Histoire du Canada (Garneau)/Tome III/Livre X/Chapitre I

Imprimerie N. Aubin (IIIp. 161-226).

LIVRE X.


CHAPITRE I.




VICTOIRE DE MONTMORENCY ET PREMIÈRE
BATAILLE D’ABRAHAM.

REDDITION DE QUÉBEC.

1759.



Invasion du Canada. — Moyens défensifs qu’on adopte. — L’armée française se retranche à Beauport, en face de Québec. — Arrivée de la flotte ennemie. — Les troupes anglaises débarquent à l’île d’Orléans. — Manifeste du général Wolfe aux Canadiens. — Ce général, jugeant trop hasardeux d’attaquer le camp français, décide de bombarder la capitale et de ravager les campagnes. — La ville est incendiée. — Attaque des lignes françaises à Montmorency. — Wolfe repoussé, rentre accablé dans son camp et tombe malade. — Il tente vainement de se mettre en communication avec le général Amherst sur le lac Champlain. — Les autres généraux lui suggèrent de s’emparer des hauteurs d’Abraham par surprise afin de forcer les Français à sortir de leur camp. — Le général Montcalm envoie des troupes pour garder la rive gauche du St.-Laurent depuis Québec jusqu’à Jacques Cartier. — Grand nombre de Canadiens, croyant le danger passé, quittent l’armée pour aller vaquer aux travaux des champs. — Du côté du lac Champlain M. de Bourlamarque fait sauter les forts Carillon et St.-Frédéric, et se replie à l’île aux Noix devant le général Amherst qui s’avance avec 12,000 hommes. — Le corps du général anglais Prideaux, opérant vers le lac Érié, prend le fort Niagara et force les Français à se retirer à la Présentation au-dessous du lac Ontario. — Les Anglais surprennent les hauteurs d’Abraham le 13 septembre. — Première bataille qui s’y livre et défaite des Français. — Mort de Montcalm : capitulation de Québec. — Le général de Lévis prend le commandement de l’armée et veut livrer une autre bataille ; mais en apprenant la reddition de la ville il se retire à Jacques Cartier et s’y fortifie. — L’armée anglaise, renfermée dans Québec, fait ses préparatifs pour y passer l’hiver. — Demande de secours en France pour reprendre cette ville.


Tandis que le gouverneur et les généraux attendaient à Montréal des nouvelles de l’ennemi, l’on reçut des dépêches de France qui déterminèrent le départ de Montcalm pour Québec, où il arriva le 22 mai, et fut suivi bientôt après par M. de Vaudreuil et le chevalier de Lévis. Les navires d’Europe confirmaient le rapport des dépêches qu’une flotte anglaise était en route pour attaquer la capitale, laquelle devint dès lors le principal point à défendre. Le 23 un courrier annonça l’apparition de cette flotte au Bic. Les événemens se précipitaient. On redoubla d’activité pour la défense ; et afin de retarder l’approche des envahisseurs, les bouées et autres indications nécessaires à la navigation du St.-Laurent furent enlevées, et des brûlots furent préparés pour lancer contre eux lorsqu’il paraîtrait en vue du port. L’on fit acheminer aussi les approvisionnemens sur les Trois-Rivières avec les archives publiques : on ne réserva dans Québec que ce qu’il fallait pour nourrir l’armée et le peuple pendant un mois. On leva le peu de céréales qui restait encore dans les campagnes de la partie supérieure du pays, et pour le paiement desquelles les officiers de l’armée avancèrent leur argent. Les magasins pour l’équipement des troupes furent placés à Montréal. Enfin il fut acheté des marchandises pour donner en présent aux tribus indiennes de Niagara et du Détroit qui étaient restées attachées à la France ou qui dissimulaient leur traité avec les Anglais, afin de les induire aussi à garder au moins la neutralité.

Ces premiers points réglés, l’on s’occupa de l’organisation de l’armée et de la défense de la capitale, dont la perte devait entraîner celle du Canada. D’abord, quant à cette ville elle-même, elle ne fut point jugée tenable ni même à l’abri d’un coup de main du côté de la campagne, où le rempart commencé, dépourvu de parapet, d’embrasures et de canons, n’avait que six à sept pieds de hauteur, et n’était protégé extérieurement par aucun fossé ni glacis ; et d’un commun accord, il fut décidé de la couvrir par un camp retranché où l’armée prendrait position.

Québec est bâti, comme on l’a dit ailleurs, sur un promontoire formant l’extrémité est d’un îlot qui se termine du côté opposé, au bout d’environ 12 milles, par un escarpement dont la rivière du Cap-Rouge baigne le pied. À l’est et au sud de cet îlot le St.-Laurent, large d’un mille ou moins, roule des flots profonds ; au nord règne la belle vallée St.-Charles, qui forme un bassin de 3 à 4 milles de large en arrivant au fleuve et que chaque marée recouvre d’eau l’espace d’un petit mille du côté de Québec et de plus de 4 milles le long de Beauport et de la Canardière. À marée basse le cours d’eau qui descend dans cette vallée est guéable. Cet îlot très escarpé du côté du fleuve, et haut de 100 à 300 pieds, était regardé comme inaccessible surtout dans l’endroit qu’occupait la ville,[1] dont les points les plus faibles en face du port furent garnis de muraille et de palissades et les communications entre les parties hautes et basses coupées et défendues par de l’artillerie. On pensait que des batteries placées sur les quais de la basse-ville et sur l’escarpement de la haute, dont le feu se croiserait sur le port et le bassin, outre qu’elles serviraient à protéger l’accès de la place, seraient suffisantes pour empêcher aucun vaisseau de remonter le fleuve au-dessus. Il ne restait donc plus dans cette hypothèse, qu’à défendre l’entrée de la rivière St.-Charles et à fortifier le rivage de la Canardière et de Beauport jusqu’au sault de la rivière Montmorency, et ensuite le côté droit de ce cours d’eau, qui descend des montagnes et qui coupe la communication de la rive gauche du St.-Laurent par une suite de cascades jusqu’à la grande cataracte qu’il forme en se jetant dans le fleuve d’une hauteur de 260 pieds.

On barra en conséquence la rivière St.-Charles au fond du bassin, vis-à-vis de la porte du Palais, avec des mâtures enchaînées les unes aux autres, retenues par des ancres et protégées par 5 bateaux placés en avant, portant chacun une pièce de canon. En arrière de ce barrage on coula deux navires marchands pour y établir une batterie de gros calibre rayonnant sur le bassin. La rive droite de la rivière St.-Charles, depuis la porte du Palais jusqu’au pont de bateaux établi sur cette rivière à l’endroit où aboutissaient les routes de Beauport et Charlesbourg, fut bordée de retranchemens sur lesquels on plaça aussi de l’artillerie pour défendre l’entrée de St.-Roch et empêcher l’ennemi de s’emparer par surprise des hauteurs de Québec. La position de l’armée fut marquée de ce pont communiquant à la ville et dont les têtes étaient défendues par des ouvrages à corne, jusqu’à la rivière Montmorency, et dès que les troupes eurent passé de la rive droite de la rivière St.-Charles, où elles s’étaient d’abord retranchées, dans leur nouvelle position, du côté opposé, elles se couvrirent de retranchemens qui suivaient les sinuosités du rivage, et qu’elles flanquèrent de redoutes garnies de canons dans les endroits où la descente paraissait le plus facile. Dans le centre de cette ligne, à l’embouchure de la rivière Beauport, on établit encore une batterie flottante de 12 bouches à feu.

La petite flottille qui restait, c’est-à-dire les deux frégates, les bateaux et les brûlots, fut mise sous les ordres du capitaine Vauquelin. On posa des gardes de distance en distance au pied de la falaise le long du fleuve depuis la ville jusqu’au dessus du Foulon, où une rampe avait été pratiquée pour communiquer avec le plateau au fond des plaines d’Abraham. Une petite redoute avec du canon gardait cette issue. Tels sont les préparatifs de défense que l’on fît à Québec et dans les environs.

Dans ce plan, supposant toujours le fleuve infranchissable devant Québec, et l’armée de Beauport trop solidement établie pour être forcée, il ne restait plus à l’armée envahissante qu’à débarquer sur la rive droite du Laurent, la remonter une certaine distance, traverser ensuite sur la rive gauche et la descendre pour venir prendre l’armée française à revers en l’attaquant par les routes de Charlesbourg et Bourg-Royal. C’était une opération difficile et sans doute jugée impraticable à cette époque, la retraite étant impossible en cas d’échec.

L’armée française grossissait chaque jour par l’arrivée des milices de toutes les parties du pays. Il ne resta bientôt plus dans les campagnes que des femmes, des enfants et des vieillards. Tous les hommes en état de porter les armes étaient à Québec, à Carillon, sur le lac Ontario, à Niagara et dans les postes du lac Érié et de la partie de la vallée de l’Ohio qui restait encore aux Français.

Par l’ordre de bataille, la droite de l’armée de Québec, composée des milices des gouvernemens de ce nom et des Trois-Rivières, formant 4,380 hommes sous les ordres de MM. de St.-Ours et de Bonne, occupait la Canardière ; le centre, fort de 5 bataillons de réguliers comptant 2,000 combattans, sous les ordres du brigadier de Sènezergues, gardait l’espace compris entre la rivière et l’église de Beauport, et la gauche, formée des milices du gouvernement de Montréal au nombre de 3,450 hommes, sous le commandement de MM. Prud’homme et d’Herbin, s’étendait depuis cette église jusqu’à la rivière Montmorency. Le général de Lévis commandait la gauche et le colonel de Bougainville la droite. Le général en chef se réserva le centre, où il établit son quartier général. Un corps de réserve, composé de 1,400 soldats de la colonie, 850 hommes de cavalerie et 450 sauvages, en tout 2,200 combattans, commandé par M. de Boishébert revenu des frontières de l’Acadie, prit position en arrière du centre de l’armée sur les hauteurs de Beauport. Si à ces forces l’on ajoute la garnison de Québec formée de ses habitants et comptant 650 hommes aux ordres de M. de Ramsay, et les marins, l’on aura un grand total de 13,000 combattans.[2] « On n’avait pas compté, dit un témoin oculaire (documens de Paris), sur une armée aussi forte, parce qu’on ne s’était pas attendu à avoir un si grand nombre de Canadiens ; on n’avait eu intention d’assembler que les hommes en état de soutenir les fatigues de la guerre mais il régnait une telle émulation dans ce peuple que l’on vit arriver au camp des vieillards de 80 ans et des enfans de 12 à 13 ! qui ne voulurent jamais profiter de l’exemption accordée à leur âge : jamais sujets ne furent plus dignes des bontés de leur souverain soit par leur constance dans le travail, soit par leur patience dans les peines et les misères qui, dans ce pays, ont été extrêmes ; ils étaient dans l’armée exposés à toutes les corvées.»[3]

L’on attendit les ennemis dans cette position vraiment formidable. Le gouverneur et les officiers de l’administration laissèrent la ville et se retirèrent à Beauport. Les principales familles gagnèrent les campagnes emportant avec elles ce qu’elles avaient de plus précieux.

