Chez l’auteur (p. 378-440).

LIVRE TRENTE-DEUXIÈME


Louis XVI et la famille royale au Temple. — Description du Temple. — Manuel. — Tison et sa femme. — Le cordonnier Simon et son aide Rocher. — Le roi séparé de sa famille. — Cléry. — Toulan.


I

Pendant que la république, déchirée en naissant par les factions au dedans, menacée au dehors par la coalition des trônes, poussait ses bataillons sur toutes ses frontières, s’agitait dans ses spasmes à Paris, et, ne sachant sur qui tourner sa fureur, demandait à grands cris une tête comme pour la dévouer au génie irrité du peuple, le roi et sa famille, enfermés au Temple, entendaient confusément, du fond de leur prison, le bruit sourd de ces convulsions. De jour en jour elles s’approchaient davantage et les menaçaient de plus près.


II

Il y a toujours dans ces grands chocs d’idées et d’événements qui produisent les révolutions quelques êtres expiatoires, quelques familles, quelques âmes en qui se personnifie le malheur commun, et dans qui, par un déplorable privilége d’infortune, les haines des deux causes acharnées, les coups qu’elles se portent, les terreurs ou les fureurs qu’elles se renvoient, les factions qui les déchirent, les calamités, le sang, les larmes de tout un empire viennent, pour ainsi dire, se concentrer, éclater, se déchirer, pleurer, saigner, souffrir et mourir dans un seul cœur ! C’est le point où les révolutions les plus nécessaires se résolvent en angoisses, en tortures et en supplices, dans les victimes qui personnifient les institutions immolées. C’est là aussi que l’opinion se tait, que la théorie cesse d’être implacable, et que l’histoire elle-même, oubliant un moment sa partialité pour la cause des peuples, n’a plus d’autre cause, d’autre gloire et d’autre devoir que la pitié. Car l’histoire aussi, cette interprète du cœur humain, a des larmes ; mais ses larmes l’attendrissent, et ne l’aveuglent pas.


III

Nous avons laissé Louis XVI au seuil du Temple, où Pétion l’avait conduit, sans que le roi pût savoir encore s’il y entrait comme suspendu du trône ou comme prisonnier. Cette incertitude dura quelques jours.

Le Temple était une antique et sombre forteresse bâtie par l’ordre monastique des Templiers, dans le temps où ces théocraties sacerdotales et militaires, unissant la révolte contre les princes à la tyrannie contre les peuples, se construisaient des châteaux forts pour monastères, et marchaient à la domination par la double force de la croix et de l’épée.

Depuis leur chute, leur demeure fortifiée était restée debout, comme un débris d’un autre temps négligé par le temps nouveau. Le château du Temple était situé près du faubourg Saint-Antoine, non loin de la Bastille ; il enfermait, avec ses bâtiments, son palais, ses tours, ses jardins, un vaste espace de solitude et de silence, au centre d’un quartier fourmillant de peuple. Les bâtiments se composaient du prieuré ou palais de l’ordre, dont les appartements servaient d’hôtellerie passagère au comte d’Artois, quand ce prince venait de Versailles à Paris. Ce palais délabré renfermait des appartements garnis de quelques meubles antiques, de lits et de linge pour la suite du prince. Un concierge et sa famille en étaient les seuls hôtes. Un jardin l’entourait, inculte et vide comme le palais. À quelques pas de cette demeure s’élevait le donjon ou château autrefois fortifié du Temple. Sa masse abrupte et noire se dressait d’un seul jet du sol vers le ciel ; deux tours carrées, l’une plus grande, l’autre plus petite, accolées l’une à l’autre comme un faisceau de murs, portant chacune à leurs flancs d’autres tourelles suspendues, et se couronnant autrefois de créneaux à leur extrémité, formaient le groupe principal de cette construction. Quelques bâtiments bas et plus modernes s’y adossaient, et ne servaient, en disparaissant sous leur ombre, qu’à en relever la hauteur. Ce donjon et cette tour étaient construits en larges pierres taillées de Paris, dont les excoriations et les cicatrices marbraient les murailles de taches jaunâtres et livides sur le fond noir qu’impriment la pluie et la fumée aux monuments du nord de la France.

La grande tour, presque aussi élevée que les tours d’une cathédrale, n’avait pas moins de soixante pieds de la base au faîte. Elle renfermait entre ses quatre murs un espace de trente pieds carrés. Un énorme pilier en maçonnerie occupait le centre de la tour et montait jusqu’à la flèche de l’édifice. Ce pilier, s’élargissant et se ramifiant à chaque étage, allait appuyer ses arceaux sur les murs extérieurs, et formait quatre voûtes successives qui portaient quatre salles d’armes. Chacune de ces salles communiquait à des réduits plus étroits nichés dans les tourelles. Les murs de l’édifice avaient neufs pieds d’épaisseur. Les embrasures des rares fenêtres qui l’éclairaient, très-larges à l’ouverture dans la salle, s’enfonçaient en se rétrécissant jusqu’à la croisée de pierre, et ne laissaient qu’un air rare et une lumière lointaine pénétrer dans l’intérieur. Des barreaux de fer assombrissaient encore ces appartements. Deux portes, doublées l’une en bois de chêne très-épais et garnie de clous à large tête de diamant, l’autre en lames de fer fortifiées de barres du même métal, séparaient chaque salle de l’escalier par lequel on y montait.

Cet escalier tournant se dressait en spirale jusqu’à la plate-forme de l’édifice.

Sept guichets successifs ou sept portes solides, fermées à la clef ou au verrou, étaient étagés, de palier en palier, depuis la base jusqu’à la terrasse. À chacun de ces guichets veillaient une sentinelle et un porte-clefs. Une galerie extérieure régnait au sommet de ce donjon. On y faisait dix pas sur chaque face. Le moindre souffle d’air y grondait comme une tempête. Les bruits de Paris y montaient en s’affaiblissant. De là la vue se portait librement, par-dessus les toits bas du quartier Saint-Antoine ou de la rue du Temple, sur le dôme du Panthéon, sur les tours de la cathédrale, sur les toits des pavillons des Tuileries, ou sur les vertes collines d’Issy ou de Choisy-le-Roi, descendant avec leurs villages, leurs parcs et leurs prairies, vers le cours de la Seine.

La petite tour était adossée à la grande. Elle portait aussi deux tourelles à chacun de ses flancs. Elle était également carrée et divisée en quatre étages. Aucune communication intérieure n’existait entre ces deux édifices contigus. Chacun avait son escalier séparé. Une plate-forme en plein ciel régnait au lieu de toit sur la petite tour comme sur le donjon. Le premier étage renfermait une antichambre, une salle à manger, et une bibliothèque de vieux livres rassemblés par les anciens prieurs du Temple, ou servant de dépôt aux rebuts des bibliothèques du comte d’Artois. Le deuxième, le troisième et le quatrième étage offraient à l’œil la même disposition de pièces, la même nudité de murs et le même délabrement de mobilier. Le vent y sifflait, la pluie y tombait à travers les vitres brisées, les hirondelles y volaient en liberté. Ni lits, ni tables, ni fauteuils, ni tentures. Un ou deux grabats pour les aides du concierge, quelques chaises dépaillées et quelque vaisselle de terre dans une cuisine abandonnée, formaient tout l’ameublement. Deux portes basses et cintrées, dont les moulures de pierre de taille imitaient un faisceau de colonnes surmontées de l’écusson brisé du Temple, donnaient entrée aux vestibules de ces deux tours.

De larges allées pavées circulaient autour du monument. Ces allées étaient séparées par des barrières en planches. Le jardin était souillé d’une végétation touffue de mauvaises herbes, sali de tas de pierres et de gravois, débris de démolitions. Une muraille haute et sombre comme le mur d’un cloître attristait cette enceinte en la renfermant de toutes parts. Cette muraille ne s’ouvrait qu’à l’extrémité d’une large avenue sans arbres sur la Vieille-Rue-du-Temple. Tels étaient l’aspect extérieur et la disposition intérieure de cette demeure, où les hôtes des Tuileries, de Versailles et de Fontainebleau, arrivaient à la tombée de la nuit. Ces salles désertes n’attendaient plus d’hôtes, depuis que les Templiers les avaient quittées pour aller au bûcher de Jacques Molay. Ces tours pyramidales, vides, froides et muettes pendant tant de siècles, ressemblaient moins à une demeure qu’aux chambres d’une pyramide, dans le sépulcre d’un Pharaon de l’Occident.


IV

À son arrivée au Temple, le roi fut remis par Pétion à la surveillance des municipaux et à la garde de Santerre. Le procureur-syndic de la municipalité, Manuel, homme susceptible d’attendrissement comme d’exaltation révolutionnaire, accompagna le roi. On voyait à son attitude que la pitié l’avait déjà saisi, et que son respect intérieur pour la grandeur déchue luttait en lui contre l’austérité officielle de son langage. Son front baissé, sa rougeur, trahissaient la honte secrète qu’il éprouvait d’écrouer ce roi, cette reine, ces enfants, cette princesse, dans une demeure si différente du palais qu’ils venaient de quitter. Une certaine hésitation donnait de l’incertitude au rôle de Santerre, de Manuel et des municipaux chargés d’installer la famille royale au Temple. Cette installation ressemblait à une exécution. Les magistrats du peuple étaient aussi troublés que les captifs. Les canonniers des sections, qui avaient servi d’escorte à la voiture du roi et en qui les souvenirs du 10 août, l’ivresse du triomphe, les cris et les gestes du peuple sur la route avaient étouffé tout respect, voulaient enfermer le roi dans la petite tour et le reste de la famille dans le palais. Pétion rappela ces hommes à l’humanité. La famille royale fut déposée tout entière dans le château. Les concierges l’y reçurent silencieux et mornes, et firent avec un zèle hâtif toutes les dispositions pour un long séjour.

Le roi ne doutait pas que ce ne fût la résidence que la nation lui assignait jusqu’au dénoûment de sa destinée. Il n’y entrait pas sans cette sorte de joie intérieure qui fait trouver à l’homme ballotté par le mouvement et fatigué d’incertitude un bonheur dans l’immobilité sur l’écueil même où il s’est brisé. S’il ne croyait pas à la sûreté, il croyait du moins à la paix dans ce séjour. Il se hâta d’en prendre possession et d’y conformer par la pensée les habitudes de sa vie. Il mesura de l’œil les jardins pour les promenades de ses enfants et pour l’exercice quotidien dont sa forte nature et ses goûts de chasseur lui imposaient à lui-même le besoin. Il se fit ouvrir les appartements, examina le linge, les meubles, choisit les pièces, marqua la chambre de la reine, la sienne, celle des enfants, celle de sa sœur, de la princesse de Lamballe et des personnes que leur tendresse ou leur fidélité attachaient à ses pas jusque dans cet asile.


V

On servit le repas du soir à la famille royale. Le roi soupa avec une apparence visible de détente d’esprit et de sérénité. Manuel et les municipaux assistèrent debout au souper. Le jeune Dauphin s’étant endormi sur les genoux de sa mère, le roi ordonna de l’emporter. On se disposait à coucher l’enfant, quand un ordre de la commune, provoqué non par Manuel et Pétion, mais par une dénonciation des canonniers de garde, arriva à Manuel et troubla cette première joie de la captivité : c’était l’ordre d’évacuer immédiatement le palais et de renfermer, dès la première nuit, la famille royale dans la petite tour du Temple. Le roi sentit ce coup avec plus de douleur peut-être qu’il n’en avait senti à sa sortie des Tuileries. On s’attache souvent à un débris de sa destinée avec plus de force qu’à sa destinée tout entière. Tous les préparatifs d’établissement furent interrompus. Des canonniers et des municipaux transportèrent à la hâte quelques matelas et quelque linge dans les salles inhabitées de la tour. Des corps de garde s’y établirent. Le roi, la reine, les princesses, les enfants, réunis dans le salon et rassemblant autour d’eux les objets nécessaires à chacun, attendirent plusieurs heures en silence que leur prison fût prête à les recevoir.

