Histoire des églises du désert/tome 1/Livre 2/4

Texte établi par Librairie Ab. Cherbuliez et Cie (1p. 373-402).

CHAPITRE IV.


Capture et exécution du pasteur Desubas. — Stances sur sa mort. — Événements de Vernoux. — Juridiction des intendants. — Lettre de Paul Rabaut à l’intendant du Languedoc. — Placet des églises au roi. — Persécutions contre les mariages, à Montauban.


Les ministres de Louis XV, et notamment le comte de Saint-Florentin, agissaient probablement avec bonne foi, lorsqu’ils répétaient sous main, soit aux amis des églises du désert en France, soit aux puissants étrangers qui s’intéressaient à leur sort, que si les protestants du midi consentaient à tenir des assemblées secrètes ou peu nombreuses, on les laisserait en repos. Cette prétendue tolérance administrative fut reproduite un grand nombre de fois, même pendant la durée des plus vives persécutions. C’était là une généralité bonne à produire dans les salons brillants de Versailles ou dans les cercles philosophiques et lettrés de Paris. Mais dans la pratique administrative du Languedoc, ce principe n’avait aucun sens. Il était inconciliable avec le genre de ces populations. En effet, ces populations étaient nombreuses, et les assemblées ne pouvaient pas être composées de peu de monde. Ensuite les réunions ne pouvaient avoir lieu qu’au vu de la contrée entière et à la face des intendants et des commandants militaires ; il était donc littéralement impossible qu’elles fussent secrètes. Le comte de Saint-Florentin, s’il fut de bonne foi, s’égara lui-même dans la poursuite d’un problème insoluble. Il n’y aurait eu de remède sûr à une position qui était pour l’administration un embarras et pour les églises un tourment, que celui de relever les temples, de régulariser les assemblées ; en un mot, de revenir à l’édit de Nantes. Mais cette mesure équitable était fort au-dessus des édits du temps. On craignait ce sentiment qu’on flétrissait déjà du sobriquet de tolérantisme ; on craignait surtout de paraître porter la coignée sur l’arbre compliqué et antique des édits de Louis XIV. Il fallut donc traverser encore bien des malheurs avant d’arriver à la liberté ou même au repos.

Il est évident qu’à cette époque du plus fort de la guerre de 1744 ? l’attention du gouvernement fut vivement excitée par l’espèce d’attitude que les églises du désert pouvaient prendre devant l’étranger. Ce fut principalement sous une couleur factieuse que leurs ennemis tâchèrent de noircir leur conduite. Il 1745.
28 octobre.
parut un réquisitoire fulminant du procureur général du Saget au parlement de Toulouse. Ce magistrat s’y élevait avec force contre les nouvelles assemblées, contre les entreprises des séditieux qui, sous prétexte de religion, cherchent à semer le trouble et la division dans l’État : « Ces gens inconnus vont lever leurs têtes rebelles lorsque les sujets du roi sont occupés au-delà de nos frontières à faire valoir, les armes à la main, les droits et les intérêts de la nation. » L’évêque 1746.
10 février.
de Valence, Alexandre de Valon, allait encore beaucoup plus loin que le ministère public de Toulouse dans son mandement. Cette pièce ne prouvait pas une véritable connaissance de ce qui se passait dans le Vivarais. L’évêque prétendait que d’abord les ministres s’étaient glissés sans bruit dans les maisons, mais que bientôt la circonstance d’une guerre, dont les glorieux succès auraient dû leur ouvrir les yeux, les flattant de l’impunité, leur audace est montée au comble ; de là des assemblées tumultueuses formées d’hommes, de femmes et d’enfants, « où ces faux apôtres, assis dans la chaire de pestilence, ont osé sans honte prêcher leurs dogmes affreux[1]. » Nous n’aurons pas besoin de réfuter ces déclamations, auxquelles répondent assez les nombreuses citations que nous avons faites de la police des synodes et les preuves, que nous avons données, des soins vigilants que mettaient les églises à inculquer partout une discipline sage et sévère. Nous les citons uniquement pour montrer les préjugés administratifs et religieux que l’on opposait alors à leurs progrès. Si telles furent les idées de la magistrature et du haut clergé du Languedoc, placé sur les lieux mêmes et ne pouvant ignorer la vérité, on peut juger de l’épaisseur du bandeau qui couvrait les yeux des hommes d’état de Versailles.

Quant au prétendu caractère séditieux de leurs assemblées, les protestants répondaient par un fait général et indubitable ; c’est que, depuis le commencement du siècle, sans parler des malheureuses rencontres de 1686 entre les troupes envoyées par Louvois et des rassemblements réduits au désespoir, il n’y avait pas eu d’exemple qu’aucune assemblée eût été composée de gens armés, ni que dans aucune d’elles on eût répondu par la force à tout ce que la force avait de plus odieux. Au surplus, la correspondance que nous avons citée, entre le haut Languedoc et l’intendant Lenain, prouve que les gouverneurs de province étaient mieux instruits que les évêques, et qu’ils n’avaient pas une très-grande défiance sur les dispositions des églises.

Toutefois les violents réquisitoires du parlement de Toulouse et les soupçons des ecclésiastiques ne tardèrent pas à porter des fruits amers. L’année qui suivit la prise du pasteur Roger fut suivie d’une année qui vit une semblable catastrophe. Le Languedoc releva le gibet du Dauphiné. Les ordres de la cour et les défiances politiques où l’on était alors à cause de la guerre, faisaient redoubler de vigilance pour saisir les ministres, que l’on soupçonnait d’être les premières causes de l’obstination héroïque des réformés. Ce fut encore, chez le gouvernement de ce temps, une faute constante, qu’on a de la peine à s’expliquer. Les ministres qu’il poursuivait si vivement ne cessèrent d’être les plus puissants garants de l’ordre. Eux seuls, par leurs conseils, par leurs lumières, par leur évangélique prudence, préservaient 1746.les paysans cévenols et des plaines du Languedoc de tomber dans le fanatisme et dans les excès horribles qu’il entraîne. Eux seuls préservaient la contrée d’une répétition de la guerre camisarde, qui fut commencée par la cruauté des administrateurs catholiques, mais qui devint une arène où catholiques et réformés se rendirent coupables à l’envi des plus affreux massacres. Dans d’autres circonstances, et sous un gouvernement plus doux, les pasteurs toutefois pouvaient seuls répondre de la tranquillité publique, et le prouvèrent en effet. C’est ce dont les intendants les plus éclairés ne doutaient nullement. Aussi ils ne mirent pas une importance systématique à s’assurer de la personne des ministres. Mais, au milieu de la confusion d’un tel système, au milieu des contradictions perpétuelles entre les édits et les traditions d’une bonne administration, on conçoit qu’il dut se rencontrer de nombreuses occurrences où les pasteurs furent dénoncés et saisis.

