Histoire des églises du désert/tome 1/Livre 2/5

Texte établi par Librairie Ab. Cherbuliez et Cie (1p. 403-443).


CHAPITRE V.


Antoine Court et Paul Rabaut. — Persécutions générales de 1740 ; peines corporelles et confiscations. — Listes et correspondance des galériens pour cause de religion. — Liste des femmes prisonnières à la tour de Constance du château d’Aigues-Mortes.


Nous nous proposons de donner maintenant un tableau général des souffrances des églises du désert dans les dix années qui s’écoulèrent entre 1740 et 1750. Il nous faudra pénétrer dans le triste détail du genre des peines prononcées ; il nous faudra donner les listes des galériens et des prisonnières, que ni les bagnes de Toulon, ni les salles de la tour de Constance, ne purent effrayer ou convertir. Renoncer à parler de toutes ces choses, ce serait renoncer à écrire l’histoire de la foi du désert. Mais avant de poursuivre le tableau de ces constants efforts et des persécutions qui ne lassaient ni leurs auteurs, ni les victimes, il est à propos de donner au moins une esquisse de la vie de quelques-uns de ces courageux pasteurs, qui surmontèrent tant de difficultés et qui vécurent en présence du martyre. Mais nous ne pouvons composer de telles biographies. Ces hommes évangéliques, plus désireux de faire le bien que de le raconter, ont laissé leur signature au bas d’actes très-nombreux ; ils nous ont transmis des pièces et des monuments très-variés de leur zèle pastoral, mais nulle part ils ne nous ont légué une notice un peu régulière sur leur vie. Ainsi nous ne pouvons donner une biographie méthodique, ni d’Antoine Court, ni de Paul Rabaut. Leur vie se fera connaître par les innombrables travaux dont nous devrons enregistrer la mémoire.

En l’absence de renseignements détaillés et réguliers, nous nous bornerons à citer quelques dates certaines et principales. Le pasteur Antoine Court naquit en 1696, à Villeneuve de Berg, ou à la tour d’Aiguës, en Vivarais. Il fut ministre et il fut consacré de fort bonne heure. Nous avons vu quelle admirable mission il se donna, et avec quel singulier mélange de courage et de prudence il l’accomplit. Après beaucoup de travaux et de courses dans les églises du midi du royaume, au milieu des dangers (parmi lesquels il faut distinguer la tournée de 1728 et le voyage au synode national de 1744), le pasteur Antoine Court finit par s’établir à Lausanne ; là, il veillait sur le séminaire, en grande partie sa création, et il ne cessa de protéger, d’encourager et de servir les églises françaises du désert. Nous verrons que ce pasteur, si digne de toute la reconnaissance des protestants, mourut à Lausanne, en 1760, laissant un fils, le ministre Court de Gebelin. Il faut remarquer que le mot de Gebelin était un surnom de guerre pour déguiser, devant la police des persécuteurs, le nom de Court. Le surnom de Saint-Étienne fut ajouté au nom du fils aîné de Paul Rabaut. Nous verrons que tous les pasteurs du désert se servaient d’une précaution de ce genre pour cacher leur véritable correspondance. Ces précautions n’étaient pas superflues ; sans cesse ces pasteurs étaient poursuivis. Les officiers de justice et les maréchaussées avaient un signalement fort détaillé de leur personne, afin de pouvoir les reconnaître et les arrêter. Nous donnerons dans la suite un tableau de ce genre, qui nous a transmis l’apparence physique de ces hommes remarquables : ce n’est pas une des pièces les moins singulières de notre collection. Après la mort du pasteur Antoine Court, le jeune ministre Court de Gebelin vint aussitôt se fixer à Paris, où il commença ses grands travaux d’érudition, et où il organisa un bureau d’agence et de correspondance pour les affaires des églises réformées françaises. Nous aurons à signaler dans la suite les nombreux services que leur rendit le savant fils d’Antoine Court, Court de Gebelin, jusqu’à sa mort, en 1784.

Paul Rabaut naquit à Bedarieux, près de Montpellier, le 9 janvier 1718, d’une famille d’anciens protestants, renommée par leur piété et par la simplicité de leurs mœurs. Il est probable que les périls de la profession de pasteur, le sentiment d’injustice profond que faisait naître la vue des malheurs des églises, un certain goût pour l’étude, les dispositions d’un esprit très-propre au maniement des affaires les plus difficiles, et encore plus, une vocation sérieuse et bien sincère, décidèrent ce jeune homme à entrer dans la périlleuse profession du ministère évangélique vers 1735. Il se maria de fort bonne heure, c’est-à-dire vers 1738, avec une jeune fille de Nîmes, aussi pieuse et aussi courageuse que lui, Madeleine Gaidan. Le premier fruit de leur union fut le petit Saint-Étienne, qui devint pasteur, et bien plus tard le célèbre constituant et conventionnel girondin, Rabaut de Saint-Étienne. Dès l’âge de six ans, ce fils aîné fut envoyé à Lausanne, où le pasteur Antoine Court l’accueillit avec tendresse. Antoine Court avait quitté les églises du midi du royaume pour s’établir à Lausanne, vers 1730. Nous pensons, d’après nos pièces, que Paul Rabaut, encore simple proposant de l’église de Nîmes, alla étudier à Lausanne en 1740, qu’il y resta pendant deux années, et qu’après sa consécration il fut nommé pasteur de l’église de Nîmes vers 1743, fonction qu’il n’abandonna plus jusqu’à sa mort, en 1795, après un ministère de plus d’un demi-siècle, c’est-à-dire après cinquante années du pastorat le plus difficile et le plus dangereux[1]. Au temps des persécutions religieuses, il ne fut pas incarcéré une seule fois ; on eût dit que la Providence veillait d’une manière spéciale sur la sûreté de ce digne serviteur. Il est seulement certain que, dès l’année 1740, c’est-à-dire dès l’âge de vingt-deux ans, Paul Rabaut se montra déjà fort actif dans le grand ouvrage auquel il consacra sa vie entière. Vers cette époque, quelques sociétés de réformés, surpris à chaque instant par les invasions des soldats, déclarèrent hautement aux pasteurs du bas Languedoc qu’ils n’iraient plus aux assemblées que bien armés, et que, si on prétendait les empêcher d’user de cette précaution, ils s’abstiendraient d’y paraître. Ce fut cette alternative très-déraisonnable que le jeune Paul Rabaut condamna très-vivement, et qui lui valut cette haute approbation d’Antoine Court : « Autant que je suis affligé de l’indigne manœuvre de cette impie et profane jeunesse, qui s’oppose aux saintes assemblées, autant suis-je édifié de la conduite que vous avez tenue dans l’occasion dont vous me parlez. Continuez à vous conduire de même, ou plutôt évitez avec soin tous les endroits où de pareils événements pourraient encore arriver ; mais n’oubliez rien pour ramener, s’il est possible, avec toute la douceur dont vous êtes capable, ceux qui sont dans des idées si contraires à l’esprit de l’Évangile, qui les approuvent ou qui les fomentent, et Dieu veuille bénir tous les soins que votre zèle vous fera prendre, et Dieu veuille aussi bénir votre chère personne, et la garantir de tous les dangers qui la menacent. » (Mss. P. R. Lettre à M. Paul.) Antoine Court avait, sous tous les rapports, le droit d’adresser ces conseils et ces directions paternels au jeune proposant du désert ; il avait beaucoup contribué à ouvrir et à féconder le champ où, pendant cinquante années, Paul Rabaut allait marcher d’un pas si ferme. Il faut se rappeler que tous ces pasteurs de la renaissance, c’est-à-dire à-dire, outre Antoine Court, les Roger, les Courteis, les Claris, les Viala, et plusieurs autres, étaient de la génération immédiatement antérieure à celle de Paul Rabaut.

En reprenant maintenant l’histoire des églises du désert pendant la guerre de la succession d’Autriche, nous trouvons ce nouveau et triste caractère de leurs annales : savoir, que si elles s’assemblaient publiquement, elles étaient traitées de factieuses, et que si elles se confinaient dans le culte privé, elles étaient traitées de nulles et de fanatiques. Les maisons réunissant quelques protestants, prenaient bien vite l’apparence de temples, et c’était contre les temples et le culte régulier que les parlements étaient le plus disposés à sévir. Les églises, pour ainsi dire, étaient emprisonnées dans un défilé qui ne présentait nulle issue. Les rendez-vous de piété les plus secrets n’échappaient pas quelquefois à la vigilance des cours 1744.
23 avril.
souveraines ; ainsi le parlement de Grenoble, pour un crime de ce genre, avait fait arrêter les demoiselles Bouvat, mère et fille ; elles furent mises, l’une dans un couvent, et l’autre en prison. De sorte que les ennemis des églises du désert se prévalaient contre elles de leurs ménagements mêmes.

