi Plantagenet régna sous le nom de Henri II, son fils, qu’en tout cas il existait certainement sous Henri II, comme le prouve clairement l’enquête de 1210. Que l’on se souvienne aussi de ce que rapportèrent les neuf témoins entendus lors de cette enquête. « Sous les ducs Henri II et Richard-Cœur-de-Lion (dirent-ils), chaque année un prisonnier était délivré au chapitre, en cette forme : Lorsque la procession passait devant le château, les chanoines allaient à la porte de la prison, où ils trouvaient tous les prisonniers, et, parmi ces prisonniers, les chanoines délivraient celui qu’ils voulaient. » Voilà le cérémonial de la fierte, dans sa simplicité primitive ; le voilà tel que les neuf vieillards, interrogés en 1210, savaient qu’il avait existé sous Henri II et Richard-Cœur-de-Lion. Or, de quel autre château, de quelles autres prisons se pouvait-il agir ici, que de la tour du bord de la Seine, du château ou palais de Richard Ier. et de Henri Ier., devenus la demeure des ducs Henri II, Richard-Cœur-de-Lion, et enfin de Jean-Sans-Terre ? C’était donc là, l’enquête de 1210 l’atteste, que, chaque année, le jour de l’Ascension, les chanoines allaient choisir le prisonnier qu’ils voulaient délivrer. La tour était à la fois une prison et un palais ducal. Les chanoines, qui allaient aux portes de la prison désigner l’infortuné qu’ils voulaient rendre à la vie et à la liberté, pouvaient bien aussi franchir les degrés du palais, demander au duc ou à ses officiers le prisonnier qu’ils avaient choisi, et remercier ce prince, ces officiers d’avoir bien voulu le leur laisser emmener. Toujours l’enquête de 1210 nous indique-t-elle que c’était au palais ducal, c’est-à-dire à la Vieille-Tour, qu’ils se rendaient. Jamais on ne trouvera que le prisonnier ait été délivré ailleurs.

Or, des diverses prisons de Rouen, que nous avons mentionnées plus haut, les unes sont antérieures de trois siècles et plus à la tour du bord de la Seine ; les autres lui sont postérieures, mais toutes sont étrangères au privilége de la fierte, à la cérémonie du prisonnier. De cette préférence de tous les tems n’y a-t-il rien à conclure ? Dans ses cérémonies, l’église est, en général, gardienne fidèle des plus anciennes traditions ; et en cela, non moins que dans des matières d’un ordre plus élevé, sa maxime est volontiers : « quod semper », c’est-à-dire, faire comme on a toujours fait, conserver ce qui a toujours été. Le plus ancien titre qui parle du privilége indique, on l’a vu, le palais des ducs comme l’endroit où, aux époques les plus reculées dont on eût mémoire, s’accomplissait la délivrance du prisonnier. Dans les derniers tems de l’existence du privilége, la fierte était toujours levée en ce même endroit ; et, en 1790, Béhéric, le dernier prisonnier qui ait joui du privilége de saint Romain, fut vu, le jour de l’Ascension, avec sa femme, complice du meurtre qu’il avait commis, soulevant trois fois la châsse de Saint-Romain, en ce même lieu où tant d’infortunés, avant lui, avaient accompli la même cérémonie.

Ainsi, en vain Philippe-Auguste avait-il fait construire un immense château et de vastes prisons qui servirent pendant plusieurs siècles ; en vain les prisons du bailliage avaient-elles été établies tout auprès de ce château ; en vain, vers 1419 ou 1420, Henri V, roi de France et d’Angleterre, avait-il bâti un Palais-Royal et des prisons ; en vain, postérieurement à 1499, l’échiquier, bientôt parlement, eut-il sa conciergerie : il fallut bien, sans doute, que chaque année les chanoines allassent dans ces diverses prisons interroger les criminels, et y chercher celui que le chapitre avait élu ; mais toujours, après l’élection et la délivrance, la procession solennelle, avec la châsse de Saint-Romain, se rendit à la Vieille-Tour, ou du moins à l’endroit qui en avait conservé le nom, encore bien qu’il n’y eût plus là ni prison, ni palais.

Le motif de cette préférence est évident. Ces lieux avaient été comme consacrés par la levée de la fierte, dès les premiers tems de l’existence du privilége ; et ils s’étaient, pour ainsi dire, identifiés à la cérémonie sainte qu’ils avaient vu célébrer tant de fois et si long-tems, aux acclamations du peuple de la ville et des campagnes.

Mais si, sous le règne de Philippe-Auguste, l’église de Rouen se montrait si attachée et si fidèle à ses anciens usages, faudra-t-il croire qu’elle le fût moins avant ce monarque, et avant les ducs Richard-Cœur-de-Lion et Henri II, sous le règne desquels nous avons vu que la cérémonie de la fierte se faisait à la tour ? Et si l’existence du privilége remontait à Dagobert ou à quelqu’un de ses successeurs les plus immédiats, la cérémonie, qui alors aurait dû, nécessairement, avoir lieu à la porte de quelque autre prison de Rouen, dans celle de la Poterne par exemple, pourquoi aurait-elle cessé de s’y célébrer après que Richard Ier. et Henri Ier. auraient eu construit la tour et le palais ou château du bord de la Seine ? Que la première prison aux portes de laquelle avait été célébrée, pour la première fois, l’auguste et touchante cérémonie de la levée de la fierte, eût été, dans la suite des tems, conservée ou détruite, son emplacement, dans ce dernier cas, étant le premier, le plus ancien témoin d’un usage saint, cher à la ville, à la province, pouvait-on ne pas le respecter toujours, ne pas le conserver à son ancienne destination ? Abandonner ce lieu, berceau du privilége, du droit royal si précieux à l’église de Rouen, était-ce une chose que pût faire le clergé, toujours si fidèle à ses anciens usages, le chapitre, si fier, à bon droit, de sa prérogative, unique au monde ?

Pour qui pesera les raisons que nous venons de déduire ; pour qui connaîtra le génie de l’église, et se fera une juste idée de l’attachement, bien naturel, du chapitre pour son privilége et pour tous les accessoires de ce privilége, il demeurera démontré que la cérémonie de la fierte a commencé à l’endroit que nous appelons aujourd’hui la Vieille-Tour ; que jamais elle n’exista ni ailleurs, ni avant ; que, conséquemment, elle ne remonte pas à une époque plus ancienne que la construction de la tour du palais des ducs de Normandie, élevé sur les bords de la Seine vers la fin du xe siècle ou au commencement du xie. Ainsi, il se trouvera qu’en voulant expliquer plus amplement une particularité de l’histoire du privilége de saint Romain, nous aurons en même tems fortifié, par de nouveaux argumens, ce que nous avions avancé dans notre Dissertation sur l’origine de ce privilége.

  1. Gallia christiana, tome XI, col. 187.
  2. Robert Dumont, « Appendix ad Sigebertum », Recueil des historiens de France, tome xiii, page 285.
  3. Philippide de Guillaume Le Breton.