Cette tragique aventure se renouvela. Elle nous impose la tâche de raconter la prise et la mort du jeune proposant, Mathieu Majal, dit Desubas, qui a figuré au nombre des pasteurs du désert, dont les églises aient le plus longtemps et le plus précieusement gardé le souvenir. Les pièces de l’époque, et le grand mémoire historique de 1744 nous ont transmis des détails suffisants sur cet événement fort sombre. Il fut aussi raconté très au long dans une des complaintes de notre collection[2]. Nous profiterons de cette pièce pour quelques détails, et nous en donnerons une citation où se peint d’une manière frappante tout l’esprit religieux de ces populations, qui voyaient leurs pasteurs marcher au supplice. Ce nouvel acte de rigueur, aussi triste qu’honorable pour les églises, fut accompagné ou fut plutôt précédé des circonstances les plus fâcheuses et les plus tragiques. De véritables massacres signalèrent cette persécution. Les malheurs furent portés au point que leur excès en prévint le retour, et qu’après cet événement, plusieurs années s’écoulèrent sans que le ministère évangélique des églises du désert eût fourni une nouvelle victime.

1745.
12 décemb.
Le ministre Matthieu Majal, qui avait pour surnom Desubas[3], fut arrêté dans la maison d’un de ses frères pendant la nuit. Cette capture se fit au lieu de Mazel, près de Saint-Agrève, où aussitôt le commandant vint l’interroger. Il lui demanda son nom et s’il avait de l’argent et des vivres ; à l’égard de ses registres, le ministre répondit qu’il ne pouvait dire où ils se trouvaient : « par la crainte qu’on ne fît du mal à ceux entre les mains de qui ils étaient. » On le fit ensuite partir pour Vernoux. Lorsqu’il passa avec l’escorte dans le petit village de Cluac, il fut reconnu par un de ses fidèles, nommé Étienne Gourdol. Ce protestant, saisi de la plus vive douleur de voir un de ses pasteurs entre les mains des soldats, ameuta sur le champ seize ou dix-sept personnes pour aller réclamer sa liberté auprès de l’officier commandant l’escorte. Il se mit à leur tête, et atteignit le détachement à un quart de lieue de Vernoux dans le bois de Trousse. Là, ces imprudents fidèles demandèrent à l’officier de relâcher le pasteur ; ce que n’ayant pu obtenir, il embrassa « résolument » son ministre, en déclarant qu’il le voulait. L’officier du détachement, ainsi attaqué, fit feu sur les agresseurs : cinq des protestants furent tués. L’infortuné Desubas reçut un coup de baïonnette.

Après cette malheureuse rencontre, le prisonnier et l’escorte arrivèrent à Vernoux, où de bien plus grands malheurs devaient signaler leur passage. Le matin de ce même jour, plusieurs assemblées religieuses avaient été convoquées aux environs de Vernoux ; elles se trouvaient presque sur le passage du captif ; tous les éléments d’une émeute qui pouvait devenir sanglante se trouvaient donc rassemblés. Il paraît que les fidèles d’une de ses assemblées, en masse, hommes, femmes et enfants, partirent d’un mouvement unanime et vinrent se présenter aux portes de Vernoux pour réclamer la liberté de leur ministre. Cette foule avait tous les caractères d’un rassemblement tumultueux en révolte contre les lois. En vain le sieur Afforty, catholique, juge du lieu, vint-il au-devant de l’attroupement, pour signifier à ceux qui le composaient, qu’on ne leur accorderait point ce qu’ils demandaient ; que la résolution était bien prise, et qu’ils eussent à se retirer.

Le rassemblement s’avança vers le bourg en poussant des cris de douleur et de colère. Il en résulta que les bourgeois firent feu de leurs fenêtres sur cette troupe tumultueuse, qui était entrée dans le bourg malgré les avertissements des magistrats. Les protestants n’étaient pas armés, aussi le feu très-vif parti des maisons tua environ trente personnes et en blessa1745.
12 décemb.
un bien plus grand nombre[4]. Tel fut le cruel événement qu’on a nommé le massacre de Vernoux, où sans doute les habitants de ce bourg se montrèrent sévères, mais où il est évident cependant que les protestants s’étaient organisés en un attroupement de rebelles soulevés contre la loi, contre une loi barbare.

Les pasteurs du désert condamnèrent hautement cette conduite. Le ministre captif lui-même contribua beaucoup à calmer la colère des habitants. On ne sait jusqu’où les malheurs auraient pu s’étendre sans son intervention ; car le lendemain de cette scène sanglante, l’agitation fut générale dans les montagnes. La jeunesse des Boutières et des autres lieux les plus 13 décemb.inaccessibles, se rassembla. Elle se munit d’armes cette fois, et elle se présenta en force le lendemain devant le faubourg de Vernoux. Heureusement, elle se borna à menacer et à réclamer la liberté de son ministre. Mais le pasteur Desubas, du fond de sa prison, trouva moyen de faire circuler dans la foule un billet ainsi conçu : « Je vous prie, Messieurs, de vous retirer ; les gens du roi sont ici en grand nombre, il n’y a eu déjà que trop de sang répandu ; je suis fort tranquille et entièrement résigné aux volontés divines. » Ses collègues, ayant appris ce qui se passait, et l’agitation de la population, accoururent vers la troupe armée, pénétrèrent dans ses rangs, et joignant leurs prières à celles du prisonnier, ils obtinrent que les fidèles de leurs églises abandonneraient tous desseins hostiles. Les pasteurs réunis écrivirent aussitôt aux officiers des troupes stationnées à Vernoux, et leur dirent « qu’ils étaient très-fâchés de ce qui était arrivé ; que, comme ils s’étaient trouvés éloignés, ils n’avaient pu le prévenir : mais qu’ils feraient tout ce qui dépendrait d’eux pour qu’il ne parût plus de leurs gens en armes. »