À une heure après minuit, Manuel vint les inviter à s’y rendre. La nuit était profonde. Des municipaux portaient des lanternes devant le cortége ; des canonniers, le sabre nu, formaient la haie. Ces faibles lumières n’éclairaient que quelques pas devant eux et laissaient tout le reste dans l’obscurité ; seulement, des lampions allumés aux fenêtres et aux cordons de la forteresse du Temple faisaient entrevoir ses hautes flèches et la masse noire des tours vers lesquelles on se dirigeait silencieusement. L’édifice, ainsi éclairé, présentait des profils gigantesques et fantastiques inconnus au roi et à ses serviteurs. Un valet de chambre du roi ayant demandé à voix basse à un officier municipal si c’était là qu’on conduisait son maître : « Ton maître, lui répondit le municipal, était accoutumé aux lambris dorés ; eh bien, il va voir comment on loge les assassins du peuple. »


VI

On entra dans la tour par la porte étroite et oblique de la tourelle qui renfermait l’escalier en limaçon. À chaque étage, on déposa une partie de la famille royale et des serviteurs dans le logement qui leur était affecté : Madame Élisabeth, dans une cuisine pourvue d’un seul grabat, au rez-de-chaussée ; les hommes de service, au premier étage ; la reine et ses enfants, au second ; le roi, au troisième. Un lit de chêne sans rideaux et quelques siéges étaient les seuls meubles de cette pièce. Les murs étaient nus ; quelques gravures obscènes, restes de l’ameublement d’un valet de pied du comte d’Artois, étaient suspendues à des clous contre la muraille. Le roi, en entrant, parcourut de l’œil, sans aucun signe de répugnance ou de faiblesse, ce logement ; il regarda les gravures, les détacha de sa propre main, et les retournant contre la muraille : « Je ne veux pas, dit-il, laisser de pareils objets sous les yeux de ma fille ! » La chambre de la reine et des enfants offrait la même sordidité.

Le roi se coucha et s’endormit. Deux de ses serviteurs, MM. Hue et Chamilly, passèrent la nuit sur des chaises auprès de son lit ; la princesse de Lamballe, au pied du lit de la reine ; les autres femmes attachées au service de la famille royale, dans la cuisine, sur des matelas étendus autour du grabat où couchait la jeune sœur du roi. Des gardiens et des municipaux surveillaient à vue ces chambres.

La nuit s’écoula, chez la reine et chez les princesses, en chuchotements, en larmes contenues et en présages sinistres échangés à voix basse sur le sort qu’un tel avilissement de leur rang et de leur sexe annonçait aux captives. Les enfants seuls dormirent d’un sommeil paisible et prolongé, comme sous les lambris de Versailles. Le lendemain et les jours suivants, la reine et les princesses eurent la liberté de se voir dans l’appartement du roi, et de se transporter sans obstacle d’un étage à l’autre, dans l’intérieur de la tour. Ils en visitèrent toutes les pièces ; ils y disposèrent définitivement le logement de chacune des personnes de la famille, amies ou domestiques. Ils y resserrèrent leur vie, ils y plièrent leurs habitudes, comme un prisonnier enchaîné s’arrange dans ses fers pour en moins sentir le poids. On apporta quelques meubles, on tendit quelques tapisseries sur l’humide nudité des murailles ; on dressa quelques lits. Ceux de la reine et du roi furent empruntés au mobilier usé du palais du Temple : c’étaient les lits des écuyers du comte d’Artois. Un seul, celui du roi, avait des rideaux de damas vert éraillés et déchirés, comme il convenait à un si misérable réduit.

Après le premier déjeuner, servi encore avec un certain luxe dans la salle à manger du premier étage, le roi passa dans la tourelle à côté, feuilleta avec intérêt les vieux livres latins entassés dans cette partie de la tour par les archivistes de l’ordre des Templiers, volumes endormis depuis si longtemps sous la poussière. Il y trouva Horace, ce poëte de la volupté insouciante, oublié là comme une ironie de ces grandeurs détruites, de ces jeunesses ensevelies, de ces beautés découronnées. Il y découvrit Cicéron, cette grande âme où la philosophie sereine domine les vicissitudes de la politique, et où la vertu et l’adversité, luttant dans un génie digne de les contenir, sont données en spectacle et en leçons aux âmes qui ont à s’exercer avec la fortune. Enfin il y déterra quelques livres religieux, que sa piété, ravivée par le malheur, lui fit recevoir comme un don du ciel ; de vieux bréviaires contenant dans leurs versets de psaumes, distribués pour chaque jour, tous les gémissements de la terre ; une Imitation du Christ, ce vase de douleur du chrétien, où toutes les larmes se changent, par la résignation, en apaisement du cœur et en joies anticipées d’immortalité. Le roi emporta précieusement ces livres dans son cabinet de travail, enfoncement pris sur la tourelle à côté de sa chambre. Il voulait s’en nourrir lui-même et s’en servir à exercer la mémoire et l’intelligence de son fils dans l’étude de la langue latine.


VII

Les princesses se réunirent dans l’appartement de la reine, au second étage, au-dessous de la chambre du roi. La reine fit dresser son lit et celui de son fils dans la salle qui occupait le centre de la tour ; Madame Élisabeth, sa nièce, la princesse de Lamballe, s’établirent dans une pièce plus petite et plus obscure, qui servait, le jour, de passage aux municipaux, aux gardiens, aux hommes de service de tout cet étage, pour se rendre dans les autres pièces consacrées aux plus vils usages. Les cuisines du rez-de-chaussée restèrent vides ainsi que le quatrième étage de la tour. Une autre cuisine, placée au troisième étage et contiguë à la chambre du roi, reçut les lits de ses deux serviteurs, MM. Hue et Chamilly.

Une promenade d’une heure dans le jardin, sous une sombre allée de marronniers antiques, fut permise à la famille avant le dîner : ce repas fut servi à deux heures. Santerre et deux de ses aides de camp y assistèrent sans insolence et sans respect. Les heures qui séparent le milieu du jour de la nuit furent occupées par des entretiens, des lectures, les leçons données à son fils par le roi ; par les jeux et par la prière des enfants, les tendres épanchements de famille entre les captifs. À neuf heures, on apporta le souper dans la chambre du roi, pour que le bruit de ce dernier repas ne troublât pas le sommeil des enfants, déjà endormis dans l’étage de la reine. Après le souper et les adieux échangés par de tendres serrements de main entre le roi, la reine et sa sœur, les princesses redescendirent ; et le roi, entrant dans son cabinet de lecture, s’y renferma pour réfléchir, lire et prier jusqu’à minuit.


VIII

Ainsi s’écoula cette première journée de la captivité. La présence et les consolations de la princesse de Lamballe ; l’assiduité, le dévouement de la duchesse de Tourzel et de sa fille Pauline ; l’affection de serviteurs éprouvés, volontairement enfermés avec leurs maîtres et heureux de leurs sacrifices ; le culte pieux de Madame Élisabeth pour son frère ; la nouveauté du malheur, les diversions, les tristes sourires que donnèrent plusieurs fois aux prisonniers les arrangements de leurs chambres et le renversement de leurs habitudes dans ce morne séjour ; la lassitude des tumultes passés, le sentiment d’une plus grande sûreté pour leur vie dans cette forteresse, le vœu de la reine à Danton ainsi providentiellement accompli : « Il faut nous enfermer trois mois dans une tour ; » l’approche certaine des étrangers, l’ignorance des triomphes de Dumouriez ; le sentiment de tant d’attachement, de tant de compassion, de tant de vœux qui les suivaient du fond de la nation dans ces cachots ; l’espoir vague mais confiant d’un changement possible dans les dispositions du peuple, répandirent quelque charme sur leurs heures et quelque adoucissement sur leur tristesse. Tant que l’infortune a des témoins qui la contemplent, des confidences qui l’écoutent, des amitiés qui la partagent, elle peut avoir même ses joies. Cette famille, ces amies, ces serviteurs, resserrés ensemble par ces murs, se donnaient réciproquement cette consolation.


IX

Le jour suivant, les prisonniers allèrent, par distraction à leur gêne actuelle, visiter les salles plus vastes de la grande tour du Temple, où Santerre leur avait annoncé qu’on leur préparait leur habitation définitive. Manuel, Santerre et une forte escorte de municipaux les accompagnèrent dans cette visite à leur prison, et de là dans les jardins. En traversant les rangs des municipaux et les groupes des gardes nationaux pressés sur leur passage, le roi et la reine entendirent des murmures menaçants contre la présence de la princesse de Lamballe, de madame de Tourzel et des femmes de service qu’on leur laissait comme une ombre de la royauté « qu’on ne pouvait tolérer après les crimes de la cour, et qui semblait un outrage au peuple en conservant une apparence de superstition à la souveraineté. »

Ces propos, rapportés à la commune, firent prendre un arrêté qui ordonnait le renvoi de toutes ces personnes. L’humanité de Manuel suspendit quelques jours l’exécution de cette mesure rigoureuse. Manuel espérait faire révoquer un ordre qui allait déchirer si cruellement tant de cœurs. Mais dans la nuit du 19 au 20 août, pendant le premier sommeil des prisonniers, un bruit inusité réveilla en sursaut la famille royale. Des municipaux entrèrent dans les chambres du roi et de la reine, et leur lurent un arrêté plus impératif, qui ordonnait l’expulsion immédiate de tous les individus étrangers à la famille royale, sans en excepter les femmes de service et les deux serviteurs attachés à leur personne. Cet ordre, promulgué à une pareille heure avec des termes et des gestes qui en redoublaient la cruauté, frappa tous les détenus de stupeur et de consternation. Hue et Chamilly, se précipitant à demi vêtus dans la chambre de leur maître, se tenaient mutuellement les mains, debout devant le lit du roi. Ils exprimaient par ce geste muet leur horreur de se séparer. « Prenez garde, leur dit un officier municipal, la guillotine est permanente et frappe de mort les serviteurs des rois. »

Madame de Tourzel, gouvernante du Dauphin, apporta l’enfant assoupi sur le lit de la reine éplorée. Mademoiselle Pauline de Tourzel était serrée dans les bras de la jeune princesse royale, à laquelle l’âge et l’amitié l’attachaient comme à une sœur. Madame de Navarre, dame de Madame Élisabeth ; les trois femmes de service de la reine, des princesses, des enfants ; mesdames Saint-Brice, Thibault, Bazire, fondaient en larmes aux pieds de leur maîtresse. Marie-Antoinette et la princesse de Lamballe, enlacées dans les bras l’une de l’autre, sanglotaient de douleur. La violence seule put les séparer. Les municipaux entraînèrent madame de Lamballe évanouie sur l’escalier, hors de ces murs où elle laissait sa reine et son amie. Le roi ne put se rendormir. Madame Élisabeth et la jeune princesse royale passèrent le reste de la nuit à pleurer dans la chambre de la reine. De ce jour seulement Marie-Antoinette se sentit captive. On venait de lui enlever l’amitié.


