Histoire des Météores/Chapitre 11


chapitre xi.
mer polaire.

Mer libre pleine de vie et de chaleur au centre des glaces polaires. — Importance de la météorologie des mers. — Courants marins. — Bouteilles flottantes. — Harmonie dans la direction des vents et des eaux. — Poussière des déserts de l’Afrique couvrant les voiles des navires à plus de deux cents lieues. — Influence des courants sur les traversées et sur la température du globe. — Grands fleuves océaniques d’eau chaude. — Courants de surface des régions hyperboréennes. — Hivernage à l’île Beechey. — Courants salés dans les eaux douces de la mer de Baffin. — Courants sous-marins. — Blocs de glace flottants. — Curieuse relation entre les courants de surface et les courants sous-marins. — Transformation des courants au centre des régions arctiques. — Banc de brume signalé par le lieutenant Haven. Exploration du docteur Kane. — Il découvre la mer libre au centre des glaces polaires. — Voyage de M. Nordenskiöld. — Nouveau jour qu’il jette sur ces contrées. — Bancs de glaces. — Faits intéressant nos climats.

I.

Une des plus surprenantes découvertes qui se soient jamais faites, est certainement celle d’une mer libre, pleine de vie et de chaleur, au centre des glaces polaires.

On admire avec raison les prodigieux calculs qui ont permis aux savants, du fond de leur cabinet, de lire dans les cieux, de deviner des astres inconnus, et de fixer eux-mêmes le puissant objectif qui devait surprendre le globe immense dans la route invariable que lui ont assignée les lois du Créateur. Cependant les importantes données de la météorologie des mers, qui ont conduit à la découverte qui nous occupe, ont quelque chose peut-être de plus imposant encore.

C’est un fait connu de tout le monde que, dans les régions équatoriales, les eaux de toutes les mers sont poussées à l’ouest par un mouvement incessant, qui dans l’Atlantique les porte vers l’Amérique tropicale. Ce vaste courant de 30 degrés de largeur, dont 20 degrés au nord et 10 degrés au sud, vient se briser contre les rivages du nouveau monde. Ces eaux forment un circuit continu de l’Afrique au Mexique, avec retour au point de départ.

Les bouteilles flottantes que les marins jettent à la mer, avec l’indication du lieu et de la date du jour où elles ont été confiées à l’Océan, ont appris que ce trajet de 20 000 à 30 000 kilomètres s’opérait en trois ans et demi environ.

Les vents suivent à peu près la même marche que les eaux ; c’est-à-dire qu’entre les tropiques soufflent les vents d’est, appelés vents alizés, qui portent l’atmosphère d’Afrique en Amérique, comme le courant tropical y porte aussi les eaux. Nous étions à plus de 200 lieues de l’Afrique lorsque ces vents couvraient les voiles de notre navire, affrété pour la mer des Indes, d’une poussière extrêmement fine et roussâtre qu’ils emportaient avec eux des vastes déserts de l’intérieur.

Entre les États-Unis et l’Europe, de même que le courant porte la mer vers l’est, de même aussi les contre-courants des alizés soufflent vers l’Europe, d’où il résulte une traversée beaucoup plus rapide des États-Unis en France et en Angleterre que d’Europe aux États-Unis ; car dans ce dernier cas on a le vent et le courant contraires, lesquels favorisent les trajets du nouveau monde vers l’ancien.

Les courants conservent l’excès de la chaleur qu’ils doivent à leur origine tropicale, et c’est là un des grands moyens que la nature met en œuvre pour tempérer notre globe, en portant ainsi, par le moyen des eaux, vers des régions plus septentrionales, la chaleur que le soleil verse entre les tropiques. À mesure que les courants s’avancent, ils perdent de leur chaleur en la distribuant à l’atmosphère et aux mers qu’ils traversent, jusqu’à ce que, revenant sous les zones tropicales, ils se pénètrent de nouveau d’une chaleur qu’ils reportent sous d’autres latitudes.

