Histoire du Canada, tome IV/Livre XIV/Chapitre II

Imprimerie N. Aubin (IVp. 99-134).

CHAPITRE II.




CONTINUATION DE LA GUERRE. — PAIX DE 1815.

CAMPAGNES DE 1813-1814.

Campagne de 1813. — Opérations sur les lacs Érié, Ontario et Champlain. — Combats de French town et du fort Meigs. — Attaque de Sandusky. — Combat naval de Put-in-Bay. — Bataille de Thames. — Destruction des Criques. — Prise de Toronto. — Le colonel Harvey surprend les Américains à Burlington. — Black Rock est brûlé. — Batailles de Chrystlers Farm et de Châteauguay. — Retraite des armées américaines. — Surprise du fort Niagara. Lewiston, Manchester brûlés. — Opérations sur mer. — Travaux du parlement à Québec. — Le juge Sewell accusé va se justifier à Londres. — Il suggère l’union de toutes les colonies. — Campagne de 1814. — Combats de Lacolle, Chippawa, Lundy’s Lane. — Attaque du fort Érié. — Défaite de Drummond. — Expédition de Plattsburgh. — Attaque des côtes des États-Unis. — Washington pris et le capitole brûlé. — Bataille de la Nouvelle Orléans. — Cessation des hostilités. — Traité de Gand. — Réunion des chambres. — Sir G. Prevost accusé pour sa conduite à Plattsburgh, remet les rênes du gouvernement et passe en Angleterre. — Sa mort. — Réhabilitation de sa mémoire.


Malgré les échecs de leur première campagne, les Américains ne désespéraient pas de finir par obtenir des avantages en continuant la guerre, et ils se préparèrent à la pousser avec vigueur. Mais ils ne changèrent point leur système d’attaque.

Ils divisèrent encore leurs principales forces en trois corps. L’armée de l’ouest, commandée par le général Harrison, fut chargée d’opérer sur le lac Érié ; l’armée du centre, aux ordres du général Dearborn, sur la frontière de Niagara et du lac Ontario ; l’armée du nord, commandée par le général Hampton, sur celle du lac Champlain. Tous ces corps qui formaient une masse d’hommes considérable devaient envahir le Canada simultanément.

L’armée de l’ouest fut la première en mouvement. Après les désastres du général Hull dans la dernière campagne, les milices étaient accourues pour défendre cette frontière et reconquérir le pays perdu. Harrison réunit ses forces à la tête du lac Érié pour attaquer les Anglais placés au Détroit, sur la rive droite du fleuve, au pied du lac Ste.-Claire, et à Malden un peu plus bas sur la rive gauche. Le général Winchester se mit en marche au commencement de janvier avec 800 hommes pour la rivière des Miamis, d’où il en détacha une partie pour Frenchtown, 30 milles plus loin. Ce détachement rencontra un corps d’Anglais et de Sauvages qu’il repoussa et prit possession du village. En apprenant ces mouvemens, le général Proctor qui était à Malden, résolut aussitôt d’attaquer ce corps avancé avant qu’il eût été rejoint par le reste de l’armée américaine, qui marchait à trois ou quatre jours de distance. Il réunit 1100 hommes, dont 600 Indiens, parut tout-à-coup devant Frenchtown le 22 janvier, et sans donner aux ennemis le temps de se reconnaître, les attaqua au point du jour avec la plus grande vigueur. Les Américains retirés dans les maisons se défendirent longtemps soutenus par la peur de tomber entre les mains des Sauvages, et d’éprouver les cruautés que ces barbares faisaient souffrir à leurs prisonniers. Winchester était tombé dés le début du combat entre les mains du chef des Wyandots, qui l’avait remis au général Proctor. On lui dit que la résistance de ses soldats était inutile, que l’on allait incendier le village et que s’ils ne se rendaient point, ils deviendraient la proie des flammes ou des Sauvages. Alors leur général leur envoya l’ordre de cesser le feu. Ils demeurèrent prisonniers à la condition qu’ils seraient protégés contre les Indiens. Mais cette condition ne put être exécutée complètement. Il a toujours été presqu’impossible de retenir tout-à-fait les Sauvages dans ces occasions. Ils trouvèrent moyen de massacrer quantité de blessés qui ne pouvaient marcher, de se faire donner de grosses rançons pour d’autres, et d’en réserver plusieurs pour les mettre à la torture malgré tous les efforts des officiers pour empêcher ces cruels désordres.

Les Américains reprochèrent ensuite amèrement aux Anglais cette violation de la capitulation. Mais ils connaissaient assez les Sauvages pour s’attendre à ce qui arriva. Le combat de Frenchtown coûta près de 200 tués et blessés aux vainqueurs et plus de 300 aux vaincus.

Le général Harrison en apprit le résultat aux rapides de la rivière des Miamis, et rétrograda aussitôt de peur d’être attaqué par Proctor. Mais sur la nouvelle que celui-ci était retourné à Malden, il remarcha en avant avec 1200 hommes et établit sur cette rivière un camp retranché, qu’il appela le fort Meigs du nom du gouverneur de l’Ohio. Il y attendait les troupes qui devaient le rejoindre, lorsque le général Proctor qui avait résolu de l’attaquer avant cette réunion, parut à la fin d’avril devant ses retranchemens et les investit. Le 5 mai, le général Clay étant arrivé à leur secours avec 1200 hommes du Kentucky, surprit et enleva les batteries anglaises établies du côté ouest de la rivière pendant que la garnison du fort faisait une sortie. Mais Clay s’étant trop attaché à la poursuite des Sauvages, il fut pris à dos par Proctor et coupé dans sa retraite. 500 de ses soldats durent encore poser les armes après un combat violent.

Plusieurs prisonniers devinrent encore ici les victimes de la cruauté des Indiens.

Malgré ce succès, ces barbares déjà fatigués du siège, abandonnèrent presqu’aussitôt le camp de Proctor malgré tous les efforts du fameux Técumseh, leur chef, pour les retenir, et obligèrent ce général à se retirer à Malden.

Proctor voulut reprendre son projet quelque temps après avec 500 hommes et 3 à 4000 Sauvages toujours conduits par Técumseh. Harrison était alors sur la rivière Sandusky encore occupé de ses préparatifs pour l’envahissement du Canada, et attendant la flotte qui s’armait sous la direction du capitaine Perry à la Presqu’-Île, vers le bas du lac Érié, et qui devait seconder ses opérations. Mais Proctor ayant trouvé le fort Meigs trop bien défendu pour pouvoir l’attaquer avec chance de succès, leva le siège au bout de quelques jours et se porta avec 1400 hommes, dont 600 Sauvages, contre celui de Sandusky situé un peu plus bas sur le lac. Après avoir fait brèche dans ses murailles, il donna l’assaut avec 500 hommes conduits par le colonel Short. Formés en colonne les soldats s’avancèrent sous un feu meurtrier qui les jeta un instant en désordre ; mais s’étant ralliés, ils s’élancèrent dans le fossé pour gagner la brèche, lorsque les assiégés mirent le feu à la seule pièce d’artillerie qu’ils avaient placée de manière à enfiler le fossé ; elle emporta la tête de la colonne et jeta la frayeur parmi le reste des soldats qui prirent la fuite dans la plus grande confusion. Après cet échec qui coûta une centaine d’hommes, Proctor craignant le général Harrison qui arrivait, prit le parti de la retraite. Ces hostilités du reste étaient à peu près inutiles, car rien d’important ne pouvait être entrepris sans le concours de la marine et sans la suprématie des armes sur le lac Érié. Aussi travaillait-on des deux côtés à se former une flotte pour l’obtenir.

Les Anglais devancèrent leurs adversaires de vitesse. Leur gouvernement avait envoyé des officiers et des matelots dans l’hiver, qui étaient venus par terre d’Halifax à Québec, et qu’on avait dirigés aussitôt sur Kingston au pied du lac Ontario, pour équiper une flottille capable de lutter avec celle de l’ennemi. Dans le printemps ils avaient été rejoints par sir James L. Yeo, qui était arrivé avec 4 à 500 nouveaux matelots, pour prendre le commandement supérieur de la marine canadienne. Il donna le commandement des forces du lac Érié au capitaine Barclay, qui alla bloquer avec une flottille de six voiles et 63 canons la flottille américaine dans le havre de la Presqu’-Île. Cette flottille placée sous les ordres du commodore Perry, était composée de neuf voiles et de 54 canons. Elle ne fut prête à lever l’ancre qu’au milieu de l’été ; mais comme les bas-fonds qu’il y avait à l’entrée du havre l’obligeaient à ôter ses canons pour sortir, elle ne pouvait songer à le faire tant qu’elle serait bloquée par la flottille anglaise. Heureusement pour elle, Barclay fut obligé de s’éloigner pendant quelque temps ; elle en profita pour gagner le large et forcer à son tour son adversaire à reculer. Les Américains remontèrent alors à la tête du lac et séparèrent les troupes anglaises jetées sur la rive droite du fleuve, de leur flotte qui portait leurs vivres. Barclay dut risquer le combat pour les dégager. Les deux flottilles en vinrent aux mains le 10 septembre à Put-in-Bay. Le combat dura quatre heures avec des chances diverses dues à l’inconstance du vent. Le vaisseau du commodore américain fut même si mal traité qu’il dût l’abandonner pour passer sur un autre. Mais vers la fin de l’action le vent lui devenant tout à fait favorable, Perry réussit à amener toutes ses forces en ligne et à couper celle des Anglais, sur lesquels il gagna une victoire complète. Tous leurs vaisseaux durent amener l’un après l’autre leur pavillon. Barclay lui-même tomba couvert de blessures entre les mains du vainqueur, qui lui montra tous les égards que méritait le courage malheureux. Cette victoire donna le lac Érié aux Américains, et enleva aux Anglais tous les avantages qu’ils avaient obtenus sur la rive droite du fleuve.

Le général Proctor qui avait plus de feu que de jugement militaire, dut reconnaître alors la faute qu’il avait commise d’abandonner la guerre défensive pour la guerre offensive. En s’élançant sur le pays ennemi sans forces suffisantes, il devait tôt ou tard compromettre la sûreté du Haut-Canada ; car quelque fussent ses succès, il ne pouvait faire de conquête durable. La prise de la flottille anglaise lui enlevant les moyens de s’approvisionner, il dut songer immédiatement à la retraite, et il n’avait pas un moment à perdre. Il évacua le Détroit, Sandwich et Amherstburgh le plutôt qu’il put après en avoir détruit les chantiers et les casernes, et se retirait par la rivière Thames pour descendre vers le lac Ontario, Técumseh couvrant la retraite avec ses Indiens, lorsqu’il fut atteint par l’ennemi en force supérieure.