X

Pour remplacer ces femmes, ces serviteurs, ces amis, besoin des cœurs comme des habitudes, les commissaires de la commune installèrent dans la tour un homme et une femme nommés Tison. Ils étaient chargés seuls du service des prisonniers. Ce Tison, vieillard morose, était un ancien commis aux barrières de Paris, homme accoutumé par son état au soupçon, à l’inquisition et à la rudesse envers les personnes. Cette rudesse changeait tous ses services en injures.

La femme de Tison, plus jeune et moins insensible, flottait entre son attendrissement sur les malheurs de la reine et la crainte que cet attendrissement ne fût imputé à crime à son mari. Elle passait sans cesse du dévouement à la trahison, et des larmes versées aux genoux de la reine aux délations contre sa maîtresse. Son cœur était faible ; cette reine de France à sa merci exaltait et troublait ses idées. Cette lutte de la sensibilité et de la terreur dans un esprit faible finit par égarer la raison de cette malheureuse femme.

Un cordonnier nommé Simon, commissaire de la commune pour inspecter les travaux et les dépenses, était le seul des municipaux qui ne fût jamais relevé de son service au Temple. Tous ces serviteurs, ces geôliers, ces porte-clefs, prenaient les ordres de cet homme. Ouvrier rougissant du travail et ambitieux d’un rôle, même du plus abject, Simon briguait celui de geôlier et l’exerçait en bourreau. Il avait pour aide un ancien sellier du nom de Rocher.


XI

Rocher était un de ces hommes pour qui l’infortune est un jouet et qui aiment à aboyer aux victimes comme des chiens aux haillons. On l’avait choisi à la masse de la stature, à l’apparence sinistre, à la férocité des traits. C’était l’homme qui avait forcé la chambre du roi le 20 juin et levé la main sur lui pour le frapper. Hideux de visage, insolent de regard, grossier de geste, ordurier de propos, un bonnet de poil, une longue barbe, une voix rauque et souterraine, l’odeur du tabac et du vin qui s’exhalait de ses habits, le nuage de la pipe qui l’enveloppait sans cesse, faisaient de lui l’apparition visible du cachot. Il traînait un grand sabre sur les dalles et sur les marches des escaliers. Une ceinture de cuir tenait suspendu à ses flancs un énorme trousseau de clefs. Le bruit de ces clefs, qu’il faisait résonner à dessein ; le fracas des verrous, qu’il tirait et refermait tout le jour, lui plaisaient comme à d’autres le bruit des armes. Il semblait que ce cliquetis, qui faisait retentir son importance, faisait retentir aussi leur captivité plus rudement aux oreilles des prisonniers. Quand la famille royale sortait pour sa promenade au milieu du jour, Rocher, feignant de choisir parmi son trousseau de clefs et d’essayer vainement les serrures, faisait attendre longtemps le roi et les princesses debout derrière lui. À peine la porte du premier guichet était-elle ouverte, qu’il descendait précipitamment l’escalier en froissant du coude le roi et la reine, et qu’il allait se placer en factionnaire à la dernière porte. Là, debout, obstruant l’issue, examinant les figures, il lançait de sa pipe des nuages de fumée au visage de la reine, de Madame Élisabeth et de la princesse royale, regardant à chaque bouffée si l’intention de son insulte était comprise et si les témoins de sa bassesse l’en récompensaient par des sourires d’intelligence.

Ses outrages applaudis l’encourageaient à les renouveler tous les jours. Les gardes nationaux de service avaient soin de se rassembler chaque fois, à la sortie du roi, pour jouir de ce supplice de la dignité royale livrée aux outrages d’un porte-clefs. Ceux que révoltait cette lâcheté renfermaient dans leur cœur une indignation qui eût paru un crime à leurs camarades. Les plus cruels ou les plus curieux se faisaient apporter des chaises du corps de garde. Ils s’asseyaient, le chapeau sur la tête, quand le roi passait, rétrécissant avec affectation le passage, pour que le monarque déchu contemplât de plus près leur irrévérence et sa dégradation. Des éclats de rire, des chuchotements, des épithètes grossières ou obscènes couraient dans les rangs sur le passage du roi et des princesses. Ceux qui n’osaient pas prononcer ces injures les écrivaient avec la pointe des baïonnettes sur les murs du vestibule et des escaliers. On y lisait à chaque marche des allusions outrageantes à la grosseur du roi, aux prétendus désordres de la reine, des menaces de mort aux enfants, louveteaux à étrangler avant l’âge où ils dévoreraient le peuple !

Pendant la promenade, les canonniers, quittant leurs pièces, et les ouvriers leurs truelles, se rassemblaient le plus près possible des prisonniers, et dansaient des rondes aux refrains révolutionnaires et aux couplets des chansons les plus obscènes, que l’innocence des enfants ne comprenait pas.


XII

Cette heure de communication avec le ciel et la nature, que la pitié des lois les plus sévères accorde aux plus grands criminels, était ainsi transformée en heure d’humiliation et de tortures pour les captifs. Le roi et la reine auraient pu s’y soustraire en restant enfermés dans leur prison intérieure, mais leurs enfants auraient dépéri dans cette reclusion et dans cette immobilité. Il fallait à leur âge de la respiration et du mouvement. Leurs parents achetaient volontairement au prix de ces outrages le peu d’air, de soleil et d’exercice nécessaire à ces jeunes vies.

Santerre et les six officiers municipaux de service au Temple précédaient dans ces promenades la famille royale et la surveillaient de près pendant la sortie. Les nombreuses sentinelles devant lesquelles il fallait passer faisaient le salut militaire au commandant de la force armée de Paris, et portaient les armes aux municipaux. Elles renversaient leurs armes et portaient la crosse du fusil en l’air, en signe de mépris, à l’approche du roi.

Les pas de la famille royale étaient comptés et bornés dans le jardin à une moitié de la longueur d’une allée de marronniers. Les démolitions, les constructions, les ouvriers, obstruaient l’autre moitié. Ce court et étroit espace, parcouru lentement par le roi, sa femme et sa sœur, servait aux courses et aux jeux de la jeune princesse royale et de son frère. Le roi feignait de participer à ces jeux pour les encourager. Il jouait au palet et au ballon avec le Dauphin. Il posait le but, le prix aux courses. Pendant ces jeux, la reine et sa sœur s’entretenaient à voix basse ou s’efforçaient de distraire les enfants des chants scandaleux qui les poursuivaient jusque sous l’ombre de ces arbres.

Un jour, pendant ces promenades, la reine, causant avec Cléry de l’inutilité des efforts que la cour avait tentés pour amollir ou corrompre les républicains, et surtout Pétion, Danton et Lacroix, lui confia, pour qu’il en rendît témoignage un jour, un acte de dévouement dont son cœur paraissait profondément ému.

À l’époque d’une de ces crises désespérées, où Louis XVI, épuisé de ressources, cherchait son dernier espoir de salut dans l’attachement désintéressé et dans la bourse de quelques amis, le commandeur d’Estourmel, descendant d’un de ces croisés qui avaient monté les premiers à l’assaut de Jérusalem, était procureur général de l’ordre de Malte à Paris. Il apprit le dénûment du roi, réalisa en quelques heures une somme de cinq cent mille francs, et la fit porter à Louis XVI. Le roi accepta cette somme, l’employa à solder quelques jours de plus les intermédiaires qui lui répondaient du peuple, et fut trompé par eux. Cette dette de reconnaissance pesait sur le cœur du roi et de la reine dans la prison du Temple ; ils se reprochaient souvent d’avoir accepté tant de sacrifices inutiles, et d’entraîner dans leur catastrophe la fortune des amis de leur maison. Quelquefois aussi, et surtout dans les premiers temps, les princesses avaient dans ces promenades de douces intelligences avec le dehors. La vigilance des bourreaux ne pouvait intercepter les regards. Du haut des étages supérieurs des maisons qui bordaient l’enclos du Temple, les yeux plongeaient sur le jardin. Ces maisons, habitées par de pauvres familles, n’offraient aucun prétexte de suspicion ni de violence à la commune. Ce peuple de petits trafics, d’ouvriers, de femmes revendeuses, ne pouvait être accusé de complicité avec la tyrannie ni de trames contre l’égalité. On n’avait pas osé faire interdire l’ouverture de ces fenêtres. Aussitôt que l’heure de la promenade du roi fut connue dans Paris, la curiosité, la pitié et la fidélité les remplirent de nombreux spectateurs, dont on ne pouvait de si loin reconnaître les visages, mais dont l’attitude et les gestes révélaient la tendre curiosité et la compassion. La famille royale élevait des regards furtifs vers ces amis inconnus. La reine, pour correspondre silencieusement aux désirs de ces visiteurs, écartait avec intention le voile de son visage, s’arrêtait pour entretenir le roi sous le regard des plus empressés, ou dirigeait les pas et les jeux du jeune Dauphin, comme par hasard, du côté où la charmante figure de l’enfant pouvait être le mieux aperçue. Alors quelques fronts s’inclinaient, quelques mains faisaient, en se rapprochant l’une de l’autre, le geste muet de l’applaudissement. Quelques fleurs tombaient, comme par hasard, des petits jardins suspendus aux toits du pauvre ; quelques écriteaux en caractères majuscules se déroulaient à une ou deux mansardes et laissaient lire un mot tendre, un présage heureux, une espérance, un respect.

Des gestes contenus, mais plus intelligibles, répondaient d’en bas. Une ou deux fois le roi et les princesses crurent avoir reconnu parmi ces visages les traits d’amis dévoués, d’anciens ministres, de femmes de haut rang attachées à la cour, et dont l’existence était devenue incertaine pour eux. Cette intelligence mystérieuse, établie ainsi entre la prison et la partie de la nation restée fidèle au malheur, était si douce aux captifs qu’elle leur fit braver pour en jouir tous les jours la pluie, le froid, le soleil et les insultes plus intolérables des canonniers de garde. Le fil de leur existence proscrite leur semblait ainsi se renouer avec l’âme de leurs anciens sujets. Ils se sentaient en communication avec quelques cœurs, et l’air extérieur, imprégné d’attachement pour eux, leur apportait du moins du dehors cette pitié qu’on leur refusait au dedans. Ils montaient sur la plateforme ; ils se présentaient souvent aux fenêtres de la tour. Ils formaient des intimités à distance, des amitiés anonymes. La reine et sa sœur se disaient entre elles : « Telle maison nous est dévouée, tel étage est à nous. Telle chambre est royaliste, telle fenêtre est amie. »


XIII

Mais si quelque joie leur venait du dehors, la tristesse et la terreur leur arrivaient aussi par le retentissement des bruits de la ville. Ils avaient entendu jusqu’au pied de la tour les hurlements des assassins de septembre voulant forcer les consignes, couper la tête de la reine, ou tout au moins étaler à ses pieds le corps tronqué et mutilé de la princesse de Lamballe.