Souvent aussi elles eurent à lutter contre l’action de calomnies ourdies avec art. Quelques curés fanatiques des Cévennes inventèrent de graves histoires pour perdre la partie de leur troupeau qui n’était pas dans le giron. De pareilles manœuvres, outre qu’elles excitaient une indignation générale, venaient échouer 1744.devant l’impartialité des cours et des commandants. Tantôt c’était le curé de Saint-André de Valborgne, Cévennes, qui se plaignait d’avoir essuyé plusieurs coups de feu tirés par les nouveaux convertis ; mais l’illusion se dissipa dès que le commandant, M. de Saint-Marcel, eut interrogé cet ecclésiastique, et eut examiné ses prétendues blessures ; tantôt c’était le curé de Beaumont, Dauphiné, qui accusait les protestants de lui avoir tendu un guet-apens et d’avoir 1748. cherché à l’empêcher de célébrer la messe ; tout se dissipa encore devant une descente de justice du juge criminel de Valence. À Merindol, en Provence, la demoiselle et le sieur Meynard, protestants, décédèrent, et furent ensevelis dans la nuit et sans pompe. On répand le bruit que l’enterrement s’est fait avec éclat, et que trois fois le cortège, ayant en tête le ministre des huguenots, a fait le tour de l’église paroissiale.1749.
Avril.
Le parlement d’Aix informe par le ministère du sieur Esmioli, lieutenant-criminel, et toute l’accusation s’évanouit. Toutefois ce ne fut rien au prix de l’affaire du curé de Boffre, Vivarais. Un sacrilège insensé mit le feu à l’église, et accusa les protestants d’être les auteurs de ce crime. L’auteur fut découvert ; la1746.
3 mai.
calomnie fut constatée. Plus tard, sur une lettre de cachet envoyée de Paris, le curé de Boffre fut arrêté et confiné au fort de Brescou. Une alerte du même genre arriva à Milhau en Rouergue ; on accusa les protestants d’avoir enlevé les hosties ; cette imposture révolta les catholiques, et sur leur témoignage même les réformés de Milhau furent pleinement justifiés,[2] Telles furent les calomnies de détail qu’il faut ajouter à celles du prétendu édit de tolérance et du cantique séditieux. Selon Antoine Court, de fausses rumeurs contre les protestants coûtèrent un voyage précipité au duc de Richelieu en 1742. Le bruit s’était répandu tout à coup que les réformés des Cévennes ont pris les armes. Cette rumeur trouva des échos : elle grandit, se fortifia, et enfin arriva en cour. Le duc de Richelieu reçut ordre de rejoindre sur-le-champ sa province soulevée. Il part, arrive, et visite les lieux suspects : tout était parfaitement tranquille. Enfin on découvre que des malintentionnés du lieu des Vans, au Vivarais, avaient donné consistance à cette rumeur calomnieuse.

Une autre douloureuse partie de ce sujet, nous ramène à un genre de persécution qui fut presque spécial à la Normandie et au Poitou, et qui, pour ainsi parler, réussit à tarir les églises dans leur source. Nous 1748.verrons plus bas le ministre Préneuf, de Rouen, se plaindre à Paul Rabaut des enlèvements d’enfants, qui désolaient les familles. Ses plaintes, à cet égard, sont motivées par les renseignements des mémoires historiques de 1744 et 1752. On y voit le lugubre tableau d’ecclésiastiques accompagnés d’archers, qui allaient la nuit arracher de vive force les enfants jusque dans l’asile de la couche maternelle. Le curé d’Athis se signala dans ces expéditions barbares. Ainsi furent arrachés à leurs parents, de mars 1746, à juin 1751, les Morin et les Richouy, de Caen ; les de la Barre du Bois, les Duchemin, de Saint-Lô ; les Lecointe, les Vardon, d’Athis ; les Le Bailly, de la Morinay ; les Roux et les Vilain, de Cheffresne ; les Du Hamel, de Saint-Ebremont ; les Lecaplain, de Chanteloup, et beaucoup d’autres. Dans le Vivarais, on prenait de plus grandes précautions encore. L’évêque de Die manifestait à cet égard un zèle peu charitable ; sur sa plainte, l’an 1748, Merand, de Die ; Rey, de Châtillon, et André, de Saillans, furent arrêtés et languirent longtemps à la tour de Crest, parce que leurs enfants s’étaient évadés de l’école de propagation, de sorte que par une bizarrerie intolérante qui ne s’était peut-être jamais rencontrée, les pères étaient mis en prison en remplacement de leurs enfants, qui étaient sortis pour les rejoindre.

Ces punitions, qui frappaient les familles dans leur postérité, avaient été dans bien des cas précédées par d’autres rigueurs, qui atteignaient les parents au moment1745. de la naissance des enfants. Ainsi à Marigne, près de Die, Jean Gitard et Jean Bouat furent condamnés à une amende de 12 et de 30 louis d’or, au profit du commandant d’Audiffret, pour le crime de n’avoir pas présenté leurs nouveau-nés à la paroisse, mais au désert. Cette pratique de rançonner pour les baptêmes fut aussi mise en usage en Saintonge ;1746.
Juin.
les protestants Raveau et Gnérin furent arrêtés pour avoir fait baptiser leurs enfants dans une assemblée. Les mêmes condamnations furent prononcées en Normandie ; un protestant de Rouen, nomme Gausselin,1746.
Septembre.
fut longuement détenu pour un fait du même genre. En cette espèce, comme en toutes les autres, le Languedoc fut le plus maltraité. Les subdélégués de1750.
Octobre.
l’intendant de Montpellier procédèrent contre un nombre de protestants de Barre, de Sauve et de Saint-Hyppolite, dans les Cévennes, pour avoir fait baptiser leurs enfants par des ministres ; chacun des prévenus fut condamné à la prison et à l’amende. Ces recherches, concernant les baptêmes, devinrent bientôt et plus vives et plus générales. L’intendant chevalier Lenain, dont nous avons rapporté tant de jugements, mourut en 1751. Ce magistrat était très-dur et sévère ; nous voyons qu’en 1748 (10 juin) il fit encore exécuter à Montpellier Jean Desjours, de Brussac, en Vivarais, pour avoir fait partie du rassemblement qui avait réclamé le ministre Desubas à Vernoux ; jugement barbare et inutile, rendu plus de deux ans après l’événement. Lenain put être cependant regretté, quand on vit son successeur. Ce fut Guignard, vicomte de Saint-Priest ; nous raconterons comment les mesures de celui-ci faillirent décider la guerre civile. Nous verrons que l’arrivée du duc de Richelieu seule préserva la province d’un embrasement, qui aurait pu avoir les suites les plus graves. Nous aurons à signaler que ce furent les enlèvements d’enfants dans plusieurs villages des Cévennes, qui décidèrent les premières résistances, qui enfin portèrent la population exaspérée à prendre les armes, en commençant, comme l’ancienne guerre des Camisards avait commencé, par l’assassinat des prêtres catholiques. Peu s’en fallut que les excès de cette horrible lutte ne se rallumassent au milieu du dix-huitième siècle, en 1752. Jusque-là nous devons poursuivre le récit des persécutions, qui distinguèrent cette époque, en abrégeant le plus qu’il sera possible, mais sans taire les faits saillants pour l’histoire. Nous avons déjà fait sentir combien la position que les édits avaient faite aux protestants présentait de grands embarras aux curés et aux intendants, sous le rapport des mariages. La loi ne reconnaissait partout que des Français catholiques ; c’était là une fiction effrontée ; sur ce point les curés catholiques des paroisses des Cévennes surtout savaient bien à quoi se tenir. L’édit de 1724, et tant d’autres, avaient eu beau imposer à toutes les ouailles, sans distinction, la qualité légale de bons catholiques, ces ecclésiastiques savaient et ne pouvaient point ne pas savoir qu’ils étaient entourés de protestants. Ils savaient, à n’en pas douter, que toute une partie de leur troupeau, et quelquefois même la très-forte majorité, ne voulait reconnaître d’autres curés que les ministres, ni entendre d’autres messes que celles du désert. Il fallait cependant que ces curés mariassent comme catholiques tous ces membres protestants ; ils étaient catholiques dans les Cévennes parce que la loi faite sous le bon plaisir de Versailles l’avait ainsi réglé ; ils étaient catholiques nempe ex edicto, pour rappeler le mot de Cicéron.

Que firent alors une foule de curés des Cévennes pour se tirer d’un pas si délicat ; ils imaginèrent des épreuves à exiger des nouveaux convertis, des épreuves de catholicité. Remarquons que ces épreuves étaient illégales et manifestement contraires aux édits. Les magistrats ne les approuvaient pas trop. Cependant elles étaient dictées par un devoir de conscience. On comprend que la partie la plus pieuse et la plus sincère des curés cévenols ait eu recours sincèrement à ce moyen. Quelques curés exigeaient un noviciat de quatre mois ; d’autres curés exigeaient six mois ; d’autres exigeaient un an d’assiduité au prône et à la messe paroissiale. Selon les règlements de l’évêque de Mende, il fallait renouveler le serment d’être catholique au pied des autels. Il est clair, qu’à moins de se passer du sacrement ou de vivre dans le célibat, les protestants, qui voulaient rester tels, n’avaient pas d’autre moyen que d’aller contracter mariage au désert devant leurs ministres. Chaque jour, sous ce rapport, ils cassaient tous les édits de Louis XIV, si artistement ourdis par les jésuites.