Cependant les vaisseaux anglais que l’on avait vus au Bic, et dont l’immobilité dans cette partie du fleuve avait fini par surprendre, n’était qu’une avant-garde commandée par l’amiral Durell, envoyée de Louisbourg pour intercepter les secours venant de France. Une puissante escadre, sous les ordres de l’amiral Saunders, avait fait voile dans le mois de février pour aller prendre l’armée du général Wolfe à Louisbourg et la transporter à Québec. Mais ayant trouvé le port de Louisbourg fermé par les glaces, elle alla en attendre la débâcle à Halifax. Au retour de la flotte, le général Wolfe s’embarqua immédiatement avec 8 régimens de ligne, 2 bataillons de fusiliers royal américains, les 3 compagnies de grenadiers de Louisbourg, 3 compagnies de chasseurs (rangers), une brigade de soldats du génie, formant en tout, y compris 1000 soldats de marine, 11,000 hommes environ.[4]

Le général Wolfe était un jeune officier plein de talens et brûlant du désir de se distinguer. Le duc de Bedford lui avait donné un emploi assez considérable en Irlande ; il l’avait quitté pour prendre part à la guerre, laissant son avancement à la fortune. « Elle a été, écrivait-il, peu favorable à ma famille ; mais pour moi elle m’a souri quelquefois et m’a fait participer à ses faveurs. Je me remets entièrement à sa discrétion.»[5] Sa conduite au siége de Louisbourg attira l’attention sur lui, et le fit choisir pour commander l’expédition de Québec, qui demandait à la fois de l’activité, de la hardiesse et de la prudence. On lui donna des lieutenans animés de la même ambition. Les brigadiers Monckton, Townshend et Murray, quoiqu’aussi à la fleur de l’âge, avaient étudié la guerre avec fruit, et s’ils étaient jeunes en années, dit un historien, ils étaient déjà vieux par l’expérience. Wolfe était fils d’un ancien major-général qui avait servi avec quelque distinction. Les trois autres appartenaient à la noblesse : Townshend à l’ordre de la pairie. Tous ils s’embarquèrent remplis d’émulation et d’espérance. « Si le général Montcalm, s’écriait Wolfe est capable de frustrer nos efforts encore, cette année, il pourra passer pour un officier habile, ou la colonie a des ressources que l’on ne connaît pas, ou enfin nos généraux sont plus mauvais que de coutume. »

L’escadre forte de 20 vaisseaux de lignes, d’un pareil nombre de frégates et autres bâtimens de guerre plus petits et d’une multitude de transports, remonta le St. Laurent et atteignit l’île d’Orléans sans aucun accident le 25 juin. On fut étonné dans le pays de l’heureuse fortune de cette flotte, qui avait su éviter tous les périls de la navigation du fleuve. On a ignoré jusqu’à nos jours que le commandant d’une frégate française, Denis de Vitré, fait prisonnier pendant la guerre, avait été forcé de lui servir de pilote jusqu’à Québec, sa patrie, trahison dont il fut récompensé ensuite par un grade au service de l’Angleterre. Bientôt l’ennemi eut près de 30,000 hommes de terre et de mer devant cette ville.

L’armée anglaise débarqua en deux divisions sur l’île d’Orléans évacuée de la veille par les habitans, et vint prendre position à son extrémité supérieure en face de Québec et du camp de Beauport. Le général Wolfe adressa un manifeste au peuple canadien, qui devait demeurer sans effet. L’escadre anglaise se réunit graduellement sous cette île, et on commença à faire reconnaître le bassin et la rade de la ville. Le capitaine Cook, qui s’est immortalisé par ses voyages de découverte, fut un des officiers employés pour ce service. Il est digne de remarque que les deux premiers navigateur qui aient fait le tour du globe, Cook et Bougainville, se trouvaient alors sous les murs de Québec combattant chacun pour sa patrie.

Pendant ces reconnaissances, les Français préparèrent les brûlots qu’ils tenaient en réserve pour les lancer contre la flotte ennemie toujours groupée sous l’île d’Orléans. Le 28 juin le vent étant favorable, sept brûlots de 3 à 400 tonneaux chacun furent lâchés ; mais ceux qui les conduisaient y ayant mis le feu trop tôt, les Anglais eurent le temps d’en changer la direction en les remorquant au large de leurs vaisseaux, qui en furent quittes pour la peur. Un mois après furent lancés les radeaux enflammés, qui se consumèrent avec le même résultat ; de sorte que ces machines, dans le fond rarement dangereuses, mais auxquelles l’imagination du peuple attribue toujours un effet extraordinaire, s’évanouirent en fumée, et débarrassèrent l’ennemi de l’inquiétude qu’elles pouvaient lui causer.

Le général Wolfe cependant après avoir examiné la situation de la ville et de l’armée française, trouva les difficultés de son entreprise encore plus grandes qu’il ne les avait supposées. D’un côté une ville bâtie sur un rocher inaccessible, de l’autre une armée nombreuse fortement retranchée pour en défendre l’approche. Il paraît qu’il commença dès lors à avoir des doutes sur le résultat. Ses tâtonnements dévoilèrent au général Montcalm l’indécision de ses plans et le confirmèrent dans sa résolution de rester immobile dans son camp de Beauport. Ne pouvant approcher de Québec, Wolfe résolut, en attendant qu’il découvrit quelque point vulnérable pour attaquer Montcalm, de bombarder la ville et de dévaster les campagnes dans l’espoir d’obliger les Canadiens à laisser l’armée pour mettre leurs familles et leurs effets en sûreté.

Une partie de l’armée anglaise qui était débarquée sur l’île d’Orléans, traversa en effet à la Pointe-Levy le 30 juin, et y prit position en face de la ville en délogeant un petit corps de Canadiens et de sauvages qui y avait été placé en observation ; c’était ce que le général Montcalm appréhendait le plus et ne pouvait empêcher à cause de la nature des lieux. N’osant risquer un gros corps au-delà du fleuve, il donna, lorsqu’il vit les préparatifs de l’ennemi pour le bombardement 14 ou 1500 hommes de toutes sortes à M. Dumas pour tâcher de surprendre et détruire les ouvrages et les batteries du général Monkton. Cet officier traversa le fleuve au sault de la Chaudière dans la nuit du 12 au 13 juillet et se mit en marche sur deux colonnes ; mais dans l’obscurité une colonne devança l’autre en passant un bois, et celle qui se trouva en arrière, apercevant tout-à-coup des troupes devant elle, les prit pour des ennemis et les attaqua. La première colonne se voyant assaillie par-derrière brusquement, se crut coupée, riposta, tomba en désordre et, saisie d’une terreur panique, elle prit la fuite, entraînant la seconde après elle. Dès 6 heures du matin le détachement avait repassé le fleuve. On a donné à cette échauffourée le nom de Coup des écoliers, parce que les élèves des écoles qui formaient partie du détachement, furent la cause première du désordre.

C’est dans la même nuit que les batteries de la Pointe-Levy ouvrirent leur feu sur la ville. L’on dut voir alors que les assiégeans ne reculeraient devant aucune mesure extrême, et que les lois de la guerre seraient suivies avec rigueur, puisque ce bombardement était complètement inutile pour avancer la conquête. Mais ce n’était que le commencement d’un système de dévastation qui, en Europe, eût attiré sur son auteur l’animadversion des peuples, et dont l’exemple donné autrefois en Allemagne par Turenne a été blâmé par tous les historiens anglais. Les premiers projectiles qui tombèrent sur cette cité dont chaque maison pouvait être distinguée de l’ennemi, fit fuir les habitants qui y étaient restés, d’abord derrière les remparts du côté des faubourgs, et ensuite dans les campagnes. On retira les poudres, et une partie de la garnison s’organisa en sapeurs-pompiers pour éteindre les incendies. Dans l’espace d’un mois les plus belles maisons de la ville avec la cathédrale devinrent la proie des flammes. La basse-ville fut entièrement incendiée dans la nuit du 8 au 9 août. La plus grande et la plus riche portion de Québec n’était plus qu’un monceau de ruines, et quantité de citoyens riches auparavant se trouvèrent réduits à l’indigence. Bon nombre de personnes furent tuées. Le canon des remparts était inutile. La distance, plus d’un mille, par-dessus le fleuve, était trop grande pour qu’il pût incommoder les batteries anglaises, invisibles à l’œil nu au travers des bois et des broussailles qui les masquaient.

Après avoir détruit la ville, le général Wolfe se rejeta sur les campagnes. Il fit brûler toutes les paroisses depuis l’Ange-Gardien au levant du sault Montmorency jusqu’aux montagnes du cap Tourmente et couper les arbres fruitiers. Il fit subir le même sort à la Malbaie, à la baie St.-Paul, et aux paroisses St.-Nicolas et Ste.-Croix sur la rive droite du St.-Laurent, à quelques lieues au-dessus de Québec. L’île d’Orléans fut également incendiée d’un bout à l’autre. On choisissait la nuit pour commettre ces ravages, que l’on portait ainsi sur les deux rives de ce grand fleuve partout où l’on pouvait mettre le pied, enlevant les femmes et les enfans, les vivres et les bestiaux. Plus la saison avançait plus on se livrait à cette guerre de brigandages par vengeance des échecs qu’on éprouvait et pour effrayer la population. Un détachement de 300 hommes sous des ordres du capitaine Montgomery, envoyé à St.-Joachim où quelques habitans se mirent en défense, y commit les plus grandes cruautés.[6] Du camp de Beauport l’on apercevait à la fois les embrasemens de la côte de Beaupré, de l’île d’Orléans et d’une partie de la rive droite du fleuve.

Ces dévastations, dans lesquelles plus de 1,400 maisons furent incendiées dans les campagnes[7] n’avançaient pas cependant le but de la guerre. Les Français ne bougeaient pas, Après beaucoup de délais le général Wolfe, ne voyant point d’autre alternative que d’attaquer le général Montcalm par son flanc gauche dans la position qu’il s’était choisie, prit la résolution de faire passer le gros de son armée de l’île d’Orléans à l’Ange-Gardien, et de chercher des gués pour franchir la rivière Montmorency. Mais Montcalm avait déjà fait reconnaître et fortifier ceux qui existaient. Frustré de ce côté, le général anglais dut tourner son attention ailleurs. Il ordonna à quelques vaisseaux de tâcher de remonter au-dessus de la ville. S’il réussissait et s’il pouvait mettre son armée à terre à l’ouest de Québec, la position du général Montcalm était tournée. La force de cette position consistait toute dans l’impossibilité de ce passage ; si cette impossibilité disparaissait, l’ordre de bataille devait être aussitôt changé. Le 18 juillet les ennemis tentèrent ce passage avec deux vaisseaux de guerre, deux chaloupes armées et deux transports, et malgré les boulets de la


ville l’exécutèrent avec la plus grande facilité en serrant de près le rivage de la Pointe-Levy. Mais l’examen de la côte leur fit regarder le débarquement entre la ville et le Cap-Rouge comme trop chanceux, et après avoir poussé un détachement jusqu’à la Pointe-aux-Trembles pour faire des prisonniers, le général Wolfe ne vit plus d’autre parti à prendre que d’aborder de front les retranchemens des Français ou se retirer. L’attaque de leur droite et de leur centre présentant trop de dangers, il décida de limiter ses efforts à leur gauche, en l’attaquant en front par le fleuve St.-Laurent et en flanc par la rivière Montmorency. Voici quelles furent ses dispositions.