Le 21 septembre, à quatre heures du soir, le roi étant endormi après son dîner, à côté des princesses, qui se taisaient pour ne pas interrompre son sommeil, un officier municipal, nommé Lubin, vint, accompagné d’une escorte de gendarmerie à cheval et d’un flot tumultueux de peuple, faire au pied de la tour la proclamation de l’abolition de la royauté et de l’établissement de la république. Les princesses ne voulurent pas éveiller le roi. Elles lui racontèrent la proclamation après son réveil. « Mon royaume, dit-il à la reine avec un triste sourire, a passé comme un songe, mais ce n’était pas un songe heureux ! Dieu me l’avait imposé, mon peuple m’en décharge ; que la France soit heureuse, je ne me plaindrai pas. » Le soir du même jour, Manuel étant venu visiter les prisonniers : « Vous savez, dit-il au roi, que les principes démocratiques triomphent, que le peuple a aboli la royauté, et qu’il a adopté le gouvernement républicain ? — Je l’ai entendu dire, répliqua le roi avec une sereine indifférence, et j’ai fait des vœux pour que la république soit favorable au peuple. Je ne me suis jamais mis entre son bonheur et lui. »

Le roi, en ce moment, portait encore son épée, ce sceptre du gentilhomme en France, et les insignes des ordres de chevalerie, dont il était le chef, étaient encore attachés à son habit. « Vous saurez aussi, reprit Manuel, que la nation a supprimé ces hochets. On aurait dû vous dire d’en dépouiller les marques. Rentré dans la classe des autres citoyens, vous devez être traité comme eux. Au reste, demandez à la nation ce qui vous est nécessaire, la nation vous l’accordera. — Je vous remercie, dit le roi, je n’ai besoin de rien. » Et il reprit tranquillement sa lecture.


XIV

Manuel et les commissaires, pour éviter toute peine inutile et toute dégradation violente de la dignité personnelle du roi, se retirèrent en faisant signe à son valet de chambre de les suivre. Ils chargèrent ce fidèle serviteur d’enlever les insignes de l’habit du roi, quand il l’aurait déshabillé pour la nuit, et d’envoyer à la Convention ces dépouilles de la royauté et ces blasons de la noblesse. Le roi en donna lui-même l’ordre à Cléry. Seulement il se refusa à se séparer de ces insignes, qu’il avait reçus au berceau avec sa vie et qui lui semblaient tenir plus à sa personne que le trône même. Il les fit renfermer dans un coffret, et les garda, soit comme un souvenir, soit comme une espérance. Le fougueux Hébert, si fameux depuis sous le nom de Père Duchesne, alors membre de la commune, avait demandé à être de service ce jour-là, pour jouir de cette rare dérision du sort, et pour contempler dans les traits du roi le supplice moral de la royauté dégradée. Hébert scrutait de l’œil, avec un sourire cruel, la physionomie du roi. Le calme de l’homme dans les traits du souverain déchu déjoua la curiosité d’Hébert. Le roi ne voulut pas donner à ses ennemis la joie de saisir une émotion sur son visage. Il affecta de lire tranquillement l’histoire de la décadence de l’empire romain dans Montesquieu, pendant que sa propre histoire s’accomplissait et qu’on lui lisait sa catastrophe, plus attentif aux revers d’autrui qu’à ses propres revers. Le roi fut grand d’indifférence ; la reine, sublime de fierté. Pleurer sa grandeur lui parut plus humiliant que d’en descendre. Cette déchéance de son caractère l’aurait plus avilie que la déchéance de son rang. Aucune faiblesse d’âme ne réjouit les spectateurs de cette exécution. Les trompettes ayant sonné dans les cours, après l’installation de la république, le roi parut un moment à la fenêtre, comme pour voir l’apparence du nouveau gouvernement. La multitude l’aperçut. Les imprécations, les sarcasmes, les injures, s’élevèrent comme un dernier adieu à la monarchie du sein de cette foule. Les gendarmes, agitant leurs sabres aux cris de « Vive la république ! » firent le signe impérieux au roi de se retirer. Louis XVI ferma la fenêtre. Après tant de siècles de monarchie, ainsi se séparèrent le peuple et le roi.


XV

La Convention avait assigné une somme de cinq cent mille livres pour les dépenses relatives à l’établissement et à l’entretien de la famille royale dans sa prison. La commune, par l’intermédiaire de commissions successives, avait employé la plus grande partie de ce subside alimentaire à des constructions de sûreté et de resserrement de captivité. Ce qui devait servir à consoler l’existence des prisonniers servit à aggraver leurs fers et à salarier leurs geôliers. Le roi n’avait à sa disposition aucune somme pour vêtir la reine, sa sœur, ses enfants, pour récompenser les services qu’il avait à demander au dehors, ou pour procurer à sa famille, dans les meubles, dans les occupations de la prison, ces adoucissements que la fortune privée des détenus laisse pénétrer jusque dans les cachots des criminels. Sortis inopinément des Tuileries sans autres vêtements que ceux qu’ils portaient sur leurs corps dans la matinée du 10 août, leurs garde-robes, leurs habillements, leurs cassettes ayant été pillés pendant le combat ; transportés de là au Temple sans autre linge que le linge envoyé au Manége par l’ambassadrice d’Angleterre ou prêté à la famille royale par quelques serviteurs, les prisonniers, à l’entrée d’un rigoureux hiver, présentaient l’apparence d’un véritable dénûment. La reine et Madame Élisabeth passaient leurs journées comme de pauvres ouvrières à raccommoder le linge du roi et des enfants et à rapiécer leurs robes d’été.

Au moment où les négociateurs prussiens avaient exigé de Dumouriez, pour colorer leur retraite, un rapport secret sur le Temple et des adoucissements respectueux propres à déguiser l’emprisonnement aux yeux de l’Europe, Manuel et Pétion, à la prière de Westermann, se rendirent au Temple et accomplirent avec égards les prescriptions de Dumouriez. Ni l’un ni l’autre de ces magistrats supérieurs de la commune ne partageaient le honteux besoin de vengeance et de sévices des municipaux contre celui qui avait été leur roi. L’élévation des idées donne de la dignité aux ressentiments, de la décence à la haine. Manuel et Pétion, hommes de pensées républicaines, voyaient dans Louis XVI un principe à proscrire, mais un homme à épargner ; dans la reine, dans les princesses, dans le Dauphin, des femmes, des enfants, victimes d’une vicissitude des choses humaines, que le peuple devait plaindre et soutenir plutôt que broyer dans leur chute. Ils eurent avec le roi un entretien secret, dans lequel, tout en confessant la république, ils ne désavouèrent ni l’intérêt pour ses malheurs, ni l’espoir de voir ses jours préservés par l’apaisement des craintes publiques après la victoire et la paix. Louis XVI et la reine elle-même, frappés par la terreur de septembre, parurent comprendre que leur vie était plus dans la main du peuple que dans l’armée des rois coalisés ; ils joignirent leurs vœux à ceux des républicains humains et modérés pour une prompte évacuation du territoire. Le roi demanda que Pétion lui fît délivrer une somme en numéraire pour ses besoins personnels et pour ceux de sa famille. Pétion lui envoya cent Jouis, aumône de la république au souverain tombé dans l’indigence. On dressa une liste des objets nécessaires à la famille royale en linge, meubles, vêtements, chauffage, aliments, livres, et il fut pourvu, aux frais de la commune et par l’entremise de ses commissaires, à ces dépenses, dans une proportion convenable, non aux besoins d’une famille, mais aux respects dus à la grandeur déchue.


XVI

Mais Pétion et Manuel n’étaient plus que les magistrats officiels de la commune. Ils adoucissaient ses ordres en les exécutant, ils ne les inspiraient pas. L’esprit de représailles, de vengeance, de soupçon et de basse persécution des démagogues illettrés, prévalait dans les commissions. Chaque jour des délateurs nouveaux venaient se populariser dans le conseil de l’hôtel de ville par des dénonciations contre les prisonniers du Temple. Le conseil général choisissait les commissaires délégués par lui à la surveillance de Louis XVI parmi les plus prévenus et les plus acharnés. Les hommes de quelque générosité d’âme déclinaient ces fonctions odieuses. Elles devaient échoir aux cœurs abjects et aux mains impitoyables. Ces geôliers enchérissaient les uns sur les autres par les mesures de rigueur et de vexations nécessaires, selon eux, pour prévenir l’évasion des captifs et leurs correspondances avec l’étranger. Bien que ces mesures répugnassent souvent au bon sens et à l’humanité du conseil général, nul n’osait les contester, de peur d’être accusé de mollesse ou de complicité avec les royalistes. Ainsi ce qui répugnait individuellement à chacun était voté par tous. Quand la terreur plane sur une époque, elle ne pèse pas moins sur le corps qui l’inspire que sur la nation qui la subit.

L’administration et le régime intérieurs du Temple étaient ainsi dévolus à un petit nombre d’hommes, l’écume du conseil de la commune ; presque tous artisans sans éducation, sans pudeur, jouissant avec orgueil de cet arbitraire que la fortune leur donnait sur un roi descendu au-dessous d’eux, et croyant avoir sauvé la république chaque fois qu’ils avaient arraché une larme.


XVII

Vers la fin de septembre, au moment où le roi allait sortir de la chambre de la reine, après le souper, pour remonter dans son appartement, six officiers municipaux entrèrent avec appareil dans la tour. Ils lurent au roi un arrêté de la commune qui ordonnait sa translation dans la grande tour et sa séparation complète du reste de sa famille. La reine, Madame Élisabeth, la princesse royale, le jeune Dauphin, enlaçant le roi dans leurs bras et couvrant ses mains de baisers et de larmes, essayèrent en vain de fléchir les municipaux et d’obtenir cette dernière consolation des infortunés : souffrir ensemble. Les municipaux, Simon, Rocher lui-même, quoique attendris, n’osèrent modifier l’inflexibilité de l’ordre. On fouilla avec la plus stricte inquisition les meubles, les lits, les vêtements des prisonniers ; on les dépouilla de tous les moyens de correspondance au dehors : papier, encre, plumes, crayons ; faisant cesser ainsi les leçons que le prince royal commençait à recevoir de ses parents, et condamnant l’héritier d’un trône à l’ignorance de l’art d’écrire ; ignorance dont rougissent les derniers enfants du peuple.

Le roi, arraché aux embrassements et aux cris de sa famille, fut conduit dans l’appartement à peine achevé qu’on lui avait destiné dans la grande tour. Les ouvriers y travaillaient encore. Un lit et une chaise au milieu des déblais, des gravois, des planches et des briques, en formaient tout l’ameublement. Le roi se jeta tout habillé sur ce lit. Il passa les heures à compter les pas des sentinelles qu’on relevait à sa porte et à essuyer les premières larmes que la prison eût encore arrachées à sa fermeté. Cléry, son valet de chambre, passa la nuit sur la chaise, dans l’embrasure de la fenêtre, attendant avec impatience le jour, pour savoir s’il lui serait permis d’aller donner aux princesses les soins dont elles avaient l’habitude. C’était lui qui peignait le Dauphin et qui bouclait les longs cheveux de la reine et de Madame Élisabeth depuis la captivité.

Ayant demandé à sortir pour ce service : « Vous n’aurez plus de communication avec les prisonnières, lui répondit brutalement le commissaire de la commune Véron. Votre maître ne doit pas même revoir ses enfants ! »

Le roi ayant adressé quelques observations touchantes aux commissaires sur une barbarie qui outrageait la nature, qui suppliciait cinq cœurs pour punir un seul, et qui donnait à des êtres vivants la torture d’une séparation plus cruelle que la mort, les commissaires ne daignèrent pas lui répondre. Ils se détournèrent de lui comme des hommes sans oreilles, importunés des murmures suppliants.


XVIII

Un morceau de pain insuffisant pour la nourriture de deux personnes et une carafe d’eau où l’on avait exprimé le jus d’un citron furent ce jour-là tout le déjeuner apporté au roi. Ce prince s’avança vers son serviteur, rompit le pain et lui en présenta la moitié. « Ils ont oublié que nous sommes encore deux, lui dit le roi, mais je ne l’oublie pas ; prenez ceci ; j’ai assez du reste. » Cléry refusait ; le roi insista. Le serviteur prit enfin la moitié du pain de son maître. Ses larmes arrosaient les morceaux qu’il portait à sa bouche. Le roi vit ces pleurs et ne put retenir les siens. Ils mangèrent ainsi en pleurant et en se regardant, sans rien dire, le pain des larmes et de l’égalité.