Chaque localité du milieu de la France, par exemple, possède une température plus élevée qu’aucun autre point du globe situé à la même distance de l’équateur, tandis qu’en Amérique le Labrador et le Canada, qui font le pendant de l’Angleterre et de la France, sont presque des contrées polaires, où les fleuves gèlent des mois entiers.

Lorsque les navigateurs, le thermomètre à la main, traversent les mers, ils reconnaissent à ces chaleurs les grands courants océaniques d’eau chaude, qui n’ont d’autres rivages que les eaux froides qu’ils sillonnent et qui, revenant sur eux-mêmes, forment comme un fleuve sans fin. Outre les grands courants, il y en a beaucoup de secondaires ; nous en avons observé un très grand nombre en parcourant les mers jusqu’aux îles Tristan, qui se trouvent à quelques centaines de lieues au delà du cap de Bonne-Espérance ; on reconnaît facilement ces courants à la simple vue : ils forment une espèce de vaste ruban qui miroite d’une manière particulière sur le reste de l’Océan, et toujours ils impriment une certaine dérivation aux navires qui les traversent.

II.

C’est à l’étude de ces courants que l’on doit l’étrange découverte d’une mer libre dans les glaces polaires. Nous ne pouvons mieux faire ici que de résumer M. Julien, qui a fait sur ce sujet un remarquable rapport à la Société géographique de Paris.

Grâce aux nombreuses et importantes découvertes qui ont été le résultat des expéditions successives envoyées, pendant plusieurs années, à la recherche de sir John Franklin, on possède aujourd’hui des notions assez précises sur les courants de surface de ces régions hyperboréennes. Celui qui sort du détroit de Behring s’infléchit au nord-est, longe les îles de Banks et de Melville, et pénètre dans les détroits de Barrow et de Lancastre, pour venir se mêler aux grandes eaux de la baie de Baffin, qui descendent vers l’Atlantique à travers le détroit de Davis.

Pendant leur hivernage dans les mers polaires, les navires l’Intrépide et le Résolu dérivèrent constamment vers l’est, avec le banc de glace sur lequel ils furent plus tard abandonnés. C’est en dérivant également vers l’est et vers le sud que le lieutenant Haven franchit un espace de près de trois cents lieues, entraîné avec la banquise au milieu de laquelle il était enfermé. Enfin, c’est toujours en suivant la même direction, et toujours retenu avec son navire parmi les glaces flottantes, que le capitaine MacClintock parcourut pendant un de ces derniers hivers plus de onze cents milles, à partir du nord de la petite île Beechey premier lieu d’hivernage où l’on a retrouvé des tombes et des débris appartenant aux malheureux compagnons de Franklin.

Les courants qui descendent ainsi des régions voisines des pôles n’entraînent avec eux que des eaux complètement salées ; les observations du lieutenant Haven ne laissent aucun doute à cet égard. Malgré leur mélange avec les eaux douces qu’ils rencontrent dans la mer de Baffin, ils conservent encore jusque dans le détroit de Davis plus de la moitié des matières solubles dont sont chargées les eaux ordinaires de l’Océan. Quelles sont donc alors les inépuisables sources de sel auxquelles s’alimentent ces puissants courants, dont l’origine nous est encore inconnue, et que nous rencontrons au nord du soixante-quinzième et même au-dessus du quatre-vingtième parallèle ? Si par une voie sous-marine de retour il ne s’établit pas un mélange direct avec l’Océan, il devient tout à fait impossible d’expliquer non seulement cette continuelle formation de sel, mais encore la présence même des eaux polaires, qui ne cessent de se déverser avec une constante vitesse dans le bassin de l’Atlantique.

III.