Cependant l’agitation produite par les fusillades de Vernoux n’était point près de se calmer encore. La montagne envoyait toujours des détachements armés qui venaient l’un après l’autre se dissiper à la voix de leurs pasteurs. Il y eut même le lendemain une rencontre fortuite entre l’un de ces petits corps et un détachement de soldats ; il y eut là encore des coups de feu et des victimes. Enfin les corps armés se retirèrent. Mais il restait à accomplir une œuvre laborieuse. Il fallait avec le ministre et les autres prisonniers, soutenus d’une faible escorte, traverser des contrées fort irritées et toutes remplies de protestants. En effet les paysans se présentèrent en foule sur la route ; les chemins en étaient couverts. Mais continuellement aussi, les ministres voisins, informés de ce qui se tramait, se glissèrent parmi ces populations exaspérées, en modérèrent les transports, et réussirent à les contenir[5]. Bien que l’escorte fût considérablement augmentée, la foule qui faisait cortège augmentant encore plus, il fallut envoyer un exprès à Montpellier pour demander main-forte, et pour éviter qu’un enlèvement sérieux ne fût tenté. Le commandant La Deveze, pour le duc de Richelieu, fit aussitôt partir un petit corps d’infanterie et de maréchaussée ; enfin le pasteur Desubas put être conduit à Montpellier sans opposition, mais non sans peine ; en effet, nous disent les mémoires de 1744 » « il n’y avait guère eu dans ces provinces de ministre ni plus considéré ni plus chéri que celui-là. »

Arrivé à Montpellier, le pasteur Desubas fut mis dans la citadelle de la ville. Les états du Languedoc étaient ouverts alors. L’ordre du clergé s’émut du sort de l’infortuné ministre. La complainte populaire a gardé le souvenir des visites, presque tendres et affectueuses, qu’il reçut de l’évêque de Montpellier et de plusieurs autres prélats. Rien ne fut négligé pour le porter à changer de religion ; on est péniblement affecté en voyant des ecclésiastiques raisonnant avec un prisonnier si parfaitement innocent, et lui proposant l’abjuration comme l’unique moyen qui lui restât pour s’épargner le supplice. Mais sa fermeté inébranlable leur ôta tout espoir de succès. La ballade rapporte cette conversation ; mais elle peint avec plus de vérité l’interrogatoire du ministre sur la religion, par le commandant La Devèze. Nous citerons ces stances :


le commandant.

N’êtes-vous pas ministre
Ou bien prédicateur,
De ce cas si sinistre
N’êtes-vous pas l’auteur ?
Pouvez-vous en conscience,
Sans nul ordre du roi,
Enseigner dans la France
Et prêcher votre loi ?

Notre glorieux prince
Proscrit pour jamais,
De toutes nos provinces,
La foi des réformés.
Pourquoi faire violence,
Monsieur, vous avez tort,
Et selon l’ordonnance,
Vous méritez la mort.

le ministre.

Lubac avec constance
Répond à ce seigneur :
— « Si j’ai prêché en France

La loi de mon Sauveur ;
Les apôtres en Judée,
En Galilée épars,
Prêchèrent en ces contrées,
En dépit de César. »

L’on n’est jamais rebelle
Quand on fait en tous lieux,
D’un cœur brûlant de zèle,
La volonté de Dieu.
Peut-on dans les provinces,
Dites-moi, Monseigneur,
Pour obéir au prince,
Délaisser le Sauveur.

Si, par les ordonnances.
J’ai mérité la mort,
Que sa Toute-Providence
Décide de mon sort :
C’est à ce divin père
Que j’élève mon cœur ;
En lui mon âme espère
D’une constante ardeur.

Aucun ne me peut nuire
Sans son pouvoir divin ;
Tout est sous son empire ;
C’est lui qui me soutient.
Sans faire résistance,
Je suis prêt à partir,
Prononcez ma sentence.
Je suis prêt à mourir.


Après cette peinture des sentiments populaires, revenons à la suite de cette triste histoire. Au mois de janvier, le ministre Desubas fut interrogé par l’intendant chevalier Lenain[6]. Antoine Court nous assure que le ministre captif se conduisit d’une façon si grave, si décente, si digne d’un parfait honnête homme, connaissant bien et aimant sa religion, que tous les juges en furent et stupéfaits et attendris[7]. Les souvenirs de la contrée, et les correspondances qui restent de ce temps, ne tarissent pas sur les agréments personnels, sur la politesse et sur la douceur de ce prisonnier pour l’Évangile. L’intendant Lenain, dirigé par les ordres formels de la cour, l’adjura en particulier, par le nom du Dieu devant qui il allait paraître, de lui dire la vérité, ce que le prisonnier promit de faire strictement. L’intendant posa ces questions au ministre Desubas : Les protestants ont-ils une caisse commune ? ont-ils fait un amas d’armes ? — Ne sont-ils pas en correspondance avec l’Angleterre ? — « Rien de tout cela n’est vrai, répondit le pasteur ; les ministres ne prêchent que la patience et la fidélité au roi. » — « Je le sais. Monsieur, repartit l’intendant Lenain. »

Les mémoires disent que lorsque la sentence fut prononcée au prisonnier, il fut le seul qui n’en parut point ému, et que l’intendant l’assura que c’était avec douleur qu’il le condamnait, mais que c’étaient les ordres du roi. — « Je le sais, Monsieur, repartit le ministre. »