Mais, en se conduisant avec ce courage consciencieux, ils trouvaient devant eux la jurisprudence des intendants et des parlements de presque toutes les provinces. Ainsi M. Barentin, l’intendant de la Ro-1746.
19 novemb.
chelle, condamna trois ménages de Saintonge, Fauconnet, Biais et Fleuri, à l’amende pour s’être conjoints par mariage sans avoir observé les formalités prescrites, et leur défendit de demeurer ensemble. 1746.
17 décemb.
Nous avons vu à Montauban les fureurs de l’intendant Lescalopier contre les époux du lieu du Fau. Pour un crime du même genre, les Palleville, de Revel, et les Bosanquet, de la Salle, furent emprisonnés séparément dans les forts ou couvents de Brescou, Montpellier, Aigues-Mortes et Anduze. Dans le comté de Foix, les familles Bourgel, Doumenq, Rouffiac, Fagez, Lafons, Derieu, furent traitées de la même manière. L’intendant Lenain, par un arrêt dont on a conservé le dispositif, voulut à toute rigueur briser le mariage contracté par les conjoints Cazenave et Aldeberte, protestants de la ville de Cette, atteints et convaincus de s’être mariés devant un ministre de la religion prétendue réformée. Il condamna ces époux en 1,000 livres d’amende, 20 livres d’aumônes, avec défense d’habiter « jusqu’à ce qu’ils 1750.
10 décemb.
aient fait réhabiliter leur mariage par leur propre curé, et de plus aux dépens du procès liquidés à la somme de 221 livres 9 sous 9 deniers[3]. » Tels furent les frais taxés par le chevalier intendant Lenain lorsque, peu de temps avant sa mort, il rendit ce jugement 1749.
21 mai.
aussi judicieux que moral. Le parlement de Bordeaux traita les choses plus en grand. Par un arrêt solennel et longuement motivé, il enjoignit à quarante-six personnes, hommes et femmes, des provinces de l’Angoumois, de l’Aunis et de la Saintonge, spécialement de Jonzac et de Ségonsac, de se séparer incontinent ; et il déclara les enfants illégitimes et incapables de succession. C’est par ce jugement que les magistrats tentèrent de dissoudre l’union des familles Robin et Rondeau. Un arrêt semblable vint17 décemb. bientôt frapper neuf autres unions ; ce dernier arrêt, émanant du parlement de Bordeaux, en 1749, nous semble aujourd’hui avoir tout l’air d’une fable. Les époux furent condamnés aux galères perpétuelles ; les épouses furent condamnées « à être rasées et enfermées dans l’hôpital de la manufacture de Bordeaux, auquel hôpital doivent demeurer appliquées les dots à elles constituées par leurs contrats de mariage. » L’arrêt ordonna en sus que les certificats de mariage délivrés par les ministres, lesquels figurent au dossier, soient « livrés et remis ès mains de l’exécuteur de la haute justice pour être, par ledit exécuteur, brûlés à la place du palais de Lombière, et que les prétendus mariés ou mariées, dénommés auxdits certificats, soient présents à cette exécution. » Il est inutile de dire que, lorsque les idées des cours s’améliorèrent, on ne put opposer avec succès cette déchéance à l’état civil de tant de religionnaires. Tels furent les arrêts, marques d’une tyrannie qui s’élève jusqu’au ridicule, que la cour souveraine de Bordeaux rendait au milieu des lumières du xviiie siècle. Il n’eût tenu qu’au fanatisme de ce parlement de faire vivre une masse considérable de citoyens français dans l’état de simple nature. Cependant les magistrats avaient pu lire et méditer l’Esprit des Lois, qui parut en 1748 ; il est vrai que depuis longtemps alors leur illustre confrère avait quitté sa charge de président à mortier. Montesquieu ne prit donc aucune part à des sentences plus étranges assurément que tous les exemples de son immortel ouvrage.

D’un autre côté, le parlement du Dauphiné poursuivait de préférence les délits religieux. Charles Aubert de La Batie fut l’un des avocats généraux en la cour qui se signala par des réquisitoires intolérants. Dans trois mois de 1744, plus de deux cent cinquante personnes furent ajournées à comparaître, pour accusation d’assemblées religieuses. En juillet 1746, le même parlement ordonna le voyage d’une commission, composée du sieur Cotte, commissaire, d’un greffier, d’un procureur et d’un huissier ; à cette invasion des gens de justice, on adjoignit une maréchaussée et un détachement de deux cents hommes d’infanterie. Cette commission était chargée de recueillir les dénonciations contre tous ceux qui avaient assisté aux assemblées. Il en résulta, devant le parlement, une suite d’arrêts, du 6 février au 23 septembre 1746, par lesquels près de trois cents personnes furent condamnées soit à mort, soit aux galères, soit à l’emprisonnement, soit à des amendes. Il faut ajouter à cela la nourriture et le logement des troupes, les maisons rasées, les atteintes portées à l’industrie et 1744.au commerce. Chez les protestants de Milhau, en Rouergue, on logea deux compagnies de dragons, qui y demeurèrent du 20 décembre 1744 au 1er  mai 1745 ; ils causèrent une dépense extraordinaire de trente mille livres. Des compagnies furent casernées au même titre chez les protestants de Sainte-Affrique, de Sorbe, de Saint-Rome-du-Tarn et de Saint-Jean-de-Bruel. En janvier 1745, les courses armées les plus ruineuses eurent lieu, par les ordres du commandant d’Audiffret, en Dauphiné ; ce fut dans l’une d’elles que l’on pilla de fond en comble le petit lieu de Thonis, près de Bourdeaux, sous prétexte de rechercher le ministre Rolland, et que la maison du sieur Meffre fut réduite en un amas de ruines. Enfin, on vit tomber les usines des nobles verriers de Foix, sous les arrêts de l’intendant d’Auch, de Bejin ; ce magistrat, aussi fanatique qu’ennemi des beaux-arts, ordonna que les verreries de MM. Gassion et Pommiliers seraient démolies et rasées, « avec défense d’être rétablies. » On vit encore le parlement dauphinois faire démolir la maison d’Élie Sambut, à la Paillette, près Montjoux, pour punition d’avoir hébergé un ministre, et ensuite, condamner la marquise de Montjoux à un emprisonnement perpétuel, dans un couvent. Enfin, si nous faisons le dépouillement des listes données dans le mémoire historique de 1752, nous trouvons vingt-neuf gentilshommes dégradés de leur noblesse, quatorze personnes condamnées au bannissement, dix femmes condamnées au fouet ou à l’emprisonnement perpétuel, quarante personnes condamnées aux galères, de trois à dix ans, et cent seize personnes condamnées aux galères perpétuelles, parmi lesquelles il y avait quarante-six gentilshommes et deux chevaliers de Saint-Louis. Tous ces arrêts furent prononcés en première ligne par le parlement de Grenoble ou de Bordeaux, et par les intendants de Montpellier, d’Auch, de La Rochelle, de Perpignan et de Poitiers[4]. Nous ferons plus bas quelques remarques essentielles sur ces condamnations en masse.

Dans les années dont nous enregistrons ici les malheurs, un petit nombre de fois les assemblées des protestants furent surprises, et essuyèrent le feu des soldats. De mars 1745 à mars 1752, ces rencontres sanglantes, où toutefois les réformés, toujours retenus et adoucis par leurs pasteurs, se contentaient de prendre la fuite, eurent lieu près de Mazamet, diocèse de Lavaur, près de Saint-Hippolyte, près de Saint-Ambroix, aux environs de Montmoiran, en Dauphiné, aux environs d’Uzès, et à Carnas, sur la paroisse du Fau, près de Montauban, enfin près de Ganges (Cévennes), près de Clarensac et de Durfort.

Au milieu de ces rigueurs contre les personnes et contre les biens, les livres ne furent pas épargnés ; on les recherchait avec tous les soins d’une inquisition vigilante. En 1744, Étienne Arnaud, de Dieulefit, Dauphiné, fut dûment atteint et convaincu d’avoir donné à quelques jeunes gens des leçons de musique pour le chant des psaumes ; ce crime n’était nullement prévu par les édits ; mais le protestant qui l’avait commis ne fut pas moins condamné aux galères, après avoir été mis au carcan. Un exemplaire du Nouveau Testament et une édition des Psaumes de David, attachés au pilori, honoraient le supplice prétendu infamant de ce fidèle du désert. À Nîmes, en 1745, plusieurs ballots du Nouveau Testament, en feuilles, n’échappèrent point aux recherches ; on les soupçonna d’avoir été imprimés à Avignon, ce qui obligea les libraires Affrai à prendre la fuite. Dans le jugement que l’intendant d’Auch rendit, en février 1746, contre tant de gentilshommes verriers du pays de Couserans, il ordonna que les livres de la religion prétendue réformée, saisis chez les condamnés, seraient livrés aux flammes. Cet exploit s’accomplit sur la place de Saint-Girons. Rien n’égale, en ce genre, les poursuites du parlement de Grenoble contre la caverne de Plan-du-Bay, sur la terre de Montrond, Dauphiné ; toute cette digne famille fut tourmentée et mulctée de mille sortes ; on soupçonna que les protestants se retiraient dans la caverne comme dans un lieu d’exercice ; les magistrats parurent vouloir décréter les montagnes de la province, en ordonnant par arrêt que la caverne serait détruite.

Il s’en fallut que tous les jugements fussent aussi ridicules. Il y en eut un certain nombre où la mort des victimes put seule satisfaire la sévérité fanatique des magistrats et des intendants. Le 1er  août 1746, l’intendant de la Rochelle, Barentin, condamna et fit exécuter à mort Élie Vivien, de Marennes, en Saintonge, « le tout, dit l’arrêt, parce que ledit Vivien est dûment atteint et convaincu d’avoir assisté à plusieurs assemblées de religionnaires, et notamment à celle tenue le 10 du mois de juillet (1746), près le village d’Artouan, paroisse de Saint-Just, en Saintonge ; d’y avoir prêché et tenu des discours séditieux, comme aussi d’avoir composé plusieurs écrits contenant des blasphèmes contre la rel. ap. et rom., et tendant à exciter les peuples à la révolte. » La victime de cet arrêt était un vieillard de soixante et dix-huit ans ; il serait très-intéressant de découvrir quels furent les discours et les compositions pieuses de ce respectable protestant. De plus, le même intendant Barentin condamna conjointement un autre protestant et presque collègue de Vivien, à voir l’exécution du vieillard, à être marqué, et ensuite « à servir Sa Majesté comme forçat sur ses galères à perpétuité », pour avoir assisté à une assemblée de religionnaires, « et pour y avoir fait le métier de bedeau en faisant ranger le peuple. » Ce n’est pas tout encore en ce qui touche cette assemblée d’Artouan ; plusieurs autres protestants furent condamnés à la marque et au bannissement temporaire pour avoir assisté à l’assemblée « et pour avoir travaillé à la chaire du prédicateur. » Les deux coupables menuisiers étaient Pierre Gaillot et Manceau, de Marennes ; le bedeau se nommait Louis André, marchand de Saint-Just. Tels furent les condamnés par les arrêts de l’intendant Barentin, arrêts qui méritent, sous tous les rapports, de parvenir à la postérité[5]. Le Poitou fut aussi très-mal traité dans ces années désastreuses. L’intendant de Poitiers, M. de Beaumont, condamna et fit exécuter, par arrêt du 18 juillet 1750, à Poitiers, Jacques Boursault, protestant, pour avoir tenté de retirer des mains de la maréchaussée Jean Perochon, un de ses amis, que le même jugement condamne aussi à mort comme contumace. Dans le bas Poitou, des cavaliers, envoyés contre les assemblées par l’intendant, commirent de tels excès à Montcoutan, diocèse de La Rochelle, que les habitants prirent le courage de s’en plaindre par un placet à M. de Chabannes, commandant la province[6]. Plusieurs personnes furent tuées ou blessées. Des ordres venus du ministère empêchèrent la continuation de ces sanglantes promenades contre les assemblées.

