Histoire du Bouddha Sâkya-Mouni (Summer)/Préface


Ernest Leroux (Bibliothèque orientale elzévirienne, IIp. v-xii).


PRÉFACE.





Il ne faut pas remonter bien haut pour trouver le moment où l’étude du Bouddhisme commence à s’appuyer sur des bases solides. Suivant, en cela, les destinées du Brahmanisme qui l’a précédé, le Bouddhisme n’a pu être étudié sérieusement que depuis les quarante dernières années qui viennent de s’écouler. C’est dans cet intervalle que les bibliothèques de l’Europe se sont enrichies des livres sanskrits, pâlis, tibétains, chinois, mongols, etc., qui composent la littérature sacrée des Bouddhistes. Mais si la possession de ces livres était déjà un grand avantage, encore fallait-il, pour en profiter, comprendre les langues dans lesquelles ces livres sont écrits. Le temps nécessaire pour apprendre l’une ou l’autre de ces langues a été la cause de la lenteur des progrès.

Si les études bouddhiques se sont considérablement développées en Angleterre, en Allemagne, en Russie et en Danemark, la France n’est pas restée en arrière. En nommant ici Abel Rémusat, Eugène Burnouf, Stanislas Julien, Barthélemy Saint-Hilaire, P. Bigandet[1], etc., notre pays peut réclamer la meilleure part des travaux qui ont eu pour objet Sâkya-Mouni et sa doctrine.

Remarquons, en même temps, que, dès la fin du xviie siècle, deux voyageurs français appelaient l’attention sur la religion du Bouddha[2], et qu’au xviiie, quand l’Europe ne pensait guère au Bouddhisme, de Guignes publiait, en 1759 et 1773, trois mémoires[3] sur la religion de Fo (Bouddha), composés d’après les livres chinois.

Au commencement du xixe siècle, le cercle des études bouddhiques s’agrandit. Les Recherches Asiatiques publiées à Calcutta ; le Journal de la Société Asiatique du Bengale, qui leur succède ; les Transactions de la Société Asiatique de Londres, remplacées depuis par le Journal de la Société Asiatique de la Grande-Bretagne et de l’Irlande, s’enrichissent de mémoires signés par J. Prinsep, H.-T. Colebrooke, H.-H. Wilson, F. Turnour, B.-H. Hodgson, Csoma de Koros, etc.

En France, le Journal Asiatique de Paris compte parmi ses rédacteurs les orientalistes français dont nous parlions tout à l’heure ; mais ce sont les deux derniers ouvrages de l’illustre indianiste Eugène Burnouf qui ont jeté le plus de lumière sur l’histoire et la doctrine de Sâkya-Mouni. L’Introduction à l’histoire du Bouddhisme indien et la traduction du Lotus de la bonne Loi, avec les vingt et un mémoires qui l’accompagnent, resteront toujours les meilleurs guides pour étudier tout ce qui se rapporte à la religion bouddhique et à son histoire. Écrits il y a plus de vingt ans, ces deux ouvrages n’ont pas vieilli, parce que le temps n’a pas de prise sur ce qui est puisé aux véritables sources.

Quand les Européens n’avaient pas encore entre les mains les livres indiens qui contiennent la biographie de Sâkya-Mouni, l’imagination de quelques savants s’était livrée aux conjectures les plus inattendues.

L’un, en voyant, sur les statues du Bouddha, des cheveux grossièrement bouclés, avait cru pouvoir en inférer que le personnage avait les cheveux crépus et qu’il appartenait à la race nègre.

Le portugais Ribeyro, dans son histoire de Ceylan[4], incline à croire que le Bouddha est le même que saint Thomas, l’apôtre des Indes.

De La Loubère, dans la relation de son voyage à Siam[5], ne voit, dans le Bouddha, que l’esprit du ciel, et aussi Mercure, dieu des sciences et des arts.

Le P. Paulin de Saint-Barthélemy, reprenant cette idée, après avoir dit que le soleil, la lune, les éléments et les phénomènes de la nature étaient les dieux des Hindous[6], nie que le Bouddha appartienne à l’espèce humaine, et raille tout savant qui en ferait le fils d’un roi et le législateur sacré d’un grand nombre de peuples.

Cette thèse qui, on le voit, n’est pas nouvelle, et à laquelle Abel Rémusat, Eugène Burnouf, Lassen, Barthélemy Saint-Hilaire, Alexandre Cunningham, Schiefner, etc., ne semblent pas avoir accordé grande attention, est, aujourd’hui, reprise avec ardeur, par une jeune école d’orientalistes qui s’inspirent de la science allemande, laquelle, depuis quelques années, remue, de fond en comble, l’étude de la mythologie comparée.