Le 2 février, le ministre Desubas fut conduit au lieu de supplice, qui était l’esplanade de Montpellier. Il sortit de prison dépouillé de ses vêtements et les jambes nues. Les mémoires nous rapportent l’impression générale des spectateurs en la foule immense, quand ils virent le calme de son visage et la beauté de sa physionomie. La sympathie populaire redoubla, lorsqu’au bas de l’échelle du gibet, il se mit à genoux et pria avec ferveur. On eut soin toutefois de le faire arrêter au second échelon, jusqu’à ce qu’il eût vu brûler, sous ses yeux, les papiers qu’on avait saisis sur sa personne. Les flammes de ce petit bûcher consumèrent plusieurs livres de piété protestants, et un cahier de notes synodales. Prenant alors congé des deux jésuites qu’on lui avait donnés pour l’accompagner au supplice, il repoussa un crucifix qu’ils voulaient lui faire baiser, témoignant par là, jusqu’au dernier moment, sa fidélité à la foi réformée, qui défend les images, et qui ne consent à adorer que l’idée purement spirituelle de Dieu, sans symbole ou idole extérieure. Il remercia les confesseurs qui l’obsédaient, et les pria de vouloir bien le laisser mourir en repos. Personne d’ailleurs ne put entendre ses dernières paroles, parce que, selon la coutume, il marcha sans cesse à côté de plusieurs tambours, dont le bruit étouffait sa voix[8]. Les mémoires, écrits sur les lieux mêmes, terminent par ce tableau fervent et rempli d’une naïveté touchante : « Enfin, monté courageusement au haut de l’échelle, il fit paraître, jusqu’au dernier moment, tant de constance et de piété, que tout le monde, sans distinction de protestants ou de catholiques, fondait en larmes ; les premiers bénissant Dieu de l’édification que leur donnait le martyr, et les seconds les félicitant de l’honneur que leur faisait le martyr. » (Mém. hist. de 1744.)

Ainsi périt, le 2 février 1746, le ministre Matthieu Majal, dit Desubas. Il était âgé de vingt-six ans. Malgré l’édification que produisit sa mort courageuse, elle fit jeter un long cri de douleur et de regret aux églises du désert. Ce pieux et courageux jeune homme était chéri par une foule de communautés du Vivarais. Ses services avaient déjà été réels ; surtout sa piété, sa foi religieuse, étaient profondes. Nous n’avons point trouvé, dans les ballades populaires et analogues, un tableau de sentiments religieux plus fervents. Ils sont exprimés d’une manière si vive et si touchante à la fois, que nous croyons devoir copier les stances suivantes, chef-d’œuvre de style religieux populaire. On peut juger quel effet durent produire de telles stances, lorsque les montagnards du Gévaudan ou du Vivarais les redisaient dans les lieux de leurs prêches inaccessibles. (Mss. V.)


le ministre, au lieu de l’exécution.

« Mon sort n’est pas à plaindre,
Il est à désirer :

Je n’ai plus rien à craindre ;
Car Dieu est mon berger.
C’est mon sort, ma défense,
Que j’ai à redouter,
En lui mon espérance,
Mon unique rocher.

Mon âme, prend courage,
Car c’est pour aujourd’hui
Que tu sors d’esclavage
Pour t’en aller vers lui.
Tu vas être ravie,
Dans ce charmant séjour,
D’ouïr la symphonie
De la céleste cour.

Avec les saints anges,
Tu joindras ton concert,
Pour chanter les louanges
Du roi de l’univers.
Dans la gloire éternelle,
La robe tu prendras
De couleur immortelle,
Après tous ces combats.

Allons en diligence,
Mon cœur dans ce moment,
Revêtu de constance,
Embrasser le tourment ;
Allons avec zèle,
D’un regard gracieux,
Monter sur cette échelle
Qui nous conduit aux cieux.

Il part pour le supplice,
Escorté à l’entour
D’archers de la justice,
De quatorze tambours,
Qui jusqu’à la potence,
Roulèrent incontinent
Pour vaincre sa constance
Et étourdir ses sens.

Étant à la potence,
Ce martyr généreux,
Implora l’assistance
Du monarque des cieux ;

D’un courage héroïque
À l’échelle il monta ;
Vers la troupe angélique
Son âme s’envola.

Ainsi finit la course
D’un généreux pasteur,
Pour aller à la source
D’un céleste bonheur.
Que ton sort est aimable,
Et l’état glorieux,
Ta joie délectable
Dans les augustes lieux !

— Faisons cesser nos plaintes,
Fidèles protestants ;
Nos sanglots, nos complaintes,
Et nos regrets cuisants.
Lubac n’est plus à plaindre,
Il est hors du danger ;
Il n’a plus rien à craindre,
Ni rien à désirer.

Chérissons sa mémoire,
Imitons son ardeur.
Suivons-le dans la gloire,
D’esprit et de cœur ;
Que si Dieu nous appelle,
Au tourment rigoureux,
Imitons ce fidèle,
Nous serons bienheureux. »


Il serait difficile de rien ajouter à l’expression de la confiance religieuse et de la douleur populaire, qui s’exhale en un tel chant. La rudesse littéraire n’y fait rien ; c’est la ferveur et la piété de pareils morceaux qu’il faut sentir : ils nous laissent concevoir, mieux peut-être que toutes les délibérations synodales, cette foi des masses, qui est une puissance si indomptable qu’elle sait puiser, dans la vue d’un supplice, une source féconde d’enseignements et de constance. Aussi le supplice du jeune et intéressant pasteur du Vivarais, Mathieu Desubas, ne produisit aucune interruption dans les assemblées religieuses. Il y a même quelque chose de mieux à dire. Deux années plus tard, tout à fait dans le bas Languedoc, et peut-être non loin de cette esplanade de Montpellier où périt le ministre, un synode national se réunit, plus garni de pasteurs et d’anciens laïcs que nul autre encore dans toute la durée du siècle.

