Histoire du Canada (Garneau)/Tome II/Livre VIII/Chapitre I

Imprimerie N. Aubin (IIp. 393-448).

LIVRE VIII.


CHAPITRE I.




COMMERCE.



1608-1744.

De l’Amérique et de ses destinées. — But des colonies qui y ont été établies. — Le génie commerçant est le grand trait caractéristique des populations du Nouveau-Monde. — Commerce canadien : effet destructeur des guerres sur lui. — Il s’accroît cependant avec l’augmentation de la population. — Son origine : pêche de la morue. — Traite des pelleteries de tout temps principale branche du commerce de la Nouvelle-France. — Elle est abandonnée au monopole de particuliers ou de compagnies jusqu’en 1731, qu’elle tombe entre les mains du roi pour passer en celles des fermiers. — Nature, profits, grandeur, conséquences de ce négoce ; son utilité politique. — Rivalité des colonies anglaises ; moyens que prend M. Burnet, gouverneur de la Nouvelle-York, pour enlever la traite aux Français. — Lois de 1720 et de 1727. — Autres branches de commerce : pêcheries, combien elles sont négligées. — Bois d’exportation. — Construction des vaisseaux. — Agriculture ; céréales et autres produits agricoles. — Jin-seng. — Exploitation des mines. — Chiffre des exportations et des importations. — Québec, entrepôt général. — Manufactures : introduction des métiers pour la fabrication des toiles et des draps destinés à la consommation intérieure. — Salines. — Établissement des postes et messageries (1745.). — Transport maritime. — Taxation : droits de douane imposés fort tard et très modérés. — Systèmes monétaires introduits dans le pays ; changemens fréquens qu’ils subissent et perturbations qu’ils causent. — Numéraire, papier-monnaie : cartes, ordonnances ; leur dépréciation. — Faillite du trésor, le papier est liquidé avec perte de 5,8 pour les colons en 1720. — Observations générales. — Le Canadien plus militaire que marchand. — Le trafic est permis aux fonctionnaires publics ; affreux abus qui en résultent. — Lois de commerce. — Établissement du siége de l’Amirauté en 1717 ; et d’une bourse à Québec et à Montréal. — Syndic des marchands. — Le gouvernement défavorable à l’introduction de l’esclavage au Canada.


La découverte du Nouveau-Monde est un des événemens qui ont exercé l’influence la plus salutaire sur la destinée des Européens[1],et la plus funeste sur celle des nombreuses nations indiennes qui peuplaient les forêts de l’Amérique. L’amour de l’indépendance, inné parmi ces tribus nomades, et leur intrépidité ont retardé et retardent encore à peine leur ruine d’un jour : elles tombent au contact de la civilisation en même temps que les bois mystérieux qui leur servent de retraites. Bientôt, pour nous servir des paroles poétiques de Lamennais, elles auront disparu, sans laisser plus de trace que les brises qui passent sur les savanes et que les flots poussés par une force invisible entre les bancs de corail. En moins de trois siècles elles ont disparu d’une grande partie du continent. Ce n’est pas ici le lieu de rechercher les causes de cet anéantissement de tant de peuples dans un si court espace de temps que l’imagination en est étonnée. Nous dirons seulement que l’introduction des Européens dans le Nouveau-Monde a donné un nouvel essor aux progrès de la civilisation. Elle a marqué cette ère incomparable, où un immense et fertile continent s’est trouvé tout-à-coup livré au génie des populations chrétiennes, au génie d’une immigration qui, foulant aux pieds les dépouilles sociales des temps passés, a voulu inaugurer une arche d’alliance nouvelle, une société sans priviléges et sans exclusion. Le monde n’avait encore rien vu de semblable. Cette nouvelle organisation doit-elle atteindre les dernières limites de la perfectibilité humaine ? On le croirait si les passions des hommes n’étaient partout les mêmes, si l’amour des richesses surtout n’envahissait toutes les pensées, n’était devenu, comme celui des armes au moyen âge, la première idole de l’Amérique. Rien n’y entrave les lumières, ni vieux préjugés, ni vieilles doctrines, ni institutions antiques. La place du beau et du bon est vide. Les siècles passés n’ont laissé ni ruines, ni décombres, que la hache du défricheur n’ait abattues ou ne puisse niveler.

L’établissement de ce continent opéra une révolution surtout dans le commerce, qui embrasse tout aujourd’hui, et qui du rang le plus humble tend continuellement à occuper la première place de la société, et à y exercer la plus grande influence. Les armes, la mitre ont tour à tour exercé leur domination sur le monde, le commerce prend déjà leur place. Il règne, il doit régner en roi sur toute l’Amérique ; son génie précipitera de gré ou de force sous son joug les contrées dont l’industrie sera trop lente à se réveiller. C’est donc aux peuples et aux gouvernemens à se préparer pour fournir une carrière qui doit les mener à la puissance. L’industrie a établi son trône dans cette portion du globe, qui remplit déjà d’étonnement ou de crainte les vieilles nations guerrières et aristocratiques de l’Europe.

Mais avant de parvenir à ce degré de grandeur auquel ce continent est destiné, mais qu’il ne doit atteindre qu’après avoir acquis les moyens de satisfaire à toutes ses exigences, et de posséder la liberté dont il a besoin, il a dû payer tribut et soumission aux métropoles qui l’ont peuplé. Il a dû comme l’enfant reconnaître leur autorité jusqu’à ce qu’il fût adulte, jusqu’à ce qu’il fût homme fait, c’est la loi de la nature. C’est à ce titre et pour l’indemniser de sa protection, que l’enfant travaille pour son père. Aussi l’Europe a dit par la bouche de Montesquieu : « Les colonies qu’on a formées au delà de l’Océan sont sous un genre de dépendance dont on ne trouve que peu d’exemples dans les colonies anciennes, soit que celles d’aujourd’hui relèvent de l’État même, ou de quelque compagnie commerçante établie dans cet État.

« L’objet de ces colonies est de faire le commerce à de meilleures conditions qu’on ne le fait avec les peuples voisins, avec lesquels tous les avantages sont réciproques. On a établi que la métropole seule pourrait négocier dans la colonie ; et cela avec grande raison, parce que le but de l’établissement a été l’extension du commerce, non la fondation d’une ville ou d’un nouvel empire.

« Ainsi c’est encore une loi fondamentale de l’Europe, que tout commerce avec une colonie étrangère est regardé comme un pur monopole punissable par les lois du pays : et il ne faut pas juger de cela par les lois et les exemples des anciens peuples[2] qui n’y sont guère applicables.

« Il est encore reçu que le commerce établi entre ces métropoles n’entraîne point une permission pour les colonies qui restent toujours en état de prohibition ».

En vain la Nouvelle-Angleterre et la Virginie diront-elles : nous ne fûmes point fondées par des spéculateurs européens, mais par des hommes libres qui vinrent se réfugier dans les forêts du Nouveau-Monde pour se soustraire aux persécutions de leur mère-patrie, par des hommes libres qui vinrent y cacher leurs lois et leurs autels, l’Europe répondra : la colonie est soumise au pouvoir suprême de la métropole.

En vain le Canada dira-t-il, j’ai un pacte qui fut conquis après six ans d’une lutte acharnée, et scellé avec le plus pur sang de mes enfans, un pacte qui me garantit l’usage de ma religion et de ma propriété, c’est-à-dire de ma langue, de mes biens et des lois qui les régissent, l’Europe répondra : la colonie est soumise au pouvoir suprême de la métropole.

Le traité d’Utrecht fut suivi d’une longue période de paix presque sans exemple dans les annales du Canada. Depuis son établissement cette colonie avait presque toujours eu les armes à la main, pour repousser tantôt les Anglais, tantôt les Indiens, qui venaient tour à tour lui disputer un héritage couvert de ses sueurs et de son sang. Cette guerre semblait devenir plus vive à mesure qu’elle se prolongeait. Mais il vient un temps où les forces et l’énergie comme les passions s’usent et s’épuisent. Les parties belligérantes plus affaiblies encore en Amérique qu’en Europe, mirent enfin un terme à cette lutte, et les colons depuis si longtemps victimes de la politique de l’ancien monde, et de quelques hommes ambitieux du nouveau, purent goûter sans alarmes les fruits de leur industrie ; et continuer sans interruption à développer leurs établissemens.

L’on aurait tort de croire avec quelques auteurs que l’espace qui s’écoula de 1713 à la guerre de 1744 fut nul pour l’histoire. Aucune époque, comme nous l’avons déjà dit, ne fut plus remarquable par les progrès du commerce et de la population, malgré la décadence et les embarras financiers de la mère-patrie, qui réagirent sur toutes ses colonies et retardèrent leur accroissement d’une manière fâcheuse. Par sa seule énergie, le Canada triompha des désavantages de sa situation dont le plus grave était son interdiction aux vaisseaux et aux marchandises étrangers. Mais il était encore trop faiblement peuplé pour sentir tout ce que cette tyrannie avait d’oppressif. Les colonies anglaises supportaient en silence le même joug, mais elles songeaient, elles alors, aux moyens de s’y soustraire.