Le roi supplia de nouveau un municipal de lui donner des nouvelles de sa femme et de ses enfants, et de lui procurer quelques livres pour l’arracher aux lassitudes d’esprit de son isolement. Louis XVI indiqua quelques volumes d’histoire et de philosophie religieuse. Ce municipal, plus humain que les autres, consulta ses collègues et les entraîna pour remplir cette mission chez la reine. Cette princesse avait passé la nuit à se lamenter dans sa chambre entre les bras de sa belle-sœur et de sa fille. La pâleur de ses lèvres, les sillons de ses pleurs, sa chevelure épaisse où l’on voyait des veines blanches de cheveux morts, comme des déchirures de sa jeunesse ; la fixité de ses yeux secs, l’obstination avec laquelle elle avait refusé de toucher aux aliments de son déjeuner, jurant de se laisser mourir de faim si l’on persistait à la séparer du roi, émurent et intimidèrent les municipaux. La responsabilité de la vie de leurs prisonniers pesait sur eux. La commune elle-même leur demanderait compte d’une victime enlevée par une mort volontaire au jugement et à l’échafaud du peuple. La nature aussi parlait dans leur cœur cette langue des larmes qui se fait obéir des plus endurcis. Les princesses, à genoux devant ces hommes, les conjuraient de permettre qu’elles fussent réunies au roi au moins pendant quelques instants du jour et aux heures des repas. Des gestes, des cris du cœur, des larmes tombant des yeux sur le plancher, prêtaient leur toute-puissance à ces supplications. « Eh bien, ils dîneront ensemble aujourd’hui, dit un officier municipal, et demain la commune en décidera. » À ces mots, les cris de douleur des princesses et des enfants se changèrent en cris de joie et de bénédiction. La reine, tenant ses enfants dans ses bras, les précipita à genoux, et s’y précipita avec eux pour remercier le ciel. Les membres de la commune s’entre-regardèrent avec des regards mouillés ; Simon lui-même, s’essuyant les yeux : « Je crois, s’écria-t-il, que ces scélérates de femmes me feraient pleurer ! » Puis se retournant vers la reine, et comme honteux de sa faiblesse : « Vous ne pleuriez pas ainsi, lui dit-il, quand vous faisiez assassiner le peuple au 10 août ! — Ah ! le peuple est bien trompé sur nos sentiments, » répondit la reine.

Ces hommes jouirent un moment du spectacle de leur clémence. Les prisonniers se revirent à l’heure du repas, et sentirent plus que jamais combien le malheur les rendait nécessaires les uns aux autres.


XIX

La sensibilité du roi se développait dans les disgrâces, l’âme de la reine se sanctifiait dans l’adversité ; toutes les vertus de Madame Élisabeth se convertissaient en pitié active pour son frère et pour sa belle-sœur. La raison des enfants s’attendrissait dans les cachots constamment arrosés par les larmes de leurs parents. Un jour de captivité leur enseignait plus de la vie qu’une année de cour. L’infortune hâte la maturité de ses victimes. Cette famille souffrait et jouissait de tout comme un seul cœur. La commune ne réclama pas contre la réunion des prisonniers, motivée sur la crainte d’un suicide de la reine. De ce moment les captives furent amenées trois fois le jour dans la grande tour pour y prendre leur repas avec le roi. Seulement des municipaux présents à ces entrevues en interceptaient la douceur en s’opposant à toute confidence intime des prisonniers entre eux. Il leur était sévèrement interdit de parler bas ou de s’entretenir en langues étrangères. Ils devaient parler haut et en français.

Madame Élisabeth, ayant une fois oublié cette prescription et dit quelques mots à voix basse à son frère, fut violemment gourmandée par un municipal. « Les secrets des tyrans, lui dit cet homme, sont des conspirations contre le peuple. Parlez haut, ou taisez-vous. La nation doit tout entendre. »

Ces deux prisons pour une seule famille accroissaient les difficultés de surveillance et les ombrages des geôliers ; mais elles accroissaient aussi les facilités pour les serviteurs du roi de tromper les consignes de la prison. Cléry était parvenu à nouer quelques relations furtives avec le dehors. Trois employés des cuisines du roi aux Tuileries, nommés Turgy, Marchand et Chrétien, qui, en affectant le patriotisme, avaient réussi à se faire admettre dans les cuisines du Temple pour y rendre à leurs anciens maîtres tous les bons offices de la captivité, secondaient Cléry. Cléry, en se familiarisant avec les municipaux de garde et en leur rendant tous les petits services de la domesticité pendant les nuits qu’ils passaient au Temple, découvrait quelquefois parmi eux des signes d’intérêt pour la famille royale. Il faisait, tantôt par leur entremise, tantôt par celle de sa femme, admise une fois par semaine à le voir au guichet, passer des billets de Madame Élisabeth et de la reine aux personnes que ces princesses lui désignaient. Elles avaient soustrait un crayon aux recherches des commissaires. Des feuilles blanches déchirées des pages de leurs livres de prières recevaient ces rares confidences de leurs cœurs. Ce n’étaient que quelques mots innocents de tout complot, destinés à donner à leurs amis d’autrefois des nouvelles de leur situation et à s’informer du sort des personnes qu’elles avaient aimées.

Madame Élisabeth, malgré sa beauté, n’avait jamais permis à son cœur d’autres sentiments que l’amitié. Mais l’amitié dans son âme était une passion : elle avait l’inquiétude et la chaleur de l’amour. L’objet de sa plus tendre affection était la marquise de Raigecourt (mademoiselle de Causans), une de ses dames d’honneur dans le temps de sa prospérité. Cette jeune femme, douée de la grâce des cours, du courage de l’adversité, et dont l’esprit, à la fois sensé, enjoué et nourri de l’antiquité, rappelait les jours de Louis XIV, avait été élevée avec la princesse. La vie avait noué leurs cœurs et leur sort dès l’enfance. Mariée par les bienfaits de Madame Élisabeth à un gentilhomme des premières maisons de Lorraine, la marquise de Raigecourt avait été obligée de rejoindre son mari en émigration. Madame Élisabeth avait exigé elle-même cet éloignement, que nécessitait un état avancé de grossesse, dans la crainte que les malheurs prévus par elle dès les premiers troubles de la monarchie ne retombassent sur d’autres cœurs. Les deux amies s’écrivaient tous les jours des lettres où un attachement de sœurs s’épanchait à travers les tristes appréhensions du temps. Cette correspondance, seule consolation de Madame Élisabeth, avait duré jusqu’à la journée du 10 août. Les derniers mots de la princesse à son amie attestaient même, à ce moment suprême, des espérances de salut que les heures suivantes avaient cruellement trompées.

Cléry parvint à faire passer à la marquise de Raigecourt encore un ou deux soupirs de la prison ; puis le silence de la tombe s’interposa entre ces deux âmes et devança d’un an l’échafaud.

La reine reçut et laissa échapper par le même moyen quelques rares communications avec le dehors. C’étaient des phrases à double signification ; des volumes d’angoisses et de tendresse s’y pressaient dans un seul mot. Ces mots ne pouvaient être traduits que par les yeux habitués à lire dans le cœur d’où ils étaient tombés.

Cléry réussit également à informer quelquefois le roi de la situation des choses publiques en lui faisant lire les journaux introduits dans le guichet par ruse, et en transmettant les faits du jour à l’oreille de son maître aux heures de son coucher ou de son lever. Quand ces moyens d’information vinrent à manquer à la famille royale, des crieurs publics affidés et payés par des amis du dehors venaient le soir, aux heures du silence des rues, vociférer sous les murs de l’enceinte du Temple les principaux événements de la journée. Le roi, averti par Cléry, ouvrait sa fenêtre et saisissait ainsi à mots interrompus les décrets de la Convention, les victoires et les défaites des armées, les condamnations et les exécutions de ses anciens ministres, les arrêts ou les espérances de sa destinée.

Cependant cette privation des feuilles publiques n’était pas absolue. Souvent, par une intention cruelle des municipaux, les feuilles atroces qui provoquaient au meurtre du roi se trouvaient comme par hasard déposées sur le marbre de sa cheminée ; ses regards en tombant sur ces feuilles étaient ainsi poursuivis jusque dans son intérieur par ces menaces et par ces imprécations. Ce prince lut ainsi un jour la pétition d’un canonnier qui demandait à la Convention la tête du tyran pour en charger sa pièce et pour la lancer à l’ennemi. « Quel est, dit tristement le roi en lisant cette pétition, le plus malheureux de moi ou du peuple qu’on trompe ainsi ? »


XX

Les princesses et les enfants furent enfin réunis au roi dans la grande tour. Le second et le troisième étage de ce monument, divisés chacun en quatre pièces par des cloisons en planches, furent assignés à la famille royale et aux personnes chargées du service ou de la surveillance. La chambre du roi contenait un lit à rideaux, un fauteuil, quatre chaises, une table, une glace au-dessus de la cheminée. Le plafond était de toile. La fenêtre, garnie d’un treillis en barres de fer, était obscurcie par des plateaux de chêne disposés en entonnoir, qui interceptaient tout regard sur les jardins ou sur la ville, et qui ne laissaient voir que le ciel. La tenture de la chambre du roi, en papier peint, comme pour supplicier deux fois le regard du prisonnier, représentait l’intérieur d’une prison avec des geôliers, des chaînes, des fers et tout le hideux appareil des cachots. L’odieuse imagination de l’architecte Palloy avait ajouté avec raffinement les tortures de l’œil à celles de la réalité.

L’appartement de la reine, au-dessus de celui du roi, était disposé avec la même avarice de lumière, d’air et d’espace. Marie-Antoinette couchait dans la même chambre que sa fille ; Madame Élisabeth dans une chambre obscure, à côté ; le geôlier Tison et sa femme dans un réduit contigu ; les municipaux dans la première pièce servant d’antichambre. Les princesses étaient obligées de traverser cette pièce pour passer les unes chez les autres, à travers les regards et les chuchotements des gardiens. Deux guichets, encombrés de porte-clefs et de sentinelles, étaient établis entre l’appartement de la reine et celui du roi, sur l’escalier. Le quatrième étage était inhabité. La plate-forme, au-dessus du roi, avait été disposée pour servir de préau. Mais, de peur que les promeneurs ne fussent aperçus des maisons de la ville ou que leurs yeux ne fussent égayés par l’horizon de Paris, on avait fait établir de hautes cloisons de planches, pour mesurer même le ciel aux regards des prisonniers.


XXI

Tel était le logement définitif de la famille royale. Elle jouit néanmoins de s’y voir installée, à cause du rapprochement de tous ses membres dans les mêmes murs. Cette courte joie fut changée en larmes, le soir de ce jour, par un arrêté de la commune qui ordonnait d’enlever le Dauphin à sa mère et de le loger avec le roi. Le cœur de la reine éclata en vain en supplications et en douleur. La commune ne voulut pas que « le fils fût nourri plus longtemps par la mère de la haine de la Révolution. » On remit l’enfant à son père, en attendant qu’on le remît à Simon. La reine et les princesses conservèrent néanmoins la liberté de voir le Dauphin tous les jours chez le roi, aux heures des repas et à la promenade, en présence des commissaires. Leur vie sembla s’adoucir et leur douleur s’asseoir, comme pour respirer dans ce logement. Les captifs y prirent des habitudes régulières, qui rappelaient le cloître des rois emprisonnés de la première race.