Après sa victoire, le commodore Perry avait transporté sur la rive anglaise du St.-Laurent, l’armée américaine du général Harrison, qui s’était mise aussitôt en marche, et qui arriva à Sandwich au moment où Proctor en partait. Sans s’arrêter il s’élança à sa poursuite, atteignit son arrière garde le 4 octobre, enleva ses magasins et ses munitions et l’obligea lui-même le lendemain à tenter le sort des armes pour échapper à une ruine totale, qu’une victoire seule pouvait lui faire éviter. Il s’arrêta à Moravian-Town et rangea sa petite armée en bataille, sa droite à la rivière Thames et sa gauche à un marais, le fidèle Técumseh toujours prêt à combattre, se plaçant à côté de lui avec ses Indiens.

Harrison disposa ses troupes sur deux lignes et fit commencer l’attaque par sa cavalerie. Les cavaliers de Kentucky, accoutumés aux pays boisés et marécageux, chargèrent les troupes de Proctor avec tant de vigueur qu’ils les rompirent et les mirent dans une déroute complète. La plupart durent poser les armes, et Proctor et sa suite chercher leur salut dans la fuite. Les Indiens seuls maintinrent longtemps le combat avec beaucoup de courage ; mais ils furent enfin obligés de céder au nombre, après avoir vu tomber leur fameux chef sous les coups de l’ennemi. Son corps fut trouvé parmi les morts. Sa fidélité à l’Angleterre, son éloquence, son influence sur les tribus de ces contrées, ont fait de Técumseh le héros de cette guerre. Six à sept cents Anglais y compris vingt-cinq officiers, restèrent prisonniers. Deux à trois cents parvinrent au bout de quelques jours dans le plus grand désordre à Ancaster, à la tête du lac Ontario, avec le général Proctor et dix-sept officiers.

Le résultat de la bataille de Moravian-Town rompit la grande confédération indienne formée par Técumseh contre la république américaine, remit celle-ci en possession du territoire perdu par le général Hull, dans le Michigan, et ruina la réputation militaire de Proctor. Ce désastre ne termina pas cependant les opérations de la campagne sur la frontière de l’ouest. L’éloquence de Técumseh avait soulevé les tribus du sud. Les Criques avaient pris la hache et entonné l’hymne des combats. Ils massacrèrent 300 hommes, femmes et enfans dans l’Alabama, pour leur début ; ils allaient poursuivre le cours de leurs ravages, lorsque le général Jackson s’étant jeté sur leur pays à la tête des milices du Tennessee, entoura une de leurs bandes de 200 hommes, et les tua jusqu’au dernier. Il défit ensuite le gros de la nation dans les combats de Talladéga, Autossie, Emucfau, etc., et finit enfin par en cerner les restes sur la rivière Tallapousa, à Horse Shoe Head, où ils s’étaient retranchés au nombre de 1000 avec leurs femmes et leurs enfans. Jackson donna l’assaut à leurs ouvrages qu’il emporta. Les Indiens dédaignant de se rendre, combattirent avec le courage du désespoir et périrent presque tous. Ainsi tomba une nation dont la bravoure indomptable doit illustrer le souvenir dans l’histoire.

La destruction des Criques fut le dernier sang répandu dans l’ouest.

Pendant qu’on se battait de ce côté, on en faisait autant sur les lacs, mais avec moins de résultat. Les opérations des armées sur la frontière de Niagara et du lac Ontario étaient marquées par une foule de combats, d’attaques et de contre attaques dont la relation est d’autant plus fastidieuse que l’on n’avait de part et d’autre aucun plan arrêté, et que l’on faisait une espèce de guerre de partisans meurtrière à la longue et accompagnée de beaucoup de ravages, mais sans avantage important pour personne.

Le général Prevost partit du Québec au milieu de février pour le Haut-Canada. En passant à Prescott il permit au colonel McDonnell de faire une tentative sur Ogdensburgh, gros bourg américain situé sur la rive opposée du fleuve. Cet officier partit avec un corps de troupes, enleva la place, brûla les bâtimens qui y étaient en hivernage, prit onze pièces d’artillerie et quantité de petites armes, et s’en revint chargé de trophées.

Le général américain Dearborn préparait alors à Sacketts Harbor une expédition contre la capitale du Haut-Canada, principal magasin des troupes anglaises. Il s’embarqua le 25 avril sur la flotte du commodore Chauncey avec 1700 hommes et débarqua deux jours après dans le voisinage de Toronto. Le général Sheaffe voulut lui barrer le chemin à la tête de 600 hommes, et fut repoussé avec perte. Une division des troupes américaines conduite par le général Pyke, et l’artillerie de la flotte attaquèrent alors les ouvrages qui protégeaient la ville ; Pyke allait les aborder lorsque la poudrière sauta et entraîna 200 hommes dans ses ruines avec ce général lui-même. Après cet accident la ville dut se rendre.

Le vainqueur y fit un butin considérable. Cette conquête achevée, il se prépara aussitôt à profiter du succès pour aller assiéger le fort George situé à la tête du lac. Dearborn porta ses troupes à Niagara, et renvoya la flotte à Sacketts Harbor chercher des renforts. Il se concerta avec le commodore Chauncey pour attaquer à la fois par eau et par terre le fort défendu par le général Vincent. Après une canonnade de trois jours et un combat livré sous les murailles, le général Vincent ne conservant plus d’espérance et ayant déjà perdu près de 400 hommes en tués, blessés et prisonniers, démantela les fortifications, fit sauter les magasins et se retira à Queenston. Là, il attira à lui les troupes de Chippawa et du fort Érié, détruisit les postes anglais qui restaient encore dans cette partie, puis reprit son mouvement de retraite vers les hauteurs de Burlington, suivi des troupes nombreuses des généraux américains Chandler et Winder.

Pendant que ces événemens se passaient dans le haut du lac, le général Prevost était au bas avec sir James L. George Yeo. Il fut résolut entre ces deux chefs de profiter de l’absence de la flotte ennemie, pour attaquer Sacketts Harbor. Prevost s’embarqua avec 1000 hommes sur la flotte de Yeo composée de sept voiles partant 110 canons et d’un grand nombre de bateaux, et parut le 28 mai devant la place. On enleva en arrivant une partie d’un convoi de berges chargées de troupes ; mais on fit une faute en ajournant le débarquement au lendemain. On donna le temps à l’ennemi d’appeler à lui des secours des environs et de faire ses préparatifs pour disputer l’approche du rivage. On fut repoussé lorsqu’on voulut y descendre, et il fallut aller mettre pied à terre plus loin. On réussit à débarquer malgré un feu très vif et on obligea l’ennemi à se retirer dans les abattis d’arbres qu’il avait préparés.

La flotte dont l’appui était nécessaire aux opérations de sir George Prevost, se trouvait dans le moment très en arrière faute de vent. Quoiqu’agir sans elle, c’était beaucoup risquer, les soldats s’élancèrent à la bayonnette pour nettoyer les bois. Ils s’avancèrent jusqu’aux ouvrages qui couvraient l’ennemi et qui étaient composés du blockhaus et de batteries que Prevost ne voulut point attaquer sans l’artillerie de la flotte. En effet leur conquête, quand bien même elle eut été possible, eut coûté beaucoup plus de sang qu’elle n’eut valu si l’ennemi eut fait la moindre résistance. Il donna donc l’ordre de la retraite, qui se fit malheureusement avec tant de précipitation que nombre de blessés tombèrent entre les mains de l’ennemi. Les Américains qui s’étaient crus un moment perdus, avaient mis eux-mêmes le feu à leurs magasins de marine, à leurs hôpitaux et à leurs casernes pour prendre la fuite. Tout fut consumé avec les trophées faits à Toronto.

Cet échec des armes anglaises qui en était à peine un, était alors vengé par le colonel Harvey. Nous avons vu tout à l’heure que le général Vincent s’était retiré sur les hauteurs de Burlington suivi de l’armée américaine, qui vint camper près de lui. Harvey lui proposa de la surprendre, et fit agréer son projet par son général, qui lui donna 700 hommes pour l’exécuter. Harvey tomba sur les Américains dans la nuit du 5 au 6 juin, les chassa de leur position, fit prisonniers les généraux Chandler et Winder, et s’acquit beaucoup d’honneur par son audace et son sang froid.

Les Américains éprouvèrent encore d’autres échecs. À la fin de juin, un de leurs bataillons s’étant cru cerné par des forces supérieures, se rendit à discrétion au lieutenant Fitzgibbon à quelques milles de Queenston. Dans le mois de juillet les Anglais surprirent encore et brûlèrent Black-Rock où le colonel Bishop paya cet audacieux coup de main de sa vie.

Mais en présence des forces navales des deux nations qui se balançaient sur le lac, rien de décisif ne pouvait être entrepris sur terre. Les deux flottes s’évitaient et se recherchaient alternativement selon leur supériorité ou leur infériorité relative du moment. Après plusieurs escarmouches, elles se rencontrèrent enfin le 28 septembre devant Toronto, et après un combat de deux heures sir James L. Yeo fut obligé d’abandonner la victoire au commodore Chauncey, et d’aller chercher un abri sous les hauteurs de Burlington. À peu près dans le même temps le général Vincent qui investissait le fort George où s’étaient retirées les troupes surprises à Burlington par Harvey, apprenait la déroute de Proctor à Moravian-Town et devait se retirer sans perdre un instant.

Il recueillit les débris des troupes de Proctor et reprit la route de Burlington suivi des généraux américains McClure et Porter, qui ne jugèrent pas à propos de l’attaquer dans ces lignes.

On touchait alors à la fin de la deuxième année de la guerre. Où en étaient les parties belligérantes de leurs projets sur la frontière du Haut-Canada ? Après une multitude de combats dont la diversité embarrasse, dont le but n’est pas bien défini, le résultat semblait paraître favorable aux armes américaines ; mais c’était tout. Si la flotte anglaise avait été forcée d’abandonner le combat sur les lacs, si les Américains s’étaient emparés de la frontière de Niagara, leurs généraux trouvant bientôt leur tâche au-dessus de leurs forces, avaient résigné le commandement.