D’un autre côté, la traite des pelleteries et les guerres continuelles avaient fait perdre à une partie des Canadiens le goût de la paix. Peuple chasseur et guerrier, il méprisait trop l’agriculture, les arts et le commerce ; la considération et les honneurs ne pouvaient s’acquérir à ses yeux, que dans les combats et dans les entreprises hasardeuses et semées de dangers. Il fallait donc une longue tranquillité pour changer ces préjugés et ces habitudes Une troisième cause d’appauvrissement pour lui, c’était l’émigration. Les colonies fondées sur les lacs et dans la Louisiane avaient été commencées par des Canadiens. Ce qui arrivait de France, comme on l’a observé ailleurs, était loin de combler le vide qu’ils laissaient en s’éloignant de leur patrie. Néanmoins ces obstacles furent graduellement surmontés, et la population qui était en 1719 de 22,000 âmes s’était élevée en 1744 après de 50,000 âmes, et les exportations qui ne passaient pas cent mille écus (Raynal) montèrent en 1749 à 1400 mille francs.

Les Français furent probablement les premiers qui dotèrent l’Europe de la pêche de la morue, source inépuisable de richesses, par la découverte des bancs de Terreneuve ; ils lui léguèrent de plus une nouvelle industrie dans la traite des pelleteries, dont les avantages cependant ont été plus d’une fois mis en question à cause de ses conséquences démoralisatrices.

Quoiqu’il en soit, ce commerce fut établi par les pêcheurs qui s’approchant des côtes du Canada et de l’Acadie, commencèrent avec les Indigènes un trafic qui leur rapporta des bénéfices considérables. Petit à petit on lia des relations plus intimes avec eux ; plus tard on voulut avoir un pied à terre dans le continent même que l’on s’était contenté jusque là de côtoyer, et l’on y éleva des comptoirs pour la traite. Alors des spéculateurs riches et influens en demandèrent le monopole exclusif, à la condition d’y porter des colons pour établir ces contrées nouvelles, dont l’on pressentait vaguement l’avenir ; ils l’obtinrent, et ainsi fut introduite la domination française sur une portion considérable du Nouveau-Monde.


L’on sait par quelles mains le monopole dont il s’agit a successivement passé en commençant par M. Chauvin, au début du 17e siècle. Placée spécialement sous la protection de ce monopole, la traite des pelleteries fut regardée dans tous les temps comme la branche la plus importante du commerce canadien. Aussi commencerons-nous par elle le tableau qui va suivre. Comme nous venons de le dire, c’est M. Chauvin qui exerça le premier le monopole de la traite d’une manière régulière et systématique. Il paraît que longtemps avant lui, ce privilége avait été accordé à plusieurs personnes, et que même Jacques Cartier l’avait obtenu, mais rien ne constate positivement que le reste des Français s’y soient soumis ; on est plutôt porté à croire le contraire ; car l’on sait que long temps encore après Henri IV, les traitans et les pêcheurs jouissaient d’une grande liberté dans les parages de ce continent, et qu’au temps de Champlain les villes repoussaient avec énergie, surtout la Rochelle, ce monopole, dont le commandeur de Chaste, M. de Monts, les de Caën jouirent les uns après les autres jusqu’en 1327. Alors se forma la compagnie des cent associés, à laquelle furent cédées à perpétuité la Nouvelle-France et la Floride. Outre les conditions ayant trait à la politique et à la colonisation dont nous avons parlé en son lieu, le roi lui accorda, pour toujours, le trafic des cuirs, peaux et pelleteries, et pour 15 ans, tout autre commerce par terre et par mer, à la réserve de la pêche de la morue et de la baleine qui resta libre à tous les Français, et de la traite des pelleteries que les habitans des pays cédés, purent faire avec les Indigènes, pourvu qu’ils vendissent les castors à ses facteurs, à raison d’un prix fixe. Il fut aussi stipulé que toutes les marchandises manufacturées dans la colonie seraient exemptées des droits en France pendant 15 ans.

Cette compagnie si fameuse, qui avait eu Richelieu pour son chef, n’ayant rempli aucune de ses obligations relativement à la colonisation, et ayant été entraînée dans des dépenses qui dépassaient ses revenus, avait restreint graduellement le cercle de ses affaires, de sorte qu’elle fût obligée en 1663, ou 36 ans après sa création, de se dissoudre et de remettre ses possessions au roi.

Dès l’année suivante, il s’en forma une nouvelle qui prit le nom de compagnie des Indes occidentales. Cette association subsista jusqu’en 1674. Elle eut en concession toutes les colonies françaises des Îles et du continent de l’Amérique, et toute la côte d’Afrique depuis le Cap-Vert jusqu’au Cap de Bonne-Espérance, avec le privilége exclusif du commerce, la pêche exceptée, pendant 40 ans, et la jouissance des droits et priviléges qui avaient été accordés aux cent associés. Le roi lui accorda en outre une prime de 40 livres par tonneau, sur les marchandises exportées de France dans les colonies ou des colonies en France. Les marchandises dont les droits avaient été payés à l’entrée, pouvaient être réexportées par elle à l’étranger en franchise. Elle n’avait pas non plus de droits à payer sur les vivres, munitions de guerre et autres objets nécessaires à l’armement de ses vaisseaux.

Le commerce d’importation et d’exportation se trouva ainsi de nouveau arraché des mains des colons pour être livré exclusivement à la nouvelle compagnie. Les cent associés avaient joui du même monopole ; mais ils avaient été forcés en 1645 de l’abolir, et de signer un traité avec le député des habitans de la Nouvelle-France, par lequel ils leur abandonnaient la traite des pelleteries à la condition qu’ils acquitteraient la liste civile et militaire et toutes les autres dépenses de l’administration. Le nouveau privilége, plus exclusif encore que celui de 1627, souleva une opposition générale. En très peu de temps les marchandises n’eurent plus de prix ; le conseil souverain fut obligé d’établir un tarif que rendit inutile la sagacité mercantile. La compagnie et ceux qui avaient encore d’anciennes marchandises, refusèrent de les vendre aux taux fixés par l’autorité, et elles disparurent du marché. Il était nécessaire de faire cesser au plus tôt un état de choses qui assujettissait les habitans à une gène affreuse en les ruinant. En effet deux ans après (1666) la compagnie, sur le rapport de Colbert au roi, rendit libre et le commerce avec la mère-patrie et la traite des fourrures. Mais pour s’indemniser de la subvention des juges du pays, qui fut portée à sa charge, et qui se montait à 48,950 livres, elle se réserva le droit du quart sur le castor, du dixième sur les orignaux et la traite de Tadoussac, ce que les habitans acceptèrent sans murmurer, et le roi confirma avec satisfaction.

Cette compagnie, malgré les vastes domaines livrés à son exploitation, ne prospéra point. Soit que ces opérations fussent conduites sans prévoyance et sans économie, ou, ce qui est plus probable, que les colonies qu’on lui abandonnait ne fussent pas assez avancées pour alimenter un grand commerce, elle se trouva bientôt grevée d’une dette énorme. Elle employait plus de 100 navires. Elle devait en 1674, 3 millions 523 mille livres ; cette dette avait été en partie occasionnée par la guerre qu’elle avait eue à soutenir contre les Anglais. Le capital versé s’élevait à un million 297 mille livres ; en sorte que la caisse se trouvait débitrice pour 4 millions 820 mille livres. L’actif de la compagnie ne dépassait pas un million 47 mille livres. Sur les suggestions de Colbert, Louis XIV remboursa aux actionnaires leur mise, se chargea du paiement des 3 millions 523 mille livres, supprima la société, et rendit le commerce de l’Amérique libre à tous les Français, excepté celui du castor.

Le droit du quart sur les castors et du dixième sur les orignaux fut maintenu, et passa entre les mains du gouvernement qui l’afferma immédiatement à M. Oudiette. Il fut défendu de porter le castor ailleurs qu’à ses comptoirs dans la colonie, au prix fixé par l’autorité. Ce prix fut d’abord de 4 francs 10 sous, la livre ; mais il devint bientôt nécessaire de diviser cette marchandise en Ire. 2e. et 3e. qualités, ou en castor gras, demi gras, et sec, et de modifier le tarif en conséquence. Le fermier payait les pelleteries que lui apportaient les habitans en marchandises ; et comme il n’y avait que lui qui pouvait acheter le castor, qui formait alors la branche la plus importante du commerce général, ce même commerce se trouvait à sa merci ; il pouvait le maîtriser à son gré. Aussi vit-on graduellement baisser le prix des fourrures chez les Sauvages et hausser celui des articles que les Français leur donnaient en retour, tandis que dans les colonies anglaises, où ce trafic était libre, les prix suivaient une marche contraire.

M. Oudiette obtint encore la ferme des droits sur les vins, eaux-de-vie et tabacs, qui étaient alors de dix pour cent. Plusieurs particuliers prétendaient en être exempts, on ne dit pas pour quels motifs ; mais ils furent bientôt obligés de se soumettre à l’ordre du roi avec le reste du pays, qui ne songea point sans doute à disputer au souverain la prérogative de le taxer.