Ces observations nous conduisent logiquement à admettre l’existence d’un contre-courant sous-marin remontant au nord, justement au-dessus du flot polaire qui s’échappe dans la direction opposée entre l’Amérique et le Groënland. On pourrait objecter peut-être que les masses énormes de sel qui nous arrivent continuellement du pôle y ont été apportées par les courants de surface qui doublent le cap Nord ou par ceux qui pénètrent à travers le détroit de Behring ; mais la nature elle-même se charge de répondre : elle nous donne à cet égard des indications infaillibles, qui révèlent et qui accusent très nettement au-dessus de la mer les mouvements et les changements de direction qui s’accomplissent dans les couches les plus profondes. Ce sont les blocs flottants, les montagnes de glace que les navigateurs rencontrent quelquefois remontant du sud au nord le détroit de Davis, et refoulant avec force autour d’eux les courants de surface qui semblent vainement s’opposer à leur marche. Leur tête ne s’élève pas au delà de quelques centaines de pieds ; mais leur base, sept fois plus enfoncée dans les eaux, subit entièrement l’impulsion des contre-courants qui dominent entièrement dans les régions inférieures.

Il existe donc, dans la partie septentrionale de l’océan Atlantique, une voie sous-marine d’écoulement analogue à la grande artère de communication que le parcours des baleines nous a fait reconnaître tout le long des côtes de l’Amérique méridionale. Ici, comme dans l’hémisphère austral, les eaux qui l’alimentent sont chaudes et pesantes. Ce sont les eaux des zones tropicales, qui, surchargées de tous les sels abandonnés par l’évaporation, tendent constamment, malgré leur température élevée, à descendre des couches voisines de la surface, pour aller, dans les régions les plus profondes, remplacer les couches plus froides mais plus légères. Grâce au mauvais état de conductibilité du milieu qui les environné, ces masses alourdies peuvent se maintenir à un degré stationnaire, et conserver pendant longtemps les trésors de chaleur qu’elles ont mission de transporter et de répandre dans les contrées les plus lointaines. Telles sont les conditions dans lesquelles se trouvent les courants sous-marins qui remontent au nord, en traversant le détroit de Davis et la baie de Baffin pour se jeter au sein de la mer Glaciale.

Puisque le bassin polaire ne possède dans toute son étendue qu’une seule issue pour laisser écouler les eaux qui arrivent du sud, il doit nécessairement exister au centre des régions arctiques, dans les environs mêmes du pôle, un lieu de renversement et de transformation où les contre-courants sous-marins cessent de s’élever au nord, gagnent les couches supérieures, et retournent vers l’Atlantique en formant les courants de surface.

On peut évaluer approximativement les proportions de l’énorme volume d’eau qui se trouve ainsi déplacé dans ce mouvement alternatif du pôle vers l’Océan. Il suffit d’observer les masses considérables de glace que la mer de Baffin et le détroit de Davis charrient périodiquement jusqu’au grand banc de Terre-Neuve. La seule banquise qui fit parcourir au lieutenant Haven près de 300 lieues vers le sud embrassait une superficie de 300 milles carrés environ. En estimant à 2m,30 seulement son épaisseur moyenne, c’était donc un poids de 20 billions de tonnes que la mer Glaciale renvoyait d’un seul bloc et à un seul moment de l’année vers l’océan Atlantique. Les plus grands fleuves du monde ne nous apparaissent que comme de bien faibles ruisseaux, comparés à cet immense cours d’eau qui maintient de l’une à l’autre mer un constant équilibre et une communication directe et réciproque.

Il devient dès lors aisé de prévoir quelle peut être l’influence exercée sur l’ensemble des régions polaires par les réservoirs de chaleur que les eaux équatoriales ne cessent d’y entretenir, à travers les canaux d’une pareille circulation sous-marine.