Le secrétaire de la guerre avait été changé. Le général Armstrong l’avait remplacé ; mais les choses n’en marchèrent pas mieux. Au contraire le succès des armes anglaises dans le Bas-Canada va faire perdre à l’ennemi les avantages qu’il a obtenus dans le Haut, et le rejeter partout sur son territoire à la fin de la campagne avec d’assez grandes pertes.

Pour opérer contre le Bas-Canada, il avait résolu de réunir son armée du centre à son armée du nord et de les diriger toutes les deux sur Montréal et de Montréal sur Québec.

Le général Wilkinson qui commandait la première, rassembla ses troupes au nombre de 8 à 10,000 hommes à French Creek, à 20 milles au-dessous de Sackette Harbor sur le St.-Laurent, les embarqua sur des berges et se mit à descendre le fleuve protégé par une flottille et un gros détachement de troupes sous les ordres du général Brown, qui le suivait par terre sur la rive anglaise afin de la nettoyer d’ennemis.

Le général de Rottenburgh qui avait cru d’abord l’armée américaine destinée contre Kingston, la fit suivre par le colonel Morrison, avec 800 hommes et quelques chaloupes canonnières. Wilkinson mit pied à terre avec une partie de ses forces au-dessus des rapides du Long Sault, d’où il continua sa route par terre sous la protection d’une arrière-garde commandée par le général Boyd. Mais arrivé à Chrystlers Fam, situé à mi-chemin entre Kingston et Montréal, se voyant pressé de trop près par les troupes anglaises, il résolut de s’arrêter pour leur livrer bataille. Le combat s’engagea le 11 novembre et dura deux heures avec une grande vivacité. Les Américains au nombre de 3000, dont un régiment de cavalerie, furent obligés de céder la victoire à leurs adversaires, qui n’étaient que le quart de ce nombre. Ce fait d’armes qui coûta 4 à 500 tués et blessés aux deux partis, fit beaucoup d’honneur au colonel Morrison et à ses troupes ; mais n’empêcha point l’ennemi de continuer sa route. La plus-grande partie des forces du général Wilkinson se trouva réunie le lendemain à Cornwall et à St. Régis au pied du Long Sault, où elle s’arrêta en apprenant le résultat de la bataille de Châteauguay et la retraite du général Hampton qui marchait sur Montréal par le lac Champlain.

L’armée du nord commandée par Hampton était restée immobile la plus grande partie de l’été.

Dans le mois de juillet le colonel Murray avait fait irruption à la tête de 1000 hommes jusque dans son voisinage. Il était parti de l’Île-aux-Noix sur une petite flottille, avait pénétré dans le lac Champlain où il avait brûlé les casernes, les arsenaux et les édifices publics de Plattsburgh, de Burlington, de Champlain et de Swanton, et était revenu sans accident après avoir répandu la terreur sur la frontière.

Dans le mois de septembre Hampton parut vouloir agir, mais il fut arrêté par le colonel de Salaberry chargé de lui disputer l’entrée de l’Acadie avec 600 hommes. Après plusieurs escarmouches, n’osant risquer une action générale dans les bois, les Américains s’étaient retirés à Four Corners, où M. de Salaberry surprit leur camp dans une reconnaissance qu’il faisait avec 200 voltigeurs et 150 Sauvages, et les jeta un moment dans la plus étrange confusion.

Mais l’heure était arrivée pour eux d’agir plus sérieusement, afin de former leur jonction avec le général Wilkinson qui descendait. Hampton s’ébranla donc pour marcher en avant. Le chemin de la frontière à l’Acadie traversait un pays marécageux et boisé qui avait été coupé et rendu impraticable par des abattis d’arbres. Hampton pour éviter ces obstacles prit une autre route ; il se dirigea vers la source de la rivière Châteauguay, se rapprochant ainsi davantage du corps avec lequel il devait opérer sa jonction. Mais partout on avait prévu son dessein ; la route avait été embarrassée et couverte d’ouvrages défensifs, et le général Prevost était avec un corps d’hommes à Cauknawaga prêt à s’opposer à la réunion des deux armées ennemies.

À la première nouvelle de sa marche, ce général avait laissé le commandement des forces du Haut-Canada au général de Rottenburgh et était descendu à Montréal pour faire tête à l’orage de ce côté. À son appel toute la milice armée du district s’était ébranlée pour le point menacé, ou se tint prête à partir au premier ordre.

Le 21 octobre, l’avant-garde d’Hampton repoussa les postes avancés des Anglais sur la route de Piper à dix lieues au dessus de l’église de Châteauguay. Aussitôt le major Henry qui commandait la milice de Beauharnois en fit informer le général de Watteville, et ordonna aux capitaines Lévesque et Debartzch de se porter en avant avec leurs compagnies et deux cents miliciens de Beauharnais. Ils s’arrêtèrent à deux lieues de là, à l’entrée d’un bois difficile à pénétrer et offrant par conséquent une bonne protection. Ils y furent rejoints le lendemain matin par le colonel de Salaberry avec ses voltigeurs et une compagnie de milice. Le colonel prit le commandement de tous ces corps et remonta la rive gauche de la rivière Châteauguay jusqu’à l’autre extrémité du bois, où il savait qu’il y avait une excellente position défensive entrecoupée de ravins profonds. Il y établit quatre lignes d’abattis, les trois premières à deux cents verges l’une de l’autre, et la quatrième à un demi mille en arrière où elle défendait un gué dont il fallait fermer le passage pour protéger son flanc gauche. Toute la journée fut employée à fortifier ces lignes, dont la première avait la forme d’un angle allongé à la droite de la route et suivait les sinuosités du ravin.

Cette position obligeait l’ennemi à traverser un pays inhabité et à s’éloigner de ses magasins, tandis que les troupes chargées de la défense avaient tout ce qu’il fallait près d’elles et se trouvaient fortement appuyées par derrière.

La rive droite de la rivière était couverte d’un bois épais. On y jeta un fort piquet pour défendre l’approche du gué.

Le colonel de Salaberry fit ensuite détruire tous les ponts à une grande distance en avant de sa position, et abattre tous les arbres entre la rivière et un marais qui se trouvait au-delà de la plaine qu’il y avait devant lui, pour empêcher le passage de l’artillerie dont il savait l’ennemi pourvu. Il fit perfectionner tous ces ouvrages jusqu’au moment où l’ennemi parut. Les travaux exécutés permettaient de lutter contre des forces bien supérieures et furent approuvés par le général de Watteville. On n’avait que 300 Canadiens et quelques Écossais et Sauvages à opposer aux 7000 Américains qui arrivaient avec Hampton. Mais le colonel de Salaberry était un officier expérimenté et doué d’un courage à toute épreuve. Entré très jeune dans l’armée, il avait servi onze ans dans les Indes orientales, où il avait assisté au fameux siège du fort Matilda par le général Prescott. Quoiqu’à peine âgé de seize ans, il fut chargé de couvrir l’évacuation de la place. Il commanda encore avec distinction une compagnie de grenadiers dans l’expédition de la Martinique en 95. Dans celle de Walcheren en Europe, il était aide-de-camp du général de Rottenburgh. Il débarqua à la tête de la brigade des troupes légères et fut placé dans les postes avancés pendant toute la durée du siège de Flushing.

Revenu en Canada comme officier d’état major de Rottenburgh peu de temps avant la guerre avec les États-Unis, sir George Prevost le choisit pour lever un corps de voltigeurs canadiens ; tâche qu’il accomplit avec un plein succès. Ce beau corps organisé et discipliné en très peu de temps, se signala par des succès constans devant l’ennemi, qui excitèrent l’émulation des autres milices.

Le général Hampton divisa son armée en deux corps. Le premier composé de cavalerie et de fantassins soutenus par 2000 hommes placés un peu plus en arrière, se présenta dans la plaine pour attaquer de front la position des Canadiens sur la rive gauche de la rivière. Le second, formé de 1500 hommes sous les ordres du colonel Purdy, fut chargé d’opérer sur la rive droite pour prendre cette position à dos après avoir franchi le gué dont on a parlé tout à l’heure.

Trois compagnies avec quelques miliciens et Sauvages défendaient le front de bataille de Salaberry en avant des abattis qui s’appuyaient à la rivière. Trois autres avec les Écossais avaient été distribuées entre les lignes derrière les abattis.

Hampton porta en avant une forte colonne d’infanterie à la tête de laquelle marchait un officier de haute stature qui s’avança et cria en français aux voltigeurs : « Braves Canadiens, rendez-vous, nous ne voulons pas vous faire de mal. » Il reçut pour toute réponse un coup de fusil qui le jeta par terre et qui fut le signal du combat. Les trompettes sonnèrent et une vive fusillade s’engagea sur toute la ligne. Cette fusillade se prolongeait depuis fort longtemps sans aucun résultat, lorsque le général américain changea ses dispositions pour essayer de percer la ligne anglaise par des charges vigoureuses. Il concentra ses forces et se mit à attaquer tantôt le centre, tantôt une aile, tantôt l’autre des Canadiens, sans que ces nouveaux efforts eussent plus de succès. Reçu vigoureusement partout, il échoua dans toutes ses tentatives et fut finalement obligé de se retirer avec d’assez grandes pertes.

Cependant le bruit du combat avait attiré l’attention de la colonne du colonel Purdy qui opérait de l’autre côté de la rivière et qui s’était égarée. Aussitôt que le colonel se fut reconnu et qu’il fut à portée, il commença l’attaque des troupes qui se trouvaient devant lui qui, accablées sous le nombre, reculaient devant la trop grande supériorité de son feu. C’était au moment où celui de l’autre rive avait presque cessé par la retraite d’Hampton. Salaberry voyant l’action devenir sérieuse sur ce point, alla se mettre à la tête des forces placées en potence le long de la rivière, et dirigea de la voix les mouvemens de celles qui étaient au delà. Il fit ouvrir sur le flanc de l’ennemi qui s’avançait un feu si meurtrier qu’il le jeta dans le plus grand désordre et l’obligea de se retirer précipitamment.

Le combat durait depuis plusieurs heures. Hampton voyant que ses troupes n’avaient pas plus de succès sur une rive que sur l’autre, et croyant les Anglais beaucoup plus nombreux qu’ils ne l’étaient en effet, par la manière dont ils étaient disposés dans leurs ouvrages et dans les éclaircis des bois, prit la résolution d’abandonner la lutte, laissant ainsi 3 à 400 hommes vainqueurs de 7000, après une lutte de quatre heures.