Saint Clément d’Alexandrie, au iie siècle de notre ère, regarde le Bouddha comme un homme divinisé, car il dit : « Parmi les Indiens, il y en a qui obéissent aux préceptes de Boutta, qu’ils honorent comme un dieu, à cause de sa vertu insigne. »

Ce n’est pas ici le lieu de discuter les questions qui appartiennent à la critique scientifique ; nous dirons seulement quelques mots d’un sujet de controverse qui a déjà produit plusieurs livres : c’est la prétention de retrouver la Bible dans l’Inde, et les origines du christianisme dans le Bouddhisme.

Selon nous, et cela suffit pour rendre toute comparaison bien difficile, deux abîmes séparent le Brahmanisme et le Bouddhisme de l’Ancien et du Nouveau Testament.

C’est, premièrement, la doctrine de la transmigration produite par la loi du mérite et du démérite, loi commune aux Brahmanes et aux Bouddhistes, et qui force à renaître indéfiniment, pour être puni des mauvaises actions et récompensé des bonnes, jusqu’à ce qu’enfin, quand il ne reste plus que des bonnes actions, on arrive à la délivrance finale.

C’est, ensuite, qu’au lieu d’être le fils du Dieu unique, éternel et tout-puissant, qui descend sur la terre pour sauver les hommes, le Bouddha est justement tout le contraire. Sâkya-Mouni, après avoir, sous l’influence de ses actions bonnes ou mauvaises, passé par toutes les conditions de l’homme et de l’animal, est arrivé enfin, par ses vertus, à la sphère où se trouve le ciel Touchita, la moins élevée des sept sphères célestes. S’il descend de là sur la terre, pour devenir un homme et apporter la loi du salut, c’est qu’en restant dieu il serait impuissant à sauver les créatures, la condition d’homme étant la seule où l’on puisse devenir un Bouddha parfait et accompli.

Le Bouddhisme met ainsi la condition humaine au-dessus de toutes les autres ; et, en cela, il n’y a pas exclusion du Dieu tout-puissant, créateur de toutes choses, que le Bouddha ne semble pas connaître, et dont on ne peut dire qu’il le nie, car il n’en parle jamais.

Dans la loi de Sâkya-Mouni, pas plus que dans celle des Bouddhas qu’on suppose avoir existé avant lui, on ne trouve rien de semblable à ce que nous entendons par la fin du monde ; Sâkya, au contraire, annonce lui-même que d’autres Bouddhas viendront après lui pour venir en aide aux créatures ; et, comme la série de ces Bouddhas sera interminable[7], ce monde qui, suivant les Bouddhistes, n’a pas eu de commencement, n’aura pas davantage de fin, et continuera, pendant l’éternité, à tourner dans le cercle de la transmigration.

Ces divergences capitales entre les doctrines du Bouddhisme et celles du Christianisme ne sont pas les seules. Il serait facile d’en présenter bien d’autres très-remarquables. Nous avons voulu, par ce qui précède, mettre en garde contre des comparaisons qui, au premier aspect, peuvent séduire, mais qu’un examen attentif a bientôt réduites à néant.

Avant l’histoire du Bouddha Sâkya-Mouni que contient ce volume, il n’existait, en français, aucune biographie complète du fondateur du Bouddhisme. Mme  Mary Summer a pensé, avec raison, que le fondateur d’une religion, qui compte plus de trois cents millions de sectateurs, méritait que le récit des événements de sa vie fût mis à la portée de tous les lecteurs français, au lieu de rester confiné dans le domaine de la science. Elle s’est heureusement acquittée de cette tâche, à laquelle l’avait bien préparée son Mémoire sur les Religieuses bouddhistes, accueilli favorablement par tous ceux qui aiment les ouvrages à la fois instructifs et intéressants.


Paris, ce 10 Décembre 1873.


  1. Auteur de « The life of Gaudama, the Budha of the Burmese. » Mgr Bigandet est évêque de Birmanie pour les Missions étrangères de France. Il est français, et, si son livre est écrit dans une autre langue que celle de son pays, c’est que le premier travail d’où est sorti ce livre, a été d’abord inséré dans un recueil anglais : « The Journal of the Indian Archipelago » » Quand Mgr Bigandet a publié la seconde édition de la vie de Gaudama, qu’il n’avait pas le loisir de traduire en français, il a continué à se servir de l’anglais qu’il parle et écrit comme sa propre langue. Nous le regrettons d’autant plus, que l’histoire qu’il a écrite du Bouddha est la plus complète qui ait été publiée jusqu’à présent.
  2. Nicolas Gervaise, dans son Histoire naturelle et politique du royaume de Siam, in-4o. Paris, 1688. — De La Loubère, Du Royaume de Siam, 2 vol. in-12. Paris, 1691.
  3. Dans les Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, t. XL.
  4. Traduction française, p. 113. Paris, 1701, in-12.
  5. « Du Royaume de Siam », t. I, p. 534-37.
  6. Ce qui est vrai, surtout pour la période Védique. — V. Viaggio alle Indie orientale, da Fra Paolo da san Bartolomeo. Roma, 1796.
  7. « Le Bouddhisme, ses dogmes, son histoire et sa littérature » par V. Vassilief, traduit du Russe par G.-A. La Comme, p. 128.