Histoire du Privilége de Saint Romain/1789, 1790


1789

En 1789, la fierte fut accordée à François Lefebvre, âgé de soixante-dix ans, et à son fils, l’un et l’autre de la paroisse de Campigny, dans le diocèse de Bayeux. Une querelle, dont on ne voit pas les motifs, s’étant élevée entre Lefebvre père et un nommé Castel, sur le chemin de Bayeux à la mine de Litry, Lefebvre père fut terrassé ; le fils Lefebvre, voyant son père dans cet état, s’élança sur Castel, et le tua « avec un ferrement perçant et coupant », dont il lui donna trois coups. Le chapitre vint bien à propos au secours de ces deux malheureux ; car le roi Louis XVI, qui avait écrit, le 18 janvier 1789, une lettre close au parlement, pour lui ordonner de surseoir, jusqu’à nouvel ordre, au prononcé et à l’exécution de l’arrêt qui pourrait intervenir contre eux, avait, le 19 mars suivant, écrit à cette compagnie que, nonobstant les précédens ordres qui lui avaient été adressés, elle pouvait laisser exécuter les condamnations prononcées contre ces individus. Or, dans l’intervalle, ils avaient été condamnés à mort ; la fierte les sauva. Cette même année, parut le dernier ouvrage qui ait été écrit sur le privilége de saint Romain. Un anglais, sir Edouard, baronnet, qui se trouvait à Rouen, le 21 mai, jour de l’Ascension, et qui y vit la procession de la fierte, frappé de l’éclat et de la singularité de cette cérémonie, s’empressa de faire, dans les bibliothèques et archives de la ville, des recherches sur un privilége si remarquable. Dès le mois de juin, il publia à Rouen le résultat de ses recherches, sous le titre de « Lettre au révérend docteur William-Samuel Brigs, à l’occasion du privilége de saint Romain, dit la gargouille ou la fierte, dont le chapitre de la cathédrale de Rouen a fait jouir un meurtrier et son complice, le 21 de mai, jour de l’Ascension de cette année. » Cette brochure qui se ressent de l’extrême précipitation avec laquelle elle fut écrite, offre, au milieu de beaucoup d’inexactitudes, quelques documens sur les différences qui existaient entre le cérémonial suivi alors pour la fierte, et l’ancien cérémonial, auquel on avait dérogé en plusieurs points. Ce livre, devançant de si peu de mois la suppression d’un usage si singulier, et en fixant, avec quelque exactitude, le dernier état, semble, aujourd’hui, avoir été suggéré à l’auteur par un vague pressentiment de l’extinction prochaine du privilége de la fierte ; et il est comme le dernier souvenir d’un usage qui avait existé pendant tant de siècles, et long-tems avec tant d’éclat.

Deux mois après (le 4 août 1789) l’assemblée nationale abolissait sans retour tous les priviléges particuliers des provinces, principautés, pays, cantons, villes et communautés d’habitans, soit pécuniaires, soit de toute autre nature, il ordonnait que ces priviléges demeureraient confondus dans le droit commun de tous les Français. Les priviléges des églises étaient compris, au moins implicitement, dans les priviléges des villes et des provinces, abolis par la loi que nous venons de citer.

1790. La fierte est levée pour la dernière fois.

Toutefois, en 1790, le chapitre, se regardant toujours comme en possession de son droit, élut Nicolas Béhérie et Marie-Anne Pinel, sa femme, accusés d’avoir, le 22 octobre 1788, tué, de complicité, un sieur Buquet ; et il ne paraît pas qu’aucune réclamation se soit élevée contre ce dernier acte d’un pouvoir expirant. Mais, en 1791, les choses avaient bien changé de face. Il n’y avait plus ni archevêché, ni chapitre. Le bon et bienfaisant cardinal de La Rochefoucauld, dont le diocèse de Rouen révère et chérit la mémoire, était en exil ou en fuite. Un évêque métropolitain et un conseil épiscopal, composé de deux ou trois grands-vicaires, avaient remplacé l’archevêque et les cinquante membres du chapitre de la cathédrale. Quelque tems avant l’Ascension, les premiers magistrats de la ville se demandèrent si le privilége serait appliqué cette année, et même si ce privilége existait encore. M. Boullenger, précédemment lieutenant-général au bailliage de Rouen, alors président du tribunal du district, écrivit, au nom de sa compagnie, à M. Charrier de la Roche, évêque métropolitain de Rouen, pour pressentir ses intentions à cet égard. Le prélat, après s’être consulté avec son conseil épiscopal, adressa à M. le président Boullenger, dans le courant du mois de mai, une réponse que nous allons reproduire ici en entier, avec les lettres qui suivirent. Ces derniers actes, où est discuté le sort du privilége de saint Romain, et où s’agite, à son égard, la question de vie ou de mort, sont trop importans pour ne pas figurer, entiers, dans le texte même de l’histoire du privilége. Voici cette lettre adressée à Messieurs les juges du tribunal de Rouen, dans la personne de M. Boullenger, leur président, magistrat dont Rouen n’a point oublié l’honorable caractère, le mérite éminent et le zèle vraiment infatigable.