Cette ferme exista sans modification jusqu’en 1700, le tarif du castor et des marchandises non énumérées ici, subissant les variations plus ou moins bien mal entendues que l’intérêt du fermier parvenait à faire agréer au gouvernement. Mais à cette époque les Canadiens ne pouvant plus supporter la tyrannie de ce marchand, envoyèrent des députés en France pour y exposer les abus du système et demander un remède. M. de Pontchartrain, ministre, imagina une société qui embrasserait tous les habitans de la colonie. Par ce moyen on satisferait tous les mécontens en les absorbant. Mais le principe vicieux subsistait toujours, car on ne rétablissait pas la concurrence entre les citoyens pour exciter l’émulation et l’industrie ; l’avantage de la liberté de commerce n’appartiendra donc encore qu’aux colonies anglaises toujours rivales du Canada.

Cependant l’on mit le projet à exécution. D’abord Louis XIV permit de porter librement tant en France qu’à l’étranger le castor provenant des traites faites en Amérique. Ensuite M. Roddes, devenu après M. Oudiette adjudicataire de la ferme des pelleteries, la remit à M. Pacaud, l’un des députés de la colonie, qui s’obligea en cette qualité de payer 70,000 livres de rente annuelle, et de composer une société pour l’exploitation de cette ferme, dont tous les Canadiens, marchands et autres, feraient partie. Une assemblée générale fut convoquée par le gouverneur et l’intendant, et une grande association mercantile se forma sous le nom de compagnie du Canada. Les plus petites actions étaient de 50 livres de France. Tout marchand fut tenu d’y entrer à peine d’être déchu de la faculté de commercer. Les seigneurs de paroisse purent en devenir membres avec leurs habitans. La compagnie de la baie du Nord (baie d’Hudson) formée quelque temps auparavant, se fondit dans la nouvelle association, qui eut la traite exclusive du castor, et qui obtint aussi que le commerce de cette pelleterie serait sévèrement prohibé avec la Nouvelle-York. Cette nouvelle organisation fut suivie d’un changement de tarif pour le castor, dont le prix baissait continuellement en France avec la qualité de celui qu’on y envoyait.

La compagnie du Canada fut un essai infructueux, qui ne profita ni aux habitans ni au commerce. En 1706 ses dettes se montaient déjà à près de 2 millions (1,812,000) de francs ; elle fut forcée de se dissoudre, et de céder ses droits et priviléges à MM. Aubert et Cie. (Aubert Neret et Gayot) qui s’obligèrent de payer les créanciers. La colonie conserva la liberté de la traite du castor dans l’intérieur ; mais elle fut obligée de porter cette pelleterie aux comptoirs des nouveaux cessionnaires qui eurent seuls le droit de l’exporter en France.

La compagnie d’Occident formée en 1717, succéda au privilége expirant de M. Aubert de ses associés, et en 1723 la compagnie des Indes à cette première, qui s’était élevée et qui s’écroula avec la fortune et le système de Law. Elle le conserva pour la Louisiane et le pays des Illinois, jusqu’à la fin de 1731. À cette époque ces deux contrées rentrèrent sous le régime royal, et y demeurèrent jusqu’à la fin de la domination française.


Ce privilége n’avait pas toujours embrassé cependant les découvertes qu’on avait faites d’abord sur les lacs et ensuite dans la vallée du Mississipi, car on a pu voir que la Salle, par exemple, en avait obtenu la concession en 1675 avec le fort de Frontenac. Plus tard néanmoins toute la Nouvelle-France et toute la Louisiane furent soumises au même monopole jusqu’après la construction du fort anglais Oswégo. Alors la Nouvelle-York faisant une rude concurrence aux comptoirs de Frontenac, Toronto et Niagara, l’on craignit les suites des liaisons que la traite établirait entre les Sauvages et les Anglais. Le roi, pour y parer, prit ces postes entre ses mains, et réussit à retenir la plus grande partie du commerce du lac Ontario en payant les pelleteries plus cher ; mais ce système avait tous les vices d’un trafic conduit par un gouvernement. Privé de l’œil immédiat du maître et abandonné à des militaires, il entraîna des dépenses immenses et ne rendit aucun profit. Les avances furent faites presqu’en pure perte[3].

Il est difficile d’établir avec précision la valeur annuelle des exportations des pelleteries. Elles étaient en 1667, suivant l’auteur du Mémoire sur l’état du Canada, de 550,000 francs. Elles ont ensuite graduellement augmenté jusqu’au chiffre de 2 millions. D’après un calcul basé sur les droits payés par cette marchandise en 1754 et 1755, fait par ordre du général Murray[4], elles seraient tombées dans la première de ces deux années au chiffre de 1,547,885 livres, et dans la seconde à celui de 1,265,650 livres. Mais on ajoute que les régistres de douane d’où l’on avait tiré ces renseignemens, étaient très confus et irréguliers, et que les traitans les plus intelligens étaient d’opinion, qu’année commune le montant des fourrures exportées atteignait près de 3 millions et demi.

D’abord la traite se fit aux entrepôts de la compagnie où les Sauvages eux-mêmes, qui arrivaient à certaines époques de l’année, portaient leurs pelleteries. Après Tadoussac, après Québec, après les Trois-Rivières, Montréal attira seul toutes les fourrures. « On les voyait arriver au mois de juin sur des canots d’écorce d’arbres. Le nombre des Sauvages qui les apportaient n’y manqua pas de grossir à mesure que le nom français s’étendit au loin. Le récit de l’accueil qu’on leur avait fait, la vue de ce qu’ils avaient reçu en échange de leurs marchandises, tout augmentait le concours. Jamais ils ne revenaient vendre leurs pelleteries sans conduire avec eux une nouvelle nation. C’est ainsi que l’on vit se former une espèce de foire où se rendaient tous les peuples de ce vaste continent ».

Les Sauvages en arrivant se campaient près de la ville, s’élevaient des tentes, rangeaient leurs canots et débarquaient leurs fourrures. Après avoir eu audience publique du gouverneur, ils les portaient au comptoir de la compagnie ou chez les marchands de la ville qui avaient le privilége de les acheter pour les revendre ensuite à cette société. Les Sauvages étaient payés en écarlatine, vermillon, couteaux, poudre, fusils, etc. Les autres en marchandises, ou en récépissés ou reçus qui avaient cours de monnaie dans la colonie, et qui étaient rachetés par des lettres de change à termes que les agens de la compagnie tiraient sur son caissier à Paris. Cela dura tant que les Français n’eurent point de concurrens ; mais bientôt des antagonistes dangereux et pleins d’activité s’élevèrent à côté d’eux et leur enlevèrent une partie de la traite. Les Anglais se bornèrent d’abord au pays des Iroquois, mais les cinq cantons furent bientôt épuisés de pelleteries, et il fallut en trouver ailleurs. Ces Sauvages furent dans les commencemens leurs coureurs de bois, puis ils marchèrent eux-mêmes à leur suite et se répandirent de tous côtés, et de tous côtés on accourut à eux. Il se trouvèrent en communication avec toutes les nations établies sur les rives du St.-Laurent depuis sa source, et sur celles de ses nombreux tributaires. « Ce peuple avait des avantages infinis pour obtenir des préférences sur le Français son rival. Sa navigation était plus facile, et dès-lors ses marchandises s’offraient à meilleur marché. Il fabriquait seul les grosses étoffes qui convenaient le mieux au goût des Sauvages. Le commerce du castor était libre chez lui, tandis que chez les Français il était, et fut toujours asservi à la tyrannie du monopole. C’est avec cette liberté, cette facilité qu’il intercepta la plus grande partie des marchandises qui faisaient la célébrité de Montréal.

« Alors s’étendit sur les Français du Canada un usage qu’ils avaient d’abord resserré dans des bornes assez étroites. La passion de courir les bois, qui fut celle des premiers colons, avait été sagement restreinte aux limites du territoire de la colonie. Seulement on accordait chaque année à vingt-cinq personnes la permission de franchir ces bornes pour aller faire le commerce chez les Sauvages. L’ascendant que prenait la Nouvelle-York rendit ces congés beaucoup plus fréquens. C’étaient des espèces de priviléges exclusifs qu’on exerçait par soi-même ou par d’autres. Ils duraient un an ou même au-delà. On les vendait et le produit en était distribué, par le gouverneur de la colonie, aux officiers ou à leurs veuves et à leurs enfans, aux hôpitaux ou aux missionnaires, à ceux qui s’étaient signalés par une belle action ou par une entreprise utile, quelquefois enfin aux créatures du commandant lui-même, qui vendait les permissions. L’argent qu’il ne donnait pas ou qu’il voulait bien ne pas garder, était versé dans les caisses publiques ; mais il ne devait compte à personne de cette administration.