La rive gauche du Montmorency qu’il occupait étant près du fleuve plus élevée que la droite, il y fit augmenter les batteries qu’il y avait déjà et qui enfilaient par-dessus la rivière les retranchemens des Français. Le nombre des canons, mortiers ou obusiers fut porté à plus de 60. Il fit échouer ensuite sur les récifs deux transports portant chacun 14 pièces de canon, l’un à droite et l’autre à gauche d’une petite redoute en terre élevée sur le rivage, au pied de la route de Courville, pour défendre à la fois l’entrée de cette route qui conduit sur la hauteur et le passage du gué de Montmorency en bas de la chute. Le feu de ces deux transports devait se croiser sur cette redoute, la réduire au silence et couvrir la marche des assaillans sur ce point accessible de notre ligne. Le Centurion de soixante canons vint ensuite se placer vis-à-vis de la chute, pour protéger le passage du gué dont nous venons de parler aux troupes qui devaient descendre du camp de l’Ange-Gardien. Ainsi 118 bouches à feu devaient tonner contre l’aile gauche de l’armée de Montcalm. Vers midi, le 31 juillet, elles ouvrirent leur feu. Dans le même temps le général Wolfe forma ses colonnes d’attaque. Plus de 1,500 berges étaient en mouvement sur le bassin de Québec. 1,200 grenadiers et une partie de la brigade du général Monckton s’embarquèrent à la Pointe-Levy pour venir débarquer entre le Centurion et les transports échoués. La seconde colonne, composée des brigades Murray et Townshend, descendit des hauteurs de l’Ange-Gardien pour venir, par le gué, se joindre à la première colonne au pied de la route de Courville, afin d’aborder ensemble cette route et les retranchemens qui l’avoisinaient. Ces deux corps formaient 6,000 hommes. Un troisième corps de 2,000 soldats fut chargé de remonter la rive gauche du Montmorency pour franchir cette rivière à un gué qui est à une lieue environ de la chute, et qui était gardé par un détachement sous les ordres de M. de Repentigny. À une heure ces trois colonnes étaient en marche pour exécuter un plan d’attaque qui aurait été beaucoup trop complexe pour des troupes moins disciplinées que celles du général Wolfe.

Le général Montcalm, quelque temps incertain sur le point qui allait être assailli, avait envoyé ses ordres sur toute la ligne pour se tenir prêt à repousser les ennemis partout où ils se présenteraient ; mais bientôt leurs mouvemens firent connaître le lieu précis où ils voulaient opérer leur débarquement, et où le général de Lévis se préparait à les bien recevoir. Celui-ci détacha 500 hommes au secours de M. de Repentigny, et ordonna à un petit parti de suivre le mouvement du corps anglais qui allait l’attaquer au gué du Montmorency. Il fit demander en même temps quelques bataillons de réguliers du centre pour le soutenir en cas de besoin. Le général Montcalm vint à deux heures examiner la situation de sa gauche, en parcourut les lignes, approuva les dispositions du chevalier de Lévis, donna de nouveaux ordres et retourna au centre afin d’être plus à portée d’observer ce qui se passait partout. Trois bataillons avec quelques Canadiens des Trois-Rivières vinrent renforcer cette aile gauche ; la plus grande partie se plaça en réserve sur la grande route de Beauport et le reste gagna le gué défendu par M. de Repentigny. Cet officier avait été attaqué par la colonne anglaise avec assez de vivacité ; mais il l’avait forcée d’abandonner son entreprise après lui avoir mis quelques hommes hors de combat. La retraite de ce corps permit aux renforts qui arrivaient à M. de Repentigny de rebrousser chemin et de revenir sur le théâtre de la principale attaque.

La colonne de la Pointe-Levy cependant qui venait sur des berges, sous les ordres immédiats du général Wolfe lui-même, après avoir fait beaucoup de mouvemens divers comme pour tromper les Français sur le véritable point où elle voulait opérer sa descente, se dirigea enfin vers les transports échoués ; en arrivant la marée étant basse une partie des berges fut arrêtée par une chaine de cailloux et de galets, qui la retint quelque temps et causa quelque désordre ; mais le général en chef fit surmonter bientôt tous les obstacles. Les grenadiers et 200 hommes d’autres troupes furent les premiers qui mirent pied à terre sur une plage très large et unie. Ils devaient se former en quatre divisions et marcher soutenus par la brigade Monckton qui était derrière eux. Par quelque malentendu cet ordre ne fut pas ponctuellement exécuté. Ils se mirent en colonne ; et suivis, mais de trop loin, par la brigade Monckton rangée en trois divisions, ils marchèrent sur la redoute qui gardait l’entrée de la route de Courville, au son d’une musique guerrière. La redoute avait été évacuée. Les grenadiers s’y arrêtèrent et se formèrent en colonnes d’attaque pour assaillir les retranchemens qui étaient à une petite portée de fusil, tandis que toutes les batteries ennemies, redoublant de vigueur, faisaient pleuvoir depuis midi sur les Canadiens qui défendaient cette partie de la ligne française, une grêle de bombes et de boulets que ceux-ci essuyaient avec la plus grande patience et la plus grande fermeté. Lorsque les assaillans furent formés, ils s’ébranlèrent la bayonnette au bout du fusil pour aborder les retranchemens. Leur costume et leur attitude contrastaient singulièrement avec l’apparence de leurs adversaires, enveloppés d’une légère capote fortement serrée autour des reins et n’ayant, pour suppléer à leur discipline, que leur courage et la justesse remarquable de leur tir. Ils attendirent froidement que l’ennemi atteignit le pied du côteau, à quelques verges seulement de leur ligne, pour les coucher en joue. Alors[8] ils lâchèrent des décharges si meurtrières sur les deux colonnes anglaises qu’en peu de temps elles furent jetées en désordre, et, malgré les efforts des officiers, elles prirent toutes la fuite pêle-mêle pour aller chercher un abri derrière la redoute, où elles ne purent jamais être reformées, et ensuite derrière le reste de leur armée, qui était en lignes développées un peu plus loin. Au même moment survint un orage furieux de pluie et de tonnerre, qui déroba les combattans à la vue les uns des autres pendant quelque temps, et dont le bruit plus imposant et plus vaste, fit taire celui de la bataille. Lorsque la tempête fut finie et que le brouillard se fut dissipé, les Français aperçurent les ennemis qui se rembarquaient avec leurs blessés, après avoir mis le feu aux deux transports échoués, se retirant comme ils étaient venus, les uns dans leurs berges, et les autres par le gué de Montmorency. Le feu de leur nombreuse artillerie, à laquelle on n’avait pu répondre qu’avec une dizaine de pièces de canon, qui avaient incommodé cependant beaucoup les troupes de débarquement, le feu de leur artillerie dura sans discontinuer jusqu’au soir, et l’on estime qu’elle tira 3000 coups de canon dans cette journée. La perte des Français, causée presqu’entièrement par cette arme, fut peu considérable, si l’on considère qu’ils furent plus de six heures exposés à une grêle de projectiles. Les ennemis eurent environ 500 hommes hors de combat dont un grand nombre d’officiers.

La victoire remportée à Montmorency fut due principalement aux judicieuses dispositions et à l’activité du chevalier de Lévis, qui avec moins de troupes immédiatement sous la main que le général Wolfe, sut néanmoins en réunir un plus grand nombre que lui au point d’attaque. Et quand bien même les grenadiers anglais auraient franchi le retranchement, il est encore fort douteux s’ils eussent pu réussir à gagner la victoire appuyés même du reste de l’armée de Wolfe. Le terrain de la grève au chemin de Beauport s’élève dans cet endroit par petits gradins ou pentes assez inclinées, et est entrecoupé de ravines entre lesquelles serpente la route de Courville, théâtre conséquemment très favorable au tirailleur canadien. De plus, deux bataillons de réguliers étaient de réserve en arrière prêts à marcher à son secours s’il en avait eu besoin.

Le général Wolfe rentra dans son camp accablé de l’échec qu’il venait d’éprouver. Dans son désappointement amer, son noble cœur envisageait avec une espèce d’effroi l’impression que sa défaite allait causer en Angleterre, et les propos malveillans que l’on tiendrait sans doute sur l’audace qu’il avait eue de se charger d’une entreprise aussi difficile et au-dessus de ses forces. Il voyait dans un moment s’évanouir tous ses rêves d’ambition et de gloire, et la fortune entre les mains de laquelle il avait confié son avenir, l’abandonner presque aux premiers pas qu’il faisait sous ses auspices. Il semblerait que son esprit n’avait plus sa lucidité ordinaire, quand on le voit, après avoir perdu tout espoir de forcer le camp du général Montcalm, détacher sérieusement le général Murray avec douze cents hommes, pour détruire la flottille française aux Trois-Rivières et ouvrir une communication avec le général Amherst sur le lac Champlain. Cet officier partit pourtant avec 300 berges ; mais il s’avança peu avant dans le pays. Ayant été repoussé deux fois à la Pointe-aux-Trembles par le colonel de Bougainville à la tête de 1,000 hommes détachés de l’armée pour suivre ses mouvemens, il débarqua à Ste.-Croix, qu’il incendia, comme nous l’avons rapporté ailleurs. De là il se jeta sur Deschambault où il pilla et brûla les équipages des officiers français, et se retira ensuite précipitamment sans avoir pu accomplir l’objet de sa mission ; mais non cependant sans avoir considérablement inquiété le général Montcalm, qui, à la première nouvelle de ces incursions, se mit en chemin incognito pour Jacques Cartier, craignant que les Anglais ne s’emparassent de cette rivière et ne coupassent le pays en deux, en se fortifiant dans cette importante position ; mais rendu à la Pointe-aux-Trembles il apprit leur retraite, et il revint sur ses pas.

Après ce nouvel échec, une maladie dont le général Wolfe portait déjà le germe depuis long-temps, favorisé par les fatigues du corps et les inquiétudes de l’esprit, se développa tout-à-coup et le mit aux portes du tombeau. Lorsqu’il fut assez bien rétabli pour pouvoir s’occuper d’affaires, il adressa une longue dépêche à son gouvernement dans laquelle il exposa tous les obstacles contre lesquels il avait eu à lutter et les regrets cuisans qu’il éprouvait du peu de succès de ses efforts ; mais dans laquelle respirait en même temps ce dévoûment pour la patrie qui animait à un si haut degré l’âme de ce guerrier. On fut plus touché en Angleterre de la douleur du jeune commandant que de l’échec des armes de la nation.

L’esprit de Wolfe avait fléchi, comme son corps, sous le poids de sa situation, qui ne lui laissait plus que le choix des difficultés, comme il le disait lui-même. Il appela à son secours l’aide de ses lieutenans, dont nous avons fait connaître déjà les talens et le caractère. Il les invita à considérer quel était, dans leur opinion, le meilleur plan à suivre pour attaquer le général Montcalm avec quelque chance de succès, leur faisant part en même temps de son avis, qui était de renouveler l’attaque de l’aile gauche du camp de Beauport, et de dévaster et ruiner le pays autant que cela serait possible sans nuire à la principale opération de la campagne.