Le général Prevost accompagné du général de Watteville arriva sur les lieux vers la fin de l’action ; il complimenta les Canadiens sur leur courage, et leur commandant sur ses dispositions judicieuses. Telle était l’ardeur des combattans, que l’on vit des voltigeurs traverser la rivière à la nage, pendant le feu, pour aller forcer des Américains à se rendre prisonniers.

Le général Hampton après cet échec, perdit tout espoir de pénétrer en Canada et se retira d’abord avec confusion à Four Corners, harassé par les Canadiens, et ensuite à Plattsburgh où il prit ses quartiers d’hiver. Telle fut la victoire de Châteauguay, qui sans être bien sanglante, vu la petitesse du nombre des Canadiens, eut toutes les suites d’une grande bataille.

La nouvelle de la retraite du général Hampton trouva, comme nous l’avons rapporté, l’armée de Wilkinson à Cornwall et à St. Régis sur le St.-Laurent. Ce général convoqua aussitôt un conseil de guerre où il fut résolu que l’attaque de Montréal devait être abandonnée après la retraite de l’aile droite défaite à Châteauguay, et que les troupes rendues à Cornwall, devaient être traversées sur la rive américaine pour y prendre leurs quartiers d’hiver. Ainsi la résistance heureuse de quelques compagnies de milice déterminait la retraite d’une armée de 15 à 16,000 hommes, et faisait échouer le plan d’invasion le mieux combiné qu’eut encore formé la république des États-Unis pour la conquête du Canada. Le colonel de Salaberry fut remercié par le général en chef, dans un ordre du jour, par les deux chambres, et décoré par le prince régent. Les milices reçurent des drapeaux en témoignage de leur bonne conduite dans cette affaire.

L’invasion du Bas-Canada ayant été repoussée, l’offensive fut reprise aussitôt dans le Haut, que les Américains se préparèrent à évacuer. Le général Drummond qui avait remplacé le général de Rottenburgh, monta à la tête du lac Ontario. À son approche, le général McClure qui avait cru le Haut-Canada abandonné en voyant le général Wilkinson s’avancer vers Montréal, évacua le fort George dans le mois de décembre, et brûla le village de Newark avant de rentrer dans son pays. Le général Drummond résolut de venger cet acte de barbarie inutile. Le colonel Murray à la tête de 5 à 600 hommes surprit le fort Niagara, fit 300 prisonniers et enleva une quantité considérable de canons et d’armes de toute espèce. Le général Riall le suivait avec deux régimens et tous les guerriers indiens de l’ouest pour le soutenir. Riall en représailles de l’incendie de Newark, lâcha la bride à ses troupes et aux Sauvages. Lewiston, Manchester et tout le pays environnant furent brûlés et dévastés. Les petites villes de Black-Rock et de Buffalo furent enlevées après un combat livré dans les rues, et abandonnées aux flammes. Cette expédition dévastatrice termina les dernières opérations de la campagne de 1813, qui fut défavorable en définitive aux armes américaines sur terre comme sur mer. Après plusieurs combats navals particuliers, la république n’ayant pas assez de force pour se mesurer avec son adversaire en bataille rangée sur l’océan, vit ses principaux capitaines succomber, comme le brave Lawrence tué dans le célèbre combat livré entre la Chesapeake et la Shannon, qu’il prit la première à l’abordage. Les flottes anglaises ravageaient les côtes, détruisaient tous les vaisseaux trouvés dans la baie de Delaware, pillaient et brûlaient les villages répandus sur la rivière Chesapeake, et étendaient leurs ravages jusque sur les côtes de la Virginie, dont les habitans étaient soumis à toutes sortes d’outrages. Les armées qui opéraient sur la frontière du Canada ayant pris leurs quartiers d’hiver, le général Prevost descendit à Québec pour rencontrer les chambres qui se réunirent dans le mois de janvier (1814). Les dissensions entre la branche populaire et le conseil législatif, dont la guerre avait d’abord fait suspendre l’ardeur, reprenaient petit à petit leur vivacité accoutumée. Elles furent plus ardentes dans cette session que dans la précédente, malgré les efforts du gouverneur pour calmer les esprits et pour porter toute l’énergie du côté de la guerre. L’assemblée qui était de bonne intelligence avec lui, vota, sur un message secret, une émission de billets d’armée d’un million et demi pour pourvoir aux dépenses militaires. Le bill des juges fut repris par l’assemblée et rejeté par le conseil ainsi que ceux pour imposer les offices publics pendant la guerre et nommer un agent auprès du gouvernement impérial. Stuart ramena encore sur le tapis la question des règles de pratique. Quoique fort importante en elle-même puisqu’elle affectait l’administration de la justice, elle n’intéressait guère que le barreau. Le peuple y faisait à peine attention.

Stuart accusa cette fois formellement le juge Sewell d’avoir cherché à renverser la constitution pour y substituer une tyrannie arbitraire ; d’avoir violé la loi et l’autorité du pouvoir législatif en imposant ses règles de pratique, et en mettant sa volonté à la place de la justice comme président de la cour d’appel ; d’avoir induit le gouverneur Craig à dissoudre la chambre en 1809, et à lui faire prononcer un discours insultant pour la représentation ; de l’avoir fait destituer lui-même de sa place de solliciteur-général pour la faire donner à son frère, M. Etienne Sewell ; d’avoir fait retrancher du rôle des officiers de milice le président de la chambre, M. Panet ; d’avoir conseillé la violation de la liberté de la presse en faisant saisir le Canadien et emprisonner son imprimeur ; d’avoir violé la liberté de la chambre et des élections en faisant emprisonner MM. Bedard, Blanchet, Taschereau, trois de ses membres, et M. Corbeil sous accusation de trahison, enfin d’avoir employé l’aventurier John Henry pour engager une portion des États-Unis à se soulever contre le gouvernement de cette république et à former alliance avec le Canada afin d’en changer la constitution et les lois.

Le juge Monk de Montréal fut accusé en même temps de diverses malversations.

Tous ces faits graves et vrais pour la plupart, furent renfermés d’abord dans des résolutions et ensuite dans une adresse au roi, adoptées à de grandes majorités. Stuart lui-même fut nommé pour aller les soutenir à la place de M. Bedard, qui avait été choisi d’abord, mais dont la nomination à une place de juge rendait maintenant l’absence impossible. Le gouverneur promit de transmettre les accusations à Londres, en informant en même temps les représentans qu’il ne pouvait suspendre les juges, parcequ’ils n’étaient accusés que par une seule chambre.

Le juge Sewell passa en Angleterre pour se défendre. Stuart ne put y aller faute de fonds, le vote d’argent nécessaire pour payer ses frais ayant été rejeté par le conseil comme on devait s’y attendre. Le gouverneur fut alors prié d’envoyer un autre agent à sa place, ce qu’il promit de faire aussitôt que l’on aurait pourvu aux dépenses de sa mission. Les graves accusations portées contre les deux principaux juges du pays, n’eurent aucune suite. Le juge Sewell rendu à Londres non seulement se justifia, mais aidé de l’influence du prince Édouard qui l’avait connu en Canada, conquit les bonnes grâces de lord Bathurst, à tel point que ce ministre le recommanda fortement à son retour à sir J. C. Sherbrooke. M. Sewell, lui disait-il, a eu des rapports avec moi sur les intérêts de la province ; je l’ai toujours trouvé très versé dans les affaires du Canada. Je le recommande d’une manière toute particulière à votre attention comme un homme qui pourra vous être très utile, et dont le jugement et la discrétion égalent les lumières et les talens.[1]

M. Sewell était en effet un homme poli, grave, souple, capable de jouer le rôle qui convenait à la politique du ministère. Quoique ce fût l’ennemi le plus dangereux des Canadiens, il se montrait très affable à leur égard, et rendait avec une affectation marquée le moindre salut du dernier homme de ce peuple. Il fallait à la politique d’Angleterre un homme qui se chargea de la voiler en prenant la direction du parti opposé aux représentans. Il la dirigea jusqu’à la fin de sa vie dans les deux conseils, dans le conseil législatif surtout, où vinrent échouer presque toutes les mesures populaires.

Il n’avait pas trouvé, pendant qu’il était en Angleterre, de moyen plus efficace pour se venger des accusations portées contre lui, que de recommander l’union de toutes les provinces anglaises de l’Amérique du nord, sous un seul gouvernement. Il pressa fortement le prince Édouard d’engager les ministres à adopter le projet qui devait noyer la population française ; il lui en écrivit, et l’on trouve à la fin du rapport de lord Durham sur les affaires du Canada, la lettre du prince par laquelle il l’informe qu’il en parlera au ministre à la première occasion. M. Sewell suggérait d’établir une chambre de 30 membres pour les cinq ou six provinces, et en transmettant son mémoire au prince il lui recommandait de le donner à lord Bathurst sans lui dire d’où il venait. Lorsque l’union des deux Canadas s’est enfin consommée, quel plaisir a dû en ressentir la vengeance du vieillard, car alors le juge Sewell était bien âgé, en voyant ce peuple qu’il haïssait tant, condamné enfin à périr sous une nationalité étrangère.

La session ne fut pas plutôt finie que le général Prevost s’occupa des préparatifs de la prochaine campagne. Un bataillon d’infanterie et des matelots pour la marine des lacs arrivèrent dans l’hiver du Nouveau-Brunswick. Le gouverneur reçut avec une grande pompe au château St.-Louis une grande ambassade des chefs de neuf à dix nations sauvages des pays de l’ouest. Elle protesta de la fidélité des nations qu’elle représentait malgré leurs pertes au feu. Elle demanda des armes pour combattre et des vêtemens pour leurs femmes et leurs enfans. « Les Américains, dirent-ils, prennent tous les jours nos terres ; ils n’ont pas d’âme ; ils n’ont aucune pitié pour nous ; ils veulent nous chasser vers le couchant. » Le gouverneur les exhorta à persévérer dans la lutte. Il exprima tous ses regrets de la mort de Técumseh et de leurs autres chefs, et les renvoya comblés de présens.

La défaite des Américains à Châteauguay ne leur avait pas fait perdre entièrement l’espoir de s’établir dans le Bas-Canada, sur lequel ils firent une nouvelle tentative vers la fin de l’hiver. Le dégel ayant été plus précoce que de coutume, le général Macomb avec une division, partit de Plattsburgh, traversa le lac Champlain sur la glace et s’avança jusqu’à St.-Armand, où il attendit celle du général Wilkinson qui devait diriger une attaque sur Odeltown et le moulin de Lacolle. Les deux corps s’étant réunis, Wilkinson entra à Odeltown à la tête de 5000 hommes sans coup-férir. De là il marcha le 30 mars contre le moulin de Lacolle, défendu par les voltigeurs, les fencibles et d’autres troupes. Mais après l’avoir canonné deux heures et demi inutilement, voyant ses troupes épuisées de froid et de fatigue, il prit le parti de la retraite et retourna à Plattsburgh.