« Elle eut des suites funestes. Plusieurs de ceux qui faisaient la traite se fixaient parmi les Sauvages pour se soustraire aux associés dont ils avaient négocié les marchandises. Un plus grand nombre encore allaient s’établir chez les Anglais, où les profits étaient plus considérables. Sur des lacs immenses, souvent agités de violentes tempêtes ; parmi des cascades qui rendent si dangereuse la navigation des fleuves les plus larges du monde entier ; sous le poids des canots, des vivres, des marchandises qu’il fallait voiturer sur les épaules dans les portages, où la rapidité, le peu de profondeur des eaux obligent de quitter les rivières pour aller par terre ; à travers tant de dangers et de fatigues on perdait beaucoup de monde. Il en périssait dans les neiges ou dans les glaces ; par la faim ou par le fer de l’ennemi. Ceux qui rentraient dans la colonie avec un bénéfice de six ou sept pour cent, ne lui devenaient pas toujours plus utiles, soit parcequ’ils s’y livraient aux plus grands excès, soit parceque leur exemple inspirait le dégoût des travaux assidus. Leurs fortunes subitement amassées, disparaissaient aussi vite : semblables à ces montagnes mouvantes qu’un tourbillon de vent élève et détruit tout-à-coup dans les plaines sablonneuses de l’Afrique. La plupart de ces coureurs, épuisés par les fatigues excessives de leur avarice, par les débauches d’une vie errante et libertine, traînaient dans l’indigence et dans l’opprobre une vieillesse prématurée » (Raynal).

Ces congés qui étaient transportables tombèrent aussitôt dans le commerce. Donnant permission d’importer jusqu’à la charge de plusieurs canots de pelleteries, ils se revendaient ordinairement six cents écus. Six hommes partaient avec mille écus de marchandises qu’on leur avait fait payer quinze pour cent de plus que le cours du marché, et revenaient avec 4 canots chargés de castors valant 8 mille écus. Après avoir déduit 600 écus pour le congé, 1000 pour les marchandises, 2500 pour le prêt à la grosse aventure ou 40 pour cent sur les 6400 restant que le marchand chargeait pour ses avances, le résidu appartenait aux coureurs de bois. Le marchand revendait ensuite le castor au bureau de la compagnie à 25 pour cent de profit. Il est inutile de dire qu’avec un pareil système et de pareils bénéfices, l’on devait finir par rebuter les Sauvages qui en étaient les victimes, et perdre entièrement un commerce où le vendeur primitif voyait sa marchandise rapporter après qu’elle était sortie de ses mains, 700 pour cent de profit sans qu’elle eût changé d’état.

Le monopole de la traite se bornait au castor en s’étendant quelquefois à l’orignal depuis 1666. À partir de cette année, toutes les autres pelleteries dont le commerce était considérable, restèrent libres ou soumises momentanément, comme les produits agricoles et les marchandises, à des lois et des règlemens coloniaux si vagues et si éphémères qu’il règne dans leur histoire beaucoup d’obscurité. Les actes publics et les jugemens des tribunaux renferment nombre de décrets sur cette matière, desquels l’on peut conclure que le marchand canadien refusa toujours de se soumettre au joug que voulait lui imposer l’autorité locale. Il n’a supporté patiemment dans tous les temps que son exclusion du commerce étranger et le monopole de l’exportation du castor en France. Sur tout le reste, il est resté dans la jouissance d’une grande liberté.

À venir jusqu’au traité de 1713, la plus grande partie de la traite de l’Amérique septentrionale était entre les mains des Français. Par ce traité ils perdirent entièrement celle de la baie d’Hudson ; et la Nouvelle-York qui, depuis le chevalier Andros, cherchait à leur enlever aussi celle de l’Ouest sans beaucoup de succès, vit tout-à-coup ses efforts couronnés des plus heureux résultats.

Nous avons déjà rapporté ailleurs comment M. Burnet, qui connaissait de quel immense avantage serait pour la Grande-Bretagne la possession de ce commerce, travailla à fermer aux Canadiens les contrées de l’Ouest, et comment M. de Beauharnais l’avait prévenu. Voyons maintenant quel fut l’effet des moyens qu’il employa pour parvenir à ce grand but, qui fut constamment l’objet de sa sollicitude. Tout semblait favoriser la Nouvelle-York, situation géographique plus rapprochée, population plus nombreuse et plus commerçante, marchandises plus modiques. Ces trois avantages étaient de la dernière importance, et le Canada ne se voyait aucun moyen de les contrebalancer. Le prix des marchandises était beaucoup plus élevé en France qu’en Angleterre de même que le fret et l’assurance maritime. La différence était encore plus grande dans les colonies. Aussi se faisait-il un commerce très étendu de contrebande entre Montréal et Albany. Non seulement on tirait de cette dernière ville les tissus de laine que l’on ne manufacturait pas en France, mais on importait ouvertement de là tous les ans une quantité considérable d’autres marchandises qui ne servaient point au négoce avec les Sauvages. Dans une seule année le Canada reçut 900 pièces d’écarlatine pour la traite, outre des mousselines, des indiennes, des tavelles, du vermillon, etc. Que faisait alors l’industrie française ? Que faisait la compagnie des Indes ? Elle en introduisait annuellement une douzaine de cents pièces qu’elle tirait elle même de l’Angleterre ; et elle défendait à tout autre négociant d’en importer en Canada[5]. De sorte que le manufacturier français était pour cet article comme exclus de nos marchés. Le traitant anglais pouvait, dans cet état de choses, vendre aux Indiens, comme il le faisait aussi, moitié moins cher que le traitant français, faire le double de profit, et cependant payer encore le castor trois chelings sterling la livre tandis que ce dernier n’en pouvait donner que deux francs.

Quand M. Burnet prit les rênes de la Nouvelle-York, il vit du premier coup d’œil qu’en en fermant l’entrée aux Canadiens il rendrait leur situation encore plus mauvaise, en les privant des objets qui leur étaient absolument nécessaires pour leur négoce, et en leur enlevant un marché pour leurs pelleteries, Albany où ils vendaient le castor le double de ce que le payait la compagnie des Indes. En 1720, un acte fut passé par la législature, par forme d’essai, prohibant pour trois ans tout commerce avec le Canada ; et en 1727, on s’empressa de le rendre permanent. L’effet en fut aussi prompt que fatal pour ce pays. Les tissus de laine qui s’étaient vendus jusque là £13 2 6 la pièce, à Montréal, montèrent aussitôt à £25.

Burnet, marchant toujours vers son but, fit ouvrir à Oswégo, sur la rive méridionale du lac Ontario, un comptoir pour attirer les Indiens ; c’était le complément nécessaire de l’acte législatif de 1720. Les traitans français ne purent plus dès lors continuer la concurrence, et le roi, quelques années après, fut obligé de prendre entre ses mains les postes de Frontenac, Toronto et Niagara, et de donner les marchandises à perte pour conserver avec la traite des pelleteries l’alliance des Indigènes ; car la traite était encore plus essentielle pour la sûreté des possessions françaises et le succès de leur politique que pour leur prospérité commerciale.

C’est en 1727, pendant que la Nouvelle-York excluait le Canada de ses marchés, que le roi de France donnait un édit semblable pour ses colonies. Depuis bien des années, il recommandait de défendre sévèrement toute relation entre elles et l’étranger, et depuis la dernière guerre surtout ses ordres étaient devenus plus fréquens et plus impératifs[6] Rien ne prouve mieux combien les intérêts les plus chers des colonies sont quelquefois sacrifiés à cette législation qui courbe sous le même niveau et le Canada et l’Archipel du Mexique, et l’Amérique et l’Asie, sans tenir compte de la différence des circonstances et du mal fait aux uns ou aux autres, pourvu que le résultat général réponde au calcul de la métropole.

Presque tous les autres postes de traite devinrent dès lors privilégiés ; c’est-à-dire que ceux qui les obtenaient y faisaient la traite exclusivement. Ces postes se donnaient, se vendaient ou s’affermaient, et dans ces trois cas le commerce soutirait également de leur régie ; ils étaient loués communément pour trois ans, et le fermier ou possesseur voulait dans ce court espace de temps faire une fortune rapide et considérable ; le moyen qu’il employait pour y réussir était de vendre le plus cher possible les marchandises qu’il y portait, et d’acheter de même les pelleteries au plus bas prix, dut-il tromper les Sauvages après les avoir énivrés. En 1754, on avait dans le poste de la mer d’Ouest une peau de castor pour quatre grains de poivre, et on a retiré jusqu’à huit cents francs d’une livre de vermillon ! Voilà comment se conduisait la traite dans les dernières années du régime français. Il paraissait évident à tout le monde que ce commerce allait être complètement et rapidement frappé de mort, si on ne réussissait à rejeter les colons anglais en dehors des vallées du St.-Laurent et du Mississipi ; et déjà même il était trop tard, dans l’opinion de bien des gens, pour entreprendre cette tâche ; ils disaient que l’on aurait dû avoir élevé des digues avant le débordement. Personne néanmoins ne soupçonnait alors que la partie que la France et la Grande-Bretagne jouaient ensemble sur ce continent fût si près de sa fin qu’elle l’était déjà.