Les généraux Monckton, Townshend et Murray répondirent le 29 août qu’une nouvelle attaque du camp de Beauport serait une entreprise fort hasardeuse ; que, suivant eux, le moyen le plus sûr de frapper un coup décisif, serait de se retirer sur la rive droite du St.-Laurent, de la remonter quelque distance et de traverser de nouveau sur la rive gauche, afin de porter les opérations au-dessus de la ville. « Si nous réussissons, disaient ces généraux, à nous maintenir dans cette nouvelle position, nous forcerons le général Montcalm à combattre là où nous voudrons ; nous serons entre lui et ses magasins, entre son camp et l’armée qui s’oppose au général Amherst. S’il nous offre la bataille et qu’il la perde, Québec et probablement tout le Canada tomberont entre nos mains, avantage plus grand que celui que l’on peut attendre d’une victoire à Beauport ; s’il traverse la rivière St.-Charles avec des forces suffisantes pour s’opposer à cette opération, le camp de Beauport ainsi affaibli pourra être attaqué plus facilement. » Les forces navales des Anglais en leur assurant la possession du fleuve, mettaient le général Wolfe à même de porter ses troupes sur tous les points accessibles du pays. Le plan des trois généraux anglais fut approuvé par leur chef, et les ordres nécessaires furent donnés afin de le mettre sans délai à exécution. On ne parlait point de donner l’assaut à Québec par le port ; on avait reconnu que cette entreprise aurait été plus que téméraire.

Après cette décision, les Anglais levèrent leur camp du sault Montmorency ou de l’Ange-Gardien sans être inquiétés dans leur retraite, chose que l’on reprocha au général Montcalm comme une faute, et les troupes et l’artillerie furent transportées à la Pointe-Levy le 3 septembre. Le bombardement de la ville et les ravages des campagnes étaient les seules entreprises dans lesquelles ils eussent encore réussi, entreprises qui étaient elles-mêmes une espèce d’hommage, mais d’hommage terrible, rendu à l’opiniâtreté des défenseurs du Canada.

Le général Montcalm voyant que l’ennemi allait maintenant porter son attention au-dessus de Québec, s’occupa de la garde de la rive gauche du fleuve sur laquelle est située cette ville. Il envoya un bataillon camper sur les hauteurs d’Abraham pour se porter au besoin soit dans la place, soit du côté de Sillery ou de la rivière St.-Charles ; mais le malheur voulut qu’on le retirât deux jours après. Il donna ensuite au colonel de Bougainville chargé du commandement de cette rive, outre les 1000 hommes qu’il avait déjà, 1000 autres tant réguliers que miliciens y compris 5 compagnies de grenadiers et la cavalerie ; et il fit renforcer les gardes placées sur le rivage entre la ville et le Cap-Rouge. Trouvant ces troupes encore trop faibles, en voyant les vaisseaux anglais s’étendre de Sillery à la Pointe-aux-Trembles, et inquiet pour la sûreté de ses vivres, il envoya de nouveaux renforts à M. de Bougainville dont presque tous les sauvages de l’armée avaient rejoint le détachement. Cet officier se trouva alors avoir à ses ordres, en y comprenant les Indiens, environ 3000 hommes répandus en différens postes depuis Sillery jusqu’à la Pointe-aux-Trembles ; c’était l’élite des troupes. On lui réitéra l’ordre de continuer à suivre attentivement tous les mouvemens des ennemis, qui depuis plusieurs jours, menaçaient et le camp de Beauport et la ville et les magasins de l’armée.

Jusqu’à ce moment les choses avaient assez bonne apparence du côté de Québec ; mais les nouvelles que l’on recevait du lac Champlain et du lac Ontario n’étaient pas fort rassurantes. Le chef de brigade Bourlamarque, qui commandait sur la frontière du lac Champlain avait, comme on l’a vu, sous ses ordres 3 bataillons de troupes réglées, 300 hommes tirés de ceux qui étaient à l’armée de Québec, et 800 Canadiens, en tout 2,300 hommes. D’après les ordres de Paris, il devait se replier si l’ennemi se présentait avec des forces supérieures. Le général en chef des armées anglaises, lord Amherst, devait opérer de ce côté avec des forces imposantes. Le souvenir de la sanglante défaite de Carillon encore tout frais dans la mémoire, ne fit que l’engager à augmenter de précautions. Ce général arriva le 3 mai à Albany, où il rassembla son armée, et d’où il dirigea tous les préparatifs de la campagne. Le 6 juin il vint camper au fort Edouard ; chaque régiment se couvrant d’un blochaus tant il craignait les entreprises des Français, et le 21 il se porta avec 6,000 soldats à la tête du lac St.-Sacrement, où son ingénieur en chef, le colonel Montresor, traça le plan du fort George sur une éminence à quelque distance du lac et de remplacement qu’avait occupé celui de William-Henry. Le général Amherst y ayant réuni toutes ses forces, s’embarqua le 21 juillet avec 15 bataillons formant 12,000 hommes, dont 5,700 réguliers, et 54 bouches à feu (Mante), et vint débarquer au pied du lac sans opposition. Après quelques petites escarmouches d’avant-garde, il parvint au bout de deux jours en vue du fort Carillon, où M. de Bourlamarque s’était replié en bon ordre, et fit mine de vouloir se défendre pour couvrir sa retraite. Le lendemain les Français se replièrent sur le fort St.-Frédéric laissant 400 hommes dans le premier, qui l’évacuèrent le 26 en faisant sauter une partie des fortifications. Cette importante position ne coûta qu’une soixantaine d’hommes aux Anglais. Bourlamarque craignant d’être tourné par l’ennemi, qui faisait des berges et des radeaux pour descendre le lac, fit sauter aussi le fort St.-Frédéric et se retira à l’île aux Noix. Aussitôt (4 août) le général Amherst se porta avec le gros de son armée dans le poste évacué, et y fit élever un nouveau fort auquel fut donné le nom de Crown Point, pour protéger cette partie contre les irruptions des bandes canadiennes. En même temps, voulant obtenir la supériorité sur le lac Champlain, il donna l’ordre de construire des vaisseaux et de relever les barques françaises qui avaient été coulées avant l’évacuation de Carillon : cela le retint jusqu’au mois d’octobre. De son côté, le chef de brigade Bourlamarque retiré à l’île aux Noix et s’attendant à être attaqué d’un moment à l’autre, prenait tous les moyens de retarder la marche de l’ennemi, soit par des embarras dans le bas du lac, soit par des fortifications sur l’île où il était. Mais là comme à Québec l’on regardait cette frontière comme perdue si le général Amherst montrait un peu de vigueur.

Les nouvelles du lac Ontario et de Niagara étaient encore plus mauvaises. Le capitaine Pouchot, qui était parti pour le dernier poste l’automne précédent, mais qui n’avait pu aller au-delà de la Présentation, fut chargé de s’y rendre dès le petit printemps afin de relever M. de Vassan. Il partit de Montréal à la fin de mars avec environ 300 réguliers et Canadiens, attendit à la Présentation 2 corvettes de 10 pièces de canon que l’on se hâta d’achever, et parvint le 30 avril à Niagara. Il commença aussitôt à faire travailler aux réparations de la place, dont les murailles étaient en ruine et les fossés presque comblés. Ayant été chargé de faire replier les postes de l’Ohio s’ils étaient attaqués, et n’entendant parler d’aucun mouvement de ce côté, il envoya un renfort avec des vivres et des marchandises à Machault, où commandait M. de Ligneris, se proposant de faire détruire les forts de Pittsburgh et de Loyal-Hanau si l’occasion s’en présentait. La plus grande fermentation régnait toujours parmi les tribus sauvages de l’Ohio et des lacs, parce qu’il y en avait qui s’obstinaient à tenir pour les Français malgré les traités avec leurs ennemis ; mais les succès des Anglais allaient bientôt donner une solution définitive à tous ces débats, dans lesquels perçaient les doutes, les inquiétudes, les projets des Indiens pour l’avenir. Étourdis par tout ce qui se passait sous leurs yeux, ils se voyaient écrasés par les deux grandes nations belligérantes sans oser les offenser. Le commandant de Niagara eut de nombreuses conférences avec ces tribus sans qu’il en résultât rien d’important. Les cinq nations se rapprochaient complètement des Anglais ; de sorte qu’il ne pouvait avoir de renseignemens exacts sur leurs mouvemens ; et il les croyait encore loin de lui, lorsque le 6 juillet ils arrivèrent dans son voisinage.

Suivant le plan général adopté par l’Angleterre pour les opérations de la campagne, une armée devait aller mettre le siège devant Niagara. Le chef de brigade Prideaux fut chargé de cette entreprise. Il partit de Schenectady le 20 mai à la tête de 5 bataillons, dont 2 de troupes réglées, un détachement d’artillerie et un corps considérable de sauvages sous les ordres de sir William Johnson. Il laissa à Oswégo, en passant, le colonel Haldimand pour y bâtir un fort, s’embarqua sur le lac Ontario le 1 juillet et vint débarquer à 6 milles de Niagara sans en être aperçu.