Le père de famille survivait seul au roi dans Louis XVI. Les princesses oubliaient qu’elles avaient été reine, sœur ou fille de rois, pour se souvenir seulement qu’elles étaient femme, sœur ou fille, d’un mari, d’un frère, d’un père captif. Leurs cœurs se renfermaient tout entiers dans ces devoirs, dans ces tristesses, dans ces joies de la famille. Cette dynastie n’était plus qu’un ménage de prisonniers.

Le roi se levait avec le jour et priait longtemps à genoux au pied de son lit. Après sa prière, il s’approchait de la fenêtre ou de la réverbération de son foyer ; il lisait avec recueillement les psaumes dans le Bréviaire, recueil de prières et de cantiques indiqués pour chaque jour de l’année aux fidèles par la liturgie catholique. Il suppléait ainsi à l’habitude qu’avaient les rois d’assister tous les matins au sacrifice de l’autel dans leur palais. La commune lui avait refusé la présence d’un prêtre et les cérémonies de sa foi. Pieux, mais sans superstition et sans faiblesse, Louis XVI s’élevait à Dieu sans l’intermédiaire d’un autre homme, et se plaisait seulement à se servir pour ses prières des mots et des formes consacrés par la religion de sa race et de son trône. La reine et sa sœur se livraient aux mêmes pratiques. On les surprenait souvent les mains jointes, leurs livres de dévotion mouillés de larmes, priant auprès de leur lit : l’une, comme précipitée de sa hauteur, à genoux, par le coup de son désespoir ; l’autre, comme prosternée naturellement au pied du Dieu dont elle reconnaissait et baisait la main partout. Après ses prières, le roi lisait, dans sa tourelle, tantôt des ouvrages latins, tantôt Montesquieu, tantôt Buffon, tantôt l’histoire, tantôt des récits de voyages autour du monde. Ces pages semblaient absorber complétement son esprit, soit que ce fût pour lui un moyen d’échapper à l’importune attention des commissaires toujours présents, soit qu’il cherchât en effet, dans la nature, dans la politique, dans les mœurs des peuples et dans leur histoire, des diversions à ses peines, des instructions pour son rang, ou des analogies avec sa situation. À neuf heures, sa famille descendait auprès de lui pour déjeuner. Le roi embrassait sa femme, sa sœur, ses enfants sur le front. Après le déjeuner, les princesses, dénuées de femmes de toilette, faisaient peigner leurs cheveux dans la chambre du roi par Cléry. Pendant ce temps, le roi donnait à son fils les premières leçons de grammaire, d’histoire, de géographie, de latinité, évitant avec soin, dans ces leçons, tout ce qui pouvait rappeler à l’enfant qu’il était né dans un rang au-dessus des autres citoyens, et ne lui donnant que les connaissances applicables à la destinée du dernier de ses sujets. On eût dit que ce père se hâtait de profiter de l’adversité et de l’éloignement des cours pour élever son fils, non en prince, mais en homme, et pour lui faire une âme adaptée à toutes les fortunes.


XXII

L’enfant, précoce comme les fruits d’un arbre blessé, semblait devancer de l’intelligence et de l’âme les enseignements de la pensée et les délicatesses du sentiment. Sa mémoire retenait tout, sa sensibilité lui faisait tout comprendre. Les, secousses que tant d’événements sinistres avaient données à son imagination et à son cœur, ces larmes constamment surprises dans les yeux de sa mère et de sa sœur plus âgée que lui, ces scènes tragiques dont il avait été témoin dans les bras de sa gouvernante, ces fuites de Versailles et des Tuileries, cette exposition de trois jours, au milieu des armes, des menaces, des cadavres, dans la tribune de l’Assemblée législative ; cette prison, ces geôliers, ces dégradations de son père, cette reclusion de tous les instants avec les êtres dont il voyait les peines sans les comprendre toutes, cette obligation de surveiller ses gestes, ses larmes mêmes devant des ennemis qui les épiaient, l’avaient initié comme par instinct à la situation de ses parents et à la sienne. Ses jeux mêmes étaient graves, ses sourires tristes. Il saisissait avec rapidité les moments d’inattention des geôliers pour échanger à voix basse quelques signes, quelques mots d’intelligence avec sa mère ou avec sa tante. Il était le complice adroit de toutes ces ruses pieuses que les victimes inventent pour échapper à l’œil et aux dénonciations de leurs surveillants. Il tremblait d’aggraver leurs peines. Il jouissait du moindre éclaircissement de leur front. Il évitait, avec un tact plus développé que ses années, de leur rappeler dans la conversation les circonstances douloureuses de leur vie ou les temps heureux de leur grandeur, comme s’il eût deviné ce que la mémoire des jours heureux jette d’amertume dans les disgrâces.

Un jour ayant paru reconnaître un des commissaires de la commune dans la chambre de son père, ce commissaire s’approcha et lui demanda s’il se souvenait de l’avoir vu et dans quelle circonstance. L’enfant fit un signe de tête affirmatif, mais refusa obstinément de répondre. Sa sœur, l’ayant pris à part dans un coin de l’appartement, lui demanda pourquoi il refusait de dire dans quelle circonstance il avait vu ce commissaire. « C’est au voyage de Varennes, lui répondit à l’oreille le Dauphin. Je n’ai pas voulu le dire tout haut, de peur de le rappeler à ma mère et de faire pleurer nos parents. »

Lorsqu’il reconnaissait dans l’antichambre de son père un commissaire plus respectueux envers les prisonniers et moins odieux à la reine que ses collègues, il se hâtait de courir au-devant de sa mère, quand elle descendait chez le roi, et de lui annoncer, en battant des mains, cette bonne journée. La vue de cet enfant attendrissait presque toutes ces haines. La royauté, sous la figure d’un enfant innocent et prisonnier, n’avait pour ennemis que des brutes. Les commissaires les plus prévenus, les canonniers de garde, les geôliers, le féroce Rocher lui-même, jouaient avec le Dauphin. Simon seul lui parlait avec rudesse et le regardait d’un œil défiant et sinistre, comme un tyran caché dans un enfant. Les traits du visage de ce jeune prince rappelaient en les confondant la grâce un peu efféminée de Louis XV, son aïeul, et la fierté autrichienne de Marie-Thérèse. Les yeux bleu de mer, le nez d’aigle, les narines relevées, la bouche fendue, les lèvres bombées, le front large du haut, étroit vers les tempes ; les cheveux blonds, séparés en deux ondes au sommet de la tête et jouant en boucles sur ses deux épaules et jusque sur ses bras, retraçaient sa mère avant les années de larmes. Toute la beauté de sa double race semblait refleurir dans ce dernier rejeton.


XXIII

À midi on venait chercher la famille royale pour qu’elle respirât l’air du jardin. Quel que fût le froid, le soleil ou la pluie, les prisonniers descendaient. Ils accomplissaient cette promenade, sous les regards et sous les outrages, comme un des plus rigoureux devoirs de leur captivité. L’exercice violent dans ces cours, les jeux de l’enfant avec sa sœur dans l’intérieur de l’appartement, la vie régulière et sobre, les études familières et douces entre les genoux de son père, les tendres soins de ces trois femmes, lui conservaient l’ardeur de vie et la fraîcheur de teint de l’enfance. L’air de la prison le caressait jusque-là autant que l’air des forêts de Saint-Cloud. Les regards de la reine et du roi se rencontraient et se consolaient sur cette tête, où la rigueur des hommes n’empêchait pas la nature de croître et de s’embellir tous les jours.

La princesse royale touchait déjà à l’âge où la jeune fille sent qu’elle devient femme, et recueille en soi-même son rayonnement. Pensive comme son père, fière comme sa mère, pieuse comme sa tante, elle retraçait dans son âme ces trois âmes au milieu desquelles elle avait grandi. Sa beauté, svelte et pâle comme les apparitions fantastiques de la Germanie, tenait plus de l’idéal que de la matière. Toujours attachée au bras et comme enfouie au sein de sa mère ou de sa tante, elle semblait intimidée de la vie. Ses cheveux blonds, encore pendants sur ses épaules comme ceux d’un enfant, l’enveloppaient presque tout entière. Elle regardait du fond de ce voile d’un regard craintif, ou baissait les yeux. Elle imprimait une admiration muette aux plus endurcis. Les porte-clefs et les sentinelles se rangeaient sur son passage. Ils éprouvaient une sorte de tressaillement religieux quand ils étaient effleurés dans les corridors ou dans les escaliers par sa robe ou par ses cheveux. Sa tante achevait son éducation et lui apprenait la piété, la patience, le pardon. Mais le sentiment de son rang inné dans son âme, les humiliations de son père et les supplices de sa mère se gravaient profondément en cicatrices toujours saignantes dans son cœur, et s’y recueillaient, sinon en ressentiment, du moins en éternelle tristesse.


XXIV

À deux heures la famille rentrait pour dîner. Les joies intimes et les épanchements familiers dont ces repas sont le signal dans la maison du pauvre lui étaient refusés. Le roi lui-même ne pouvait se livrer impunément à l’appétit de sa forte nature. Des yeux comptaient ses morceaux, des ricanements les lui reprochaient. La robuste santé de l’homme était une honte de plus pour le roi. La reine et les princesses mangeaient peu et lentement, pour laisser au roi le prétexte de satisfaire sa faim et de prolonger le dîner. Après ce repas la famille se réunissait. Le roi jouait avec la reine à ces jeux de cartes inventés jadis en France pour amuser l’oisiveté d’un roi prisonnier. Le plus souvent ils jouaient au jeu rêveur et contemplatif des échecs ; jeu dont les pièces principales, par leurs noms de roi ou de reine, et les manœuvres sur le damier, qui ont pour but de faire le roi prisonnier, étaient pleines d’allusions significatives et souvent sinistres à leur propre captivité. Ils cherchaient moins dans ces jeux une diversion machinale à leurs peines qu’une occasion de s’entretenir à mots couverts sans éveiller l’inquiet espionnage de leurs gardiens. Vers quatre heures, le roi s’endormait quelques moments dans son fauteuil. Les jeunes enfants cessaient, au signe de leur mère, leurs jeux bruyants. Les princesses reprenaient leurs travaux d’aiguille. Le plus profond silence régnait dans la chambre pendant ce sommeil du roi. On n’entendait que le léger froissement des étoffes travaillées par la reine et sa sœur, la respiration du roi et le pas régulier des sentinelles à la porte de l’appartement et au pied de la tour. On eût dit que les persécuteurs et la prison elle-même tout entière se taisaient pour ne pas enlever au roi prisonnier la seule heure qui rendît la liberté à ses pensées et l’illusion des rêves à son âme. À six heures le roi reprenait ses leçons à son fils, et s’amusait avec lui jusqu’au souper. La reine alors déshabillait elle-même l’enfant, lui faisait réciter ses prières et le portait dans son lit.

Quand il était couché, elle se penchait, comme pour l’embrasser une dernière fois, et lui soufflait à l’oreille une courte prière, que l’enfant répétait tout bas pour que les commissaires ne pussent l’entendre.

Cette prière, composée par la reine, a été retenue et révélée par sa fille : « Dieu tout-puissant, qui m’avez créé et racheté, je vous aime ! Conservez les jours de mon père et de ma famille ! Protégez-nous contre nos ennemis ! Donnez à ma mère, à ma tante, à ma sœur, les forces dont elles ont besoin pour supporter leurs peines ! »


XXV

Cette simple prière des lèvres d’un enfant demandant la vie pour son père et la patience pour sa mère était un crime dont il fallait se cacher.