Nous ne parlerons pas des indignités exercées, d’après les dispositions des édits, contre les cadavres des protestants qui avaient repoussé les sacrements de l’église catholique. Nous en dirons un mot parce que ces tentatives affreuses font mieux apprécier, que les autres condamnations, le véritable et bizarre esprit de ce temps dans les provinces méridionales de la1749.
10 avril.
France. Un protestant, Daniel-Étienne La Montagne, était mort à Cadenet, en Provence ; ses coreligionnaires l’inhumèrent pendant la nuit ; il y eût une émeute horrible qui alla déterrer ses restes. Le magistrat de Cadenet ne put s’empêcher de verbaliser. Claude Cabanis, d’Alais, négociant d’un grand mérite1749.
14 juillet.
et d’une grande considération, mourut subitement à Lavaur ; la populace s’enflamme et s’attroupe encore ; cependant, par la protection de la maréchaussée, l’inhumation a lieu ; mais bientôt les pénitents blancs de Lavaur, sous le prétexte frivole que ces restes maudits reposent trop près de leur église, enflamment de nouveau la populace ; cette fois le cadavre est outragé ; les archers accourus font lâcher prise à ces furieux, et, sous la protection des troupes, enfin ces restes sont rendus à la terre. Il y eut même un commencement de procédure ecclésiastique contre les pénitents. Ces détails sont aussi déplorables qu’ils sont curieux, sous le point de vue qu’ils nous montrent la force publique de certaines localités du haut Languedoc, obligée d’intervenir par la violence pour empêcher les populations fanatisées de mettre à exécution les injonctions formelles de la déclaration de 1724. Elle n’avait pas cependant pour coutume de protéger les fidèles du désert.

Mais, de tout ce code d’intolérance que nous venons de parcourir sous le point de vue pratique, la plus curieuse, sinon la plus cruelle partie, c’est le chapitre des amendes et des dispositions fiscales. Les mesures qui furent prises à ce sujet, ayant un but fort positif et très-net, sont les plus faciles à expliquer. La disposition des choses à cet égard ne laissait rien à désirer. Comme les édits, ou certaines ordonnances, avaient attaché des amendes aux tenues d’assemblées, et comme, d’un autre côté, on ne pouvait savoir exactement le point des réunions, ni, par suite, le village même qu’il fallait imposer, on eut l’idée toute simple de faire supporter l’amende par tout l’arrondissement. C’était une ressource assez rationnelle en matière de perception. Dès l’an 1728, les intendants du Languedoc avaient divisé la province en cent quarante-trois arrondissements, contenant chacun un certain nombre de villes, bourgs, villages et hameaux. Lorsqu’il se tenait quelque assemblée dans l’étendue de chacun des arrondissements, on s’en prenait à tous les protestants du district. Les tableaux de ce singulier impôt, qui ont été publiés par Antoine Court, sont un bel exemple d’assiette financière[7]. Ils contiennent, par colonnes, la date des jugements, le nom du chef-lieu d’arrondissement, la quotité des amendes, et enfin le montant des frais. Toutes les villes importantes de la province furent successivement rançonnées, depuis les médiocres amendes de 350 liv. et de 200 liv. qui frappèrent le Mas d’Azil et Graissesac, jusqu’aux plus imposantes recettes de 3,500 liv. et de 4,000 liv., qui provinrent de Montpellier et d’Uzès. En Dauphiné, les mêmes persécutions financières eurent lieu, seulement sur une plus vaste échelle encore. D’après la requête que les protestants du Dauphiné ont adressée au roi dans le mois de novembre 1750, les amendes et les frais s’élevaient à plus de 200,000 liv. « qu’on a exigées avec la dernière rigueur. » Ces pauvres gens disent dans leur requête, qu’ils entendaient, du fond de leurs prisons, vendre leurs effets à l’enchère, et distribuer leurs héritages pour satisfaire à l’un ou à l’autre des articles des amendes. Au surplus, ces mesures fiscales n’arrêtèrent en rien le mouvement et le progrès des églises. Il est clair qu’elles durent avoir pour unique résultat de réaliser en Languedoc un système exceptionnel d’impôts, et de faire de cette province un pays de contributions extraordinaires. C’était d’ailleurs, sous le rapport de la recette financière, une des provinces les plus riches du royaume[8]. Il est difficile d’apprécier aujourd’hui tout le mauvais effet que durent exercer et sur l’industrie et sur l’agriculture les extorsions continuelles pour fait d’assemblée religieuse.

Après avoir donné l’esquisse de la persécution violente qui éclata sur les églises, de l’an 1740 à l’année 1750, et après avoir rapporté un choix des arrêts principaux rendus contre elles, il est temps de rechercher quel fut l’esprit de cette jurisprudence. En effet, nous avons fait connaître les arrêts, moins pour enregistrer le nom des victimes, ce qui serait impossible, que pour faire apprécier le caractère spécial des poursuites. Nous allons maintenant essayer de remonter jusqu’aux motifs qui paraissent avoir dicté ces jugements ; lesquels nous paraissent inconcevables aujourd’hui. Il est évident que c’était contre le fait des assemblées que les intendants procédaient avec le plus de méthode. Ils ne voulurent voir que des rassemblements séditieux, contraires à la paix publique. Ils sévirent surtout contre les ministres, qu’ils regardaient, avec raison d’ailleurs, comme les instigateurs des assemblées. Si les premiers et les plus rigoureux édits de Louis XIV furent conçus et rédigés avec une violence et une généralité d’exécution, où se peint cet esprit prêtre, pour qui les impossibilités temporelles ne sont rien, on éprouva bien vite la nécessité impérieuse de les modifier, dès que l’administration fut mise en demeure de les appliquer sérieusement.

Les faits que nous venons de rapporter donnent la mesure de l’esprit administratif des intendants.

De temps à autre, ils condamnaient à mort, et faisaient exécuter un ministre du désert. La fin glorieuse de ces victimes de la tyrannie et du fanatisme encourageait les fidèles, loin de les abattre. Il est bien probable que l’administration s’aperçut de ce fait, et qu’il la disposa à montrer moins de rigueur. En effet, dans l’espace de trente-quatre ans, de 1718 à 1762, depuis le supplice d’Étienne Arnaud à Alais jusqu’à celui de François Benezet à Montpellier, sept pasteurs couronnèrent leurs travaux évangéliques par le martyre. Mais ce chiffre, excessif quand on songe à l’innocence des victimes et à la barbarie des juges, formait une bien minime portion du nombre total de ces hommes courageux, si connus dans le Languedoc, qui, par les assemblées qu’ils tenaient ainsi que par leurs fonctions et courses perpétuelles, se présentaient sous mille formes aux recherches des polices militaires et administratives. Il est probable que plus d’une fois les intendants craignirent eux-mêmes les suites de semblables captures.

Les raisons que les fidèles du désert donnaient pour s’obstiner à tenir leurs assemblées en dépit des édits, n’ont guère besoin d’être exposées. Ils faisaient ressortir qu’il était de leur devoir d’édifier tout le monde au grand jour, sur le fait qu’il ne s’y passait rien de contraire à l’ordre ; qu’en les rapprochant un peu plus des villes, on avait donné aux catholiques mêmes la facilité de les connaître, d’y assister, et de les inspecter ; qu’il n’y avait absolument rien dans ces assemblées dont le gouvernement pût prendre ombrage, si on lui en faisait des rapports fidèles ; que si elles étaient nombreuses, cela tenait au grand nombre de protestants qui étaient encore dans le royaume ; que s’il y avait plus de pasteurs, les rassemblements seraient moins considérables ; qu’il y avait beaucoup d’endroits où il n’y avait point de pasteurs, ce qui obligeait les fidèles à se réunir aux assemblées les plus à portée, et ce qui contribuait à les grossir ; qu’il était impossible aux pasteurs, quelque intention qu’ils eussent de prévenir la trop grande affluence, d’empêcher que les membres de leur communion qui arrivaient par troupes ne fussent reçus ; que les assemblées étaient essentiellement publiques ; qu’on ne s’y entretenait jamais d’affaires d’État ni de choses civiles ; que le culte de la religion en faisait le seul et unique objet ; qu’elles n’étaient précédées ni suivies d’aucun attroupement ni désordre ; qu’on ne portait dans ces assemblées aucune espèce d’arme, quelle qu’elle fût ; qu’on y admettait indistinctement les hommes, les femmes, les enfants, ce qui ne se ferait pas si de mauvais desseins les animaient ; qu’on y recevait de même ceux de leurs frères catholiques qui voulaient y assister et qu’on ne s’y cachait ni des ecclésiastiques ni des gens du roi ; « que les assemblées étant composées en partie de personnes aisées, de gentilshommes, d’avocats, de médecins, de marchands qui ont des biens considérables et qui vivent avec toutes les commodités de la vie, il n’est pas à présumer qu’ils eussent voulu y assister, s’il s’y fut passé des choses contraires au service de l’État, et qu’ils eussent voulu se mettre par là dans le risque de se priver de tous ces avantages »[9]. Tels étaient les arguments non seulement péremptoires en droit naturel et religieux, mais également sans réplique en bonne police administrative, à l’aide desquels les églises du désert défendaient leurs réunions.