On remarque que dans l’exécution de ce jeune ministre, les édits de Louis XIV et la déclaration de 1724 avaient été appliqués avec une extrême rigueur[9]. Le pasteur n’avait pas été saisi dans l’exercice même de ses fonctions, circonstance qui eût pu seule le constituer en flagrant délit. Il avait été pris la nuit chez un fidèle. Si ce n’eût été sa propre déclaration et les notes synodales, rien ne prouvait qu’il eût convoqué des assemblées, ni qu’il eût exercé les fonctions de ministre. Mais, en sacrifiant cette nouvelle victime, on voulut faire un exemple ; il réussit comme tous les autres. Ce fut M. de La Deveze, lieutenant commandant la province en l’absence du duc de Richelieu, qui ramena le ministre de Vernoux à Montpellier, et ce fut l’intendant Lenain qui le condamna à mort. Les églises furent d’autant plus désolées de la fin tragique de leur ministre Matthieu Desubas, qu’elles savaient fort bien que, sans sa modération dans les émeutes de Vernoux, les rassemblements armés eussent peut-être arraché leur pasteur au sort qui lui était réservé.

Cependant, même en présence de ce malheur qui vint frapper les églises du bas Languedoc, celles des autres provinces donnaient à leur constitution et à leur discipline des bases toujours plus solides. À cette époque, c’était surtout le Dauphiné, le comté de Foix, et le bas Languedoc, qui avaient été le théâtre du plus grand nombre de condamnations ou de surprises à main armée ; celles de la haute province et de la Guyenne, plus calmes, avaient pu poursuivre leurs évangéliques travaux, sans être l’objet de tant de poursuites. Nous devons enregistrer ici quelques faits d’organisation et de discipline qu’elles prirent jusqu’au temps de la grande dragonnade des Cévennes en 1752. Nous voyons d’abord que le colloque militaire convoqué par les scrupules craintifs de l’intendant1746.
10 décemb.
Lenain, excommunie rigoureusement tous les fidèles, coupables d’avoir participé à l’idolâtrie de l’église romaine, pour les baptêmes, les mariages, ou autrement, soit dans le pays, soit qu’ils se transportassent à Paris, à Montpellier ou ailleurs. Il fallut aussi sévir contre une manœuvre odieuse qui s’était introduite dans l’église même : il fallut retrancher du corps des fidèles ceux qui, nantis des biens des mariés au désert, refuseraient de les leur rendre sous prétexte de la nullité de ces mariages (Mss. Cast. Coll. du 10 déc. art. 4). Le pasteur Corteis, prêté par les hautes Cévennes au bas Languedoc pour deux ans, fut définitivement engagé, vu ses éminents services, à se consacrer au service de cette dernière province. Le ministre Dunières, dit Lacombe, pasteur du Vivarais, et le proposant Jean Dumas, dit Pajou, furent agrégés au corps ecclésiastique du haut Languedoc (Ibid. syn. prov. du 24 nov. 1747 Mss. P. R.).

Divers articles singuliers de discipline furent renouvelés des anciens synodes. Il fut défendu aux anciens diacres et fidèles, de fréquenter les cabarets, jeux de cartes, de dez, et autres divertissements qui donnaient du scandale ; de prétendre à aucune puissance les uns sur les autres, les voix devant être recueillies dans l’ordre où ils se trouveraient assis ; de quitter le service divin au moment de la célébration de la sainte cène. Il fut enjoint à tous les fidèles d’observer religieusement le repos du jour du dimanche, en s’abstenant non seulement « du travail ordinaire, » mais aussi des compagnies et divertissements : il fut défendu aux fidèles de se permettre « la distraction irrévérencieuse et tout babil dans les saintes assemblées, comme aussi les danses, les profanations, les jeux. » Il fut ordonné qu’on ne recevrait point de parrain ni de marraine au-dessous de l’âge de puberté, que les parents devraient assister, sous peine de censure, au baptême de leurs enfants, et que ceux qui n’assisteraient aux saintes assemblées que les jours de communion, seraient exhortés, et, au besoin, privés de la Cène. Nous trouvons aussi cet article assez curieux contre les charivaris dont l’usage n’a pu être entièrement déraciné dans le midi de la France : « L’assemblée a ordonné que ceux qui assisteront aux charivaris, et qui rançonneront ceux qui sont mariés, seront poursuivis suivant la rigueur de la discipline, et demeureront suspendus de la sainte cène, jusqu’à ce qu’ils aient restitué l’argent reçu entre les mains des trésoriers des pauvres où de tels scandales auront été commis, pour être remis aux parties lésées, si elles veulent l’accepter ; sinon il sera distribué aux pauvres. » Il fut rigoureusement défendu aux fidèles, soit de permettre le mariage de leurs enfants avec des partis de religion contraire, soit de les confier aux collèges des jésuites. Voici d’autres articles de mœurs également saillants : il fut interdit aux fidèles d’assister aux festins et réjouissances, qui se font dans les fêtes votives de l’église romaine, et de se visiter à l’occasion de la fête du patron de la paroisse ; la censure ecclésiastique devait atteindre tous ceux, de quelque qualité et condition qu’ils fussent, qui assisteraient à la comédie, ainsi que ceux qui, au temps du carnaval, auraient participé aux dissolutions de ceux de l’église romaine, ou commis des excès ; il fut défendu aux fidèles de recourir à ceux qui se mêlent de guérir les maladies des hommes ou celles des bêtes par des paroles superstitieuses ou des brevets, ce qu’on appelle conjurer. La défense des duels fut renouvelée sous les peines les plus sévères. Des peines disciplinaires non moins graves devaient frapper ceux qui se permettraient, par complaisance ou pour de l’argent, de prêter de leurs meubles et effets pour tendre et tapisser le jour dit la Fête-Dieu (Ib. syn. prov. du 10 déc. 1747. Mss P. R.) Nul autre synode du temps ne peint d’une manière plus frappante et plus naïve, la rigueur de la morale, qui s’élevait dans ces églises persécutées, non moins que les mœurs de ces populations mixtes, où la portion protestante tendait sans cesse à se mêler aux usages et aux fêtes des autres cultes. Ces mêmes hommes qui prenaient part aux carnavals et aux banquets patronaux de la foi romaine, et qui prêtaient des draperies pour la Fête-Dieu, se laissaient ensuite enfermer à perpétuité dans les bagnes, plutôt que d’abjurer leur foi. Il faut remarquer de plus que ce n’étaient pas les pasteurs seuls qui promulguaient ces règlements rigoureux, puisque dans l’assemblée qui les rendit il n’y avait que trois ministres contre vingt-cinq anciens et laïcs.