L’enfant endormi, la reine faisait une lecture à haute voix pour l’instruction de sa fille et pour le délassement du roi et des princesses. C’était ordinairement dans un livre d’histoire qui reportait la pensée sur les grandes catastrophes des peuples et des souverains. Lorsque de trop fréquentes allusions à leur propre situation venaient à se présenter dans le cours du récit, la voix de la reine se voilait ou se trempait de larmes intérieures, et les prisonniers échangeaient entre eux un regard, comme si le livre, d’intelligence avec eux, leur eût révélé la crainte ou l’espérance cachée dans le cœur de tous. Le roi, à la fin de la journée, remontait un instant dans la chambre de sa femme, lui prenait la main en la regardant tendrement, et lui disait adieu. Il embrassait ensuite sa sœur et sa fille, et redescendait s’enfermer dans la tour à côté de sa chambre, où il lisait, méditait et priait jusqu’à minuit.

Le ciel seul avait le secret de ces heures nocturnes consacrées par ce prince à ce recueillement dans la solitude de son propre cœur. Peut-être réfléchissait-il aux actes de son règne, aux fautes de sa politique, à ses alternatives de confiance excessive dans son peuple ou de défiance malhabile contre la Révolution. Peut-être cherchait-il à conjecturer le sort de la France et l’avenir de sa race après la crise du moment, à laquelle il se flattait peu de survivre lui-même. Peut-être se repentait-il de ses luttes inégales pour et contre la liberté, et se reprochait-il de n’avoir pas fait héroïquement son choix, dès le premier jour, entre l’ancien et le nouveau régime, et de ne s’être pas déclaré le chef du peuple nouveau. Car ce prince, au fond, avait péché plutôt faute de comprendre que faute d’aimer la Révolution. Peut-être se réservait-il ces heures secrètes pour épancher librement, devant les murs seuls, ces larmes sur sa femme, sur son fils, sur sa sœur, sur sa fille et sur lui-même, qu’il dérobait le jour à leur sensibilité et à la joie de ses surveillants. Quand il sortait de ce cabinet pour se coucher, son visage était serein, quelquefois souriant ; mais son front plissé, ses yeux contusionnés, la trace de ses doigts imprimée sur ses joues, annonçaient à son valet de chambre qu’il avait appuyé sa tête entre ses mains, et que des pensées graves s’étaient entretenues dans son esprit.


XXVI

Avant de s’endormir, le roi attendait toujours que le municipal du lendemain, qu’on relevait à minuit, fût arrivé, pour savoir le nom de ce nouveau surveillant, et pour connaître par ce nom ce que la journée suivante présageait de douceur ou de rudesse à sa famille. I1 s’endormait ensuite d’un sommeil paisible, car le poids des jours d’infortune ne lasse pas moins l’homme que la fatigue des jours heureux. Depuis que ce prince était captif, les défauts de sa jeunesse avaient peu à peu disparu. La bonhomie un peu rude de son caractère s’était changée en sensibilité et en grâce pour ceux qui l’entouraient. Il semblait vouloir racheter, à force de patience pour lui-même et de tendre intérêt pour les autres, le tort de leur faire partager ses malheurs. On ne reconnaissait plus ses brusqueries de roi. Tous ses petits défauts de caractère s’étaient effacés devant la grandeur de sa patience. La solennité tragique de son abaissement donnait à sa personne la dignité que le trône lui avait refusée. La chute l’avait attendri, la prison l’avait ennobli, l’approche de la mort le consacrait. Il pressait dans cet étroit espace, dans ce cercle de famille, dans ce peu de jours qui lui restaient, tout ce que la nature, l’amour et la religion, avaient mis dans son âme de tendresse, de courage et de vertus. Ses enfants l’adoraient, sa sœur l’admirait. La reine s’étonnait des trésors de douceur et de force qu’elle lui découvrait dans le cœur. Elle déplorait que tant de vertus eussent brillé si tard et seulement dans l’obscurité d’une prison. Elle se reprochait amèrement, et elle l’avouait à sa sœur, d’avoir laissé trop distraire son âme aux jours de la prospérité, et de n’avoir pas assez senti alors le prix de l’amour du roi.

Ses geôliers eux-mêmes ne reconnaissaient pas, en l’approchant, l’homme sensuel et vulgaire que le préjugé public leur avait dépeint. En voyant un si bon père, un époux si tendre, un frère si compatissant, ils commençaient à ne plus croire qu’un homme pareil eût pu contenir un tyran. Quelques-uns même semblaient l’aimer en le persécutant et le martyriser avec respect. Sa bonhomie apprivoisait les hommes les plus rudes, instruments passifs de sa captivité.

Un jour un factionnaire des faubourgs, vêtu en paysan, était en sentinelle dans l’antichambre de ce prince. Le valet de chambre Cléry s’aperçut que cet homme le contemplait d’un œil de respect et de compassion. Cléry s’avança vers lui. Le factionnaire s’incline, présente les armes, et balbutie d’une voix tremblante et comme à regret : « Vous ne pouvez pas sortir. — Vous me prenez donc pour le roi ? répond Cléry. — Quoi ! reprend l’homme du peuple, vous n’êtes pas le roi ? — Non, sans doute, vous ne l’avez donc jamais vu ? — Hélas, non, et je voudrais bien le voir ailleurs qu’ici. — Parlez bas ! je vais entrer dans sa chambre, je laisserai la porte entr’ouverte, et vous verrez le roi. Il est assis près de la fenêtre un livre à la main. » Cléry avait averti la reine de la bienveillante curiosité de la sentinelle, la reine en parla au roi. Ce prince interrompit sa lecture et se promena complaisamment plusieurs fois d’une chambre à une autre, en affectant de passer près du factionnaire et en lui adressant un signe muet d’intelligence. « Oh ! monsieur, dit cet homme à Cléry quand le roi se fut retiré, que le roi est bon ! Comme il aime ses enfants ! Non, je ne croirai jamais qu’il nous ait fait tant de mal ! »

Une autrefois un jeune homme, placé en sentinelle à l’extrémité de l’allée des Marronniers, exprimait par la bienveillance peinte dans sa physionomie et par ses larmes la douleur que lui inspirait la captivité de la famille de ses rois. Madame Élisabeth s’approcha de ce jeune homme pour échanger quelques mots furtifs avec cet ami inconnu de son frère. Il fit signe à la princesse qu’un papier était sous les décombres qui jonchaient cette partie de l’allée. Cléry se pencha pour ramasser ce papier, en feignant de chercher des briques plates pour servir de palets au Dauphin. Les canonniers s’aperçurent du geste de ce factionnaire. Ses yeux humides l’accusaient. On le conduisit à l’Abbaye et de là au tribunal révolutionnaire, qui lui fit payer cette larme de son sang.


XXVII

Toute la famille ayant été malade et alitée tour à tour par suite de l’humidité des murs et des premiers froids de l’hiver, la commune autorisa, après de longues formalités, l’introduction dans la prison du premier médecin du roi, M. Lemonnier. Ses soins rétablirent promptement la reine, Madame Élisabeth et les enfants. La maladie du roi se prolongea davantage et inspira même des alarmes à ses gardiens. La reine et sa fille ne quittaient pas le chevet du roi, et retournaient elles-mêmes son lit. Cléry veillait dans la chambre de son maître toutes les nuits. Quand la fièvre eut cessé, Cléry lui-même tomba dangereusement malade et ne put se lever pour servir le roi convalescent et pour habiller le Dauphin. Le roi, remplissant pour la première fois les devoirs d’une mère, levait, habillait et peignait son fils. L’enfant, passant toute la journée dans la chambre obscure et glacée de Cléry, lui donnait à boire et lui rendait tous les soins que son âge et sa faiblesse permettent à un enfant de rendre à un malade. Le roi lui-même, se relevant dans la nuit et épiant le sommeil du commissaire qui veillait dans son antichambre, allait, pieds nus et en chemise, porter un verre de tisane à son serviteur. « Mon pauvre Cléry, lui disait-il, que je voudrais veiller à mon tour auprès de votre lit ! Mais vous voyez combien nous sommes observés. Prenez courage et conservez-vous pour vos amis, car vous n’avez plus de maîtres ! » Le serviteur attendri pleurait sur les mains du roi.


XXVIII

La commune ayant ordonné des resserrements plus étroits de captivité dans l’enceinte même de la tour, on fit monter un tailleur de pierre. L’ouvrier creusa des trous dans l’embrasure de la porte de l’antichambre du roi pour y faire jouer des verrous. À l’heure de midi, cet homme étant descendu pour prendre son repas, le Dauphin se mit à jouer avec les outils déposés sur le seuil de la porte. Le roi, survenant, prit des mains de l’enfant le marteau et le ciseau du tailleur de pierre, et, se souvenant de son ancienne habileté dans les ouvrages de serrurerie et de ses goûts d’artisan, il montra à son fils comment il fallait tenir ces outils et creusa lui-même la pierre entamée. L’ouvrier, étant remonté et voyant le roi faire son ouvrage avec le sérieux d’un homme du métier, ne put regarder sans se sentir ému ce renversement de la fortune. « Quand vous sortirez de cette tour, dit-il au roi avec un instinct de compassion qui donnait l’espérance pour une certitude, vous pourrez dire que vous avez travaillé vous-même à votre prison. — Hélas ! mon ami, répondit le roi en lui remettant le marteau et le ciseau, quand et comment en sortirai-je ? » Et, reprenant son fils par la main, il rentra dans sa chambre et s’y promena longtemps en silence.


XXIX

Insensible aux privations qui ne tombaient que sur lui-même, la comparaison de la splendeur passée où il avait vu sa femme et sa sœur avec leur dénûment présent revenait souvent à son esprit et lui échappait quelquefois du cœur. Les anniversaires de ses jours heureux, de son couronnement, de son mariage, de la naissance de sa fille et de son fils, de la fête de son nom, étaient pour lui des jours marqués par plus de tristesse, souvent aussi par plus d’outrages : le jour de saint Louis, les fédérés et les canonniers de garde vinrent avec une ironie cruelle danser des rondes et chanter l’air du Ça ira sous ses fenêtres. Le roi rappelait mélancoliquement à la reine ces jours de leur union et de leur félicité, et lui demandait de pardonner à son sort qui les avait changés pour elle en jours de deuil. « Ah ! madame, lui disait-il un soir en voyant la reine balayer elle-même le pavé de la chambre de son fils malade, quel métier pour une reine de France ! Et si on le voyait à Vienne ! Ah ! qui eût dit en vous unissant à mon sort que je vous faisais descendre si bas ? — Et comptez-vous pour rien, lui dit Marie-Antoinette, la gloire d’être la femme du meilleur et du plus persécuté des hommes ? De tels malheurs ne sont-ils pas les plus majestueuses de toutes les grandeurs ? »

Une autre fois il vit Madame Élisabeth, qui raccommodait la robe de la reine et à qui on avait enlevé jusqu’à ses ciseaux, obligée de couper avec ses dents le fil de son aiguille ! « Ah ! ma sœur, lui dit-il, quel contraste ! vous ne manquiez de rien dans votre jolie maison de Montreuil ! » Il faisait allusion à une délicieuse résidence qu’il s’était plu à embellir pour sa sœur de toutes les élégances de la vie rustique, au temps de sa prospérité. Ce furent ses seuls retours sur le passé. Il l’évitait comme un choc de l’âme qui pouvait arracher un cri involontaire à sa fermeté.