Nous nous sommes étendu sur la traite des pelleteries, parce que des motifs de politique et de sécurité nationale s’y trouvaient étroitement liés ; c’était l’objet, l’agent actif qui perpétuait l’alliance avec les Indigènes, dont nous avons plus d’une fois signalé les avantages et même la nécessité. Elle méritait donc une grande place. Quant aux autres branches du négoce qui ont été cultivées dans ce pays, il ne sera pas nécessaire de nous y arrêter si longtemps, mais nous n’en oublierons aucune un peu importante, car le commerce ne peut nous être indifférent ; il forme avec l’agriculture la grande occupation de toutes les classes des populations américaines, depuis le citoyen le plus opulent jusqu’au citoyen le plus humble.

Après la traite des fourrures venait la pêche. Celle de la morue et de la baleine resta presque toute entière entre les mains des Européens ; de tout temps peu de Canadiens s’y livrèrent. Ceux-ci s’adonnèrent plus spécialement à celle du loup-marin et du marsouin qui fournissaient d’excellentes huiles pour les manufactures et l’éclairage ; sept ou huit loup-marins donnaient une barrique d’huile ; les peaux servaient à différens usages. Cette pêche se faisait dans le fleuve et le golfe St.-Laurent et sur la côte du Labrador, où le gouvernement affermait à des particuliers pour un certain nombre d’années des portions de grève, des îles ou des côtes[7]. Il fut établi jusqu’à 14 pêches au marsouin en bas de Québec en 1722 (Documens de Paris). L’on exportait dans les dernières années une grande quantité d’huile en France, ainsi que des salaisons de harengs et d’autres poissons. Les bois auraient dû former aussi un objet fort considérable, mais ce commerce ne prit jamais un grand développement, et quoique la construction des navires fût encouragée par le roi, on n’en faisait qu’un petit nombre. Louis XV offrit une gratification de 500 francs par vaisseau de 200 tonneaux ; 150 francs par bateau de 30 à 60 tonneaux, vendus en France ou dans les Îles (Documens de Paris), et il fit établir des ateliers de construction à Québec, garnis des ouvriers nécessaires pour bâtir des bâtimens pour sa marine.

L’on reprochait aux navires canadiens de coûter beaucoup plus que ceux qui étaient faits en France, et de durer moins longtemps, attendu que le chêne dont on se servait était tiré des lieux bas et humides, et qu’après avoir été coupé l’hiver, on le mettait l’été suivant à l’eau pour le descendre à Québec, pratique qui en altérait la bonté. Quoiqu’il en soit, la construction était tellement négligée, que, suivant un rapport fait au ministre, les Anglais fournissaient une partie des bâtimens employés même à la navigation intérieure du pays, non pas parce que leur bois était meilleur, ou leurs bâtimens mieux construits, mais parce qu’ils les donnaient à meilleur marché. Talon avait vainement introduit la culture des chanvres et ouvert des chantiers pour la préparation des bois de construction. On ne sait, dit Raynal, par quelle fatalité tant de richesses furent longtemps négligées ou méprisées.

La cupidité chez les uns et une fatale insouciance chez les autres font tomber aujourd’hui encore dans les mêmes fautes. On ne fabrique ni toiles, ni goudron, et nos bois, par un mauvais choix et une mauvaise préparation surtout le chêne, ont de la peine à supporter la concurrence avec ceux de la Baltique sur les marchés de notre métropole, même avec les droits qui les protègent.

L’exploitation des mines de fer ne fut commencée aux Trois-Rivières que vers 1737. Elle fut d’abord dirigée d’une manière peu judicieuse. En 1739 les nouveaux fermiers étendirent et perfectionnèrent les travaux, et produisirent assez de ce métal, plus précieux que l’or, pour la consommation intérieure. Il en fut même exporté quelques échantillons qui furent trouvés d’une qualité supérieure. Cette forge est encore en opération.

Dès le temps de Cartier les rives du lac Supérieur étaient célèbres parmi les nations indigènes pour leurs mines de cuivre. Les Sauvages en montrèrent des morceaux à ce voyageur. Les rapports des Français qui découvrirent ce lac confirmèrent ensuite ceux des Sauvages. En 1738, le roi envoya deux mineurs allemands nommés Forster pour ouvrir celle de Chagouïa-mi-gong[8]. Cette entreprise fut ensuite abandonnée. Les lettres du roi qui adressent ces deux étrangers à l’intendant du Canada, contiennent des recommandations singulières sur la manière dont ils doivent être traités. Après les pelleteries, après le poisson et les huiles, les céréales formaient l’article d’exportation le plus important ; il l’était plus que le bois. Une partie était consommée dans le pays même par les troupes et l’autre exportée. Il en sortait dans les bonnes années environ 80,000 minots en farines et en biscuits[9]. Le Canada en produisit en 1734 738,000 minots, outre 5,000 de maïs, 63,000 de pois, et 3,400 d’orge. La population était alors de 37,000 habitans[10].

Une plante célèbre découverte par le Jésuite Lafitau dans nos forêts en 1718, vint enrichir un instant le pays d’un nouvel objet d’exportation. Le jin-seng que les Chinois tiraient à grands frais du nord de l’Asie, fut porté des bords du St.-Laurent à Canton. Il fut trouvé excellent et vendu très cher ; de sorte que bientôt une livre qui ne valait à Québec que 2 francs y monta jusqu’à vingt-cinq. Il en fut exporté en 1752 pour 500 mille francs. Le haut prix que cette racine avait atteint excita une aveugle cupidité. On la cueillit au mois de mai au lieu du mois de septembre, et on la fit sécher au four au lieu de la faire sécher lentement et à l’ombre ; elle ne valut plus rien aux yeux des Chinois, qui cessèrent d’en acheter. Ainsi un commerce qui promettait de devenir une source de richesse, tomba et s’éteignit complètement en peu d’années.

Québec était le grand entrepôt du Canada. Il envoyait annuellement 5 ou 6 bâtimens à la pêche du loup-marin, et à peu près un pareil nombre dans les Îles et à Louisbourg chargés de farine, lesquels revenaient avec des cargaisons de charbon, de rum, de melasse, de café et de sucre. Il recevait de France une trentaine de navires formant environ 9,000 tonneaux.

Dans les temps les plus florissans, les exportations du Canada ne dépassèrent pas 2,000,000 livres en pelleteries, dont 800,000 en castor, 250,000 livres en huile de loup-marin et de marsouin ; une pareille somme en farine ou pois, et 150,000 livres en bois de toutes les espèces. Ces objets pouvaient former chaque année 2,650,000 livres. Si l’on ajoute à cela une somme de 600,000 livres pour les divers autres produits et le jin-seng au moment de sa plus grande vogue, on aura un total de 3 millions 250 mille livres.

L’auteur des « Considérations sur l’état du Canada pendant la guerre de 1755 »[11], évaluait alors le montant des exportations à environ 2 millions et demi, et celui des importations à huit millions de vente[12]. Comment cet immense déficit entre l’importation et l’exportation était-il comblé ? Par les dépenses que le roi faisait dans la colonie, et qui ont été de tout temps nécessaires pour rétablir la balance du commerce. Elles augmentaient prodigieusement dans les temps de guerre, d’où il s’ensuit qu’avant celle des Sept ans, les importations avaient dû rester bien au-dessous de la somme de huit-millions. Ainsi on peut les fixer en trouvant le chiffre des dépenses annuelles du gouvernement, et comme l’on sait qu’en 1749, ces dépenses n’excédèrent pas 1 million 700 mille livres, l’importation de cette année dut être d’environ 4 millions 200 mille livres.

L’importation se composait de vins, d’eaux-de-vie, d’épiceries, de marchandises sèches de toute espèce dont une bonne partie de luxe, car le luxe était grand en Canada comparativement à sa richesse, de quincailleries, de potteries, de verreries, etc., etc.

Il ne faut pas croire néanmoins que cette augmentation rapide de l’importation fût profitable aux négocians. Le temps qu’elle a signalé fut celui d’une dépression générale et de la ruine d’un grand nombre parmi eux. Le roi faisait venir une partie des marchandises nécessaires pour le service militaire, et le reste était acheté à Québec et à Montréal. Mais ces achats ne se faisaient pas en droiture chez le négociant ou par soumission au rabais. Les fonctionnaires qui avaient l’administration des fournitures et la comptabilité, s’étaient secrètement associés ensemble, comme nous le dirons ailleurs, et spéculaient sur le roi et sur le commerce. Sachant d’avance ce que le service demandait, « la grande compagnie », c’est ainsi que l’on nommait cette société occulte, faisait ses achats avant que le public eût connaissance des besoins de ce service ; et comme ces achats étaient considérables, elle payait souvent 15 à 20 au-dessous du cours, et ensuite après avoir accaparé les marchandises, elle les revendait au roi à 25, 80, et jusqu’à 150 pour cent de profit.