Ce fort, bâti sur une pointe de terre étroite, était facile à investir. Le commandant Pouchot venait de finir les remparts ; mais les batteries des bastions qui étaient à barbette, n’étaient pas encore achevées. Il les forma de tonneaux remplis de terre. Il renforça par des blindages une grande maison du côté du lac pour y établir des hôpitaux ; et couvrit par d’autres ouvrages les magasins à poudre. La garnison était composée d’un peu moins de 500 hommes.[9] Aussitôt qu’il se fût assuré de la présence de l’ennemi, il expédia un courrier pour ordonner à Chabert au fort du Portage, à de Ligneris au fort Machault et aux autres commandans du Détroit et des postes de la Presqu’île, Venango et Le Bœuf, de se replier sur Niagara avec ce qu’ils auraient de Français et de sauvages. On abandonnait encore ainsi une autre vaste étendue de territoire et l’un des plus beaux pays du monde. Chabert brûla son fort et atteignit Niagara le 10 juillet. Dans la nuit même les assiégeans commencèrent une parallèle à 300 toises des murailles. Du 13 au 22 ils ouvrirent successivement le feu de plusieurs batteries de mortiers et de canons, et parvinrent au corps même de la place. La mort de leur commandant, le général Prideaux, tué par un mortier qui éclata, ne ralentit point leurs travaux, que sir William Johnson qui le remplaça en attendant son successeur, poussa avec la plus grande vigueur malgré la vivacité du feu des assiégés. Bientôt les bastions du fort furent en ruine et les batteries complètement rasées. L’on était réduit à faire des embrasures avec des paquets de pelleteries, et à bourrer les canons avec des couvertes et des chemises, faute d’autres matières. Cependant le feu de l’ennemi augmentait à chaque moment de force et d’efficacité, et les murailles s’écroulaient de toutes parts. Déjà la brèche était praticable sur un large front, et on n’avait qu’un homme par 10 pieds pour garnir celui d’attaque. Depuis 17 jours personne ne s’était couché : un grand nombre d’hommes était hors de combat. On n’attendait plus enfin de salut que des renforts demandés et qui arrivaient des postes supérieurs. Dès le 23 Pouchot avait reçu des lettres d’Aubry, commandant du Détroit, et de Ligneris, qui l’informaient qu’on arrivait à son secours avec 600 Français, dont 300 tirés des Illinois, et 1000 Indiens. Malheureusement l’ennemi savait tout ce qui se passait chez les assiégés par les courriers d’Aubry et de Ligneris, qui avaient même eu une entrevue avec les sauvages alliés des Anglais, à laquelle Johnson avait assisté. Celui-ci, informé par eux de l’approche de ces secours, résolut de leur tendre une embuscade pour les intercepter. Il plaça à cet effet la plus grande partie de ses troupes sur la gauche du chemin conduisant de la chute au fort Niagara, derrière des abattis d’arbres qui les cachaient complètement, et attendit les Français, qui après avoir laissé 150 hommes au pied du lac Érié pour la garde des bateaux, s’avançaient sans soupçon au nombre de 450, outre le millier de sauvages, lorsque des ennemis furent tout-à-coup signalés. À la vue des Iroquois anglais, les sauvages refusèrent de marcher en avant sous prétexte de pactiser avec les guerriers des cantons. Abandonnés ainsi de leur principale force, Aubry et de Ligneris crurent devoir cependant continuer leur marche, ignorant l’embuscade qu’on leur avait tendue et croyant que ce n’étaient que des sauvages isolés que l’on voyait, et ils cheminaient rapidement dans un chemin étroit lorsqu’ils découvrirent des forces plus considérables devant eux. Ils voulurent mettre leurs troupes en bataille, mais le temps ainsi que l’espace leur manquèrent. Néanmoins ils forcèrent les Anglais qui étaient sortis de l’abattis pour les attaquer, d’y rentrer avec précipitation, et ils allaient les y charger lorsqu’ils se virent assaillis eux-mêmes, de front et de flanc, par près de 2,000 hommes qui sortirent de l’embuscade. La queue de leur colonne, incapable de résister, se replia et laissa la tête exposée aux coups de l’ennemi, qui dirigea sur elle tout son feu et l’écrasa. Une cinquantaine d’hommes seulement restèrent debout et essayèrent de se retirer en combattant ; mais ils furent chargés à la bayonnette et la plus grande partie resta sur la place. Le reste fut poursuivi par les vainqueurs ; et les Indiens, qui avaient refusé de combattre, furent exposés comme les vaincus à toute la vengeance de l’ennemi, et un grand nombre tomba sous ses coups dans les bois. Presque tous les officiers furent tués, blessés ou faits prisonniers. Aubry, Ligneris et plusieurs autres chefs tombèrent blessés entre les mains des Anglais. Ce qui échappa au massacre atteignit le détachement de M. de Rocheblave, et tous ensemble ils rétrogradèrent vers le Détroit et les autres postes de l’Ouest.

Après ce désastre, Pouchot reçut de sir William Johnson une liste des officiers tombés en son pouvoir. Ne pouvant croire tout ce qui venait de se passer, il envoya un officier pour s’assurer de la vérité au camp anglais. Le doute n’étant plus possible, et la garnison étant réduite du tiers et épuisée de fatigues, il ne lui resta plus d’autre alternative que d’accepter la capitulation honorable que lui offrait Johnson, désireux de se rendre maître de la place avant l’arrivée du général Gage, déjà en chemin pour venir remplacer le général Prideaux, et la capitulation fut signée le 25 juillet.

Niagara était le poste fortifié le plus considérable du Canada, et le plus important des lacs par sa situation. Sa perte sépara les lacs supérieurs du bas de la province, et les Français se trouvèrent par cet événement refoulés d’un côté jusqu’au Détroit, et de l’autre jusqu’aux rapides du St.-Laurent au-dessus de Montréal, le fort Frontenac, faute de temps, n’ayant pas été relevé. La possession du lac Ontario appartint de ce moment aux ennemis.

Les progrès des Anglais jetaient naturellement le gouverneur, M. de Vaudreuil, dans une grande perplexité. Dans la situation critique où l’on se trouvait, il fallait donner un peu à la fortune. Il résolut d’envoyer le chevalier de Lévis faire un tour d’inspection vers cette frontière, afin d’examiner et d’ordonner ce qu’il conviendrait de faire pour retarder la marche de l’ennemi tant sur le St.-Laurent que sur le lac Champlain. On lui donna 800 hommes, tirés de l’armée de Beauport dont 100 réguliers, pour renforcer M. de la Corne, qui commandait au-dessus du lac St.-François. Il partit le 9 août de Québec et laissa, en passant à Montréal, 400 hommes pour aider à récolter les grains en attendant qu’on eût des nouvelles positives de la marche des Anglais, encourageant en même temps les femmes, les religieuses, les moines, les prêtres et généralement tout le monde de la ville à prendre part aux travaux de la moisson, dont dépendait le salut du pays, du moins pour le présent. Cet officier général poussa sa reconnaissance jusqu’à Frontenac, examina tout, indiqua les endroits qu’il fallait défendre ou fortifier depuis le lac Ontario jusqu’à Montréal, et ordonna à M. de la Corne de disputer le terrain pied à pied si l’ennemi se présentait, et que l’on savait avoir 6,000 hommes sur cette ligne sous les ordres du général Gage.

Le chevalier de Lévis visita ensuite le lac Champlain, où il approuva tout ce que le chef de brigade Bourlamarque avait fait.

Il était de retour à Montréal depuis le 11 septembre, lorsque le 15, à 6 heures du matin, il reçut un courrier extraordinaire du marquis de Vaudreuil, qui lui apprit le funeste résultat de la bataille d’Abraham du 13 septembre, la mort du général Montcalm, et qui lui ordonnait de descendre au plus vite prendre le commandement de l’armée. Trois heures après le général de Lévis était en poste sur la grande route de Québec.

M. de Bougainville épiait, comme on l’a dit plus haut, les mouvemens des Anglais devant cette ville. Ceux-ci faisaient divers mouvemens pour cacher leur véritable dessein. Le 7, le 8 et le 9 septembre une douzaine de vaisseaux remontèrent le fleuve avec une grande partie de l’armée et jetèrent l’ancre au Cap-Rouge, envoyant simultanément des détachemens sur divers points du rivage pour diviser l’attention des Français. La moitié de ces troupes fut débarquée sur la rive droite du St.-Laurent, pendant que les officiers examinaient attentivement la rive gauche, de Québec au Cap-Rouge, où ils découvrirent le chemin qui conduisait de l’anse du Foulon au fond des plaines d’Abraham. Dans le même temps ils apprirent qu’un convoi de vivres pour Québec devait passer dans la nuit du 12 au 13.

Depuis que les Anglais s’étaient rendus maîtres du fleuve au-dessus de la capitale, l’approvisionnement de l’armée était devenu fort difficile, ses magasins étant à Batiscan et aux Trois-Rivières. Il fallait faire venir les vivres par terre, et cette voie ne laissait point que d’offrir des obstacles ; il n’était resté d’abord dans la campagne, comme on se rappelle, que des enfans en bas âge, des femmes et des vieillards auxquels leurs infirmités n’avaient pas permis de porter les armes. C’était cependant avec le secours de bras si faibles que l’on avait fait transporter sur 271 charrettes de Batiscan à l’armée, 18 lieues, 700 quarts de lard et de farine, la subsistance de 12 à 15 jours ; mais l’on fut effrayé des difficultés que ce service entraînait ; beaucoup de charrettes étaient déjà brisées ; les femmes et les enfans qui les conduisaient, rebutés d’un travail si rude, ne laissaient point espérer qu’ils pussent le soutenir long-temps, et les hommes qui étaient revenus de l’armée ne pouvaient abandonner les travaux des champs qui pressaient. On essaya donc de se servir encore de la voie de l’eau, toute hasardeuse qu’elle était, pour faire descendre des vivres, et c’est à la suite de cette résolution qu’avait été expédié le convoi dont l’on vient de parler. Malheureusement des prisonniers communiquèrent la consigne que les bateaux de ce convoi devaient donner en passant aux sentinelles placées sur le rivage. Le général Wolfe s’empressa de profiter de ces heureuses circonstances pour jeter son armée à terre dans l’anse du Foulon et s’emparer des hauteurs voisines. Afin de mieux cacher son dessein aux Français, il donna des ordres d’une part pour qu’un grand nombre de barques fissent des mouvemens en face du camp de Beauport comme s’il s’agissait d’opérer une descente, et de l’autre, pour que les vaisseaux restés au Cap-Rouge fissent des démonstrations vers St.-Augustin, afin d’attirer l’attention du colonel de Bougainville de ce côté. Ces instructions données, il ne pensa plus qu’à exécuter son entreprise. Le 13, à 1 heure du matin, une partie des troupes anglaises rembarquées de la veille sur les vaisseaux, descendit dans des bateaux plats et se laissa dériver dans le plus grand silence par une nuit noire avec le reflux de la marée le long du rivage jusqu’au Foulon, les officiers parlant français ayant été choisis pour répondre au qui-vive des sentinelles, qui, dans l’obscurité, laissèrent passer ces bateaux croyant que c’était le convoi de vivres attendu. Les vaisseaux de l’amiral Holmes les suivaient à 3 quarts d’heure de distance avec le reste des troupes. Rendus au point indiqué les Anglais débarquèrent sans coup férir. L’infanterie légère, en mettant pied à terre avec le général Wolfe à sa tête, s’empara du poste qui défendait le pied du chemin conduisant au sommet de la falaise, gravit l’escarpement qui n’est pas assez abrupte dans cet endroit pour empêcher les arbres d’y pousser, et parvenu sur le plateau, surprit et dispersa après quelques coups de fusil la garde qui y était placée et dont le commandant fut pris dans son lit. Pendant ce temps-là les bateaux étaient retournés aux vaisseaux et en ramenaient le reste des troupes de débarquement sous les ordres du général Townshend. Au jour l’armée anglaise était en bataille sur les plaines d’Abraham.

Le gouverneur, M. de Vaudreuil, reçut la nouvelle inattendue de ce débarquement à 6 heures du matin ; elle fut aussitôt communiquée au général Montcalm qui ne pouvait y croire. Il pensait que c’était quelque détachement isolé qui s’était aventuré jusque-là par hasard comme l’on en avait vu en d’autres endroits des bords du St.-Laurent ; et, croyant n’avoir affaire au plus qu’à une partie de l’armée ennemie, emporté par sa vivacité ordinaire, il se mit en marche avec une portion seulement de ses troupes, sans même faire part de ses dispositions au gouverneur, laissant 1,500 hommes pour la garde du camp et les artilleurs répandus sur la ligne des retranchemens.