Ce nouvel échec fit changer à l’ennemi le plan de ses opérations dans la campagne qui allait s’ouvrir. Il abandonna ses attaques contre le Bas-Canada, pour porter tous ses efforts contre le Haut, dont l’invasion offrait plus de facilité. Mais ce plan qui présentait moins de danger, laissait aussi moins de résultat. Jusqu’à présent toutes ses entreprises n’avaient abouti qu’à des défaites ou des succès éphémères, qui avaient coûté quelque fois beaucoup de sang, entraîné beaucoup de ravages sans avancer le but de la guerre.

Les Américains retirèrent leurs principales troupes de la frontière du lac Champlain et les portèrent sur le lac Ontario, pour les mettre en mouvement aussitôt que leur flotte de Sacketts Harbor pourrait opérer avec elles. Les magasins de cette flotte étaient à Oswégo. Le général Drummond qui commandait dans le Haut-Canada, résolut de s’en emparer pour retarder son départ. Il s’embarqua avec un gros corps de troupes de toutes armes à Kingston, parut devant Oswégo le 5 mai, et prit et incendia le lendemain après un combat assez vif, le fort et les magasins. Mais l’ennemi avait eu la précaution de transporter d’avance la plus grande partie des objets de marine à quelques milles plus haut sur la rivière, de sorte que le but de l’expédition ne put être entièrement atteint.

Après cette course il alla prendre le commandement des troupes placées à la tête du lac. En les disposant il fit la faute de trop les disperser, de manière qu’il fallait quelques heures pour en réunir un nombre capable d’offrir une résistance sérieuse. Les généraux américains Scott et Ripley, placés sur la rive opposée, résolurent d’en profiter. Ils traversèrent le fleuve avec 3000 hommes et surprirent le fort Érié. Le lendemain le général Brown se mettant à la tête de cette troupe marcha sur le camp fortifié du général Riall à Chippawa, un peu au-dessus de la chute de Niagara. Les Anglais, quoique plus faibles en nombre, sortirent de leurs lignes pour livrer bataille en rase campagne. La lutte se prolongea longtemps ; mais après avoir vainement essayé de rompre l’ennemi, Riall fut ramené avec de grandes pertes et obligé d’abandonner vers le soir le terrain couvert de morts à la supériorité du vainqueur. Il se retira d’abord dans ses retranchemens, qu’il abandonna ensuite après avoir jeté des détachemens dans les forts George, Niagara et Mississauga, et rétrograda vers les hauteurs de Burlington.

Le général Brown suivit Riall jusqu’à Qweenston, puis se retira vers Chippawa. Riall remarcha aussitôt en avant, ce que voyant, le premier s’arrêta tout-à-coup à Lundy’s Lane, près du dernier champ de bataille, pour lui offrir de nouveau le combat. Riall qui n’était pas disposé à recommencer, se préparait à reculer pour la seconde fois lorsqu’il fut rejoint par le général Drummond avec 800 hommes de renfort. Drummond prit le commandement et contremanda la retraite ; mais il fut attaqué à l’improviste avant d’avoir pu faire toutes ses dispositions. Sa gauche après diverses vicissitudes fut obligée de céder ; elle recula en bon ordre et alla se former en potence le long du chemin, appuyée sur le centre placé sur une hauteur.

Le centre tenait bon contre Brown, qui faisait en vain les plus grands efforts pour s’emparer des batteries qui couronnaient cette hauteur. Les artilleurs anglais se faisaient bayonnetter sur leurs pièces par l’ennemi, qui fit avancer ses canons jusqu’à quelques pas seulement des canons anglais. L’obscurité de la nuit qui était alors venue occasionna plusieurs méprises. Ainsi les deux partis échangèrent quelques pièces de canon au milieu de la confusion, dans les charges qu’ils faisaient alternativement l’un contre l’autre. À neuf heures le feu cessa un instant. Le reste des forces américaines rentra en ligne dans le même temps qu’un surcroît de 1200 hommes arrivait à marche forcée pour augmenter l’armée anglaise. Ainsi renforcé des deux côtés, l’on recommença ce combat nocturne avec plus d’acharnement que jamais, et on le continua jusqu’à minuit que les Américains désespérant d’emporter la hauteur, abandonnèrent enfin le champ de bataille pour se retirer dans leur camp au delà de la rivière Chippawa.

L’action avait commencé à 6 heures du soir, de sorte qu’elle avait duré près de six heures. Dans l’obscurité le général Riall qui avait été grièvement blessé en voulant gagner le derrière du champ de bataille, tomba au milieu de la cavalerie ennemie et fut fait prisonnier.

Le lendemain les américains jetèrent la plus grande partie de leurs bagages et de leurs vivres dans la chute, mirent le feu à Street Mills, détruisirent le fort de Chippawa et retraitèrent vers le fort Érié.

La perte des deux côtés était considérable. Le général Drummond avait été gravement blessé au cou, mais il l’avait caché à ses troupes, et était resté sur le champ de bataille jusqu’à la fin de l’action, le nombre des tués et des blessés s’éleva à 7 à 800 hommes de chaque côté, outre plusieurs centaines de prisonniers que les Américains laissèrent entre les mains du vainqueur. Les Anglais après avoir reçu tous leurs renforts comptaient 2800 hommes ; les ennemis 5000. La milice du Haut-Canada montra la plus grande bravoure. « Rien, dit un écrivain, ne pouvait être plus terrible ni plus imposant que ce combat de minuit. Les charges désespérées des troupes étaient suivies d’un silence funèbre, interrompu seulement par le gémissement des mourans et le bruit monotone de la cataracte de Niagara ; c’est à peine si l’on pouvait discerner au clair de la lune les lignes des soldats à l’éclat de leurs armes. Ces instans d’anxiété étaient interrompus par le feu de la mousqueterie et la répétition des charges que les troupes britanniques, réguliers et miliciens, recevaient avec une fermeté inébranlable. »

Les généraux américains Brown et Scott ayant été blessés, le commandement échut au général Ripley, qui se retrancha au fort Érié, où Drummond vint ensuite l’attaquer.

Il fit d’abord canonner les retranchemens par son artillerie, et lorsqu’il crut la brèche praticable, il forma ses troupes en trois colonnes pour attaquer le centre et les deux extrémités à la fois. Il les mit en mouvement dans la nuit du 14 août. La colonne commandée pur le colonel Fischer et formée des Watteville, atteignit son point d’attaque deux heures avant le jour, et s’empara des batteries ennemies malgré un échec inattendu qui jeta le corps qui devait la soutenir dans le plus grand désordre. Les deux autres colonnes montèrent à l’assaut en attendant le feu de celle de Fischer, et après une vive résistance réussirent à pénétrer dans le fort qui était au centre des retranchements, par les embrasures du demi bastion. L’ennemi se retira alors dans un bâtiment en pierre d’où il continuait à se défendre avec vigueur contre les canons du bastion retournés contre lui, lorsqu’une explosion soudaine enveloppa dans une ruine commune tous les soldats du fort. Au bruit de cette catastrophe une terreur panique s’empara des trois colonnes assaillantes, qui posèrent les armes ou prirent la fuite poursuivies par les Américains. Près de 1000 Anglais furent tués, blessés ou fait prisonniers, tandis que l’ennemi ne perdit pas 80 hommes.

Après ce désastre, Drummond se retira dans ses lignes, où il resta jusqu’au 17 septembre que les Américains, à la nouvelle de la victoire remportée par leur flotte sur le lac Champlain et de la retraite du général Prevost, firent une sortie avec un gros corps de troupes à la faveur d’un orage et détruisirent les ouvrages avancés des Anglais. La perte fut encore ici de cinq à six cents hommes de chaque côté, dont la plus grande partie prisonniers. Après ce nouveau choc, la maladie commençant à se mettre parmi les troupes, et le général américain Izard s’avançant de Plattsburgh avec des renforts, Drummond jugea à propos de lever son camp et de retourner à Chippawa.

C’était dans le moment où la malheureuse issue de l’expédition de Plattsburgh, servait de prétexte aux accusations les plus graves contre Prevost. Ce gouverneur que le parti anglais détestait parcequ’il paraissait montrer plus d’égards aux Canadiens que ses prédécesseurs, devait être la cause de tous les malheurs qui arrivaient. Il ne voulait pas voir dans sa conduite le résultat des instructions qu’il avait reçues des ministres, pour obtenir d’un peuple, jusque-là presque frappé d’ostracisme, le sacrifice de son sang et de son argent. Il jugea plus politique de le croire le seul fauteur de ces égards odieux, et feignit de le haïr d’autant plus qu’il paraissait malheureux dans ses entreprises. Forcé de se taire dans le bruit des armes et devant le zèle des Canadiens qu’il avait toujours représentés comme un peuple peu sûr, il ne put se retenir plus longtemps, et saisit pour recommencer ses clameurs l’occasion d’un événement dont il n’était pas la cause.

En effet l’expédition de Plattsburgh avait été entreprise sur l’ordre des ministres, que l’abdication de Napoléon et la paix européenne mettaient à même d’employer de plus grandes forces en Amérique. 14,000 hommes de l’armée de Wellington avaient été embarqués en France et débarqués à Québec dans les mois de juillet et août. Ces troupes avaient été acheminées aussitôt vers la frontière du lac Champlain et vers le Haut-Canada. La division envoyée dans le Haut-Canada était commandée par le général Kempt, excellent officier de la guerre espagnole, et avait ordre d’attaquer Sackett’s Harbor si l’occasion favorable se présentait.

Le commandement de la flottille du lac Champlain fut donné au capitaine Downie appelé du lac Ontario. Un gros renfort de matelots fut tiré des deux vaisseaux de guerre qui étaient à Québec, pour compléter l’équipage de cette flottille. L’armée anglaise destinée à agir contre Plattsburgh, se concentra entre Laprairie et Chambly.