L’étude des lignes isothermes, on le sait, a placé les deux pôles du froid maximum sur le 80e degré de latitude, l’un au nord de la Sibérie, l’autre au nord de l’Amérique. Pour le premier la température moyenne se maintient à 15, et pour le second à 20 degrés au-dessous de zéro. On comprend alors combien doit être grand le rayonnement calorique qui se manifeste au centre même des régions arctiques, au point de renversement et de transformation pour les eaux équatoriales qui remontent à la surface. La différence de température de ces points doit déterminer la formation de nuages et d’épaisses vapeurs, qui ne peuvent manquer d’établir un singulier contraste avec les horizons uniformes et désolés de glaces éternelles.
Fig. 45. — Attaque de morses.

IV.

Telles sont les dernières conclusions auxquelles on est parvenu, n’ayant que la science seule pour guide, et tel est aussi le sens de toutes les instructions que reçurent de nos jours les hardis navigateurs qui se disputèrent le dangereux honneur des missions d’exploration et des expéditions envoyées à la recherche de sir John Franklin.

L’idée de rencontrer une mer libre au centre même de la zone polaire est sans doute une idée de nature à vivement frapper l’imagination et à découvrir à l’esprit tout un monde nouveau de conjectures et de rêves. Où vont en effet ces nuées d’oiseaux que l’on voit chaque année émigrer, vers le Nord, abandonnant les bords de la rivière de Mackenzie, pour disparaître à l’horizon vers les régions septentrionales ? L’instinct qui les dirige ne peut être trompeur. Ne sont-ils pas certains de trouver un ciel plus clément, et ne sont-ils pas sûrs de trouver un abri derrière cette infranchissable barrière que nous offrent, à nous, les abords de ces inhospitalières contrées ?

La baleine elle-même, la prudente baleine, traquée de toutes parts, semble avoir rencontré au delà de cette ceinture de glaces un cercle inaccessible à l’homme, où elle peut déposer en paix le fruit de ses amours. C’est dans une pareille mer libre, au centre de l’océan Austral, que le romancier américain Edgard Poë a placé sa mystérieuse histoire de Gordon Pym, et la fantastique apparition de son grand spectre blanc, se dessinant au milieu des effluves bleuâtres de l’électricité du pôle négatif. Sous le voile de la fiction, il a su recueillir et résumer les idées qui couvent et qui se propagent, pour ainsi dire, à l’état latent, jusqu’au moment où une rencontre subite, une découverte imprévue les fait jaillir à l’état de lumière et de vérité.

Fig. 46. — Baleine franche.

Le lieutenant Haven, le premier, a signalé à l’extrémité du détroit de Wellington l’apparition permanente d’un épais banc de brume, flottant entre les îles Cornouailles et la terre inconnue qui s’étend vers le nord. Depuis quelques années les expéditions au pôle arctique se sont succédé sans relâche. Des deux côtés de l’Amérique, des navires, partis de l’occident et de l’orient, s’avancent vers un but unique, et s’engagent hardiment dans un labyrinthe de glaces, en laissant se renfermer derrière eux la formidable barrière qui ne leur a présenté qu’une trompeuse issue. Les progrès sont bien lents, les déceptions nombreuses, les souffrances infinies. En un court espace de temps, les sinistres se renouvellent ; près de dix bâtiments ont été abandonnés ou perdus dans leur prison de glaces. N’importe ! On avance sans cesse ! Rien n’arrête l’élan de ces intrépides explorateurs ; rien ne ralentit l’ardeur de ces martyrs de la science et de l’humanité !

V.

En mai 1853, le docteur Kane part de nouveau de New-York avec toute l’expérience qu’il a pu acquérir dans une précédente expédition. C’est droit au nord qu’il marche ; c’est par l’extrémité même de la mer de Baffin qu’il faut attaquer la banquise, et poursuivre la route que vient déjà de parcourir avec quelque succès son prédécesseur Inglefield. Dans cette direction, en effet, il réussit à pénétrer dans le détroit de Smith, et, glissant avec son navire entre les récifs et les glaces amoncelées, il parvient à s’élever, au milieu des écueils, jusqu’à la hauteur du soixante-dix-neuvième degré de latitude nord. Pendant deux ans, il affronte en ce point les rigueurs de ces formidables hivers où la nuit dure cent vingt jours, et où la température s’abaisse jusqu’à la congélation du mercure et de l’alcool.