Ce fut toujours un trait aussi capital que remarquable dans tous ces synodes, que la présence constante d’une majorité d’anciens, c’est-à-dire de membres laïcs. Ce ne furent donc point des prêtres, mais bien les fidèles eux-mêmes, qui rendirent tous ces décrets si sévères et si fervents.

Cependant les malheurs des protestants du désert semblaient être parvenus au comble. Dans tout le midi du royaume, les populations exaspérées étaient sur le point de méconnaître la voix de leurs pasteurs, qui leur recommandaient sans cesse la soumission aux lois et la résignation, même au milieu de leurs malheurs. Toutes les requêtes restaient sans réponse, se perdaient dans les bureaux, ou n’obtenaient que le mépris des ministres. On résolut de prendre des mesures plus nettes, et de révéler à la cour, et les maux qui accablaient les protestants, et le danger de les pousser trop loin. Les communications entre l’agence générale des églises à Lausanne, et les pasteurs du midi de la France, révèlent cette tendance de la manière la moins douteuse. À la fin de 1746, Antoine Court communiquait ainsi ses idées aux églises du midi : « Le parti que je propose, et dans lequel je m’affermis, ne renferme point de menaces indirectes. Il expose seulement un fait, dont la bonne politique doit craindre les suites, et que tout le zèle et toute la fidélité des ministres ensemble ne sauraient se promettre d’empêcher ou de prévenir. Ce fait, c’est l’état de souffrance sous lequel gémissent une infinité d’innocents malheureux. Les suites qui en peuvent résulter sont celles que produit un désespoir qui s’élève au-dessus de toute considération humaine, au-dessus de la religion même. Et oseriez-vous répondre que la désolation de tant de familles ruinées, que celle de tant de personnes aujourd’hui errantes, condamnées à des peines infamantes, à des amendes exorbitantes et ruineuses, où se trouvent plusieurs gentilshommes même ; que celle de tant d’autres, dont on a rasé les maisons, massacré les parents, et celle enfin de tant d’autres, qui ne trouvent ni repos, ni sûreté nulle part ; oseriez-vous, dis-je, répondre que l’état funeste dans lequel se trouvent tant de malheureux ne les jetât dans le désespoir, et que le désespoir ne les portât à des démarches dont la bonne politique doit craindre les suites ? Tout ce dont les ministres peuvent répondre, c’est qu’ils ne cesseront d’affermir leurs troupeaux dans le devoir de la fidélité, de la soumission et de la patience ; c’est qu’ils se montreront eux-mêmes, à cet égard, des modèles toujours fidèles et toujours les mêmes. Prendre des engagements plus étendus, c’est risquer de promettre plus qu’on n’est en état de tenir. » (Lett. d’Ant. Court à P. R. 30 déc. 1746. Mss. P. R.) Il est évident, d’après ces réflexions aussi justes que fermes, que les rigueurs et les condamnations de tous genres, loin d’avoir supprimé les assemblées et le culte, n’avaient abouti qu’à donner aux esprits ce caractère d’irritation et de colère, qui précède les commotions politiques. C’est sous l’empire de cette conviction que les églises adressèrent au roi et à l’intendant un mémoire détaillé sur leur position, où elles relatent leurs malheurs, l’espèce et le nombre des victimes, et où elles donnent assez clairement à entendre que la tranquillité publique serait compromise si on continuait sur la même ligne. On découvre évidemment cette pensée, dans une démarche de Paul Rabaut, où elle est enveloppée des termes les plus mesurés, mais les moins équivoques. Pasteur d’une des églises les plus opprimées, commençant au milieu des périls une carrière qu’il devait parcourir avec tant d’honneur et de constance, il crut pouvoir s’adresser, à la fin de 1746, à l’intendant Lenain, qui venait de faire exécuter le ministre Desubas ; il lui transmit une sorte de déclaration qui est remarquable, en ce qu’elle contient comme un résumé prophétique de tout son ministère pastoral. « En me destinant à exercer le ministère dans ce royaume, écrivait Paul Rabaut à l’intendant Lenain, je n’ai pas ignoré à quoi je m’exposais ; aussi, je me suis regardé comme une victime dévouée à la mort ; aucune considération humaine n’aurait été capable de me faire prendre un tel parti… J’ai cru faire le plus grand bien dont j’étais capable en me dévouant à l’état de pasteur. L’ignorance est la mort de l’âme et la source d’une infinité de crimes. Les protestants étant privés du libre exercice de leur religion, ne croyant pas pouvoir assister aux exercices de la religion romaine, ne pouvant avoir les livres dont ils auraient besoin pour s’instruire, jugez, Monseigneur, quel pourrait être leur état, s’ils étaient absolument privés de pasteurs. Ils ignoreraient leurs devoirs les plus essentiels ; ils tomberaient ou dans le fanatisme, source féconde d’extravagance et de désordres, ou dans l’indifférence et le mépris de toute religion… Votre Grandeur n’ignore pas que le ministère des pasteurs a obvié en grande partie à ces inconvénients ; en mon particulier, je n’ai rien négligé pour instruire solidement ceux qui ont été confiés à mes soins. Je me suis attaché surtout, après avoir établi les vérités fondamentales de la religion, à prêcher les devoirs importants de la morale. J’ai fait des discours exprès sur l’obéissance et la fidélité au souverain… Il est vrai que les protestants ont beaucoup souffert en diverses provinces du royaume, soit en leurs personnes, soit en celles de leurs enfants, soit en leurs biens, et que cela pourrait faire craindre que les exhortations des pasteurs n’eussent pas tout le succès désiré ; mais Votre Grandeur me permettra de lui dire qu’on n’a rien négligé pour former les protestants à la soumission, à la patience, et au détachement du monde. » (Déc. 1746. Lett. de M. P. R., min. de la parole de Dieu dans le désert, à monseigneur Lenain, intend. de la prov. du Languedoc. 5 p. Mss. P. R.)