Le général Wilkinson qui commandait l’armée américaine du lac Champlain, fut remplacé par le général Izard après son échec à Lacolle. Les événemens d’Europe obligeaient l’ennemi à changer de tactique et à se renfermer dans la défensive. Il prévoyait déjà la nécessité de faire une paix prochaine, pour ne pas avoir toutes les forces de l’Angleterre sur les bras. Le général Izard partit dans le mois d’août avec 5000 hommes pour aller renforcer, à la tête du lac Ontario, l’armée du fort Érié. Il laissa 1500 soldats seulement à Plattsburgh. C’était inviter les Anglais à précipiter leur attaque.

Prevost mit son armée en branle. Il traversa la frontière à Odeltown, occupa Champlain le 3 septembre et le camp retranché abandonné par l’ennemi sur la rivière Chazy, puis marcha de là en deux colonnes sur Plattsburgh, repoussant devant lui de nombreux corps de milice. Il atteignit cette petite ville le 6. Le colonel Bayard avec la moitié du régiment de Meuron chassa de la partie de Plattsburgh située au nord de la rivière Saranac les Américains qui se retirèrent sur la rive opposée, d’où ils se mirent à tirer à boulets rouges et incendièrent plusieurs maisons. Les Meurons firent un riche butin. La cavalerie américaine qui était magnifique combattait à pied. On voyait au télescope la longue file de leurs chevaux attachés au piquet. L’infanterie alla occuper les hauteurs que couronnaient trois fortes redoutes, des blockaus armés de grosse artillerie et d’autres ouvrages de campagne. La flottille ennemie du commodore MacDonough s’éloigna hors de la portée de ses canons. La flottille anglaise du capitaine Downie suivait à quelque distance le mouvement du général Prevost.

Ce général fit préparer ses batteries pour l’attaque en attendant l’approche de Downie, dont la coopération était nécessaire aux troupes de terre. En arrivant Downie, profitant du vent, engagea à la vue de toute l’armée qui était sous les armes, le combat avec la flottille ennemie. Mais la frégate qu’il montait s’étant trop avancée se trouva exposée au feu de deux batteries et d’une frégate américaines. À la première décharge, Downie fut tué avec plusieurs de ses officiers, sa frégate s’ensabla et le feu porta la mort sur ses ponts encombrés d’hommes. La lutte se prolongea ainsi deux heures avec le reste de la flottille, au bout desquelles le capitaine Pring qui avait pris le commandement, fut obligé d’amener son pavillon. Les Anglais ne sauvèrent que sept à huit chaloupes canonnières qui avaient pris la fuite au début de l’action.

Prevost en voyant Downie engager le combat, avait ouvert le feu de ses batteries et disposé ses troupes en colonnes pour monter à l’escalade. Une colonne devait forcer le pont jeté sur la rivière qui traverse Plattsburgh et attaquer les ouvrages ennemis de front ; une autre devait défiler derrière le camp pour cacher sa marche, traverser la Saranac à un gué qu’on avait reconnu plus haut, et prendre les ouvrages à revers. Les colonnes s’ébranlèrent. Bientôt l’on se battit sur terre comme sur eau. Les chasseurs canadiens étaient à la tête et s’exposèrent sans nécessité. Les obstacles à vaincre étaient nombreux. Le combat ne faisait pas de progrès et les assaillans étaient repoussés ou contenus, lorsque l’armée américaine qui voyait ce qui se passait du sommet de ses ouvrages, poussa des cris de triomphe à la victoire de MacDonough, qui parvinrent jusqu’à la colonne du général Robinson. Cette colonne avait manqué le gué de la rivière et s’était égarée. Robinson inquiet de ce bruit, envoya au quartier général pour en savoir la cause et demander des ordres. Prevost voyant l’issue du combat naval et l’inutilité d’un plus long sacrifice d’hommes, pour s’emparer d’une position qu’il aurait fallu abandonner après la perte de la flottille, lui fit dire de revenir.

En effet sans la possession du lac, le but de la campagne était manqué. Il fit retirer partout les colonnes d’attaque, cesser le feu, et se prépara à lever son camp pour rentrer en Canada avec toute son armée, avant que le général Macomb dont les forces augmentaient à chaque instant par l’arrivée des nombreux renforts que les vaisseaux victorieux portaient où il était nécessaire, put être en état de l’attaquer sérieusement dans sa retraite. On disait même déjà que les milices de Vermont allaient traverser le lac. Si Prevost se fut avancé davantage, il aurait probablement eu le sort de Burgoyne. Tout le long du lac, les Américains aidés de leurs chaloupes canonnières, pouvaient détruire ses troupes, le chemin étant près du rivage et dans un état affreux.

Après avoir envoyé les blessés en avant et fait démonter les batteries, il ordonna aux troupes de battre en retraite. Elles s’ébranlèrent dans la nuit au milieu d’une pluie qui n’avait pas cessé depuis le commencement de la campagne. Le désordre et la confusion se mirent malheureusement dans leurs rangs. Nombre de blessés et de traînards tombèrent entre les mains de l’ennemi avec presque toutes les munitions de guerre et de bouche, la comptabilité générale, les rôles des troupes, les équipages. La perte fut énorme, parce qu’on avait fait des préparatifs pour passer l’hiver à Plattsburgh. Elle aurait été bien plus grande si toute l’armée américaine s’était mise à la poursuite des Anglais. Plusieurs centaines de soldats désertèrent dès le début de ce mouvement rétrograde.

Telle fut l’expédition de Plattsburgh. Elle fut dictée par le cabinet de Londres et eut le succès des plans formés à mille lieues de distance. L’armée de Prevost était trop faible pour pénétrer bien avant dans les États-Unis et y remporter des avantages réels ; elle était trop forte pour une simple excursion. Au reste la flotte qui devait l’appuyer et sans laquelle elle ne pouvait agir, était trop faible. C’était une base que le moindre choc pouvait renverser, et c’est ce qui arriva. Le reste s’affaissa sous son propre poids. Prevost qui en fut la victime n’en était que l’instrument. Son malheur fut de s’être montré trop obéissant à des ordres imprudens.

Cependant tandis que l’on perdait la suprématie du lac Champlain, l’on reprenait celle du lac Ontario. Un vaisseau de 100 canons venait d’y être achevé ; sir James L. Yeo fit voile de Kingston pour le haut du lac avec une flotte et des renforts de troupes. Le commodore Chauncey avec la flotte américaine fut obligé à son tour de se renfermer à Sackett’s Harbor et de laisser triompher les Anglais, qui allaient maintenant envahir les États-Unis de tous les côtés, du côté de l’océan surtout où leurs déprédations et leurs descentes allaient rappeler les excursions des Normands sur les côtes des Gaules et de la Bretagne dans le 9e et le 10e siècle.

Tant que la guerre contre Napoléon avait été douteuse, l’Angleterre s’était bornée suivant son plan, à la défensive en Amérique, pour fournir à la coalition européenne ses plus grandes forces. Le duc de Wellington que le ministère consultait sur toutes les opérations militaires de l’empire, avait recommandé ce système. « Je suis bien aise de voir, écrivait-il au commencement de 1813, à lord Bathurst, que vous allez renforcer sir George Prevost ; j’espère que les troupes arriveront à temps, que sir George ne se laissera pas entraîner par l’espérance d’avantages de peu de conséquence, et qu’il suivra un système défensif vigoureux. Il peut être sûr qu’il ne sera pas assez fort en hommes ni en moyens pour se maintenir dans toute conquête qu’il pourrait faire. La tentative ne ferait que l’affaiblir, et ses pertes augmenteraient l’ardeur et l’espérance de l’ennemi, si même elles n’étaient pas suivies de conséquences pires ; tandis que par l’autre système, il jettera les difficultés et les risques sur les Américains, et ils seront très probablement défaits. »[2]

Mais la fin de la crise européenne permettait maintenant d’expédier des renforts en Canada, et d’envoyer des flottes et des troupes pour faire des débarquemens sur les côtes des États-Unis le long de l’Atlantique, qui les forceraient à retirer leurs troupes des frontières canadiennes et à faire la paix. Leurs principaux ports furent bloqués depuis la Nouvelle-Écosse jusqu’au Mexique. Des corps considérables de troupes furent mis sur les flottes pour attaquer les principaux centres de la république. Washington et la Nouvelle-Orléans furent les deux points, au centre et au sud, où l’on fit agir les plus grandes forces sous les ordres des généraux Ross et Packenham. Plattsburgh était le point au nord. Ces entreprises par la manière dont elles étaient distribuées devaient faire beaucoup de mal à l’ennemi.

La baie de Chesapeake était un des principaux points d’attaque. On avait déjà fait de fréquentes descentes dans ces parages. Dans le mois d’août le général Ross débarqua avec 5000 hommes à Benedict et s’avança vers Washington. Le commodore Barney brûla sa flottille à son approche dans la rivière Pautuxet, et ayant rallié la milice à ses marins, voulut arrêter les Anglais à Bladensburg, où il fut culbuté et lui-même fait prisonnier. Ross continuant son chemin, prit Washington sans coup-férir, brûla le capitole ainsi que les édifices publics, puis regagna ses vaisseaux. Dans le même temps une partie de la flotte entrait dans le fort d’Alexandrie sur la rivière Potomac, et se faisait livrer par les habitans les vaisseaux et les marchandises qui s’y trouvaient, pour éviter le pillage et l’incendie de leur ville.

Après son expédition de Washington, le général Ross alla débarquer à North Point à 14 miles de Baltimore, et marchait sur cette ville lorsqu’il fut tué dans une escarmouche. Le colonel Brooke le remplaça, battit le général américain Stricker et s’avança jusqu’aux ouvrages que les ennemis avaient élevés en face de la ville, pendant que la flotte qui le suivait bombardait inutilement le fort McHenry. Le lendemain Brooke voyant les Américains trop bien fortifiés dans leurs lignes pour être attaqués avec avantage, prit le parti de se retirer. Pendant ce temps là les escadres qui bloquaient les ports de New-York, New-London et Boston, enlevaient de nombreux navires et faisaient subir des pertes immenses au commerce américain.

Les états du Sud n’étaient pas plus exempts que ceux du centre de ces irruptions dévastatrices. Dans le mois d’août, les Anglais prirent possession des forts espagnols de Pensacola du consentement des autorités, et préparèrent une expédition pour s’emparer du fort de Bowger qui commandait l’entrée de la baie et du havre de la Mobile. Le général Jackson après des remontrances inutiles au gouverneur espagnol, marcha sur Pensacola, prit cette ville d’assaut, et força les Anglais d’évacuer la Floride. C’est à son retour que la Nouvelle-Orléans se trouva menacée et qu’on se hâta d’armer la milice, de proclamer la loi martiale et d’élever des fortifications pour protéger la ville.