« Monsieur,

» J’ai examiné avec attention l’intérêt que je pourrois avoir, comme chef de l’église de Rouen, à la conservation de l’usage ancien où le chapitre de cette métropole s’étoit maintenu, jusqu’à présent, de délivrer un criminel, tous les ans, à la fête de l’Ascension, et voici ce que j’en pense :

» D’abord, il ne peut plus être question de privilége, puisqu’ils sont tous abolis, et moins encore de la part du chapitre de cette église, qui n’existe plus, suivant la loi constitutionnelle de l’état. Néantmoins, je ne regarde pas cet usage comme un privilége, mais comme un acte de miséricorde réclamé au nom de la religion, toujours bien placé dans le zèle et dans la bouche de ses ministres ; et c’est un hommage rendu à cette même vertu par la piété des magistrats, qui ne croient pas manquer à la rigueur de la justice par cet acte de clémence en faveur d’un malheureux. À ce double titre, et à ce titre seul, je désire de multiplier les occasions de faire éclater le plus doux des sentimens qui soit dans mon cœur, et n’est point incompatible avec la sévérité de la loi dont vous êtes l’organe. L’usage en question est très-ancien dans cette ville ; il y date de plusieurs siècles. Le peuple en a toujours été jaloux, et seroit affecté, peut-être, de le voir détruire en ce moment où il seconde si bien, par sa soumission à la loi, l’affermissement de la liberté. Le succès de mon ministère peut y trouver quelqu’avantage, dans un temps surtout où les liens de la religion, affoiblis, ont besoin d’être resserrés par ce témoignage de respect particulier pour elle ; et ce que la vindicte publique y perdroit pour l’exemple, elle peut le regagner facilement par la reconnoissance. Je désire donc, d’après ces motifs, qu’il seroit facile de développer davantage, de conserver un usage aussi respectable que touchant, non comme un droit que je puisse prétendre, mais comme un tribut payé par la loi même à la douceur de la religion.

» Cependant, Monsieur, comme je suis bien éloigné de solliciter indiscrètement quelque chose qui pût être contraire à l’ordre public, ou altérer en rien la loi constitutionnelle de l’état, si le tribunal, au nom duquel vous demandez à connoître mes intentions, ne croyoit pas pouvoir prendre sur lui la délibération formelle que je désire, il seroit facile d’en référer à l’assemblée nationale, qui nous éclairciroit réciproquement sur la possibilité ou les inconvénients de la grâce dont je serois affligé, de voir prononcer la suppression, précisément à l’époque de mon administration ; et j'attendrois sa décision avec d’autant plus de confiance, qu’elle a donné, plus d’une fois, et par les mêmes vues qui m’animent, et dans des circonstances encore plus difficiles, l’exemple de l’indulgence que je réclame, sans porter atteinte à l’autorité des loix que nous devons à sa sagesse.

» J’ai communiqué ces réflexions à mon conseil épiscopal. Il en a goûté les principes, et les a unanimement adoptées.

» Je suis avec respect,
» Monsieur,
» Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
» + Louis, évêque métropolitain de Rouen. »

Bientôt ce prélat adressa au même tribunal une seconde lettre ainsi conçue :

« Messieurs,

» Je crois être assuré que je serai incessamment requis de réclamer la continuation de l’usage connu dans cette ville sous le nom de la fierte, auquel le peuple paroît être singulièrement attaché. Si la réquisition m’en est faite, je serois embarrassé pour répondre, et ne voulant rien faire que de concert avec le tribunal, et qui ne soit marqué au coin de la prudence, pour ménager tous les intérêts, j’ose vous demander quelle conduite je dois tenir alors, et ce que les magistrats de la ville pensent des réflexions que je vous ai présentées, lorsque vous m’avez écrit en leur nom sur cet objet. Je pense également qu’il seroit convenable d’en conférer avec les différents corps administratifs, pour qu’une résolution unanime en soit le fruit. Je désire bien ardemment que, par les différents motifs que j’ai déjà développés, et pour donner cette marque d’intérêt au peuple, qui tient infiniment à une cérémonie qui ne peut être un privilége que pour lui, que nous lui en fassions ressentir les effets par provision pour cette année, en y mettant les formes que l’on jugera nécessaires, sans s’attacher aux anciennes, que je crois incompatibles avec le nouvel ordre de choses ; sauf à voir, ensuite, si pour l’avenir cet acte de miséricorde sera compatible avec les jugemens par jurés.