Cette lettre respectueuse, mais d’une tendance fort claire, dans laquelle un ministre du désert écrit à l’administrateur suprême de la province, pour confesser hautement une fonction, dont l’exercice le condamnait à mort, servit d’introduction à la présentation du grand Mémoire de plaintes, qui fut remis au même magistrat pour être transmis à la cour, au commencement de 1747. On y voit très-clairement la situation des esprits, et la ferme conviction où étaient les pasteurs les plus prudents du midi de la France, qu’il leur serait impossible de répondre de la tranquillité publique, si les persécutions continuaient. Ce mémoire rappelle que les ministres du désert ont écrit aux intendants, pour leur faire part de leurs efforts pour calmer les esprits, mais que les souffrances des protestants sont portées au point qu’il était fort à craindre que les exhortations des ministres ne fussent impuissantes ; que l’on croirait presque que les ennemis de la tolérance se font un devoir et un plaisir de pousser les choses à bout ; qu’il en résulte qu’en une foule d’endroits les religionnaires sont tombés dans une espèce de désespoir, qui ne connaît plus de limite. Après avoir énuméré les faits, le Mémoire de plaintes continue ainsi : « Ce sont ces exemples de rigueur et d’une sévérité si soutenue, si générale, et tant d’autres que l’on passe sous silence, qui font craindre aux ministres que, quelque soin qu’ils se donnent pour inculquer à leurs troupeaux les maximes d’une religion qui ne prescrit rien tant, après les devoirs qui ont Dieu pour objet, que l’obéissance et la fidélité au souverain, que leurs soins et leurs exhortations n’aient pas l’effet désiré. La triste situation de tant de malheureux qu’on a retenus longtemps dans des prisons obscures, qu’on a désolés par des engagements et des promesses qui les accablent de honte et de remords, qu’on a ruinés par des amendes excessives et des frais exorbitants, qui errent dans les déserts et les campagnes, qui ne trouvent de repos ni de sûreté nulle part, qu’on a privés de leurs biens, dégradés de leur noblesse, condamnés au supplice des scélérats, de qui on a rasé les maisons, enlevé les femmes et les enfants, ou plutôt de qui l’on a massacré et tué, à l’un son père, à l’autre sa mère, à l’autre son plus proche parent, et qui se trouvent tous les jours menacés de traitements encore plus rigoureux ; à qui on ne cesse de dire qu’une fois la paix faite, il n’y aura plus de sûreté pour eux, et qu’on ne regarde que comme des victimes dévouées à une fatale destruction : une telle situation ne peut faire sur ces gens, faits comme les autres hommes, et, par conséquent, non insensibles à tous les maux qui les accablent, que les impressions les plus fortes. Le présent ne leur promettant rien de favorable, l’avenir ne leur offrant rien que de tristes et sanglantes scènes, qui vont décider leur ruine, le désespoir ne peut que naître et sortir du cœur de tant de malheureux, errants, fugitifs, persécutés, menacés, qui cherchent à sauver leur vie par les premiers moyens qui se présentent, et qui ne craignent plus rien et hasardent tout, quand ils sont en danger de la perdre… Tous ces exemples de sévérité rassemblés rendent l’état des protestants plus malheureux et plus déplorable que celui d’aucun des peuples qui vivent aujourd’hui sur la terre. Pourrait-on concevoir un état plus malheureux que celui d’un peuple nombreux et fidèle, à qui il est également, et sous les mêmes peines, défendu de servir Dieu dans le royaume, suivant les lumières de leur conscience, et d’en sortir pour aller s’acquitter de ce devoir dans les pays étrangers de leur communion, et à qui il ne reste, si on s’en tient aux édits, que l’un de ces trois partis : ou de professer la religion romaine, contre les lumières de leur conscience, ou de vivre sans aucun culte de religion, comme des infidèles, ou d’être exposés à tous moments de perdre leurs libertés et leurs vies, comme il est arrivé à cette foule innombrable de leurs frères, dont on vient de rapporter quelques exemples. Ne semblait-il pas, Monseigneur, être de la justice la plus étroite, qu’en voulant éteindre la religion réformée en France, et en interdire tout exercice, on permit à ceux qui la professent, et qui en conservent les sentiments, de sortir avec ce qu’ils pourraient emporter de leurs biens et de leurs effets ; mais, par l’article 10 de l’édit, qui révoque celui de Nantes, il est défendu à tous protestants sujets du roi de sortir du royaume, sous peine de galères et de confiscation des biens, et l’on a vu les galères, et toutes les prisons du royaume, remplis de ceux qui, pressés par leur conscience, ont osé entreprendre d’aller chercher ailleurs une liberté qu’ils ne trouvaient plus dans leur patrie. » Telles furent les plaintes humbles et remplies de dignité que les réformés français transmettaient à la cour, au milieu des persécutions de 1745 à 1747 ; on ne voit point qu’elles furent suivies de quelque adoucissement bien notable à tant de maux. Il est plus que probable que leurs pétitions ne parvenaient pas même au pied du trône. Si leurs placets écrits étaient dédaignés, leurs ouvrages apologétiques imprimés n’éprouvaient pas un sort plus heureux. S’ils mettaient au jour quelque mémoire imprimé secrètement, pour expliquer l’innocence de leur culte, de leur discipline et de toute leur conduite, à l’instant, quelque ménagés qu’en fussent les expressions et le style, les parlements supprimaient ces défenses, comme contraires aux édits, avec interdiction formelle à tous imprimeurs, ou toutes personnes que ce fût, de publier ou garder tels écrits, sous peine de punition exemplaire. On ne conçoit que trop comment leurs ministres, sondant toute la gravité du mal, et le péril dont il menaçait l’État, aient cru devoir avertir très-formellement la cour qu’entre une telle oppression et un état de révolte ouverte il n’y avait pas bien loin. D’ailleurs, au moment même où le placet était expédié, la ville de Montauban fut le théâtre de nouvelles persécutions. Dans le Languedoc, la ville de Marsillargue fat condamnée à l’amende, pour assemblées, grâce aux délations dévotes du marquis de Calvisson (Lett. du min. Claris, 3 juill. 1747. Mss. P. R.).