Il est facile de concevoir par ce qui précède que le commerce Canadien étant peu étendu, ses ressources à peine utilisées, le manque de récoltes, les irruptions des Sauvages, les guerres devaient le jeter continuellement dam des perturbations profondes et rendre le prix des marchandises excessif. C’est ce qui engagea la France, malgré la répugnance naturelle des métropoles à permettre l’établissement des manufactures dans leurs colonies, à autoriser en Canada la fabrique des toiles et dés étoffes grossières, par une lettre ( 1710) dont on ne doit pas omettre de donner ici la substance d’après Charlevoix, lettre qui tout en déclarant avec franchise qu’il ne doit pas y avoir de manufactures en Amérique, parce qu’elles nuiraient à celles de France, permettait d’en établir quelques unes pour le soulagement des pauvres.

Le ministre écrivit donc que le roi était charmé d’apprendre que ses sujets du Canada reconnussent enfin la faute qu’ils avaient faite, en s’attachant au seul commerce des pelleteries, et qu’ils s’adonnassent sérieusement à la culture de leurs terres, particulièrement à y semer du chanvre et du lin : que Sa Majesté espérait qu’ils parviendraient bientôt à construire des vaisseaux à meilleur marché qu’en France, et à faire de bons établissemens pour la pêche : qu’on ne pouvait trop les y exciter, ni leur en faciliter les moyens ; mais qu’il ne convenait pas au royaume que les manufactures fussent en Amérique, parceque cela ne se pouvait pas permettre, sans causer quelque préjudice à celles de France, que néanmoins elle ne défendait pas absolument qu’il ne s’y en établit quelques unes pour le soulagement des pauvres.

En peu de temps il se monta des métiers pour les étoffes de fil et de laine dans toutes les chaumières et jusque dans le manoir du seigneur ; et depuis cette époque la population des campagnes a eu en abondance des vêtemens propres à ses travaux et à toutes les saisons. L’usage s’en est conservé et s’en répand aujourd’hui jusque dans les établissemens anglais.

C’est vers 1746, pendant les hostilités avec la Grande-Bretagne, que la rareté de cet article fît songer à fabriquer du sel en Canada. La guerre y avait déjà fait naître plusieurs industries utiles. Le gouvernement chargea M. Perthuis d’établir des salines à Kamouraska ; mais cette entreprise, qui aurait pu être si avantageuse pour les pêcheries de Terreneuve et du golfe St.-Laurent, ne fut point continuée ; on ne sait au juste à quelle époque elle tomba. Il paraît qu’on avait déjà fait du sel autrefois dans le pays et que l’on avait très bien réussi[13].

L’année précédente (janvier 1745) avait été témoin d’une grande et utile amélioration, l’introduction des postes et des messageries pour le transport des lettres et des voyageurs. M. Begon, intendant, accorda à M. Lanoullier le privilège de les tenir pendant 20 années entre Québec et Montréal, lui imposant en même temps un tarif de charges gradué sur les distances. Le pays n’avait pas encore eu d’institutions postales, il n’a pas cessé d’en jouir depuis.

Nous avons dit que Québec était l’entrepôt général du commerce. Les Normands étant les premiers qui aient établi ce commerce en fondant la colonie, les embarquemens s’étaient faits d’abord au Havre-de-Grace ou à Dieppe. Dans la suite la Rochelle se substitua graduellement à ces ports, et avant la fin du siécle, elle fournissait déjà toutes les marchandises nécessaires à la consommation du pays et à la traite avec les Indiens. Il venait aussi des vaisseaux de Bordeaux et de Bayonne avec des vins, des eaux-de-vie et du tabac.

Une partie de ces vaisseaux prenaient en retour des chargemens de pelleteries, de grains et de bois. Quelques uns allaient au Cap-Breton prendre du charbon de terre pour la Martinique et la Guadeloupe, où il s’en consommait beaucoup dans les raffineries de sucre. Les autres s’en retournaient sur lest en France ou seulement aux Îles du golfe St.-Laurent, où ils se chargeaient de morue à Plaisance ou dans les autres pêcheries de ces parages. Plusieurs marchands de Québec étaient déjà assez riches du temps de la Hontan pour avoir plusieurs vaisseaux sur la mer.

Il était d’usage alors de ne partir de l’Europe pour l’Amérique qu’à la fin d’avril ou au commencement de mai. Dès que les marchandises étaient débarquées à Québec, les marchands des autres villes arrivaient en foule pour faire leurs achats, qui étaient embarqués sur des barges et dirigés vers les Trois-Rivières et Montréal. S’ils payaient en pelleteries, on leur vendait à meilleur marché que s’ils soldaient en argent ou en lettres de changes, parce qu’il y avait un profit considérable à faire sur cet article en France. Une partie des achats se payait ordinairement en cette marchandise, que le détailleur recevait des habitans ou des Sauvages. Montréal et les Trois-Rivières dépendaient de Québec, dont les marchands avaient sur ces places un grand nombre de magasins conduits par des associés ou des commis. Les habitans venaient faire leurs emplettes dans les villes deux fois par année ; et telles étaient alors la lenteur et la difficulté des communications, que les marchandises se sont vendues longtemps jusqu’à 50 pour cent de plus à Montréal qu’à Québec.

À l’exception des vins et des eaux-de-vie qui payaient déjà un droit de 10 pour cent, et du tabac du Brésil grevé de 5 sous par livre ; aucun autre article ne fut imposé par la France en Canada avant la quatrième guerre avec les Anglais, c’est-à-dire en 1748. Alors Louis XV établit par un édit un tarif général qui frappa d’un droit de 3 pour cent toutes les marchandises entrantes ou sortantes. Il y fut fait cependant des exceptions importantes en faveur de l’agriculture, de la pêche et du commerce des bois. Ainsi le blé, la farine, le biscuit, les pois, les fêves, le maïs, l’avoine, les légumes, le bœuf et le lard salés, les graisses, le beurre, etc., furent laissés libres à la sortie ; les denrées et marchandises nécessaires à la traite et à la pêche dans le fleuve St.-Laurent, à l’entrée et à la sortie ; les cordages et le sel à l’entrée ; les chevaux, les vaisseaux construits en Canada, le bardeau, le bois de chêne pour la construction des navires, les mâtures, le merrain, les planches et les madriers de toute espèce, le chanvre et le hareng salé, à la sortie. Ces exceptions étaient comme l’on voit très étendues et toutes dans l’intérêt de l’agriculture et des industries mentionnées plus haut. Sur les représentations des habitans, le roi décida encore que ce tarif n’aurait d’effet qu’après la guerre.

Ainsi de 1666 aux dernières années de la domination française en Amérique, les marchandises et les produits agricoles ne payèrent aucun droit d’entrée et de sortie ni en Canada, ni en France, excepté les vins, eaux-de-vie, guildives et le tabac du Brésil. Les restrictions du commerce canadien étaient seulement relatives aux rapports avec l’étranger toujours sévèrement défendus, et à la traite du castor ; encore l’exclusion touchant celle-ci n’était-elle que pour l’exportation en France, car dans la colonie le marchand pouvait acheter cette pelleterie du Sauvage pour la revendre ensuite, au taux fixé par le gouvernement, au comptoir de la compagnie.

Après 1753, époque de la mise en force de la loi d’impôt dont l’on vient de parler, la guildive paya 24 livres la barrique, le vin 12, les eaux-de-vie 24 la velte. Il paraît que le tarif pour les marchandises sèches n’était pas exact, et que certains articles payaient plus et d’autres moins, proportion gardée avec les 3 pour cent qu’on avait voulu imposer.

Les droits d’entrée et de sortie produisaient dans les temps ordinaires environ 300 mille livres[14]. La disposition de la loi de l’impôt relative à l’obligation de payer les droits au comptant, gêna le marchand sans avantage pour la chose publique ; elle porta un grave préjudice au commerce. Dans ce pays où l’on est obligé à cause de l’hiver de faire de grands amas de marchandises qui restent invendues sur les tablettes une partie de l’année, cette loi était plus qu’injudicieuse ; elle le greva d’une nouvelle charge que le consommateur dût payer, car l’on sait que la marchandise supporte non seulement les frais qu’elle occasionne, mais encore la demeure ou l’intérêt de l’argent qu’elle coûte.