L’escadre anglaise portant l’armée du général Packenham, destinée à agir contre elle, entra dans le lac Borgne le 10 décembre et battit ou prit une escadrille de chaloupes canonnières. Packenham débarqué, livra à son tour un combat nocturne d’avant-garde, le 22, à trois lieues de la Nouvelle-Orléans, puis s’avança vers les retranchemens élevés à 4 miles au-dessous de la ville pour la protéger. Ces retranchemens formés de balles de coton étaient défendus par 6000 hommes, les meilleurs tireurs du pays, appuyés de batteries montées sur les points les plus favorables.

Packenham forma 12,000 soldats en colonnes et se mit en mouvement. Les colonnes marchèrent à l’assaut avec une parfaite régularité. Lorsqu’elles furent à portée, les batteries américaines ouvrirent leur feu sur elles sans les ébranler. Elles se resserraient à chaque vide que les boulets faisaient dans leurs rangs comme la garde de Napoléon à Waterloo, et continuaient toujours à avancer. Elles arrivèrent ainsi sous le feu de la mousqueterie. Six mille fusils se penchèrent alors sur elles en se réunissant à l’artillerie, et portèrent les ravages et la mort dans leurs rangs. Les décharges les plus meurtrières se succédaient avec d’autant plus de précision que les Américains étaient à couvert. En un instant les colonnes compactes des Anglais furent écrasées. Elles voulurent en vain conserver leur ordre ; les tués et les blessés les embarrassaient en tombant. Elles chancelèrent et dès lors tout fut perdu ; elles tombèrent dans une confusion effroyable.

Le général Packenham fut tué en cherchant à les rallier. Les généraux Gibbs et Keene furent blessés, le premier à mort. Le soldat ne voulut plus écouter la voix des chefs, et toute l’armée prit la fuite en masse laissant le terrain jonché de cadavres.

Le général Lambert à qui revenait le commandement, incapable d’arrêter le torrent, le laissa s’écouler vers le camp où les troupes effrayées se remirent petit à petit de leur trouble. Elles avaient laissé 700 tués et plus de 1000 blessés sur le champ de bataille. La perte de l’ennemi n’était que de 7 tués et 6 blessés, différence qui est la condamnation la plus complète de Packenham en attaquant avec trop de précipitation des retranchemens dont il ne paraissait pas connaître la force, et qui justifiait la prudence du général Prevost en ne risquant point une attaque inutile à Plattsburgh.

Cette victoire qui remplit les États-Unis de joie, et quelques exploits sur mer, précédèrent de peu de temps le rétablissement de la paix. Ces succès rendirent le cabinet anglais moins exigeant, et permirent aux Américains de négocier avec plus de dignité, le parti opposé à la guerre pouvant maintenant lever la tête sans trop blesser l’amour propre national.

Ce parti embrassait une grande portion du parti fédéral, dont la grande majorité appartenait aux états de la Nouvelle-Angleterre ; à ces états qui avaient commencé la révolution et conquis l’indépendance. Ces anciennes provinces de tout temps plus ou moins jalouses des nouvelles, qui oubliaient souvent ce qu’elles devaient à leurs aînées, n’avaient point cessé depuis la guerre de se plaindre que le gouvernement général ne leur accordait point une protection proportionnée à la part qu’elles payaient des frais de la guerre. L’Angleterre qui connaissait leurs sentimens, faisait ravager leurs côtes exprès pour leur faire désirer plus vivement la cessation des hostilités. Vers la fin de 1814 des délégués nommés par les législatures du Massachusetts, du Connecticut, de Rhode-Island et par une portion du Vermont et du New Hampshire, s’assemblèrent en convention à Hartford pour prendre en considération l’état du pays. Cette convention fut dénoncée dans les termes les plus sévères par les amis du gouvernement général. Elle fut flétrie comme une trahison commise au préjudice de la république entière, et comme un appât aux projets de l’ennemi. Ces querelles agitèrent profondément la nation et influencèrent beaucoup les résolutions du gouvernement fédéral pour la paix. Dès le mois d’août les commissaires des deux nations s’assemblèrent à Gand, en Belgique, pour en discuter les conditions, et signèrent le 24 décembre un traité fort honorable pour la Grande-Bretagne. Il stipulait la restitution réciproque de toutes les conquêtes faites l’une sur l’autre par les deux nations, sauf les îles de la baie de Passamaquoddy dont la propriété devait rester in statu quo, et abandonnait la question des frontières du Canada et du Nouveau-Brunswick à la décision des commissaires qui seraient nommés par les deux gouvernements. Les États-Unis adoptèrent aussi dans le traité cette disposition si incompatible avec l’esclavage qui règne dans une grande portion de leur territoire, que comme la traite des esclaves est inconciliable avec les principes de la justice et de l’humanité, et que les deux gouvernemens désirent continuer à travailler à son abolition, ils feront tous leurs efforts pour atteindre un but si désirable. Le silence fut gardé sur le principe que le pavillon couvre la marchandise et sur le droit de visite.

Le traité de Gand ne dut pas satisfaire l’amour propre des républicains américains, car en n’obtenant rien de ce qu’ils avaient voulu acquérir par la guerre, ils se reconnaissaient incapables de se le faire donner de force. Leur erreur était d’avoir attendu trop tard pour prendre les armes. La campagne de Russie allait commencer la décadence de Napoléon, assurer le triomphe final de l’Europe sur lui, et laisser l’Angleterre libre d’agir en Amérique. Depuis longtemps l’empereur français pressait les Américains de prendre les armes. Il savait que depuis leur révolution, ils convoitaient les provinces anglaises, qui le dos au nord pèsent sur eux de tout leur poids dans toute la largeur du continent. Mais ils mirent tant de lenteur à se décider, qu’il s’ébranlèrent au moment où leur gigantesque allié commençait à pencher vers sa ruine. Le vrai motif de la guerre était la conquête du Canada, le prétexte  : le principe que le pavillon couvre la marchandise et le droit de visite.

Ce prétexte subsiste encore. L’Angleterre fit une faute de ne pas le faire disparaître ; car sa faiblesse en Amérique augmente tous les jours proportionnellement avec la marche ascendante des États-Unis. Deux choses contribuent à cette faiblesse relative, l’inégalité numérique croissante de la population et surtout le vice fondamental du gouvernement colonial, dont le point d’appui est à 1000 lieues de distance, dans un autre monde, dans un autre monde qui a une organisation sociale et politique totalement différente, et dont la population devient de jour en jour plus étrangère d’idées et d’intérêts à la colonie. Aussi Alison avoue-t-il que le traité de Gand doit-être regardé plutôt comme une longue trêve que comme une pure pacification finale. La question de la frontière du Maine resta indécise avec la propriété d’un territoire aussi étendu que celui de l’Angleterre. Les États-Unis profitant du levain laissé dans l’esprit des colons canadiens à la suite des événemens de 1837, insistèrent pour qu’on en finisse une bonne fois, et obtinrent presque tout ce qu’ils demandaient par le traité d’Ashburton. Le droit de visite fera sans doute renaître les difficultés, car il est incompatible avec la dignité d’une nation libre, et encore moins avec les intérêts commerciaux des États-Unis dont les victoires à la fin de la guerre ont satisfait l’amour propre national et excité l’ambition future. Les triomphes de Plattsburgh et de la Nouvelle-Orléans ont fait oublier la bataille de Chateauguay et la retraite de l’armée américaine à la suite des combats perdus dans le Haut-Canada.

Le traité qui mit fin à la guerre de 1812 fut accueilli avec joie dans les deux Canadas, mais surtout dans le Haut, où la guerre avait été une suite d’invasions cruelles et ruineuses pour le pays. Il ne fut pas moins bien reçu d’une grande partie des États-Unis, surtout de ceux qui bordent la mer. La guerre avait presqu’anéanti le commerce extérieur de la république, qui s’élevait avant les hostilités à un chiffre énorme. Ses exportations étaient de 22 millions sterling, et ses importations de 28,000,000, le tout employant 1,300,000 tonneaux de jaugeage. Deux ans après, en 1814 elles étaient déjà tombées les premières à 1,400,000 et les dernières à moins de trois millions. Deux ou trois mille vaisseaux de guerre et de commerce plus ou moins gros avaient été enlèves par les Anglais, qui malgré les grandes pertes qu’ils avaient faites eux-mêmes, étaient sûrs de ruiner la marine américaine avant d’épuiser la leur, dont la force était immensément supérieure. Le trésor de la république provenant en grande partie de droits de douane, s’était trouvé par là même épuisé en un instant ; il avait fallu recourir à des impôts directs et à des emprunts qui s’élevèrent, en 1814 à 20 millions et demi de piastres, somme énorme pour une nation dont la totalité du revenu montait seulement à 23 millions en temps ordinaire. Les deux tiers des marchands étaient devenus insolvables, et les états du Massachusetts, du Connecticut et de la Nouvelle-Angleterre allaient prendre des mesures pour demander leur séparation de l’union et une indépendance séparée lorsque arriva la paix.

La guerre de 1812 causa aussi de grandes pertes au commerce anglais. Les États-Unis qui tiraient pour 12 millions de marchandises des îles britanniques, s’arrêtant tout à coup, génèrent ses manufactures, qui durent renvoyer leurs ouvriers dont la misère devint excessive. Il est vrai que bientôt le nord de l’Europe et l’Italie, affranchis des armées françaises après la campagne de Russie, purent offrir une compensation dans les marchés que ces pays ouvrirent à son activité. Mais la nécessité rendit les Américains manufacturiers à leur tour, et une fois les manufactures montées chez eux, elles restèrent et leurs produits continuent aujourd’hui à y remplacer une partie de ceux de l’étranger. Tel fut le premier effet permanent de la guerre. Un second effet tout aussi important, c’est que les états du nord qui voulaient s’en détacher pour s’unir à la Grande-Bretagne en 1814, sont précisément ceux-là même à l’heure qu’il est, qui sont les ennemis les plus naturels de cette nation, parce que c’est chez eux que se sont établies les manufactures et qu’existe maintenant la véritable rivalité avec l’Angleterre. Aussi il n’y a plus aujourd’hui à craindre de dissolution pour la raison commerciale, parce qu’il s’établit tous les jours de plus en plus entre le sud et le nord des rapports d’intérêt qui les rapprochent.