Dans ce moment, l’armée de Beauport se trouvait réduite à environ 6,000 combattans par les corps qu’on en avait détachés (Documents officiels). Dans sa plus grande force elle avait été de 13,000 hommes. 800 étaient partis avec le chevalier de Levis. Le colonel Bougainville en avait avec lui 3,000, tous soldats d’élite outre la cavalerie. La garnison de Québec qui ne prit point part à la bataille qui suivit, comptait 7 à 800 hommes ; et enfin, comme on l’a déjà dit, un grand nombre de Canadiens avaient obtenu la permission d’aller faire leurs récoltes, et les plus âgés et les plus jeunes de s’en retourner chez eux croyant le danger passé ; de sorte que cette armée était réduite de plus de moitié. Le général Montcalm prit avec lui 4,500 hommes (Documens officiels) et laissa le reste dans le camp. Ces troupes défilèrent par le pont de bateaux établi sur la rivière St.-Charles, entrèrent dans la ville par la porte du Palais au nord, la traversèrent et en sortirent par les portes St.-Jean et St.-Louis à l’ouest du côté des plaines d’Abraham, où elles arrivèrent à 8 heures à la vue de l’ennemi. Montcalm aperçut non sans étonnement l’armée anglaise rangée en bataille et prête à le recevoir. Mais, quoique surpris, il résolut de brusquer l’attaque, malgré tous les avis contraires qu’on put lui donner, et l’ordre positif du gouverneur, qui lui mandait, par un billet, d’attendre pour commencer qu’il eût réuni toutes ses forces, et qu’il marchait lui-même à son secours avec les troupes qu’il avait laissées pour la garde du camp. Soit par suite de la division profonde qui séparait, comme l’on sait, ces deux hommes, soit que ce général craignît, comme il le donna pour raison, que les Anglais ne se retranchassent là où ils étaient, ce qu’ils avaient déjà commencé de faire, et ne se rendissent par là inexpugnables, il donna l’ordre du combat malgré l’opinion de plusieurs de ses officiers, comme on vient de le dire, et entre autres de son major-général le chevalier de Montreuil, qui lui représenta qu’il n’était pas en état d’attaquer les ennemis avec des forces aussi faibles que celles qu’il avait sous la main (Documens de Paris).

Persistant dans sa résolution, il rangea ses troupes en bataille sur une seule ligne de trois hommes de profondeur, la droite sur le chemin de Ste.-Foy et la gauche sur le chemin de St.-Louis, sans corps de réserve. Les réguliers, dont les grenadiers étaient avec M. de Bougainville, formaient cette ligne. Les milices et quelques sauvages qu’il y avait furent jetés sur les deux ailes. Et sans donner le temps à ses troupes de prendre haleine, il se mit en mouvement et marcha avec une telle précipitation que sa ligne se rompit et que les bataillons se trouvèrent en avant les uns des autres de manière à faire croire aux ennemis qu’ils s’avançaient en colonnes, surtout sur le centre.

Le général Wolfe avait rangé son armée en face des buttes à Neveu, le visage tourné vers la ville. Sa droite était appuyée à une petite éminence sur le bord de l’escarpement du St.-Laurent, et la gauche vers le chemin de Ste.-Foy, à une ligne de petites redoutes en terre qu’il avait fait commencer le long de ce chemin, et qui se prolongeait en demi-cercle sur ses derrières. Six régimens formaient son front de bataille avec les grenadiers de Louisbourg et 2 pièces de canon, ayant pour réserve un autre régiment formé en 8 divisions pour se porter là où le besoin l’exigerait. 3 régimens se formèrent en potence le long du chemin de Ste.-Foy pour contenir les tirailleurs canadiens qui devaient attaquer son flanc gauche tandis que Montcalm le chargerait en front. Les montagnards écossais formaient partie de cette ligne et couvraient les derrières de l’armée avec 2 pièces de canon, en cas d’attaque de ce côté.

L’action commença par les tirailleurs canadiens et quelques sauvages. Ils assaillirent d’un feu très vif la ligne anglaise qui essuya cette mousqueterie sans s’ébranler, mais en faisant des pertes. Le général Wolfe qui savait que la retraite était impossible s’il était battu, parcourait les rangs de son armée, animait les soldats, faisait mettre deux balles dans les fusils et ordonnait de ne tirer que lorsque les Français seraient à vingt pas d’eux. Ceux-ci qui avaient perdu toute leur consistance lorsqu’ils arrivèrent à portée des Anglais, ouvrirent irrégulièrement, et dans quelques bataillons de trop loin, un feu de pelotons qui fit peu d’effet. Ils n’attaquèrent pas moins cependant avec beaucoup de valeur ; mais en arrivant à 40 pas de leurs adversaires, ils furent reçus par un feu si meurtrier que dans le désordre où ils étaient déjà, il fut impossible de régulariser leurs mouvemens, et en peu de temps tout tomba dans la plus étrange confusion. Le général Wolfe, à la tête de son aile droite, voyant l’état des Français, jugea le moment favorable de les attaquer à son tour, et quoique déjà blessé au poignet par un tirailleur, il prit ses grenadiers pour les aborder à la bayonnette ; mais il avait à peine fait quelques pas qu’il fut atteint pour la seconde fois d’une balle qui lui traversa la poitrine. On le porta en arrière, et ses troupes dont la plupart ignorèrent sa mort jusqu’après la bataille, continuèrent toujours leur mouvement offensif et se mirent à la poursuite des Français, dont le centre et l’aile gauche, saisis d’une terreur panique, lâchaient le pied dans le moment même pêle-mêle, malgré les efforts du général Montcalm et des principaux officiers pour arrêter le désordre. Une des personnes qui étaient auprès du général Wolfe s’étant écriée : Ils fuient ! Qui ? demanda le général mourant, sa figure s’animant tout-à-coup. Les Français ! lui répondit-on. Quoi, déjà ! dit ce héros, alors je meurs content, et il expira.

Presqu’en même temps le colonel Carleton était blessé à la tête, et le chef de brigade Monkton, atteint d’un coup de feu, était obligé de quitter le champ de bataille et le commandement de l’armée, qui échut au général Townshend, troisième en grade, et chargé du commandement de la gauche.

Les vainqueurs cependant pressaient les fuyards de toutes parts à la bayonnette ou le sabre à la main. La résistance ne venait guère plus alors que des tirailleurs. Le chef de brigade M. de Sènezergues et le baron de St.-Ours, qui remplissait le même grade dans cette bataille, tombèrent mortellement blessés au pouvoir des ennemis. Le général Montcalm, quoiqu’ayant déjà reçu deux blessures, dirigeait lui-même la retraite au milieu des Canadiens, et il se trouvait entre la porte St.-Louis et les buttes à Neveu, quand un nouveau coup de feu dans les reins le jeta aussi blessé à mort en bas de son cheval. Il fut emporté dans la ville, où se jetait une partie des Français, tandis que l’autre, la plus considérable, fuyait vers le pont de bateaux de la rivière St.-Charles. Le gouverneur arriva de Beauport au moment où les troupes se débandaient. Il rallia un millier de Canadiens entre les portes St.-Jean et St.-Louis, lesquels, par leur bonne contenance et un feu très nourri, arrêtèrent quelque temps l’ennemi dans sa poursuite et sauvèrent les fuyards.[10]La déroute ne fut totale que parmi les troupes réglées. Les Canadiens combattirent toujours quoiqu’en retraitant, et ils forcèrent, à la faveur des petits bois dont ils étaient environnés, différens corps ennemis à plier, et ne cédèrent enfin qu’à la supériorité du nombre. C’est dans cette résistance que les vainqueurs éprouvèrent les plus grandes pertes. Trois cents montagnards écossais, revenant de la poursuite vers la rivière St.-Charles, furent ainsi attaqués sur le coteau Ste.-Geneviève par ces Canadiens et forcés de reculer jusqu’à ce que deux régimens envoyés à leur secours vinssent les dégager.

Le colonel de Bougainville qui était au Cap-Rouge, ne reçut qu’à 8 heures du matin l’ordre de marcher sur les plaines d’Abraham ; il se mit immédiatement en chemin avec à-peu-près la moitié de ses troupes seulement à cause de leur dispersion jusqu’à la Pointe-aux-Trembles ; mais il ne put arriver assez tôt pour prendre part à l’action, et voyant tout perdu lorsqu’il atteignit les derrières du champ de bataille, il se retira. Les Anglais ne jugèrent pas à propos de profiter de l’épouvante de leurs ennemis pour pénétrer dans Québec, ou s’emparer du camp de Beauport, que purent regagner ensuite les combattans qui s’étaient retirés dans la ville.

Telle fut l’issue de la première bataille d’Abraham, qui décida de la possession d’une contrée presqu’aussi vaste que la moitié de l’Europe. Les pertes des Français dans cette fatale journée furent considérables ; elles se montèrent à près du quart des soldats, y compris 250 prisonniers qui tombèrent entre les mains des vainqueurs avec la plupart des blessés. Trois officiers généraux moururent de leurs blessures. Celles des Anglais s’élevèrent à un peu moins de 700 hommes, parmi lesquels se trouvaient les principaux officiers de l’armée, outre le général en chef.

La perte de cette bataille peut être attribuée aux fautes que fit le général Montcalm, fautes qu’il reconnut lui-même, dit-on, avant de mourir. Au lieu de combattre avec une partie de ses forces seulement, il pouvait attendre l’arrivée du colonel Bougainville et tirer la garnison de la ville et les corps qu’il avait laissés dans le camp, et avec toutes ces forces réunies attaquer les ennemis en tête et en queue. Il pouvait aussi se retrancher sur les buttes à Neveu, et, comme la saison était avancée, attendre les Anglais dans ses lignes en épiant tous leurs mouvemens, ce qui les aurait mis dans l’obligation de combattre avec désavantage, car le temps les pressait. Après ces premières fautes, il en commit une autre presque aussi grave en rangeant son armée sur une seule ligne et sans corps de réserve, et en ne se donnant pas le temps de tirer l’artillerie de campagne qu’il y avait dans la ville afin de contrebalancer au moins l’infériorité d’une partie de ses troupes sous le rapport de la discipline. On lui reproche encore, son armée étant partiellement composée de milices, d’avoir voulu combattre en bataille rangée. On dit « qu’il devait attendre l’ennemi et profiter de la nature du terrain pour placer par pelotons dans les bouquets de broussailles dont il était environné les Canadiens qui, arrangés de la sorte, surpassaient par l’adresse avec laquelle ils tiraient toutes les troupes de l’univers. »