» Je suis avec le plus respectueux hommage,
» Messieurs,

» Votre très-humble et très-obéissant serviteur,

» + Louis, évêque métropolitain de Rouen. »

Les membres du tribunal du district ne crurent pas devoir prendre sur eux de trancher cette question, que, dans les circonstances surtout, il ne leur appartenait point de résoudre. Ils en référèrent au ministre de la justice, en lui exprimant le plus vif désir de voir conserver à la Normandie un privilége depuis si long-tems cher à ses habitans. Et comme le concours des officiers de l’Hôtel-de-Ville de Rouen ne pouvait qu’augmenter les chances de succès de la démarche qu’ils tentaient en faveur du privilége de la fierte, ils écrivirent, le 8 mai, à messieurs les maire et officiers municipaux de cette ville, la lettre qui suit :

« Messieurs,

» Nous avons reçu deux lettres de M. l’évêque metropolitain de Rouen, qui nous prévient qu’il doit être, incessamment, requis de réclamer la continuation de l’usage connu sous le nom de la fierte, et qui nous consulte sur la conduite à tenir.

» Cet usage, qui consiste à délivrer tous les ans, le jour de l’Ascension, un meurtrier presque toujours involontaire, et qui peut être choisi parmi tous les Français régnicoles constitués prisonniers forcément ou volontairement, et dans l’exercice duquel l’église métropolitaine et les juridictions de la ville de Rouen ont été confirmées et se sont conservées depuis un temps immémorial jusques à présent, peut-il et doit-il être exercé cette année ? Les loix constitutionnelles de l’état n’y mettent-elles aucun empêchement ? Nous n’avons point cru devoir prendre sur nous de décider ces questions ; et nous avons arrêté de consulter monsieur le ministre de la justice.

» Nous avons cru qu’il étoit utile de vous faire part en même temps de notre démarche et des lettres que M. l’évêque nous a écrites ; nous vous prions de prendre en considération les réflexions qu’elles contiennent, et de les appuyer, si vous le jugez à propos, auprès de nos représentants à l’assemblée nationale, de tout l’intérêt qui en peut résulter à l’avantage de la religion, de notre ville, et du sort de malheureux presque toujours excusables, parce qu’ils ont commis le crime involontairement.

» Les juges du tribunal du district de Rouen :

» Boullenger, président, Frémont, Turgis, Avenel, Morel, Leclerc, Sacquépée[1] »

Mais le sort du privilége de saint Romain avait été mis à la disposition du ministre Duport, l’ennemi le plus déclaré de tout ce qui sentait le privilége ; et quand bien même ce ministre eût été dans d’autres sentimens, ni les idées, ni les lois du tems ne se prêtaient à la conservation de la prérogative du chapitre de Rouen. L’arrêt fatal fut prononcé, et Duport le notifia au tribunal du district, par une lettre, jusqu’à présent inédite[2], que nous allons reproduire aussi tout entière, parce qu’elle est le dernier acte officiel qui se rapporte au privilége de la fierte, et parce qu’elle nous paraît l’heureuse et fidèle expression des sentimens et des principes de l’époque où elle fut écrite.

« Paris, 30 mai 1791.

» A MM. les juges du tribunal du district de Rouen.

» J’ai reçu avec votre lettre, Messieurs, copie de celles qui vous ont été écrites par M. l’évêque métropolitain de Rouen, sur la question de savoir si, cette année, l’usage de la fierte serait conservé. Le comité de législation criminelle m’a également renvoyé la lettre que le directoire de votre département a cru devoir adresser à l’assemblée nationale sur le même objet.

» L’usage de la fierte, vous ne pouvez vous le dissimuler, tient à un privilége, et sous ce point de vue son existence est illégale et inconstitutionnelle : illégale, car il n’est plus de privilége aux yeux de la loi ; inconstitutionnelle, car l’exercice de celui-ci suppose un pouvoir qui ne peut jamais résider dans la main d’un particulier ou d’une commune, celui d’enchaîner l’exécution de la loi qui demande la punition d’un coupable.