Quelles étaient les objections que faisaient les intendants et la cour, et qui vont nous expliquer à peu près la couleur de la jurisprudence qu’ils appliquaient ? Il n’est point facile de les saisir d’une manière complète. Elles roulent presque toutes sur cette assertion, que le moment que les religionnaires avaient pris pour relever la tête était celui de la maladie du roi et du plus fort de la guerre des droits de Marie-Thérèse. À cela se joignait le soupçon, réel ou affecté, de menées avec les ennemis de la France, et même de quêtes destinées à propager la révolte et l’invasion. L’affiliation synodale du régime presbytérien calviniste paraît aussi avoir alarmé l’administration. Elle ne sut pas s’instruire par l’exemple de l’église d’Écosse surtout, de la Hollande et de la Suisse, où le lien synodal existe, sans créer le moins du monde un État dans l’État. Le mystère des réunions protestantes était commandé par l’intolérance et aussi l’entretenait. Ce mot de désert avait à lui seul quelque chose d’inquiétant pour l’ordre public. La définition même que les pasteurs en donnaient ne laissait pas que d’offrir quelque prise aux appréhensions de leurs ennemis ou au moins d’une cour ombrageuse : « Le désert est un mot vague dont les protestants se servent pour cacher les véritables lieux d’où ils écrivent, et pour désigner en général leur église persécutée. » (Mém. hist. de 1744-) Pour peu qu’on y mette de la bonne volonté, on trouve toujours le moyen de noircir ce qui est vague. Souvent aussi les assemblées se tenaient de nuit et sans éclat, dans des bois ou dans des lieux très-écartés. On se réunissait dans des trous de rochers. Quelquefois, lorsque les assemblées devaient être fort petites, et surtout dans la saison d’hiver, on s’assemblait dans les huttes, qui signifient, en dialecte du pays languedocien, de petits hangars en bois, destinés à serrer la récolte provisoire de raisin, et qui figurent souvent au milieu des vignobles du bas Languedoc. Ces huttes, ainsi que les granges, furent souvent rasées par l’ordre des intendants et les cavernes murées. Mais ces tristes cachettes donnaient aux fidèles un air de conspirateurs, ce qui était absolument contraire aux intentions des pasteurs comme au vœu des églises. La simple vérité est que les intendants et les réformés étaient sans cesse placés dans un cercle vicieux. Les uns étaient chargés d’exécuter des édits impossibles à suivre par leur sévérité et même par leurs barbaries ; les autres ne pouvaient écouter la voix de leur conscience sans paraître se mettre en rébellion contre la volonté du prince. C’était une position qui ne pouvait être tempérée que par beaucoup d’adoucissements administratifs d’une part, et par beaucoup de prudence de l’autre.

La question des assemblées armées était beaucoup plus grave ; elle était aussi d’une solution beaucoup plus facile. Il n’y avait nulle complication. Nous possédons des preuves nombreuses que les synodes et que les pasteurs, individuellement, interdisaient absolument cette pratique. Malgré le malheur et l’oppression du temps, l’habitude des armes ne pouvait, sous aucun rapport, se justifier. Elle n’avait même aucune espèce de sens, parce que d’abord une église en armes répugne évidemment à l’esprit évangélique, et ensuite on n’avait pas le projet de faire résistance si par malheur l’on était surpris. Les pasteurs du désert, dès le commencement de la renaissance du culte, sentirent que tolérer des assemblées armées, c’était s’exposer sans cesse à des rencontres sanglantes, inutiles, ou de nature à entraîner sur-le-champ une guerre civile déclarée et sérieuse. Aussi toute réunion armée fut-elle rigoureusement interdite. On eut une certaine peine à supprimer ce point dangereux. Alors, comme chacun sait, les gentilshommes, même souvent le tiers-état, portaient l’épée. C’était un costume aussi bien civil que militaire. Les synodes allèrent jusqu’à demander, même à la noblesse languedocienne, de quitter cet article de son habit dans les rassemblements des églises. On ne peut qu’admirer la sagesse d’une telle décision. Cependant cette idée de réunions armées, que les faits prouvèrent n’être qu’une appréhension entièrement chimérique, fut sans cesse l’idée fixe et la terreur des intendants comme de la magistrature. Aussi parmi les arrêts de mort de cette époque, arrêts exécutés, outre ceux des ministres, nous n’en trouvons que trois contre des religionnaires laïcs, tous trois sous le prétexte d’avoir exigé en armes la délivrance d’un ministre, ou d’avoir eu recours à des menaces d’armes dans des assemblées. De ces trois infortunés, peut-être fort innocents même de ce crime, nous avons cité déjà Jean Desjours, en Languedoc, et Jacques Boursault, en Poitou ; nous parlerons plus bas de la condamnation de Jean Roques, de Beauvoisin, qui fut une des œuvres réellement barbares de l’intendant Guignard de Saint-Priest.

Nous voyons donc, en résumant l’esprit de cette jurisprudence, que les ordres de la cour étaient de sévir rigoureusement contre plusieurs ministres pour effrayer les autres, et pour prévenir les fauteurs de réunions religieuses ; la même sévérité s’étendit aux rares laïcs qui se donnaient à eux-mêmes la mission de prêcher et d’exhorter les fidèles, comme nous l’avons indiqué par la fatale sentence que subit Élie Vivien, de Marennes. On poursuivit aussi impitoyablement tout protestant soupçonné d’avoir paru en armes dans les réunions. D’ailleurs la grande majorité des assemblées religieuses ne furent ni troublées ni poursuivies. Sauf quelques exceptions rares et rigoureuses, on laissa faire les baptêmes, les mariages et même les enterrements nocturnes. Les procès à la mémoire furent plus rares encore ; ils furent toujours un objet d’horreur pour les catholiques. On prononça toutefois beaucoup d’amendes réglées contre les églises du désert ; ce fut un article que les intendants abandonnèrent très-tard. La lumière pénétra difficilement au travers de ces préjugés lucratifs. Enfin on prononça foule de condamnations à la prison et aux galères ; mais la grande majorité ne furent pas exécutées. Ici, nous pouvons déduire de nos pièces nombreuses concernant les galères et les condamnées de la tour de Constance, des conclusions singulières, parce qu’elles sont à la fois fort tristes et un peu consolantes.

Le pasteur Antoine Court, dans son Mémoire historique de 1752 (p. 92) estime, depuis l’an 1744 à cette époque, le nombre des prisonniers arrêtés dans toutes les provinces du Midi, depuis Foix jusqu’au Poitou, à plus de six cents ; il porte à plus de huit cents personnes le nombre des protestants condamnés à diverses peines, dont quatre-vingts gentilshommes. D’après la même autorité, en 1745 et 1746 seulement, le parlement de Grenoble condamna plus de trois cents personnes à mort, aux galères, au fouet, ou au bannissement ; nous trouvons dans ces mémoires une liste détaillée de cent seize protestants condamnés aux galères perpétuelles par le même parlement de 1745 à 1752. D’après les autres listes que le pasteur Antoine Court a données dans ce même Mémoire, qui sont pleinement confirmées par des listes non moins authentiques de notre collection[10], il faut porter le nombre des protestants détenus sur les galères de Toulon aux chiffres suivants : d’après les mémoires de Court (Pat. Franc. et imp p. 558), en 1753, quarante-trois galériens à vie et à temps ; d’après nos pièces des manuscrits de Paul Rabaut, en 1752, quarante et quatre galériens à vie, et huit à temps ; d’après un rôle des forçats protestants, signé d’eux-mêmes, de la fin de 1753, quarante-huit galériens à vie et à temps ; d’après une autre liste de 1759, quarante et un galériens à vie ; en 1760, « trente-huit confesseurs » à Toulon. (Lett. du galérien Raymond, de Faugères. Mss. P. R.) Il faut remarquer que ces chiffres ne donnent que les listes des galériens pour cause de religion, à Toulon ; mais on n’en mettait pas ailleurs, sauf une rare exception. Il faut remarquer que ces listes, si on les combine toutes, nous donnent les condamnations qui ont duré depuis 1728 jusqu’en 1760. Ainsi, quelque énormes et quelque exorbitantes qu’elles soient, ces listes montrent qu’on était fort loin d’exécuter en Languedoc tous les jugements aux galères prononcés pour crime d’assemblée religieuse. Il est difficile d’estimer la proportion ; mais il y a évidemment très-loin, même du chiffre total des galériens de 1753, au chiffre de cent seize condamnés à vie par le seul parlement de Grenoble en sept années. Il paraît donc qu’on exécutait au plus un tiers des condamnations. Il faut encore observer qu’il n’est question dans ces listes que des condamnés comme forçats détenus au bagne de Toulon. Nous ignorons absolument le nombre des confesseurs qui ne subissaient que la détention simple ; peine assez rare sous l’ancienne jurisprudence et très-rare dans les édits de la persécution. On voit seulement, par une note insérée en passant par Antoine Court, qu’il y avait en 1745 cinq ou six protestants détenus dans le château de Brescou, sur la Méditerranée, pour cause de religion.