Quoiqu’il en soit de ces fautes, il sembla qu’il les avait suffisamment expiées par sa mort ; et devant ses dépouilles funèbres on les oublia toutes pour ne se rappeler que ses triomphes et sa bravoure. Les Canadiens comme les Français pleurèrent sa perte comme un malheur public. Il rendît le dernier soupir le lendemain matin de la bataille au château St.-Louis, et fut enterré le même soir, à la clarté des flambeaux, dans l’église conventuelle des Ursulines en présence de quelques officiers. Montcalm avait montré en Canada toutes les qualités et tous les défauts qu’on avait déjà remarqués en lui. Il était plus brillant par les avantages d’une mémoire ornée que profond dans l’art de la guerre ; brave mais peu entreprenant, il négligea la discipline des troupes et ne proposa jamais aucune entreprise importante. Il ne voulait pas attaquer Oswégo s’il n’y eût été forcé pour ainsi dire par les reproches que lui fit sur la timidité qu’il montrait, M. Rigaud, homme borné à la vérité, mais plein de valeur et d’audace et accoutumé à la guerre des bois ; il aurait aussi, dit-on, abandonné le siège du fort William-Henry sans le chevalier de Lévis, et encore devant Québec, dans le printemps, n’osant se flatter de pouvoir arrêter le premier effort du général Wolfe, il parla de lui abandonner cette place dans le moment même où il en faisait dépendre le sort du Canada (Documens de Paris). Ses divisions avec le gouverneur dont il feignait de dédaigner les avis eurent des suites déplorables ; et la popularité qu’il avait su acquérir parmi les habitans et les soldats le rendait de plus en plus indépendant du chef de la colonie. Il n’avait cessé de le décrier auprès de ceux qui formaient sa société ; il le traitait d’homme de mauvaise foi, incapable et irrésolu, et par un artifice qui ne réussit que trop souvent, il établissait sa réputation en ruinant celle de son supérieur. Du reste, il avait beaucoup d’esprit, le goût de l’étude, et des connaissances étendues qui le firent admettre peu de temps avant sa mort à l’académie royale des inscriptions et belles lettres de Paris. Il aimait le luxe et était désintéressé. Il devait au trésor 10,000 écus qu’il avait empruntés pour soutenir son rang et soulager ses officiers dans la disette de tout où se trouvait le Canada. Mais son ambition et le désir trop peu caché de supplanter M. de Vaudreuil, furent une des causes de la désunion à laquelle on peut attribuer principalement le désastre que l’on venait d’essuyer.

Cependant le soir de la bataille, le gouverneur tint un conseil de guerre où tous les officiers opinèrent pour se retirer derrière la rivière Jacques Cartier, afin de conserver une ligne de retraite, et la communication avec les magasins de l’armée, motif qui avait pu contribuer à déterminer la conduite du général Montcalm le matin. Le gouverneur, l’intendant et le colonel Bougainville étaient d’une opinion contraire, et voulaient tenter une seconde fois le sort des armes ; mais la majorité l’emporta, Montcalm, que l’on consulta, répondit qu’il restait trois partis à prendre, à savoir : attaquer l’ennemi une seconde fois, se retirer à Jacques Cartier ou capituler pour toute la colonie.

Le marquis de Vaudreuil, après cette résolution, envoya environ 150 réguliers pour renforcer la garnison de Québec toute composée de citoyens et de matelots, lesquels avaient été engagés pendant la bataille avec les batteries de la Pointe-Levy. En même temps il écrivit à M. de Ramsay pour le prévenir qu’il ne devait pas attendre que l’ennemi l’emportât d’assaut, et qu’aussitôt qu’il manquerait des vivres il arborât le drapeau blanc. L’armée craignant à tout instant d’être coupée de ses magasins, commença sa retraite à l’entrée de la nuit. Afin que l’ennemi ne s’aperçut pas de ce funeste mouvement, elle laissa le camp de Beauport tendu, abandonna, faute de moyens de transport, une partie des bagages, l’artillerie et les munitions, et défila dans le plus profond silence par la jeune et l’ancienne Lorette, traversa St.-Augustin et arriva à la Pointe-aux-Trembles le 14 au soir. Le colonel Bougainville, commandant l’arrière-garde, s’établit à St.-Augustin. Ce mouvement était fatal de toute manière ; il laissait Québec à lui-même et sans provisions de bouche ; il exposait l’armée à l’anéantissement, parce que l’on ne devait pas s’attendre que les miliciens de ce gouvernement abandonneraient leurs familles sans pain, leurs récoltes encore sur pied là où l’ennemi ne les avait pas ravagées ou avait empêché de les faire, pour aller on ne savait où. Aussi la désertion fut-elle considérable pendant cette retraite, les cultivateurs quittaient les drapeaux pour rentrer dans leurs foyers, et beaucoup d’autres pour piller dans les campagnes. Le lendemain on atteignit Jacques Cartier, et l’arrière-garde la Pointe-aux-Trembles, où il fut résolu d’attendre le chevalier de Lévis qui descendait en toute hâte, comme on l’a dit plus haut.

Il arriva le 17. En partant de Montréal il avait envoyé ses ordres sur les frontières de l’Ouest pour la subsistance des troupes, subsistance qui manquait sans cesse, et pour l’acheminement immédiat sur l’armée battue des outils, de l’artillerie et des munitions de guerre et de bouche qui pouvaient être disponibles. Il eut, en rejoignant l’armée, une entrevue avec le gouverneur, et lui représenta qu’il fallait arrêter la retraite et que pour empêcher la désertion et mettre fin au désordre qui régnait, le seul moyen était de marcher en avant ; qu’il fallait tout hasarder pour prévenir la prise de Québec, et dans le cas extrême en faire sortir la population et détruire la ville afin d’empêcher les ennemis d’y passer l’hiver, résolution patriotique qui, mise à exécution eût pu sauver le Canada. Il observa que les Anglais n’étaient pas assez nombreux pour garder la circonvallation de la place et empêcher les Français d’y communiquer ; qu’il fallait se rassembler et faire des dispositions pour les menacer ; profiter pour cela des bois du Cap-Rouge, Ste.-Foy et St.-Michel afin de s’approcher d’eux, et que s’ils venaient pour attaquer dans ces bois il fallait combattre ou s’ils fournissaient quelqu’autre occasion en profiter, parce que se trouvant entre deux feux ils n’oseraient pas faire de siège ; qu’il y avait raison de croire qu’ils viendraient attaquer ; que si l’on était battu, l’on retraiterait sur le haut de la rivière du Cap-Rouge laissant un gros détachement dans le bas, et facilitant la sortie de la garnison de la ville ; après qu’elle l’aurait incendiée complètement ; qu’un mouvement offensif arrêterait la désertion des habitans, et ferait revenir un grand nombre de ceux du gouvernement de Québec. Le marquis de Vaudreuil approuva tout, et ces deux chefs dépêchèrent sur-le-champ des courriers au commandant de la place pour l’informer que l’on marchait à son secours. Le départ de l’armée elle-même fut différé au lendemain faute de vivres. M. de la Rochebeaucourt entra dans la ville où l’on manquait de provisions avec cent chevaux portant des sacs de biscuit, et fit part aux habitans du retour des troupes, qui vinrent coucher le 18 à la Pointe-aux-Trembles et M. de Bougainville avec l’avant-garde sur le haut de la rivière du Cap-Rouge.

Le général de Lévis prenait le commandement de l’armée au moment où les affaires se trouvaient dans l’état le plus désespéré ; mais c’était un de ces hommes dont les circonstances difficiles font ressortir avec éclat les talens et l’énergie. Il était né au château d’Ajac en Languedoc, de l’une des plus anciennes maisons de France. Entré de bonne heure au service, il s’était fait remarquer par son activité et sa bravoure. En Canada il avait montré un esprit sobre, réfléchi, attentif à ses devoirs et sévère pour la discipline des troupes, qualité rare malheureusement à cette époque dans les armées françaises ; et la suite des événemens prouva que si le résultat ne fut pas plus favorable, la faute n’en pouvait rejaillir sur lui.

Le lendemain 19, il marcha sur Lorette et M. de Bougainville sur la rivière St.-Charles, où celui-ci apprit que la ville venait de se rendre malgré les ordres positifs qui avaient été envoyés au commandant de rompre les négociations, dès que l’on sût qu’il y en avait d’entamé, et la réponse que cet officier avait faite qu’il s’y conformerait. Cette nouvelle parvint au général en chef à St.-Augustin. Il ne put contenir son indignation, et l’exprima dans les termes les plus amers. Mais le mal était sans remède.

La reddition de Québec fut un acte, pour dire le moins, de grande pusillanimité, et le fruit de l’esprit de découragement que, par ses propos, le général Montcalm avait répandu parmi les troupes. Un seul des officiers de la garnison, M. de Piedmont, jeune homme dont le nom mérite d’être conservé, se déclara dans le conseil de guerre pour la défense de la place jusqu’à la dernière extrémité. Quoique l’on manquât de vivres ; que par la négligence de la métropole les fortifications n’eussent été que commencées, comme on l’a dit ailleurs, et qu’enfin la ville pût être facilement enlevée d’un coup de main ; quoique faute de bras aussi l’on fût incapable de la mettre dans le moment dans un état respectable de défense, l’ennemi n’avait encore fait rien qui put faire craindre un assaut, et l’on savait que le général de Lévis arrivait.

En effet les Anglais ne songeaient point à emporter la place par escalade. Immédiatement après la bataille ils achevèrent les redoutes qu’ils avaient commencées autour de leur camp, et se mirent en frais d’élever des batteries sur les buttes à Neveu en face du rempart qu’elles commandent dans sa plus grande longueur, pour le battre en brèche. Il leur fallait encore deux ou trois jours pour mettre en état de tirer ces batteries, qui auraient consisté en 60 pièces de canon et 58 mortiers (Knox), lorsqu’ils virent avec surprise arborer le drapeau blanc. La garnison voyant les plus gros vaisseaux de la flotte anglaise s’avancer, s’était crû menacée d’une double attaque du côté de la campagne et du côté du port. Le général Townshend s’empressa d’accepter les articles de capitulation qu’elle lui proposait, à l’exception du premier, qui portait qu’elle sortirait avec les honneurs de la guerre et huit pièces de canon pour aller rejoindre l’armée française à Jacques Cartier, et qui fut modifié de manière à ce qu’elle fût transportée en France ; et le lendemain, 18 septembre, la ville fut remise aux assiégeans. Par les termes de la capitulation les habitans étaient maintenus dans la propriété de leurs biens et de leurs privilèges ; et le libre exercice de leur religion était garanti jusqu’à la paix définitive. Ainsi la faiblesse d’un conseil de guerre, composé d’officiers subalternes, rendit irréparables les suites d’un échec qui aurait pu être réparé facilement.

Malgré la perte de leur capitale, que les habitans attribuèrent à la trahison, « ces braves gens, dit Sismondi, aussi Français de cœur que s’ils avaient vécu au milieu de la France, » ne s’abandonnèrent point. En effet, quoique Québec eût été détruit, que les côtes de Beaupré et l’île d’Orléans, ainsi que 36 lieues de pays établi, contenant 19 paroisses sur la rive droite du fleuve, eussent été ravagées pendant que la population mâle était à l’armée ; que les habitans eussent perdu leurs hardes, leurs meubles, leurs instrumens d’agriculture et presque tous leurs chevaux et bestiaux, et fussent obligés en retournant sur leurs terres avec leurs femmes et leurs enfans de s’y cabaner à la façon des Indiens ; malgré qu’un grand nombre d’habitans de Québec et des campagnes ; faute de vivres, se trouvassent dans la nécessité d’émigrer dans les gouvernemens des Trois-Rivières et de Montréal pour y trouver des secours[11] ; enfin, malgré tous ces désastres, et qu’ils redoutassent les sauvages plus que l’ennemi même, ils ne parlèrent point de se rendre, et demandèrent encore à marcher au combat : c’était l’opiniâtreté vendéenne, c’était la détermination indomptable de cette race dont descendent la plupart des Canadiens, et dont Napoléon appréciait tant la bravoure, le caractère et le dévoûment sans borne.