Le numéraire, ce nerf du trafic, manquait presque totalement dans les commencemens de la colonie. Le peu qui y était apporté par les émigrans ou autres, en ressortait presqu’aussitôt, parce que le pays produisait peu et n’exportait encore rien. Les changemens fréquent que l’on fit plus tard dans le cours de l’argent, n’eurent d’autre effet que de faire languir le commerce qui naissait à peine. L’on sait qu’il n’y a aucune question sur laquelle il soit plus facile de se tromper, que sur la question des monnaies. Le besoin s’en faisait vivement sentir dans les îles françaises du golfe du Mexique. La compagnie des Indes occidentales obtint la permission du roi d’y faire passer en 1670 pour 100 mille francs de petites espèces marquées à un coin particulier ; et deux ans après il fut ordonné que cette monnaie ainsi que celle de France, aurait cours dans toutes les possessions françaises du Nouveau-Monde en y ajoutant un quart en sus. Malgré cette addition de 25 pourcent qui était, il est vrai, loin d’être exorbitante pour couvrir la différence du change entre Paris et Québec, à cette époque où le Canada exportait encore si peu, les espèces ne cherchèrent qu’à sortir du pays. C’est le commerce et non le souverain qui règle la valeur de l’argent ; le prix des marchandises monte ou baisse avec elle. L’expédient ne répondit point aux avantages qu’on s’en était promis. Le gouvernement eut alors recours à un papier qu’il substitua aux espèces, pour payer les troupes et les dépenses publiques. Ce fut là une décision des plus funestes pour notre commerce en ce qu’elle le priva d’un numéraire dont il avait besoin. Les premières émissions se firent après 1689. Le papier conserva son crédit quelques années, et les marchands le préféraient aux espèces sonnantes ; mais le trésor, dans les embarras de la guerre de la succession d’Espagne, n’ayant pu payer les lettres de change tirées sur lui par la colonie, ce papier tomba dans le discrédit et troubla profondément toutes les affaires. Les habitans, réduits au désespoir, firent dire au roi qu’ils consentiraient volontiers à en perdre une moitié si Sa Majesté voulait bien leur faire payer l’autre. Ce papier ne fut liquidé qu’en 1720 et avec perte de cinq huitièmes. Louis XV, se vit condamné à traiter avec ses pauvres sujets canadiens comme un spéculateur malheureux ; car c’était une véritable banqueroute, pronostic obscur de celle de 1758, qui devait peser si lourdement sur ce pays, et de cette autre si fameuse, celle qui compléta le grand naufrage de la monarchie en 1793.

La monnaie de carte fut abolie en 1717, et le numéraire circula seul avec sa valeur intrinsèque et sans augmentation de quart. L’on tombait d’un extrême dans l’autre ; car le numéraire étant frappé en France, le coût et les risques du transport de cette monnaie, etc., devaient nécessairement en augmenter la valeur ; cependant le mal était moins grand qu’en le fixant trop haut ; il dut prendre sa place dans l’échelle comme une marchandise, et tel qu’il doit être considéré dans un bon système monétaire.

L’usage exclusif de l’argent ne dura pas longtemps. Le commerce demanda le premier le rétablissement du papier-monnaie plus facile de transport que les espèces. L’on revint aux cartes avec les mêmes multiples et les mêmes divisions. Ces cartes portaient l’empreinte des armes de France et de Navarre, et étaient signées par le gouverneur, l’intendant et le contrôleur ; il y en avait de 1, 3, 6, 12 et 24 livres ; de 7, 10 et 15 sous, et même de 6 deniers ; leurs valeurs réunies n’excédaient pas un million. « Lorsque cette somme ne suffisait pas, dit Raynal, pour les besoins publics, on y suppléait par des ordonnances signées du seul intendant, première faute ; et non limitées pour le nombre, abus encore plus criant. Les moindres étaient de 20 sous, et les plus considérables de cent livres. Ces différens papiers circulaient dans la colonie ; ils y remplissaient les fonctions d’argent jusqu’au mois d’octobre. C’était la saison la plus reculée où les vaisseaux dussent partir du Canada. Alors on convertissait tous ces papiers en lettres de change qui devaient être acquittées en France par le gouvernement. Mais la quantité s’en était tellement accrue, qu’en 1743 le trésor du prince n’y pouvait plus suffire, et qu’il fallut en éloigner le paiement. Une guerre malheureuse qui survint deux ans après en grossit le nombre, au point qu’elles furent décriées. Bientôt les marchandises montèrent hors de prix, et comme à raison des dépenses énormes de la guerre, le grand consommateur était le roi, ce fut lui seul qui supporta le discrédit du papier et le préjudice de la cherté. Le ministère, en 1659, fut forcé de suspendre le paiement des lettres de change jusqu’à ce qu’on en eût démêlé la source et la valeur réelle. La masse en était effrayante.

« Les dépenses annuelles du gouvernement pour le Canada, qui ne passaient pas 400 mille francs en 1729, et qui, avant 1749, ne s’étaient jamais élevées au-dessus de dix-sept cents mille livres, n’eurent plus de bornes après cette époque. » Mais n’anticipons pas sur l’ordre du temps.

Dans ce système monétaire, le Canada n’était détenteur d’aucune sécurité réelle. La monnaie est ordinairement un signe qui représente une valeur réelle et qui a lui-même une valeur intrinsèque. En Canada elle était le signe du signe. On n’y voyait d’espèces que celles qu’apportaient les troupes et les officiers des vaisseaux, ou la contrebande avec les colonies anglaises ; et elles étaient aussitôt enlevées pour faire de la vaisselle, être renfermées dans les coffres ou envoyées dans les Îles. La monnaie de cartes était préférée aux ordonnances parce que la valeur des premières était toujours payée toute entière en lettres de change avant les secondes, de sorte que si les dépenses du gouvernement excédaient le montant de l’exercice de la colonie, l’excédant était soldé en ordonnances retirées ensuite par ces cartes pour lesquelles il ne pouvait sortir néanmoins de lettres de change que l’année suivante ; on appelait cela faire la réduction. « Dans le courant de 1754, au lieu de faire une réduction qui eut été trop forte, on délivra des lettres de change pour la valeur entière des papiers portés au trésor, mais payables seulement, partie en 1754, partie en 1755 et partie en 1756. Alors les cartes furent confondues avec les ordonnances ; on ne donna pas pour leur valeur des lettres de change à plus court terme. Il est même à présumer qu’on a cherché à anéantir cette monnaie, le trésorier ne s’en servant plus dans les paiemens. Cette opération qui n’occasionnait qu’environ 6 pour cent de différence sur les paiemens ordinaires, fit augmenter les marchandises de 15 à 20 pour cent et la main d’œuvre à proportion.

« Les espèces, poursuit l’auteur que nous citons ici, qui sont venues avec les troupes de France, ont produit un mauvais effet. Le roi en a perdu une partie dans les vaisseaux le Lys et l’Alcide ; elles ont décrédité le papier ; la guerre n’était pas encore déclarée lorsqu’elles parurent en Canada, et on croyait avec raison que les lettres de change continueraient à être tirées pour le terme de trois ans ; les négocians donnèrent donc leurs marchandises à 16 et 20 pour cent meilleur marché en espèces ; on trouvait sept francs de papier pour un écu de six francs. Dès que la déclaration de la guerre a été publiée, cet avantage a diminué ; les négocians n’ont pas osé faire des retours en espèces ; il en a passé quelques parties à Gaspé ; le reste est entre les mains de gens qui ne font point de remises en France ; ils aiment mieux perdre quelque chose, et le garder dans leurs coffres en effets plus réels que des cartes et des ordonnances ; en conséquence ces papiers ont circulé presque seuls dans le commerce ; ils ont été portés au trésor, et ont augmenté les lettres de change qu’on a tirées » sur le gouvernement à Paris.

Tel fut le commerce canadien sous le règne français, assujeti d’un côté aux entraves dérivant de la dépendance coloniale et jouissant de l’autre de la plus grande liberté, exclu des marchés étrangers et affranchi en général de tout droit et de toute taxe avec la mère patrie, enfin déclaré libre et permis à tout le monde, et soumis en plusieurs circonstances à toutes sortes de vexations et de monopoles. Si le commerce et l’industrie eussent fleuri en France, si les vaisseaux de cette nation eussent couvert les mers comme ceux de la Grande-Bretagne, nul doute qu’avec la liberté dont jouissait le marchand canadien, et qui était large pour le temps, il ne fût parvenu à une grande prospérité. Mais que pouvait faire le Canada, exclu du commerce étranger, avec une métropole presque sans marine et sans industrie, et dont le gouvernement était en pleine décadence. Que pouvait faire le Canada, malgré la liberté dont on voulait le faire jouir ? Ne pouvant atteindre à une honnête prospérité, ni trouver dans ses efforts une récompense légitime et honorable, il tourna les yeux vers une carrière où le génie martial des Français s’élance toujours avec joie, vers une carrière où l’honneur est toujours au delà du danger, et non le bonnet vert de la banqueroute mercantile. Le Canadien, inspiré par son gouvernement trop pauvre pour le faire protéger par l’armée régulière, prit le fusil, devint soldat et contracta ce goût pour les armes qui nuisit tant dans la suite au développement et au progrès du pays. On eut beau déclarer que le commerce était libre et permis à tout le monde, que les chefs ne sauraient être trop attentifs à favoriser tous les établissemens qui peuvent concourir à son bien et à son avantage[15], peu de personnes s’y livraient, et il languissait.