Quant aux femmes prisonnières pour le même crime, il est plus difficile d’en découvrir le chiffre avec précision. On les répartissait souvent dans les hôpitaux des villes et dans les couvents. Ce genre de réclusion n’a point laissé de traces bien certaines. On verra plus bas une liste bien naïve et bien touchante des prisonnières protestantes à la tour de Constance, du château d’Aigues-Mortes, liste écrite et transmise à Paul Rabaut, en 1754, par l’une des prisonnières, Marie Durand, de Praules, diocèse de Viviers, « prise dans sa maison par rapport au ministère de son frère. » (Pièc. just., no vii.) En effet, le ministre Pierre Durand fut exécuté à Montpellier, en avril 1732. Ce fut cette Marie Durand, sa sœur, détenue depuis 1730, dont les fers ne tombèrent qu’en 1768, devant la visite que firent le prince de Beauvau et le chevalier de Boufflers à la sombre tour de Constance. Cette liste nous montre d’ailleurs un autre genre de punition, qui venait s’ajouter aux rigueurs des intendants et des parlements. C’étaient les lettres de cachet, arrivant purement et simplement de Versailles, dûment revêtues de leur apostille habituelle, Phélypeaux, comte de Saint-Florentin. Plusieurs des captives de Constance sont notées par Marie Durand, ainsi du reste qu’elle-même, « prises par ordre du roi. »

Il faut avoir le courage de suivre ces tristes détails, qui sont malheureusement de l’histoire ; il faut s’enquérir et la correspondance des galériens, de l’espèce des prisonniers et du régime de leur triste séjour. Il ne paraît pas que ces victimes de la liberté de conscience fussent plus malheureuses, au bagne de Toulon, que les autres condamnés ; au contraire, elles étaient sans cesse et quotidiennement secourues par les églises. Mais aucune générosité ni aucun secours ne pouvait atténuer l’horreur du lieu. Par suite d’une commission qu’un synode du Vivarais donna au pasteur des églises de Provence, Lafond, comme résidant plus près des galères, pour s’informer du sort de ces malheureux, il s’engagea entre eux et lui une correspondance, en 1753, de laquelle nous possédons les pièces. Elles jettent quelque jour sur la situation et sur les occupations de ces infortunés. La première de ces missives est de Jean Molinier, de Hautpoul, diocèse de Lavaur, qui avait été condamné à vie par le chevalier intendant Lenain, le 6 avril 1745 : « Nous nous adressons, dit ce galérien au pasteur Lafond, à tous les véritables chrétiens qui sont zélés et pieux, et moyennant que ces qualités se trouvent en eux, ils se souviendront que Notre Seigneur leur a recommandé les pauvres affligés, surtout les confesseurs, qui sont grièvement tourmentés par des peines excessives et par des travaux insupportables, outre les fers qu’ils sont obligés de porter jour et nuit. (Lettr. du 30 sept. 1753, Toulon. Mss. P. R.) Quelquefois, des navigations méditerranéennes étaient imposées aux galériens protestants comme au reste des forçats. « On vient d’armer quatre galères pour passer madame l’infante ; plusieurs de nos confrères sont de cette campagne, » écrit Jean Molinier. Il s’agit ici du mariage de l’infante d’Espagne Marie-Antoinette-Ferdinande, fille de Philippe v, roi Bourbon d’Espagne, avec Victor-Amédée iii, alors duc de Savoie, celui qui, à la fin du siècle, vit tous les lauriers de sa maison ternis par l’étoile de Bonaparte. Notre seconde lettre est de Paul Mercier, bourgeois du Mas d’Azil, pays de Foix, qui fut condamné à vie par l’intendant du Roussillon, en 1749, pour avoir été aux assemblées ; nous donnerons un extrait de la lettre touchante que ce galérien écrivit au pasteur Lafond : « Votre lettre, dit Mercier, me rappelle le synode provincial où j’eus l’honneur d’assister, en 1748, en qualité de député des églises de la haute comté de Foix, où il fut décidé que vous nous seriez donné pour rester chez nous ; je commençais alors à me réjouir d’avance du plaisir que j’aurais eu de profiter de vos sages exhortations ; mais Dieu, qui dirige toutes choses suivant sa volonté, voulut non seulement me priver de cette satisfaction, mais encore m’affliger, par la perte de ma liberté, et me séparer peut-être pour toujours d’une chère épouse et de quatre enfants qu’il lui avait plu de me donner. Le bon Dieu veuille être apaisé envers moi, et me faire la grâce de reconnaître de plus en plus le cas pour lequel je souffre, afin de persévérer, jusqu’à ce qu’il lui plaira de m’en délivrer ; c’est une des grâces particulières que je lui demande journellement » (Lettr. de Toulon, 30 sept. 1753. Mss. P. R.).

Enfin, nous désirons surtout faire connaître la plus longue et la plus douloureuse de ces épîtres des confesseurs ; elle fut écrite également au pasteur Lafond par Isaac Grenier de Lasterme, gentilhomme de Gabre, diocèse de Rieux, en Languedoc, condamné à vie par l’intendant d’Auch, le 5 février 1746, « pour avoir été aux assemblées. » Ce protestant vénérable avait soixante et seize ans lorsqu’on l’envoya pour subir sa sentence au bagne de Toulon. Nous copions la lettre en entier :

« À Toulon, le 30 septembre 1753.

« Vous souhaitez, Monsieur, que la lettre de M. Molinier soit appuyée par M. Mercier et par moi, et vous prenez occasion de là de nous donner des louanges que je suis bien loin en mon particulier de m’attribuer. J’ai plutôt lieu de croire que ma captivité est un châtiment que mes péchés m’ont attiré, plutôt qu’une épreuve de ma fidélité, puisque le bon Dieu m’afflige coup sur coup par la perte de ma famille. J’ai perdu deux fils que Dieu m’avait donnés, l’un à Marseille et l’autre ici. Et je viens d’apprendre la mort de ma chère épouse.

« Nous voyons, par votre lettre, les soins charitables que vous vous donnez pour les pauvres protestants captifs. Il serait à souhaiter que Dieu, leur ayant suscité un Tite, tous ceux qui font profession de la même religion fussent des Macédoniens[11]. On se servit précédemment du terme de nécessité urgente pour n’avoir pas de termes plus expressifs pour en montrer la nature. Il est impossible de faire un détail exact. Les circonstances dépendent toujours de ceux qui nous commandent. Elles varient suivant le caprice de ces esprits bizarres et toujours féroces. On vous a fait, Monsieur, le détail des habits que l’on nous donne, avec lesquels il faut essuyer la rigueur du froid et celle de l’été. Occupé aux travaux qu’on vous a marqués, n’ayant pour toute nourriture que du pain et de l’eau, on ne peut s’en exempter qu’en payant un sol tous les matins aux argousins ; autrement on est exposé de suivre les mêmes peines, exposé à demeurer attaché à une poutre avec une grosse chaîne la nuit et le jour. Si la vénérable compagnie de Marseille ne nous donnait pas 2 sols à chacun, la plus grande partie de nous subirait ce cruel supplice ; il y en a plusieurs à qui de plus pressants besoins le font supporter[12]. On veut savoir notre sentiment sur nos demandes ; mais avons-nous quelque chose à prescrire là-dessus ? Nous n’avons que le droit de représenter nos misères ; c’est à ceux qui en seront touchés d’y avoir égard comme ils jugeront à propos. Nous souhaiterions bien qu’il pût se faire quelque établissement d’un fond qui produisît tous les ans quelque chose pour notre soulagement, et remis entre les mains de personnes qui en dirigeassent la distribution de façon qu’aucun ne puisse en abuser à son propre préjudice. On veut savoir si nous avons écrit ailleurs ; nous ne nous sommes jamais adressés qu’à vous, Monsieur, en faisant même violence à notre discrétion, connaissant votre caractère charitable par les lettres pleines de consolation dont vous nous avez honorés. Permettez-moi de vous en marquer, en particulier, ma vive reconnaissance. Je prie le bon Dieu qu’il couronne les grâces qu’il vous a communiquées par de nouvelles grâces ; qu’il vous soutienne dans vos travaux et qu’il fasse prospérer les talents qu’il vous a donnés pour la gloire de son saint nom.

« J’ai l’honneur d’être, Monsieur, avec toute la déférence que je dois à votre caractère, votre très-humble et obéissant serviteur,

« Lasterme.


« Pardonnez, s’il vous plaît, à mon âge les interlilignes et les autres défauts d’écriture. »

Ce sont là des pièces qui font une impression profonde, et sur lesquelles on peut se dispenser de faire des réflexions. Elles parlent assez par la netteté de leur style et l’admirable ferveur de leur résignation. D’autres fois les jugements des intendants prenaient un degré inouï de rigueur, en attachant sur les bagnes, pour ainsi dire, une famille entière. Nous en trouvons la preuve dans un mémoire remarquable, accompagné des pièces à l’appui, qui fut présenté à la fin du siècle, à la commission de l’assemblée nationale, par Charles Bernardou, de Mazamet, district de Castres, département du Tarn. Ce descendant d’une famille infortunée, qui avait eu tous ses biens confisqués pour cause de religion, réclama vainement ; on lui opposa les ventes consommées et couvertes par la prescription. Ce qu’il nous importe de constater, seulement sous le point de vue historique, c’est que par jugement de l’intendant Lenain, en 1745, David Bernadou et Pierre Bernadou furent condamnés tous deux aux galères perpétuelles pour fait d’assemblée ; David Bernadou avait soixante et quinze ans ; le vieillard mourut environ un mois après son arrivée au bagne de Marseille ; mais son fils ne termina son temps et sa vie qu’en 1763, après huit ans de séjour aux galères[13].