» Ce privilége est donc du nombre de ces droits dont la suppression est une suite non moins immédiate qu’évidente de nos nouvelles lois. Non seulement il est enveloppé dans la suppression générale, mais il a encore été détruit particulièrement dans le fait. Il appartenait au chapitre de Rouen et à son prélat, mais cet archevêché et ce chapitre n’existent plus ; avec eux s’est anéanti ce prétendu droit, et M. l’évêque du département de la Seine-Inférieure et son conseil épiscopal, qui lui succèdent, mais qui ne le remplacent pas, ne songent pas sans doute à revendiquer cette prérogative.

» L’abolition de l’usage de la fierte ne peut exciter parmi le peuple nulle espèce de regrets. Cette abolition est l’effet nécessaire d’une constitution qu’il chérit. Sans doute c’est un spectacle douloureux pour l’humanité, que celui d’un homme expiant son crime sous le glaive des lois ; mais est-ce une jouissance pour des hommes libres, pour des hommes qui savent que l’édifice de la société repose essentiellement sur l’exécution des lois, de voir un meurtrier impuni rentrer dans le sein de la société dont son crime l’avait rejeté ?

» Je connais tous les vices de notre législation criminelle ; ses vices ne sauraient légitimer l’usage de la fierte, qui ne peut pas même en être regardé comme le palliatif. Mais il est, contre la rigueur de notre code pénal, un meilleur remède ; c’est, Messieurs, la clémence du roi. Vous savez que l’amour qui l’unit à son peuple le porte à devancer toujours les décrets bienfaisans que l’assemblée nationale nous prépare. S’il est dans vos prisons quelque condamné qui ait à se plaindre de la sévérité des dispositions de nos lois criminelles, vous pouvez m’adresser la procédure et les motifs militant en sa faveur, je les mettrai sous les yeux de Sa Majesté, et ce sera pour son cœur paternel une véritable jouissance de pouvoir accorder à ce malheureux la rémission de sa peine, si le cas est graciable, ou un adoucissement à sa punition, si elle est disproportionnée au délit[3].

» Le ministre de la justice, Duport. »

Il n’y avait point de recours possible contre cette décision du ministre, si conforme aux lois et à l’esprit du tems. Il fallut se soumettre et renoncer à cette belle prérogative que les rois avaient souvent regardée d’un œil jaloux. En 1791, pour la première fois depuis sept siècles, la fête de l’Ascension, à Rouen, n’offrit rien qui la distinguât des autres grandes solennités du christianisme. En se rappelant combien, l’année précédente encore, il y avait eu ce jour-là, dans Rouen, de concours, d’empressement et de cris joyeux, il semblait que maintenant la ville était déserte. En voyant le Palais silencieux, la place de la Vieille-Tour solitaire, la Vicomte de l’eau fermée, et toutes les prisons bien closes garder impitoyablement leur proie, les vieillards, qui ne renoncent pas facilement aux anciennes coutumes, ne pouvaient revenir de leur surprise, et regrettaient ces belles pompes qui avaient émerveillé leur jeunesse. Mais c’en était fait ; jamais, à pareil jour, les générations à venir ne devaient voir ce qu’avaient vu les générations passées.

Ainsi succomba un privilége qui, pendant sa longue durée, s’était vu en butte à tant d’attaques, et était sorti, mutilé mais vainqueur, de combats si fréquens et si animés.