XXX

L’uniformité de cette vie commençait à la changer en habitude et en tranquillité d’esprit. La présence quotidienne des êtres aimés, la tendresse mutuelle plus sentie depuis que l’étiquette des cours ne s’interposait plus entre les sentiments de la nature, la régularité des mêmes actes aux mêmes heures, les passages d’un appartement dans l’autre, les leçons des enfants, leurs jeux, les sorties dans le jardin souvent consolées par des regards compris, les repas en commun, les conversations, les lectures, ce silence profond dans les murs autour des prisonniers, pendant que tant de bruit se faisait loin d’eux autour de leurs noms ; quelques visages de commissaires attendris, quelques intelligences furtives avec le dehors, quelques complots obscurs d’évasion grossis par l’espérance, ce mirage des cachots, accoutumaient insensiblement les détenus à leur adversité, et leur faisaient même découvrir le côté consolant du malheur, quand un redoublement de rigueurs dans leur emprisonnement et de rudesse dans leurs geôliers vint agiter de nouveau leur vie intérieure et leur faire conjecturer de sinistres événements.

La surveillance devint odieuse et outrageante pour la pudeur des princesses. On rompait le pain des prisonniers pour y découvrir des billets cachés. On coupait les fruits, on fendait jusqu’aux noyaux de pêche, de peur qu’une ruse adroite n’y eût glissé des correspondances. Après chaque repas, on retirait les couteaux et les fourchettes nécessaires pour découper les aliments. On mesurait la longueur des aiguilles de femme, sous prétexte qu’elles pouvaient se transformer en armes de suicide. On voulut suivre la reine chez Madame Élisabeth, où elle allait tous les jours, à midi, pour dépouiller sa robe du matin. La reine, obsédée par ce regard injurieux, renonça à changer de vêtement pendant le jour. Le linge était déplié pièce à pièce. On fouilla le roi. On lui enleva jusqu’aux petits ustensiles de toilette en or à l’aide desquels il roulait ses cheveux et soignait ses dents. Il fut obligé de laisser croître sa barbe. Les poils rudes et retournés contre la chair échauffèrent douloureusement sa peau et le forcèrent de se laver plusieurs fois par jour le visage dans de l’eau fraîche. Tison et sa femme espionnaient et rapportaient sans cesse aux commissaires les moindres chuchotements, les gestes, les regards. On laissait entrer dans la cour du Temple des vociférateurs qui demandaient à grands cris la tête de la reine et du roi. Rocher chantait la Carmagnole aux oreilles du roi et enseignait au Dauphin des couplets crapuleux contre sa mère et contre lui-même. L’enfant répétait innocemment ces couplets, qui faisaient monter la rougeur au front de sa tante. Cet homme, un moment adouci, avait repris sa nature et puisait une nouvelle insolence dans le vin ; l’ivrognerie dans laquelle il s’assoupissait tous les soirs recommençait tous les matins. Les princesses, obligées de traverser sa chambre pour passer dans celle du roi et pour en sortir, trouvaient cet homme toujours couché, à l’heure du souper, souvent même au milieu du jour. Il vomissait contre elles des imprécations, et les forçait d’attendre, les yeux baissés, qu’il eût jeté sur son corps ses vêtements. Les ouvriers qui travaillaient à l’extérieur de la tour se répandaient en menaces contre le roi. Ils brandissaient leurs outils au-dessus de sa tête. Un d’eux leva sa hache sur le cou de la reine, et lui aurait abattu la tête si l’arme n’eût été détournée.

Un municipal éveilla un soir le Dauphin en le tirant avec rudesse par le bras pour s’assurer, disait-il, de la présence de l’enfant. La reine se précipita entre cet homme et son fils et perdit sa patience. Elle foudroya le commissaire de son regard. Pour la première fois la reine humiliée disparut, la mère se montra.

Une députation de la Convention vint visiter le Temple. Chabot, Dubois-Crancé, Drouet, Duprat, en faisaient partie. À l’aspect de Drouet, ce maître de poste de Sainte-Menehould qui, en reconnaissant le roi et en le faisant arrêter à Varennes, avait été la cause première de tous leurs malheurs, la reine, Madame Élisabeth et les enfants pâlirent et crurent voir ce mauvais génie qui avait apparu à Brutus la veille de Pharsale. Chabot et Drouet s’assirent irrespectueusement devant les femmes debout. Ils interrogèrent la reine, qui dédaigna de leur répondre. Ils demandèrent au roi s’il avait des réclamations à faire. « Je ne me plains de rien, répondit le roi ; je demande seulement qu’on fasse parvenir à ma femme et à mes enfants le linge et les vêtements dont vous voyez qu’ils ont besoin. » Les robes des princesses tombaient en lambeaux. La reine était obligée, pour que le roi ne fût pas vêtu de haillons, de rapiécer son habit pendant son sommeil. Toutes ces rigueurs et tous ces dénûments avaient été la conséquence des ordres de jour en jour plus sévères de la commune. Tison et sa femme dénoncèrent la famille royale à la Convention. Ils affirmèrent que les prisonniers entretenaient une correspondance avec le dehors ; qu’ils avaient des chuchotements suspects avec certains commissaires ; que Madame Élisabeth, un soir, au souper, avait laissé tomber un crayon de son mouchoir ; qu’on avait trouvé chez la reine des pains à cacheter et une plume. Les recherches recommencèrent. On fouilla dans les oreillers et dans les matelas. Le Dauphin fut impitoyablement enlevé tout endormi de sa couchette pour qu’on la visitât jusque sous son corps. La reine prit l’enfant et le réchauffa, pendant ce temps-là, tout nu et tout grelottant dans ses bras.


XXXI

Cependant, plus la haine et la persécution sévissaient autour des captifs, plus l’émotion de leur chute et le saisissement de leur situation inspiraient d’intérêt à quelques âmes et de témérité à quelques dévouements. La vue journalière des souffrances, de la dignité, et peut-être aussi de la touchante beauté de la reine, avait fait des transfuges dans la commune elle-même. Si les grands crimes tentent quelquefois des âmes ardentes, les grands dévouements tentent aussi des cœurs généreux. La compassion a son fanatisme. Arracher à sa prison, à ses persécuteurs, à l’échafaud, la famille des rois, et la rendre, par une ruse héroïque, à la liberté, au bonheur, au trône peut-être, était une tentative qui devait séduire par la grandeur même des difficultés et des périls, et trouver des imaginations capables de la rêver et de l’oser. Elle en trouva.

Il y avait alors parmi les membres de la commune un jeune homme nommé Toulan ; ce jeune homme était né à Toulouse, dans une condition subalterne. Passionné pour ces études littéraires qui ennoblissent le cœur, il était venu s’établir à Paris. Le commerce de la librairie, qu’il y exerçait, satisfaisait à la fois ses goûts et ses besoins. Ses volumes, sans cesse feuilletés pour son trafic, avaient communiqué à son imagination la passion de la liberté et ces émanations romanesques qui sortent des livres et qui enivrent l’esprit. Il s’était jeté dans la Révolution comme dans un rêve en action. Son ardeur et son éloquence l’avaient popularisé dans sa section ; un des premiers à l’assaut des Tuileries le 10 août, il avait été un des premiers aussi au conseil de la commune. Signalé à ses collègues par sa haine fougueuse contre la tyrannie, il avait été choisi à ce signe pour commissaire au Temple. Entré avec l’horreur du tyran et de sa famille, il en était sorti dès le premier jour avec une adoration passionnée pour les victimes. La vue de Marie-Antoinette surtout, cette majesté relevée par sa dégradation, cette physionomie où la langueur d’une captive tempérait la fierté d’une reine, cette tristesse jetée tout à coup comme un voile sur des traits où respiraient encore tant de grâces, cette dernière lueur de la jeunesse qui allait s’éteindre dans l’humidité des cachots, cette tête charmante sur laquelle la hache était suspendue de si près, et qui lui semblait déjà tenue par les cheveux et présentée au peuple dans la main du bourreau, tout cela avait remué profondément la sensibilité de Toulan. C’était une de ces âmes que les émotions jettent du premier coup à l’extrémité opposée de leurs pensées, et qui ne discutent pas contre un sentiment. Avant d’avoir réfléchi, il s’était dévoué dans son cœur. Tout ce qui était beau lui paraissait possible. Il avait recherché et brigué, par de fausses démonstrations de fureur contre le roi, des missions plus fréquentes et plus assidues à la tour du Temple : on les lui avait prodiguées. Il avait cherché en toute occasion à se faire remarquer de Marie-Antoinette par des signes muets, qui, sans donner d’ombrage à ses collègues, fissent reconnaître à la reine qu’elle avait un ami parmi ses persécuteurs : il avait réussi.

Toulan, très-jeune, petit de taille, frêle de stature, avait une de ces physionomies délicates et expressives du Midi où la pensée parle dans les yeux et où la sensibilité palpite dans la mobilité des muscles du visage. Son regard était un langage. Depuis longtemps la reine l’avait compris. La présence d’un second commissaire, toujours attaché aux pas de Toulan, l’empêchait de s’expliquer davantage. Il parvint à séduire un de ses collègues du conseil de la commune, nommé Lepitre, et à l’entraîner, par la grandeur du projet et par la splendeur de la récompense, dans un complot d’évasion de la famille royale.

La reine vit les deux commissaires de service ensemble dans la prison tomber à ses genoux et lui offrir, dans l’ombre de son cachot, un dévouement que le lieu, le péril, la mort présente, élevaient au-dessus de tous les dévouements prodigués à sa prospérité. Elle l’accepta et l’encouragea ; elle remit de sa propre main à Toulan une mèche de ses cheveux avec cette devise en langue italienne : « Celui qui craint de mourir ne sait pas assez aimer. » C’était la lettre de crédit donnée par elle à Toulan auprès de ses amis du dehors. Elle y joignit bientôt après un billet de sa main pour le chevalier de Jarjais, son correspondant secret et le chef invisible de ce complot. « Vous pouvez prendre confiance, lui disait-elle, dans l’homme qui vous parlera de ma part ; ses sentiments me sont connus ; depuis cinq mois il n’a pas varié. »

Un certain nombre de royalistes sûrs, cachés dans Paris et répandus dans les bataillons de la garde nationale, fut initié vaguement à ce plan d’évasion. Il consistait à corrompre à prix d’or quelques-uns des commissaires de la commune chargés de la surveillance de la prison ; à dresser une liste des royalistes les plus dévoués parmi les bataillons de garde nationale de chaque section ; à prendre des mesures pour que ces hommes, indiqués comme par le hasard, se trouvassent au jour marqué composer la majorité dans le détachement de garde à la tour du Temple ; à faire désarmer par ces conspirateurs déguisés le reste du détachement pendant la nuit ; à délivrer la famille royale et à la conduire par des relais préparés jusqu’à Dieppe, où une barque de pêcheur l’attendrait et la porterait en Angleterre avec ses principaux libérateurs.

Toulan, intrépide et infatigable dans son zèle, muni de sommes considérables qu’un signe du roi avait mises à sa disposition dans Paris, mûrissait son plan dans le mystère, transmettait à la reine les trames de ses partisans, reportait au dehors les intentions du roi, sondait avec réserve les principaux chefs de parti à la Convention et dans la commune, essayait de deviner partout des complicités secrètes, même chez Marat, chez Robespierre et chez Danton ; tentait la générosité des uns, la cupidité des autres, et, de jour en jour plus heureux dans ses entreprises et plus certain du succès, comptait déjà plusieurs des gardiens de la tour et cinq membres de la commune parmi les complices de ses périlleux desseins. De ce côté un rayon pénétrait donc dans l’ombre de la prison et entretenait dans l’âme des captifs sinon l’espérance, du moins le rêve de la liberté.