Quelquefois, le séjour de ces infortunés se prolongeait pendant près d’un quart de siècle. Ainsi, nous voyons encore, en 1763, Jacques Puget, des environs d’Uzès, condamné à vie par M. Bernage de Saint Maurice, intendant, pour avoir donné asile au ministre Claris ; ce malheureux Puget avait alors soixante-dix-sept ans ; il gémissait au bagne depuis dix-neuf années, pour avoir donné l’hospitalité à son pasteur errant et proscrit. Au reste, les galériens détenus pour cause de religion parvenaient très-souvent à obtenir leur délivrance, par l’influence de quelques sommes, judicieusement adressées à des personnages influents, ou au centre du gouvernement, ou sur les lieux mêmes. D’autre part, nous aurons la preuve que l’on réussit souvent à intéresser les puissances protestantes à leur sort, et que le comité protestant de Lausanne put agir efficacement auprès de ses amis de Paris pour obtenir l’élargissement des confesseurs. Nous voyons aussi que le sort de ces malheureux était un peu adouci par la sympathie, et, s’il est permis de parler ainsi, par la bonne réception de leurs compagnons de bagne. Voici ce que nous trouvons dans une lettre adressée à Paul Rabaut, de l’hôpital de Toulon, par le galérien Jean Raymond, du Pont-de-Camarès, en Rouergue, qui avait été condamné à vie, avec plusieurs fidèles de Bédarieux, en 1754, pour crime d’assemblées : « Je croirais manquer à mon devoir, si je ne vous annonçais l’arrivée de Dominique Chéréique, de Mirepoix, lequel vous assure de son profond respect ; vous ne devez pas douter que nous ne l’ayons reçu comme un véritable confrère ; mais nous n’avons pas pu faire selon nos désirs, ne sachant pas son arrivée. Il est vrai que monsieur Court, de Lausanne, nous avait marqué qu’il avait été jugé à Pau, en Béarn, et sans cela il aurait été à plaindre, quoiqu’il ne l’est pas moins, malgré tout ce que nous avons pu faire pour adoucir ses peines. » (Lett. de juin 1760, de l’hôp. de Toulon)[14]. C’est ici la dernière intervention que nous trouverons du pasteur Antoine Court. Elle prouve que l’année même de sa mort, et jusqu’au dernier soupir, ce digne pasteur s’occupait des églises et de leurs confesseurs, qu’il avait toujours si tendrement servis. Enfin nous devons ajouter, d’après nos pièces, que l’on mettait quelquefois en liberté les galériens protestants, moyennant qu’ils abjurassent leur foi : voici ce que marque à son pasteur le galérien Jean Raymond : « L’on nous flattait, de chez nous, que nous quatre, de Bédarieux ou de Faugères, aurions notre liberté ; cependant la nouvelle a été trompeuse. Les premières conditions que la religieuse Triadou nous avait faites ne nous ayant pas convenu, à nous, apparemment que les nôtres ne lui ont pas convenu, à elle. La liberté qu’elle nous voulut faire obtenir nous aurait coûté trop cher, quand il s’agit de perdre son âme. Si vous avez occasion d’aller du côté de chez nous, je vous prie en grâce de voir ma chère épouse et famille. » (Lett. de juin 1760, de l’hôp. de Toulon. Mss. P. R.) Cette lettre ne prouve que trop l’obsession fanatique des convertisseurs, qui allaient poursuivre les confesseurs de la foi du désert jusque sur les bancs des bagnes.

À ces tristes détails nous devons ajouter une autre liste non moins douloureuse ; c’est celle des détenues à la tour de Constance, pour cause de religion. Nous donnerons le catalogue de ces infortunées prisonnières, d’après un état dressé par l’une d’elles, et de sa main propre (Pièc. just. n. vii). L’auteur est Marie Durand, la sœur du ministre qui fut exécuté à Montpellier ; elle écrivait cette liste en 1754, après vingt-quatre années de détention. On verra qu’en 1754 la Tour d’Aiguesmortes renfermait en tout vingt-cinq prisonnières, captives à cause de leur attachement à l’église du désert.

Si maintenant nous jetons un coup d’œil sur les lieux de détention où l’on retint souvent des réformés captifs, nous trouvons que vers 1752 on comptait six prisonniers au fort de Brescou. Il y avait de temps à autre des femmes prisonnières dans les couvents ou hôpitaux de Tarbes, de Cahors, de Montauban, de Carcassonne, de Pons, de Saintes, de Die, de Vienne, de Foix et autres lieux. Mais ce fut spécialement la tour d’Aiguesmortes qui servit de prison habituelle aux détenues protestantes. Rien de plus triste ni de plus sombre que ce séjour. À un angle des murailles de la vieille ville de Saint-Louis, avec ses tours et ses portes en ogives, est placé le château, et à l’intérieur, au milieu d’un épais mur circulaire, la tour de Constance[15]. On pénètre dans la tour par un pont dormant jeté du rempart. Deux portes doublées de fer, roulant avec effort sur leurs gonds, donnaient accès aux salles intérieures ; les dernières consistaient en deux vastes chambres voûtées, situées l’une au-dessus de l’autre. La plus basse était sans doute occupée par la garnison de la tour ; dans la seconde on renfermait les prisonnières : c’est là que se tenaient les vingt-cinq infortunées captives dont nous donnons la liste. La salle est fort élevée ; elle n’est éclairée que par l’étroite fente de quelques meurtrières placées au-dessus du sol, et par une ouverture circulaire au milieu de la voûte, qui forme couronne aux arceaux gothiques. Un banc circulaire de pierre règne au milieu de la tour ; au-dessus de la plate-forme, sans doute interdite aux prisonnières, s’élevait un phare en tour d’observation. Ainsi les pauvres prisonnières calvinistes de la tour de Constance, passaient leur déplorable existence dans une grande salle privée d’air et de jour ; jamais elles n’entendaient autre chose que le bruit lointain des flots, et le sifflement des vents sur les lagunes du rivage. Cependant nos lettres nombreuses de Marie Durand, l’une des prisonnières, attestent que sa foi et sa piété la soutinrent toujours dans la solitude d’une si triste captivité.

Nous terminons ici notre description du genre et du nombre des condamnations prononcées par les édits contre les fidèles du désert. Ces tristes tableaux font partie essentielle de l’histoire ; il était de notre devoir de ne les point supprimer : nous n’y ajouterons qu’une seule réflexion. Même sous Louis XIV, et à plus forte raison sous Louis XV, si la véritable nation française catholique eût pu élever la voix, il est hors de doute qu’elle eût brisé sur-le-champ tous ces indignes fers.