Au reste les Américains ne chercheront guère à acquérir le Canada malgré le vœu de ses habitans. La dépendance coloniale ne paraît pas à leurs yeux un état naturel qui doive toujours durer, et la conduite des métropoles elles-mêmes indique assez qu’elles ont aussi le même sentiment sur l’avenir. Cette éventualité préoccupe la politique et les historiens de l’Angleterre ; mais ni ses philosophes, ni ses hommes d’état ne peuvent s’affranchir assez de leurs préjugés métropolitains pour porter un jugement correct et impartial sur ce qu’il faudrait faire pour conserver l’intégrité de l’empire. De quelque manière qu’on envisage cette question, la solution paraît difficile, car la métropole ne peut consentir à permettre aux colonies d’exercer la même influence sur son gouvernement que les provinces qui la constituent elle-même, et à leurs députés de siéger à Westminster Hall à côté des siens en nombre proportionné à la population, car il viendrait un temps où la seule population du Canada, du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse excéderait celle de l’Angleterre, et si on y joignait la population de toutes les autres colonies, la représentation coloniale deviendrait la majorité, et l’Angleterre passerait du rôle de métropole à celui de dépendance, et recevrait la loi comme telle. Cette alternative qui arriverait indubitablement est supposée ici pour montrer avec plus de force les obstacles que rencontre le système colonial à mesure qu’il vieillit et que les populations s’accroissent. La séparation doit donc paraître une chose inévitable malgré le désir que l’on pourrait avoir des deux côtés de l’éviter. Il ne reste à la politique, dans ce cas, qu’à travailler à reculer l’événement, et lorsque l’événement arrivera, qu’à affaiblir le plus possible le mal qu’il sera de nature à causer aux deux parties. Mais c’est là la prévoyance qui manque presque toujours aux métropoles quand le temps vient de lâcher graduellement les rênes des jeunes coursiers qui essaient leurs forces et qui brûlent de s’élancer dans la carrière avec toute l’indépendance d’un tempérament jeune, indocile et vigoureux. La crainte retient la main du conducteur, et la contrainte irrite l’ardeur du coursier qui se cabre, se révolte, et brise son frein. Les métropoles se trompent souvent sur les causes de trouble. « Après tout ce qui peut-être fait, dit encore Alison, pour assurer nos possessions de l’Amérique du nord par la prudence et la prévoyance, leur conservation doit toujours dépendre principalement de l’attachement et de l’appui de ses habitans. Quoique nous devions déplorer l’effet des actes coupables et de l’ambition criminelle des révolutionnaires du Bas-Canada en aliénant les affections d’un peuple simple et industrieux, autrefois loyal et dévoué, le mal n’est pas encore sans remède ; et si on y remédie dans un bon esprit, il pourra résulter de ces maux passagers un bien durable. Ces événemens en attirant l’attention ont fait découvrir bien des abus qui sans cela seraient restés dans l’ombre, et ont fait voir la nécessité de les faire disparaître. » Mais l’abus est l’abîme insurmontable des gouvernemens coloniaux. Ceux qui désirent le plus dans la métropole les réformes, sont ceux-là même qui qualifient la conduite des réformateurs coloniaux de criminelle et de révolutionnaire. Les insurrections du Haut et du Bas-Canada en 1837 n’ont été que la conséquence de la mauvaise administration de ces deux pays, et l’obstination du pouvoir à ne pas prêter l’oreille à temps à leurs représentations exprimées solennellement par leurs députés en pleine législature pendant une longue suite d’années. Le préjugé est si difficile à vaincre, que l’historien métropolitain en indiquant le remède se taira sur la révolte du Haut-Canada, parceque ce pays est peuplé d’hommes de sa race, et notera d’infamie le rebelle du Bas parcequ’il est d’une autre origine, attribuant la conduite de l’un à la supériorité de lumières et d’énergie, et la conduite de l’autre à l’ignorance et à l’ambition. Comment le politique tiraillé par les préjugés, par les passions, par les intérêts qui l’entourent, pourra-t-il éviter de se tromper si le philosophe se laisse entraîner dans le silence du cabinet jusqu’à pervertir la vérité et faire de la même chose un crime à l’un et une vertu à l’autre.

Après la campagne de 1814, sir George Prevost était descendu à Québec où il avait réuni les chambres, dans le mois de janvier 1815. M. Panet nommé au conseil législatif avait été remplacé par M. Papineau à la présidence de l’assemblée, quoique M. Papineau fût l’un de ses plus jeunes membres, et eût à peine 26 ans. Plus ardent que son père, qui s’était distingué dans nos premières luttes parlementaires, il devait porter ses principes beaucoup plus loin que lui.

Après avoir amendé l’acte des milices et augmenté les droits sur divers articles pour pourvoir aux besoins de la guerre si elle continuait, la chambre était revenue sur la question d’un agent en Angleterre. Elle avait passé une résolution à ce sujet, qui avait été repoussée comme les autres par le conseil législatif. L’Angleterre toujours opposée à ce système, le faisait rejeter par le conseil, chaque fois qu’on l’amenait devant la législature, et faisait déclarer que le gouverneur était la seule voie constitutionnelle de correspondance entre les deux corps législatifs et la métropole.

Ce qui avait fait désirer alors plus que jamais d’avoir un agent à Londres, c’est le bruit qui s’était répandu de la suggestion du juge Sewell de réunir toutes les colonies sous un seul gouvernement. L’assemblée déclara qu’elle persistait dans ses accusations contre ce juge et contre le juge Monk, et nomma de nouveau M. James Stuart pour aller les soutenir auprès de la métropole. Elle était encore occupée de cette question irritante lorsque la conclusion de la paix fut officiellement annoncée. La milice fut renvoyée dans ses foyers, et l’assemblée passa une résolution pour déclarer que sir George Prevost dans les circonstances nouvelles et singulièrement difficiles dans lesquelles il s’était trouvé, s’était distingué par son énergie, sa sagesse et son habileté. Elle lui vota cinq mille louis sterling pour lui acheter un service de table en argent, don que le conseil rejeta lorsqu’il fut soumis à son suffrage l’année suivante, malgré l’approbation que le prince régent avait donnée à l’administration et à la conduite militaire de ce gouverneur. Lorsque le parlement fut prorogé, le président de l’assemblée en présentant le bill des subsides, lui adressa ces paroles : « Les événemens de la dernière guerre ont resserré les liens qui unissent ensemble la Grande-Bretagne et les Canadas. Ces provinces lui ont été conservées dans des circonstances extrêmement difficiles. Lorsque la guerre a éclaté, ce pays était sans troupes et sans argent, et votre excellence à la tête d’un peuple, en qui, disait-on, l’habitude de plus d’un demi-siècle de repos, avait détruit tout esprit militaire. Au-dessus de ces préjugés, vous avez su trouver dans le dévouement de ce peuple brave et fidèle, quoiqu’injustement calomnié, des ressources pour déjouer les projets de conquête d’un ennemi nombreux et plein de confiance dans ses propres forces. Le sang des enfans du Canada a coulé, mêlé avec celui des braves envoyés pour les défendre. Les preuves multipliées de l’efficacité de la puissante protection de l’Angleterre et de l’inviolable fidélité de ses colons, sont devenues pour ceux-ci de nouveaux titres en vertu desquels ils prétendent conserver le libre exercice de tous les avantages que leur assurent la constitution et les lois. »

Le gouverneur accueillit cette approbation avec un extrême plaisir, et informa les chambres qu’il allait remettre les rênes du gouvernement, pour aller répondre en Angleterre aux accusations de sir James L. Yeo. au sujet de l’expédition de Plattsburgh. Les habitans de Québec et de Montréal lui présentèrent les adresses les plus flatteuses pour lui témoigner qu’ils prenaient la part la plus vive à tout ce qui le concernait et qu’ils regardaient l’insulte qu’on lui faisait comme une insulte faite à eux mêmes.

Les Canadiens lui montraient d’autant plus d’affection qu’ils savaient que l’espèce de disgrâce dans laquelle il était tombé, provenait en grande partie de la sympathie qu’il avait paru leur porter. Le résultat de l’expédition de Plattsburgh avait fourni à ses ennemis un prétexte pour lui montrer enfin ouvertement toute leur haine, qu’ils avaient dissimulée jusque là tant qu’ils avaient pu. Ils s’étaient ligués pour faire retomber sur lui la responsabilité de la défaite navale de Sackett’s Harbor, afin de le faire rappeler. Sir James L. Yeo l’avait accusé d’avoir été la cause du triomphe des Américains, et la cour martiale composée de marins, avait cherché à faire retomber sur lui, dans la sentence qu’elle avait portée contre les officiers de la flottille, une partie du tort. Le département militaire en lui transmettant les accusations lui avait donné jusqu’au mois de janvier 1816 pour faire venir ses témoins du Canada et préparer sa défense. Mais il mourut dans l’intervalle des suites des fatigues qu’il avait endurées en faisant à pied une partie du chemin de Québec au Nouveau-Brunswick, dans la saison la plus rigoureuse de l’année, pour passer en Europe. Suivant l’usage des conseils de guerre, sa mort mit fin à l’enquête. Après quelques démarches de sa veuve et de son frère, le colonel Prevost, auprès du bureau de la guerre, le gouvernement fut forcé de reconnaître d’une manière publique les services distingués qu’il avait reçus de la victime, et de permettre par une espèce de rétribution d’ajouter quelques armoiries dans les armes de sa famille.

Les hommes compétens avaient déjà approuvé le système de sir George Prevost et la résolution qu’il avait prise à Sackett’s Harbor. Le duc de Wellington écrivait à sir George Murray : « J’approuve hautement, et même plus, j’admire tout ce qui a été fait par le militaire en Amérique, d’après ce que je puis en juger en général. Que sir George Prevost ait eu tort ou raison dans sa décision au lac Champlain, c’est plus que je ne puis dire ; mais je suis certain d’une chose, c’est qu’il aurait été également obligé de retourner à Montréal après la défaite de la flotte. Je suis porté à croire qu’il a eu raison. J’ai dit, j’ai répété aux ministres que la supériorité sur les lacs est la condition sine qua non du succès en temps de guerre sur la frontière du Canada, même si notre but est une guerre entièrement défensive. »

  1. Lord Bathurst à sir J. C. Sherbrooke partant pour le Canada, 6 mai 1816.
  2. Gurwood : Wellington’s dispatches Vol. X, p. 109.