Fig. 47. — Homme du Nord, d’après une estampe du seizième siècle.

Pendant les quelques mois, trop rapides, d’un été glacial, il poursuit dans toutes les directions ses explorations et ses recherches ; comme il l’avait prévu, il constate que la mer de Baffin court directement au nord, entre le Groënland et les nouvelles terres qui ont reçu le nom de Louis-Napoléon, Après des privations sans nombre et des souffrances dont le récit seul épouvante, il arrive, en se traînant, au pied d’une infranchissable barrière hérissée d’aiguilles menaçantes et de glaçons amoncelés. C’est un rempart contre lequel semblent devoir se briser tous les efforts des hommes, c’est le cercle de l’Enfer de Dante.

Mais sur la droite s’entr’ouvre une brèche étroite, profonde, tortueuse. Il y pénètre, il la franchit !

Étrange et merveilleux est alors le tableau qui s’offre à ses yeux ! En un instant il touche à la réalisation de ses rêves.

La mer, la mer libre et sans bornes s’étend enfin tout à coup devant lui ! Pas une terre en face ! pas un glaçon à l’horizon ! Les bords resserrés du long détroit de Smith, qu’il a suivis pendant 80 milles, s’élargissent subitement et limitent, en fuyant à l’est et à l’ouest, l’immense nappe à reflets verdâtres dont les flots soulevés par la brise viennent rouler jusqu’à ses pieds. Des phoques, des loups marins, des nuées d’oiseaux de mer couvrent le rivage. Partout la vie, partout l’influence d’une bienfaisante chaleur rayonnant du sein de cet océan inconnu. C’est bien le vaste réservoir alimenté par les eaux tièdes que l’Atlantique abandonne au courant sous-marin du détroit de Davis. Le flux et le reflux périodiques que l’on y observe indiquent suffisamment d’ailleurs la profondeur de son lit et l’immense étendue de ses bords.

Appréciant, au point de vue scientifique, l’importance que peut avoir la découverte de la partie la plus mystérieuse de notre globe, la Société géographique de Paris décerna le premier de ses prix à l’intrépide explorateur de l’océan Arctique. Malheureusement, ce sympathique hommage n’a pu être qu’un laurier funèbre, qu’une couronne sur un cercueil. Le docteur Kane avait succombé à la Havane, le 16 février 1857, à une maladie contractée au milieu des glaces ; on n’affronte pas impunément d’aussi longues souffrances et d’aussi fortes émotions.

Nous n’ajouterons rien à cet extrait du beau travail de M. Julien ; nous ferons seulement remarquer que l’on ne sait ce qu’il faut le plus admirer ici, entre la science, qui a prévu l’existence de cette mer libre au milieu des glaces polaires, et l’habile et courageux explorateur qui l’a découverte.

De nouvelles expéditions se préparent pour aller explorer ces régions encore pleines de mystères pour nous : nous ne saurions trop encourager les entreprises dirigées en ce sens, car, en dehors de l’intérêt scientifique qu’elles présentent, nous trouvons que c’est une des gloires de l’humanité de posséder des natures généreuses qui préfèrent au doux repos les orageuses perspectives, dans l’intention de doter le monde de découvertes utiles ; c’est d’ailleurs l’indice d’une âme élevée que cet attrait pour les sensations ineffables que procurent le péril et l’inconnu lorsqu’un but louable s’y rattache. C’est l’ivresse du savant, du héros, du martyr ! sainte ivresse, qui élève le niveau moral des âmes.

VI.

Les voyages de M. Nordenskiöld, jettent un nouveau jour sur ces contrées.