  1. Il reste de l’incertitude sur les premières années, et sur le premier ministère de Paul Rabaut. Nous avons préféré donner ici quelques dates authentiques au lieu de répéter des détails que nous considérons comme douteux. Chose singulière, il y a beaucoup de confusion dans les dates de la vie de Paul Rabaut, telles que nous les rapporte son troisième fils, Rabaut Dupuis, Répert. ecclés. des égl. réform., 1807, p. 88. Il y est dit que Paul Rabaut était allé étudier à Lausanne, et qu’il avait reçu la consécration à la fin de 1739 ; nos pièces prouvent qu’en 1740 il n’était pas encore parti pour le séminaire suisse. Nous avons une lettre très-intéressante du pasteur Antoine Court à Paul Rabaut (Mss. P. R.) du 7 mars 1740, écrite de Lausanne, où il y a ce passage : « Un article qui m’a fait un grand plaisir, c’est que vous pourrez venir ici bientôt. Je l’ai demandé pour vous et je l’ai obtenu. Il ne s’agit que d’attendre qu’un des jeunes me-sieurs qui sont ici soient partis, et cela sera, pour la plupart ce printemps. Ainsi vous pouvez déjà prendre vos mesures et commencer à faire votre malle. Je me félicite par avance de l’heureux moment qui me procurera le plaisir de vous connaître et de vous dire de vive voix une partie des choses que je sens pour vous, aus-i bien que vous offrir tout ce qui sera en mon pouvoir et qui pourra vous être utile. « Il est impossible, d’après ce témoignage certain, qui prouve qu’en 1740, Antoine Court n’avait pas fait la connaissance de Paul Rabaut, d’admettre ce qui a été répété dans toutes les notices, que le premier choisit en quelque sorte le jeune proposant du désert chez son père, à Bédarieux, et qu’il se fit accompagner par lui dans toutes ses courses périlleuses de 1728. On ne peut concilier ces détails avec la lettre originale que nous possédons. (Voy. Notice biographique sur Paul Rabaut, Archives du christianisme, juillet, 1826.) Nous pensons plutôt que les deux pasteurs ne se virent qu’en Suisse, à la fin de 1740, et que leurs premières relations furent des relations épistolaires où Antoine Court chargeait le jeune proposant de recueillir des documents pour l’histoire des Camisards qu’il projetait, et qui ne fut publiée par lui et par son fils qu’en 1760.
  2. Voy. Mémoire historique de 1744 à 1752, par Antoine Court ; Patriote français et impartial, p. 12-17, de grands détails sur cette calomnie.
  3. Voyez cet arrêt remarquable, Mém. hist. de 1751, par Ant. Court, avec les listes et noms des trente-deux mariages condamnés en 1749, par le parlement de Bordeaux, Patriote français et impartial, p. 86-89.
  4. Parmi ces arrêts, on remarque celui du 6 nov. 1745, du parlement de Grenoble, qui frappa principalement la paroisse de Bournat, en Dauphiné ; parmi les prétendus dégradés de leur noblesse pour crime d’assemblées religieuses, on distingua des membres très-nombreux des familles de Bouillane et de Richaud. L’intendant d’Auch se fit remarquer par son ardeur contre les gentilshommes verriers du pays de Couserans ; il voulut aussi dégrader les familles anciennes et industrieuses des de Moner, des de Gassion, des de Bousquet, des de Prade, des Grenier de Lastermes, des de Courtalas, des de Barmont. Les familles Perminjat, Cleissa, Mitifiot, Roumeyer, Tromparen, Bernadou, Souchon, Fargues, Mercier, Laborde, Lafont (du Mas d’Azil), les Mariette, les Tachard, les Delpon (de Montauban), subirent aussi des condamnations variées. Il faut remarquer que le jugement prodigieux de l’intendant fut prononcé contre des accusés dont la grande majorité étaient en état de contumace.
  5. Les intendants de ces provinces devaient être fort affairés ; nous voyons (Mém. hist. de 1752, p. 124), que le chevalier Lenain, non content de sévir de toutes les manières contre les protestants et leurs ministres, est obligé, par ordonnances rendues à Montpellier, 27 avril et 26 octobre 1748, de condamner au bannissement et à l’amende honorable deux personnes de Castres et d’Uzès « pour avoir abandonné la religion romaine et embrassé la protestante. »
  6. On est frappé du ton de vérité et de la naïveté des plaintes de ces pauvres protestants de la Javelière, paroisse de Montcoutan, bas Poitou. Ils se représentent dans leur mémoire « comme ayant déménagé leurs maisons, abandonné leurs fabriques de petites étoffes, leurs bœufs, leurs charrues, toutes leurs affaires, et prêts à passer dans les pays étrangers pour y chercher un repos qu’ils ne trouvaient point dans leur patrie ; en attendant, ils erraient dans la campagne et couchaient en plein air. » (Mém. de 1752, p. 137.)
  7. Mém. hist. de 1752, p. 95. Le compte général depuis 1744 jusqu’en 1752, offre un effectif de 119,260 livres d’amendes, plus 38,348 liv. de frais. Ces chiffres concernent le Languedoc ; quant au Dauphiné, A. Court estime que la somme totale fut bien plus forte encore, vu les ressources de la province. Il est surabondamment constaté que les édits de Louis XIV étaient devenus entre les mains des intendants un moyen pour battre monnaie. L’intendant Lenain condamna, le 26 septembre 1748, la femme Oranger Fesquet, de Ganges, à 3,000 liv. d’amende pour avoir fait le métier d’accoucheuse. Étienne Gidès de Lussan, près d’Uzès, ayant jugé à propos de faire sortir sa fille du royaume, fut condamnée, par ordonnance de M. Lenain, en 1745, à 6,000 livres d’amende, sous contrainte de garnisaire à 4 liv. par jour, et à charge de rappeler sa fille sous peine de pareille amende, et de plus grande, s’il échoit. Ce jugement est moins celui d’un magistrat catholique que d’un percepteur judicieux.
  8. En dépit de ces persécutions continuelles, qui devaient évidemment nuire au développement de l’industrie et effrayer les capitaux, on trouve qu’en 1759, de tous les pays d’états celui de Languedoc fournissait plus en impositions provinciales, sans compter sa part dans les trois ordres généraux d’impôts sous l’ancien régime, les fermes générales (impôt indirect), les recettes générales et les vingtièmes (impôt foncier). La Bretagne produisait alors 3,700,000 liv. ; la Bourgogne, 1,700,000 liv. ; la Provence, 1,600,000 liv. ; le Languedoc, 5,100,000 liv. Cette province avait à peu près la même superficie que la Bretagne. On remarque aussi, dans son budget provincial, que les frais de garnisons ordinaires dépassaient sensiblement ceux des autres pays d’états, et qu’ils s’élevaient à 193,000 liv., et les frais de milices à 377,000 liv. On voit qu’il en coûtait fort cher pour avoir sans cesse des détachements prêts à disperser les assemblées religieuses (Voy. les Comptes-rendus présentés à l’assemblée des notables, par Calonne, 1787.)
  9. Apologie des protestants du royaume de France sur leurs assemblées religieuses, p. 56, excellente et politique défense, qui fut très-probablement encore de la plume du pasteur Ant. Court. (Voyez le Livre d’Arm. de la Chapelle, déjà cité, tome II.) Les raisons exposées dans cet ouvrage ont une couleur toute locale ; elles laissent voir combien l’habitude de l’assemblée religieuse en plein air était profondément enracinée dans les mœurs des réformés du Languedoc. Encore aujourd’hui, sur plusieurs points, le culte est célébré en plein air ; et l’édification ni le bon ordre n’en souffrent. Pour ne citer qu’un exemple, il y a fort peu d’années, dans la riche consistoriale de Saint-Ambroix (Gard), où les protestants ont bâti, de leurs propres deniers, un temple presque somptueux à Saint-Jean-de-Marvejols, on pratiquait encore sur plusieurs points le vrai culte du désert. Sans craindre cette fois les surprises des détachements et les galères, on allait à l’église, sous le ciel, quand il faisait doux ; sous de gros arbres, quand le soleil dardait. On avait un chantre, un lecteur, une chaire ambulante, des pliants pour s’asseoir. Ces usages religieux sont empreints dans le dialecte du Languedoc. L’église, la réunion des fidèles pour le culte, se dit, la societat, l’assemblada, ou l’assemblado. De même, selon les idées des habitants, la gleisa (l’église), lou capelan (le prêtre) sont des mots catholiques, tandis que, lou templé, lou ministré, on lou pastur, sont des expressions protestantes. Il est vrai que dans l’antique catéchisme des Vaudois, de l’an 1100, mss. des bib. de Genève et de Cambridge, l’expression romane, la gliesa du Krist, est prise dans le sens de la véritable église ; mais ce terme indique la pureté de la foi dans ces vallées solitaires, qui n’ont jamais eu besoin de la réforme de Luther ni d’aucune autre.
  10. Nous possédons dans notre collection, mss. P. R., trois tableaux détaillés des galériens de Toulon, pour cause de condamnation religieuse, de 1752 à 1759 ; nous insérons à la fin de ce volume l’un de ces tableaux, dressé et certifié par les captifs eux-mêmes (Pièces justificatives, No vi).
  11. Allusion qui prouve combien ces protestants condamnés étaient versés dans les Écritures. Elle concerne la iie épître de saint Paul aux Cor. ch. viii, où il est fait mention à plusieurs reprises des quêtes abondantes, au profit des chrétiens malheureux, qui furent recueillies par le disciple de l’apôtre, Tite, dans son voyage de charité au milieu des églises de la Macédoine.
  12. Ce douloureux détail est cependant intéressant, parce qu’il montre les aumônes des églises pour cet article seulement. D’autres pièces portent à 8 ou 9 livres l’aumône journalière des églises du désert envers leurs martyrs des bagnes. Il paraît toutefois que ce secours n’était pas toujours dépensé pour l’objet spécial qu’il avait en vue de guérir : il y avait des galériens qui consacraient ce petit subside à d’autres dépenses ; ceci nous laisse concevoir le nombre considérable de galériens qui sont désignés, « comme n’ayant pas un sol pour se faire déferrer. »
  13. On sera peut-être curieux de connaître la forme des actes des bagnes pour ces galériens, martyrs de la liberté de conscience ; nous insérerons ici l’acte mortuaire de David Bernadou, tel qu’il est annexé aux pièces présentées à l’Assemblée nationale : « Extrait des registres du bureau général des chiourmes des galères du roi, au port de Marseille, no 20,898. David Bernadou père, fils de feu Daniel et de feu Marthe Armengau, veuve de Rachel Delinas, marchand fabricant, natif de Mazamet, diocèse de Lavaur, âgé de soixante-quinze ans, taille petite, cheveux, barbe et sourcils gris, visage ovale, les yeux gris, nez petit, condamné à Montpellier, par jugement de M. Lenain, intendant du Languedoc, du 6 avril 1745, pour assemblée illicite, à vie : Cy, à vie. Venu en galère le 12 avril 1745. Mort à l’hôpital des chiourmes, certifions le présent extrait véritable, et à ycelui avons fait apposer le sceau royal des galères. À Marseille, le 15 juillet 1745. Fauneng. (Mss. Mar.) Cette famille infortunée offrit aussi un singulier exemple de la rapacité du fisc. Le jugement qui la condamnait prononçait la confiscation des biens, distraction faite d’un tiers au profit de la femme et des enfants. Les deux autres tiers de l’immeuble furent livrés à la régie des biens des Français religionnaires. Louis XV fit don pur et simple à un courtisan, le chevalier de Villefort, des biens acquis à l’État, de David Bernadou ; confisqués et donataires moururent ; les créanciers s’en mêlèrent et firent vendre : les frais et intérêts s’étaient accumulés ; sur 13,000 liv. que valait le bien, la veuve, tutrice des enfants, et les créanciers inscrits eurent pour leur part totale 7,000 liv. La noble demoiselle de Villefort, aux droits de son frère, ne dédaigna pas d’accepter 6,000 liv. sur les dépouilles de tant de générations proscrites. Ces faits résultent du dossier authentique présenté à l’Assemblée nationale (Mss. Mar.) ; nous les rapportons comme un exemple des spoliations auxquelles les protestants du désert furent livrés.
  14. Nous ne devons pas omettre de signaler particulièrement parmi ces confesseurs, Jean Bonnafous, de Bédarieux, cousin de Paul Rabaut, condamné à vie par l’intendant de Montpellier, pour assemblée religieuse, le 9 octobre 1754. Il était encore au bagne en septembre 1757. Mais la position et la parfaite innocence de ce respectable père de famille intéressèrent en sa faveur plusieurs personnes puissantes, et notamment M. de M. — (Mirepoix ?) et il sortit peu de temps après. (Lett. à Paul Rabaut, Mss.) Il paraît aussi que les galériens avaient la faculté de travailler à un métier qui pouvait être lucratif, sans sortir du bagne, et que c’était seulement à défaut de ce métier qu’ils étaient contraints d’aller « à la fatigue des arsenaux où journellement il s’estropie quelqu’un. » (Lett. de J.-P. Espinas, de Saint-Félix de Châteauneuf, en Vivarais, au past. Lafond, 1753. Mss. P. R.)
  15. Tour de Constance, château vieux d’Aiguesmortes : hauteur, 27 mètres ; largeur, 22 mètres ; épaisseur des murs, 6 mètres. Voy. le Tableau de Nîmes et de ses environs, tom. ii, p. 215, album grave et piquant, où le pasteur E. Frossard, auteur du texte et des dessins, a réuni la description des lieux les plus intéressants du Languedoc, avec des vignettes esquissées avec facilité ; on y trouvera des vues d’Aiguesmortes, de la Tour de Constance et des tristes salles où habitaient les prisonnières pour cause de religion. M. di Pietri a donné une excellente notice sur Aiguesmortes et sur la tour de Constance.