En apprenant la nouvelle de la reddition de Québec, le général de Lévis ne vit point d’autre parti à prendre pour le moment que de se fortifier sur la rivière Jacques Cartier. En conséquence il rétrograda, laissant quelques petits détachemens au Cap-Rouge et sur d’autres points de sa route, et il fit commencer un fort sur la rive droite de la rivière qu’il avait choisie pour ses lignes. Les Anglais ne songeant de leur côté qu’à se fortifier dans la ville où ils se renfermèrent, les deux armées restèrent dans ces positions jusqu’à la fin de la campagne, M. de Vaudreuil ayant transporté le siège du gouvernement à Montréal, où il s’était retiré. Les Canadiens regagnèrent leurs foyers dans les derniers jours d’octobre, et peu de temps après les troupes quittèrent de toutes parts les frontières afin de venir prendre leurs quartiers d’hiver dans les gouvernemens de Montréal et des Trois-Rivières. De petits corps furent laissés dans les postes avancés, dont la position indique ce qui restait à la France à la fin de 59 de ces immenses territoires qu’elle s’enorgueillissait naguère encore de posséder. 300 hommes furent chargés de la garde du fort de Lévis entre la Présentation et la tête des rapides du St.-Laurent aux ordres de M. Desandrouins, ingénieur ; 400 hommes, commandés par M. de Lusignan, de celle de l’île aux Noix dans le lac Champlain, où le général Amherst n’avait fait aucun progrès, et qui devaient être soutenus par 300 autres placés à St.-Jean ; et enfin 600 furent laissés à Jacques Cartier sous le commandement de M. Dumas, major-général des troupes de la marine, dont 2 à 300 jetés en avant à la Pointe-aux-Trembles sous les ordres de M. de Repentigny.

Après avoir ainsi réglé la disposition de ses troupes pour l’hiver, le général de Lévis rejoignit le gouverneur à Montréal le 14 novembre, et tous deux députèrent aussitôt le commandant d’artillerie Lemercier avec leurs dépêches pour Paris, afin d’instruire le roi de la situation du Canada et des secours qu’il fallait y envoyer. Cet officier s’embarqua à Montréal dans un navire qui parvint en France sans accident, après être passé devant Québec inaperçu.

Après la capitulation de cette ville, les troupes anglaises restèrent campées dans les environs en attendant qu’on eût pourvu à leur logement dans l’intérieur. Il fut ordonné de relever ou réparer 500 maisons sans délai, et décidé que toute l’armée resterait pour former la garnison jusqu’à la prochaine campagne, excepté les trois compagnies de grenadiers de Louisbourg et cinq compagnies de rangers, qui se rembarquèrent sur la flotte, qui fit voile pour l’Angleterre ou les anciennes colonies. Le général Murray fut nommé gouverneur de Québec. La garnison se composait le 24 décembre, après le départ de ces 8 compagnies de 8,200 hommes de troupes de ligne sans compter les officiers, l’artillerie, et les rangers qui restèrent et formant encore plusieurs centaines de combattans.[12] Elle se mit de suite en frais de débarquer de la flotte des vivres pour une année, et les munitions et le matériel de guerre dont elle pouvait avoir besoin ; de déblayer les rues, de niveler les redoutes élevées dans les plaines d’Abraham et d’en élever d’autres en face du rempart sur le sommet de la falaise qui borde le St.-Laurent, et dont l’on voit encore les ruines aujourd’hui au couchant de la citadelle ; enfin, de fortifier le rempart déjà existant, le couvrir d’artillerie et d’adopter toutes les mesures jugées nécessaires pour pouvoir soutenir un siège en cas de besoin.

Tel fut le résultat de la campagne de 59. Les Français se trouvaient resserrés entre Québec, la tête du lac Champlain et

Frontenac, coupés de la mer et manquant de tout, soldats, argent, munitions de guerre et de bouche. Les deux armées anglaises qui avaient attaqué le Canada par mer et par terre ne se trouvaient plus qu’à environ 70 lieues l’une de l’autre, et prêtes à tomber sur le centre du pays le printemps suivant avec un grand accroissement de forces. Le général Amherst qui s’était avancé, comme on l’a vu plus haut, jusqu’au fort St.-Frédéric, n’avait pu pénétrer au-delà. Il laissa de fortes garnisons à Crown-Point et au fort Carillon, dont il avait relevé les ruines et changé le nom pour celui de Ticondéroga, et alla passer l’hiver à New-York, afin d’être plus à portée de communiquer avec la métropole et les différentes colonies sur le plan des opérations de la campagne prochaine.

Quant au Détroit et aux autres postes supérieurs, ils étaient, il est vrai, encore en notre pouvoir ; mais par la perte de Frontenac, ils ne devaient plus attendre de secours que de la Louisiane, qui devint dès lors leur point d’appui et la seule ligne de retraite en cas de malheur, cette province, pendant que le Canada était désolé par une guerre acharnée et cruelle, jouissant comparativement d’assez de tranquillité.

  1. « Il n’y a pas lieu de croire, dit l’ordre de bataille du 10 juin, que les ennemis pensent à tenter à passer devant la ville et à faire le débarquement à l’anse des Mères ; et tant que les frégates subsisteront, nous n’avons du moins rien à craindre pour cette partie. »
  2. Le recensement fait dans l’hiver donne 15,200 hommes capables de porter les armes dans les trois gouvernemens du Canada.
  3. Les 3 autres bataillons de troupes réglées qu’il y avait en Canada étaient sur le lac Champlain avec en outre 300 hommes détachés des 5 bataillons des troupes réglées du camp de Beauport : Lettre de M. de Bourlamarque au ministre, 1 novembre 1759. L’auteur du Journal tenu à l’armée du marquis de Montcalm dit 5 bataillons de troupes de terre (environ 1,600 hommes), 600 des troupes de la colonie, 10,400 Canadiens, 918 sauvages et 200 hommes de cavalerie, total 13,718 combattans. — Document de Paris.
  4. Louisbourg, 19 mai 1759. — “ We are ordered to attack Quebec, a very nice operation. The fleet consists of 22 sails of the line and many frigates. The army is 9,000 men (in England it is called 12,000). We have 10 battalions, 3 companies of grenadiers, some mariners (if the admiral can spare them), and six new-raised companies of north american rangers not complete and the worse soldiers in the universe ; a great train of artillery, plenty of provisions, tools and implements of all sorts ; the brigadiers under one all men of great spirit, some colonels of reputation. Carleton for a Qr.-Mr.- General, and upon whom I chiefly rely ; for the engineering part, engineers very indifferent and of little experience, but we have none better. The regular troops in Canada consist of 8 battalions of old foot, about a battalion or 40 companies of mariners or colony troops, 40 men a company. They can gather together 8 or 10 thousand Canadiens, and perhaps a thousand Indians. As they are attacked on the side of Montreal by an army of 12 thousand fighting men, they must necessarily divide their force, but as the loss of the capital implies the loss of the colony, their chief attention will naturally be there, and therefore I reckon we may find at Quebec 6 battalions, some companies of mariners, 4 or 5,000 Canadians and some Indians all together not much inferior to their ennemy. The town of Quebec is poorly, but the ground round about it is rocky. To invest the place and cut off all communications with the colony it will be necessary to encamp with our right to the river St. Lawrence and our left to the river St. Charles.”

    Note.— Le général Wolfe dit ici que son armée était de 9,000 hommes, chiffres ronds ; mais les ordonnances de paiement des troupes prouvent qu’elle était d’au moins 10,000 hommes, y compris les officiers, outre les soldats de marine.

  5. Lettre au Major Wolfe, du 21 janvier 1759.
  6. " There were several of the ennemy killed and wounded, and a few prisonners taken, all of whom the barbarous Capt. Montgomery who commanded us, ordered to be butchered in a most inhuman and cruel manner," &c. — " Manuscript Journal relating to the operations before Quebec in 1759, kept by Colonel Malcolm Fraser, then lieutenant of the 78th (Fraser’s Highlanders).
  7. " We burned and destroyed upwards of 1,400 fine farm houses, for we during the siege were masters of a great part of their country along shore, and parties were almost continually kept out ravaging the country ; so that ’tis tho’t it will take them half a century to recover the damage. " — A journal of the expedition up the river St.-Laurence, &c., publié dans le New-York Mercury du 31 décembre 1759. Et cependant un écrivain du temps, parlant de la conduite de M. de Contades et du maréchal Richelieu en Allemagne par opposition à celle du général Wolfe en Canada, ajoute avec naïveté : " But (said the late general Wolfe) Britons breathe higher sentiments of humanity and listen to the merciful dictates of the Christian Religion, which was verified in the brave soldiers whom he led on to conquest by their shewing more of the true christian spirit than the subjects of His Most Christian Majesty can pretend to. ”
  8. “.... Their small arms, in their trenches, lay cool till they were sure of their mark ; then they poured their small shot like showers of hail, which caused our brave grenadiers to fall very fast." — Journal d’un officier anglais
  9. Mémoires sur la dernière guerre de l’Amérique septentrionale, etc., par Pouchot, 1771.
  10. Dépêches de M. de Vaudreuil et de quelques autres officiers au ministre.
  11. Description imparfaite de la misère du Canada, (Montréal, 5 novembre 1759). Adresse de l’évêque de Québec aux évêques et personnes charitables de France en faveur de la colonie. On devait recevoir des ornemens d’église à Paris. Dans les ports de mer, à Brest M. Hocquart, à Bordeaux M. Estèbe, à la Rochelle M. Goguet, devaient se charger de faire tenir les toiles, les étoffes, le lard, la farine, l’eau-de-vie, le vin et généralement tout ce que l’on voudrait envoyer pour les habitans.
  12. M. Smith dans son histoire du Canada dit 5,000, quoique les auteurs qu’il a suivis presque textuellement, Knox et Mante, disent plus de 7,000 hommes. L’on a découvert récemment dans les archives du secrétariat provincial à Québec un registre des ordonnances de paiement des troupes sous les ordres du général Murray, qui doit fixer désormais cette question. Ces ordonnances contiennent le chiffre exact de chaque régiment, sauf les officiers ; et voici ce qu’il était le 24 décembre 1759 :
    Hommes. Hommes.
    47e régiment 
    680
    2d bataillon fusiliers 
    871
    35e régiment 
    876
    3e bataillon fusiliers 
    930
    43e régiment 
    693
    28e régiment 
    623
    58e régiment 
    653
    48e régiment 
    882
    78e (montagnards écossais) 
    1377
    15e régiment 
    619

    8,204

    Le registre dont on a tiré ces chiffres, a été déposé à la bibliothèque de la Société littéraire et historique de cette ville par son président, M. Faribault, aux recherches duquel elle doit la plupart des précieux manuscrits, livres et documens qu’elle possède sur ce pays.