En communiquant à l’Académie des sciences la relation sommaire de l’expédition scientifique à la Nouvelle-Zemble, de juin à août 1875, par le hardi voyageur, M. Daubrée de l’Institut donne l’extrait suivant d’une lettre qui nous paraît d’une haute importance pour la navigation. Il fait remarquer que cette expédition n’a pas seulement une valeur scientifique, mais qu’en exécutant aussi rapidement le trajet de la Norvège à la Sibérie, le courageux investigateur a, suivant l’expression de sa lettre : « atteint le but que les grandes nations maritimes hollandaise, anglaise et russe, ont vainement cherché pendant des siècles, et cela, parce que l’on choisissait une saison inopportune pour la navigation dans ces mers. Quant à moi, dit en terminant M. Nordenskiöld, c’est ma conviction bien arrêtée, qu’une nouvelle route de commerce a été ouverte, fait dont l’importance frappera les yeux de quiconque marquera d’une couleur spéciale, sur une carte de l’Asie, ces vastes pays où les fleuves Obi, Irtisch et Ieniseï, forment avec leurs affluents, autant de grandes voies de communication. »

Des dépêches russes, ajoute M. Daubrée, ont en effet appris l’enthousiasme qu’avait excité à Jenisseick l’arrivée du hardi voyageur suédois[1].

Dans une nouvelle communication, M. Daubrée nous apprend que M. Nordenskiöld et ses compagnons firent une halte à une station de pêche dans le petit détroit formé par les îles Binchowski, archipel situé dans les bouches du Ieniseï entre 69 degrés ⅓ et 70 ⅓. La saison de la pêche était passée, et l’endroit était par conséquent désert mais ravissant. Le 28 août, ils passèrent avec leurs canots entre plusieurs îles couvertes d’une végétation luxuriante et terminées du côté du fleuve en terrasses taillées à pic, d’où s’étaient détachés d’énormes blocs de tourbe. Le passage suivant est important à noter :

« Nous étions encore beaucoup au nord du cercle polaire : comme bien des personnes s’imaginent que cette contrée est un grand désert couvert de glace et de neige, ou avec une végétation très minime de mousse, il faut remarquer que tel n’est point le cas. Au contraire, comme je viens de le dire, nous ne vîmes, en remontant le Ieniseï, de neige qu’à un seul endroit, dans une anfractuosité très profonde ; surtout sur les îlots que les eaux du fleuve inondent au printemps, la végétation était telle, que j’ai rarement vu quelque chose de pareil. »

Voici principalement qui intéresse l’avenir et qu’on ne lira pas sans quelque surprise :

« La fertilité de la terre, l’immense étendue des prairies et la richesse en herbes excita déjà ici l’envie d’un de nos baleiniers, propriétaire de quelques lambeaux de terre dans les montagnes les plus septentrionales de la Norwège. Il trouvait que le bon Dieu avait donné un bien beau pays « au Russe », et il fut tout étonné de ne pas voir des bestiaux paître ou des faulx couper l’herbe. Nous étions tous les jours témoins d’un étonnement qui augmentait à mesure que nous avancions vers les énormes forêts vierges de la région de Tourouschank, ou vers les plaines presque inhabitées et couvertes d’une terre noire (tchernosem) profonde, de l’autre côté de Krasnojarsk. Leur fertilité pouvant être comparée à celle des meilleures parties de la Scanie, et leur étendue dépassait celle de toute la péninsule Scandinave. Cette appréciation, faite par un véritable cultivateur, même sans éducation, ne doit pas être sans intérêt, quand il s’agit de juger l’importance future de la Sibérie.