Il est une autre pratique tenant à l’organisation du gouvernement de la colonie, qui lui fut aussi très préjudiciable par l’excès qu’on en fit. C’était la permission donnée aux employés publics, quelquefois du plus haut rang, et aux magistrats de faire le commerce même avec le roi dont ils étaient les serviteurs, afin de se refaire de l’insuffisance reconnue de leurs appointemens[16]. La plupart des gouverneurs généraux et particuliers participèrent aux profits de la traite[17]. Tout le monde commerçait, les religieux comme les militaires, comme les laïcs. Le Séminaire trafiquait avec la Nouvelle-York et avait un vaisseau en mer. (Dépêche de M. de Beauharnais 1741. Mémoire du Séminaire). Les Jésuites tenaient comptoir ouvert au Sault-St.-Louis sous le nom de deux demoiselles Desauniers. (Lettre de M. Bigot au ministre 1750). Cet usage avait pris naissance avec la colonie, fondée par une compagnie de marchands, et gouvernée longtemps par des marchands qui conduisaient à la fois les affaires publiques et leur négoce. Il fut malheureusement toléré jusqu’aux derniers jours du régime français, et ouvrit la porte aux plus funestes et aux plus criminels abus, qui atteignirent leur dernier terme dans la guerre de 1755. Ces employés, l’intendant Bigot à leur tête, parvinrent à cette époque de crise, où le temps ne permettait point de porter un remède aux maux de l’intérieur, à accaparer toute la fourniture du roi, qui s’éleva jusqu’à plus de 15 millions à la fin de la guerre[18]. Par un système d’association habilement ménagé, ils achetaient ou vendaient, comme nous l’avons exposé tout à l’heure, tout ce que le gouvernement voulait vendre ou acheter. Agissant eux-mêmes pour le roi, il est facile de concevoir que les articles du marchand qui n’était pas dans leur alliance, n’étaient jamais admis. La liberté et la concurrence si nécessaires à l’activité du commerce furent détruites, ainsi que l’équilibre des prix que l’association dont il s’agit fit monter à un degré exorbitant, malgré l’abondance des denrées et des marchandises, au point que cette cherté factice devint une cause de disette réelle.

Le vice du système ne s’était pas encore manifesté d’une manière si hideuse ; mais il avait dû produire dans tous les temps un grand mal, et causer un découragement fatal au négociant industrieux qui ne pouvait lutter avec des hommes placés dans de meilleures conditions que lui. Cela n’est pas une exagération, « car, selon le Mémoire de Bigot accusé dans l’affaire du Canada, c’est le roi qui faisait les plus grandes consommations dans les colonies ; et par conséquent, c’est vis-à-vis de lui principalement qu’on pouvait faire un commerce d’une certaine importance, et qui pût en le rendant florissant, y attirer des Européens. C’est ce qu’écrivait l’intendant au ministre dans sa lettre du 1 novembre 1752. « Le Canada est de toutes les colonies celle où l’on fait le commerce le plus solide. Il n’est cependant fondé pour la plus grande partie que sur les dépenses immenses que le roi y fait ».

Un pareil système devait, surtout aux époques de guerre, ruiner par les accaparemens tous les marchands qui n’étaient pas dans le monopole ; et si ce résultat n’arriva que dans la guerre de la conquête, c’est que l’honneur et l’intégrité avaient en général régné jusque là parmi les fonctionnaires publics.

Le commerce canadien, excepté la traite des pelleteries et le système monétaire, fut l’objet de peu de lois et de règlemens faits pour en favoriser ou en régler le développement d’une manière particulière et spéciale à venir jusqu’au 18e. siècle. À cette époque on commença à lègislater sur cette matière. Outre les lois qui concernent la liberté du trafic dont nous avons parlé plus haut, et les arrêts du conseil supérieur et de l’intendant qui avaient plus immédiatement rapport à sa police ou à des cas particuliers, d’autres lois ont été promulguées en différens temps dont l’on doit dire quelque chose par l’influence qu’elles ont dû exercer.

La première est le règlement relatif aux siéges d’amirauté qui furent établis dans toutes les colonies françaises en 1717.

Cette institution fut revêtue de deux caractères, l’un judiciaire et l’autre administratif, que se partagent aujourd’hui la cour de l’amirauté et la douane. Comme tribunal, la connaissance de toutes les causes maritimes qui durent être jugées suivant l’ordonnance de 1681 et les autres règlemens en vigueur touchant la marine, lui fut déférée. Comme administration, elle eut la visite des vaisseaux arrivans ou partans, et le pouvoir exclusif de donner des congés à tous ceux qui faisaient voile pour la France, pour les autres colonies ou pour quelque port de l’intérieur. Ces congés étaient des passavans, et chaque vaisseau était tenu d’en prendre un à son départ et de le faire enrégistrer au greffe de l’amirauté. Les bâtimens employés au cabotage de la province, n’étaient obligés que d’en prendre un par an. Il fallait en outre le consentement du gouverneur aux congés pour la pêche ou pour les navires qui menaient des passagers en France.

La seconde fut l’arrêt de la même année qui établit une bourse à Québec et une autre à Montréal, et permit aux négocians de s’y assembler tous les jours afin de traiter de leurs affaires mercantiles. Cela était demandé depuis longtemps par le commerce, auquel l’on accorda aussi la nomination d’un agent ou syndic pour exposer, lorsqu’il le jugerait convenable, ses vœux ou pour défendre ses intérêts auprès du gouvernement.

Cet agent commercial remplaça probablement le syndic des habitations, dont l’on n’entendait plus parler, et dont les fonctions étaient peut-être déjà tombées en désuétude.

Quant aux lois de commerce proprement dites, il y eut cela de singulier qu’il n’en fut promulgué aucune d’une manière formelle. Les tribunaux suivirent l’ordonnance du commerce ou le code Michaud[19], qui était la loi générale du royaume, ainsi que les y autorisaient les décrets qui les constituaient. Le Canada n’a vu jusqu’à ce jour inaugurer dans son sein par l’autorité législative locale, aucun code commercial particulier. À défaut de lois à cet égard, l’ordonnance du commerce fut introduite en vertu d’une disposition générale de l’édit de création du conseil souverain en 1663 ; et cette ordonnance devint par le fait et la coutume loi du pays. Le code anglais a été introduit de la même manière par un décret de la métropole.

Nous ne croyons pas devoir omettre de mentionner ici une décision du gouvernement français qui lui fait le plus grand honneur. C’est celle relative à l’exclusion des esclaves du Canada, cette colonie que Louis XIV aimait par dessus toutes les autres à cause du caractère belliqueux de ses habitans, qu’il voulait former à l’image de la France, couvrir d’une brave noblesse et d’une population vraiment nationale, catholique, française, sans mélange de race. Dès 1688, il fut proposé d’y introduire des nègres. Cette proposition ne rencontra aucun appui dans le ministère, qui se contenta de répondre qu’il craignait que le changement de climat ne les fît périr, et que le projet serait dès lors inutile[20]. C’était assez pour faire échouer une entreprise qui aurait greffé sur notre société la grande et terrible plaie qui paralyse la force d’une portion si considérable de l’Union américaine, l’esclavage, cette plaie inconnue sous notre ciel du Nord qui, s’il est souvent voilé par les nuages de la tempête, ne voit du moins lever vers lui que des fronts libres aux jours de sa sérénité.

  1. "The discovery of America was, in this way, of as much advantage to Europe, as the introduction of foreign commerce would be to China. It opened a large market for the produce of european industry, and constantly provided a new employment for that stock which this industry accumulated ". Brougham : Colonial policy of the European powers.
  2. Excepté les Carthaginois, comme on voit par le traité qui termina la première guerre punique.
  3. Raynal. Régistre de l’intendant.
  4. Governor Murray’s general Report on the ancient government and actual State of the province of Quebec in 1762.
  5. Mémoire sur la traite de la Province de New-York inséré dans l’histoire des cinq nations du Canada, par C. Colden.
  6. Documens de Paris.
  7. Il afferma la baie des Esquimaux à la veuve Fournel en 1749, la Labrador à M. d’Aillebout en 1753.
  8. Régistre de l’intendant.
  9. Mémoire attribué à M. Hocquart : Collection de la Société littéraire et historique de Québec.
  10. Recensement : Documens de Paris.
  11. Collection de la Société littéraire et historique.
  12. L’histoire de M. Smith contient un état (V. Appendice C.) des exportations et des importations de ce pays dont les chiffres diffèrent essentiellement de ceux de l’auteur des Considérations.
  13. M. Denis, a French gentleman, says that "excellent salt has formerly been made in Canada, even as good as that of Brouage, but that after the experiment had been made, the salt pits dug for that purpose had been filled up to the great prejudice and discrédit of the colony". Natural & civil History of the French Dominions in North & South America.
  14. Considérations sur l’état du Canada.
  15. Instructions des rois aux gouverneurs.
  16. Affaires du Canada : Mémoires de Bigot.
  17. Documens de Paris.
  18. « Si on calculait toutes les marchandises qui sont achetées à Québec, à Montréal et dans les forts pour le compte du roi, on trouverait peut-être le double de ce qu’il en est entré dans la colonie ». Dépêche de M. Bigot au ministre 1759.
  19. J. F. Perrault : — Extraits ou précédens de la Prévôté de Québec, 1824.
  20. Documens de Paris.