Pendant son existence de six ou sept siècles, combien d’adversaires acharnés n’avaient rien épargné pour le détruire ! Les enfans dont le père avait été immolé sous leurs yeux ; la mère qui avait vu son fils unique la précéder dans la tombe ; la femme dont l’époux avait été lâchement assassiné et ravi à son amour ; des parens, des amis indignés étaient venus tour-à-tour pousser des cris de douleur et de vengeance contre des meurtriers audacieux, et contre un privilége qui acquérait l’impunité aux assassins d’êtres qui leur avaient été si chers. Des avocats de renom, un Bouthillier, un Sacy et beaucoup d’autres, avaient prêté à ces plaintes si légitimes le secours puissant de leur érudition et de leur éloquence. De graves défenseurs de la couronne, des ministres, La Moignon, Servin, Le Guesle, Foucault, Foullé, Laurent et Emeric Bigot, Boucherat, Pussort, et beaucoup d’autres, avaient tonné dans les parlemens et dans les conseils, contre un empiétement si monstrueux sur les prérogatives de l’autorité royale. De doctes écrivains, Arnisœus, Bodin, Pasquier, De Thou, les avaient appuyés de leurs écrits. Lors de la réunion de la Normandie à la France, lors de l’occupation des Anglais, les zélés ministres des nouveaux souverains avaient tenté de rendre à leurs maîtres ce fleuron détaché de la couronne. Tant d’efforts avaient bien pu aboutir à restreindre le privilége dans des bornes un peu plus étroites ; mais il existait toujours, unique, glorieux, désiré, imploré par les gentilshommes et les bourgeois, sollicité pour eux par des guerriers, par des princes du sang, des ministres, des rois, des reines, des évêques, des cardinaux, des souverains pontifes, et quelque fois, disons-le, par ces magistrats mêmes qui l’avaient attaqué avec tant de vigueur. Pour l’abattre, il ne fallait pas moins que ce torrent qui entraîna violemment dans son cours toutes les prérogatives de l’autel et du trône, et qui, plus tard, allait, devenu plus furieux encore, entraîner l’église et le trône à leur tour. En 1608, l’avocat Monstreuil, portant la parole au grand-conseil, avait dit ; « Le privilége de saint Romain demeurera tant que l’honneur de Dieu et de ses saincts, auquel il est attaché et joint inséparablement, trouvera place dedans le cœur des François, la plus pieuse et la plus dévote nation du monde[4]. Certes Monstreuil n’est pas pour nous un prophète ; mais en 1791, lorsque le privilége fut anéanti, la France était-elle bien loin de l’état où il avait prévu que ce privilége cesserait d’exister ; était-elle encore la plus pieuse et la plus dévote nation du monde, et n’entendions-nous pas, il y a peu d’instans, l’évêque métropolitain de Rouen se plaindre de ce que les liens de la religion étoient affaiblis, et dire qu’ils avoient besoin d’être resserrés par des témoignages de respect particulier pour l’église ?

Quoi qu’il en soit, la ville de Rouen, la Normandie tout entière, n’ont point perdu le souvenir de cet ancien privilége qui leur appartenait en propre, et dont le pareil ne se trouvait pas ailleurs. Beaucoup d’habitans de cette ville et de la province ont vu le prisonnier lever la fierte, et se rappellent toujours avec intérêt cette circonstance de leur vie. A la campagne, dans les longues veillées d’hiver, les anciens du foyer racontent qu’il y a bien longtems, par un beau jour de mai, ils allèrent à Rouen pour la grande fête de l’Ascension, et redisent à leurs enfans, à leurs petits-enfans émerveillés, les pompes et les solennités du jour du prisonnier. Mais, et à la ville et aux champs, à quarante-deux ans d’intervalle, tous ces récits sont vagues, imparfaits ; et souvent des auditeurs avides ont regretté qu’il n’existât pas quelque livre qui retraçât d’une manière complète l’histoire de cet usage aboli, et toutes les particularités d’une cérémonie dont il leur semblait qu’aucun détail ne pouvait être indifférent. Ce besoin, je l’éprouvai souvent moi-même, lorsque, tout jeune encore, j’interrogeais curieusement les beaux vitraux de nos églises, pages éclatantes, mais incomplètes, de ce drame plein d’intérêt. Ce désir n’ayant fait que croître, plus tard je me suis mis à l’œuvre. Les cartulaires, les vieux registres de l’ancien chapitre de Rouen, ceux du parlement de Normandie ; les statuts de confréries ; les annales de la Tournelle, celles de la Chambre-des-Comptes, du Bailliage, de l’Hôtel-de-Ville ; les vieilles chroniques, les manuscrits de la bibliothèque du roi, les anciens recueils de jurisprudence, ont passé sous mes yeux. J’ai écrit sous la dictée de ces témoins irrécusables. Puisse cette histoire, résumé fidèle de documens nombreux et presque tous inconnus jusqu’à ce jour, ne pas être sans intérêt pour mes compatriotes ! Puissent leurs suffrages m’encourager à entreprendre quelque travail plus important, plus digne de leur être offert !


FIN DE L’HISTOIRE DU PRIVILÉGE DE SAINT ROMAIN.
  1. L’original de cette lettre, et des copies des deux lettres de l’évêque métropolitain, qui la précèdent, existent dans les archives de l’Hôtel-de-Ville de Rouen.
  2. L’original de cette lettre a été donné par M. le baron Boullenger, ancien procureur-général près la cour royale de Rouen, fils de feu M. le président Boullenger, à M. Juste Houël, président du tribunal de Louviers, qui a bien voulu nous le communiquer.
  3. Quatre jours après, Duport n’aurait pu finir ainsi sa lettre ; car, dans la séance du 3 juin, l’assemblée nationale décréta l’abolition des lettres de grâce, de suspension et de commutation de peine.
  4. Plaidoyer de Monstreuil, pour la fierte, en 1607.