« Ainsi, quoiqu’une partie de ces contrées se trouve au nord du cercle polaire, on y voit, je crois, les plus vastes et les plus magnifiques forêts de l’ancien continent. Au sud de la région forestière proprement dite se trouvent des plaines sans pierres et couvertes de la terre la plus fertile ; elles s’étendent à plusieurs centaines de milles et elles n’attendent que la charrue pour livrer les moissons les plus abondantes. »

Pendant ce curieux et important voyage d’investigation, la partie purement scientifique n’a pas été négligée : MM. Lundström et Struxberg, courageux compagnons de M. Nordenskiöld, ont fait une riche collection sur la nature de la Sibérie[2].

VII.

Les courants d’air frais du printemps, si fort appréhendés de nos cultivateurs, peuvent être produits par des montagnes de glace qui se détachent des régions polaires et viennent se fondre lentement dans nos climats plus doux en suivant les courants maritimes ; ils ne sont pas toujours sans dangers pour les navigateurs. Nous croyons devoir citer la curieuse relation suivante :

Fig. 48. — Montagnes de glace des pôles.
« Deux bancs de glace, dit la Gazette de Montréal (1874), sont venus à la côte cet été et ont pris position à l’entrée du port. L’un était magnifique d’aspect ; son sommet crénelé s’élevait à près de 35 mètres au-dessus de l’eau, avec une couronne de tourelles et de flèches tout à fait fantastiques. Il avait près de trois fois la dimension de l’abbaye de Westminster. L’autre était oblong et de son sommet s’inclinait par une pente graduelle jusqu’à la mer.

« Ces deux banquises provenaient des glaciers du Groënland, qui poussent constamment leurs fronts de glace vers l’Océan jusqu’à ce que, avancés en mer à une certaine profondeur, des fragments se détachent et soient emportés par le courant arctique. Ces blocs ont été probablement formés il y a des siècles, à des centaines de milles des côtes, dans les vallées solitaires et désolées des montagnes du Groënland, par la neige compacte qui se dissout d’abord partiellement et se congèle ensuite par la pression des masses accumulées, sous la forme de rivières de glaces qui descendent jusqu’à la côte, d’où elles sont expulsées à l’état de banquises.

« Ces deux blocs de glaces, venus à la côte, y sont restés pendant plus de quinze jours. Le plus grand a commencé à éprouver les effets d’une atmosphère plus douce, des ruisseaux coulent le long de ses flancs ; un lac s’est formé sur son large sommet ; plusieurs de ses tourelles se sont écroulées tout d’un coup dans l’Océan ; le long de la surface on pouvait distinguer des fissures ; et enfin, avec un bruit semblable à celui du tonnerre, il s’est brisé en mille fragments et a couvert l’Océan de ses épaves comme dans un naufrage.

« L’autre bloc était d’une plus grande solidité ; il a mieux résisté à la chaleur, mais, dans une grande marée, le vent soufflant de terre, il a repris sa route vers la pleine mer pour continuer son voyage jusqu’à ce qu’il disparaisse dans le cours dissolvant du Gulf-Stream. Il n’est pas rare de voir des quartiers de rocs enchâssés dans les banquises détachées des montagnes arctiques. »

Un éminent écrivain et sagace observateur, duquel on peut dire ce que Macrobe disait de Virgile : ce Virgile qui ne commet jamais d’erreur en matière de science, » s’exprime ainsi : « Un filet d’eau, découlant d’une nappe de neige, se fraye un passage dans leurs blocs de granit : une vague opiniâtre sape leurs fondements ; un rayon de soleil les pénètre ; un coup de vent les ébranle. Le tonnerre n’éclate pas dans cette froide atmosphère du Spitzberg ; mais, lorsque ces énormes murs de glace se détachent de leur enceinte, ils s’écroulent dans les flots avec le fracas du tonnerre, et du broiement de leurs débris s’élève un tourbillon de poussière pareil à la fumée d’un incendie allumé par la foudre[3]. »


  1. Comptes rendus de l’Académie des sciences, novembre 1875.
  2. Comptes rendus de l’Académie des sciences, décembre 1875.
  3. X. Marmier, de l’Académie française, les Fiancés du Spitzberg, ch. XIII.