Il convient d’entrer dans quelques détails sur les jugements qui furent prononcés contre les fidèles de Montauban, parce qu’ils sont honorables pour cette communauté, et parce qu’ils marquent tout à fait le caractère de la législation du temps. Cette fois-là, les peines les plus fortes furent décernées contre plusieurs protestants de la généralité pour le simple fait de s’être mariés devant un ministre. Il faut remarquer ces modifications ou plutôt ces perfectionnements dans les édits et dans la jurisprudence qui accablait les églises. Déjà il avait été ordonné que tous sujets de Sa Majesté, qui auraient assisté aux assemblées, et qui y seraient pris en flagrant délit, seraient condamnés aux galères ; c’était le texte et l’esprit de la déclaration de 1724. Mais l’assemblée religieuse, une fois finie et dissoute, il devenait bien difficile de saisir les délinquants. Alors intervinrent les ordonnances de Louis XV, de 1745, qui réglaient : « qu’à l’égard de ceux que l’on saura avoir assisté auxdites assemblées, mais qui n’auront pas été arrêtés sur-le-champ, veut et entend Sa Majesté que les hommes soient envoyés incontinent, et sans forme ou figure de procès, sur les galères de Sa Majesté pour y servir comme forçats pendant leur vie, et les femmes et filles récluses à perpétuité. » Ce fut l’intendant de la généralité de Montauban, L’Escalopier[10], qui fut chargé de mettre à exécution cette loi inconcevable. Cet inquisiteur se procura d’abord un certificat qui constatait que Paul Garry, du lieu de Bellegarde, et Olimpe Maffre, de la paroisse de Sapiac, avaient été mariés au désert par le ministre Jacques Dunières. À cette accusée il adjoignit Marie Vernhes, de Bellegarde, et Jeanne Terme, de Saint-Martial ; il les condamna toutes trois à « être récluses à perpétuité dans l’hôpital général de la ville. » Quant à leurs maris et à d’autres protestants, outre ceux que nous avons nommés, monseigneur L’Escalopier choisit encore Raimond Gaillard, de Léojac, Barthélémy Costes, de Saint-Martial, Jacob Caussade, du lieu de Courtade, et Jean Mouissié, des Cabouillous. Après avoir déclaré1746.
17 décemb.
comme fait constant qu’il avait été tenu une assemblée de nouveaux convertis dans le lieu de Cabouillous, paroisse du Fau, « dans laquelle un ministre de la religion prétendue réformée a prêché et fait autres fonctions de ladite religion, et à laquelle s’étaient trouvés ces coupables, » il les condamna aux galères perpétuelles : « ordonnons qu’ils seront attachés à la chaîne pour y être conduits. » Ainsi par ce jugement, que l’intendant prononça tout seul, quatre hommes et trois femmes furent enchaînés aux galères perpétuelles pour avoir simplement assisté à une assemblée et s’y être mariés. Aux yeux de la loi et devant le tribunal d’un juge digne d’elle, tous ces pauvres gens furent ainsi punis, parce qu’ils étaient coupables de mariage. Après ce jugement équitable, monseigneur L’Escalopier n’oublia pas la partie des finances : « Avons condamné et condamnons les habitants nouveaux convertis de la ville et faubourgs de Montauban, et de Villemade, en l’amende de 3,000 livres au profit de Sa Majesté, et en outre aux frais faits à l’occasion de ladite assemblée, liquidés à la somme de 1 847 livres sept sols[11]. » Ajoutons cependant que ce jugement du commissaire départi pour l’exécution des ordres de Sa Majesté, dans la généralité de Montauban, fut trouvé un peu trop dur, même par les persécuteurs. Plusieurs grâces vinrent adoucir l’arrêt de ce praticien cupide et cruel (Rég. aff. plac.). Aussi, après ce jugement, nous voyons par nos pièces que le pasteur Dunières, dont on envoyait ainsi les ouailles dans les bagnes, crut qu’il était prudent de suspendre même les assemblées nocturnes (Lett. du 10 février, Mss. P. R.). Ainsi, dans ces malheureuses conjonctures, ni les assemblées privées, ni les ténèbres de la nuit, ne pouvaient dérober les églises du désert à la vigilance de la cour et à la froide cruauté des intendants.

  1. Mém. hist. de 1744, p. 272, 273.
  2. « Complainte et récit véritable de la mort de M. Lubac, ministre du saint Évangile dans les églises du Vivarès.

    Où tu verras, cher lecteur,
    L’humilité, la patience,
     La foy avec l’ardeur
     De ce divin pasteur. »


    (65 couplets, Mss. Coll. Fab. Lic. — Coll. v.)

  3. Desubas était le nom du lieu de la naissance du ministre, paroisse de Vernoux, diocèse de Viviers.
  4. Mém. hist. de 1744. On y trouvera la liste de ceux qui périrent dans cette déplorable affaire. Après l’avoir discutée, l’auteur (le pasteur Antoine Court) ajoute ces mots : « Tout ce que l’on peut dire de plus vrai sur le compte des protestants du Vivarais, c’est que trop de confiance dans la justice de leur cause, dans l’humanité et dans les compassions de leurs concitoyens dans l’effet de leurs prières et de leurs larmes, et trop de zèle pour leur pasteur, les fit agir, dans cette occasion, fort inconsidérément et sans réflexion, » p. 319.
  5. M. Pons, de Nîmes, dans une notice sur Paul Rabaut, publiée en 1808, raconte assez longuement les efforts de ce pasteur pour calmer les populations lors du trajet du ministre Desubas ; il a donné un fragment de l’allocution que le ministre du désert prononça dans cette conjoncture ; nous n’avons rien trouvé dans les mss. P. R. qui confirmât cette anecdote, d’ailleurs fort probable.
  6. Jean Lenain, chevalier d’Asfeld, conseiller du roi, maître des requêtes, intendant de justice, police et finances, en la province du Languedoc, fils de Lenain de Guignonville, avocat général au parlement de Paris, d’une famille de robe ancienne et considérée, petit-neveu de Lenain de Tillemont, le savant historien des empereurs, l’ami d’Arnauld et de Dufossé. Le sévère et vigilant intendant du Languedoc aurait dû se souvenir que les jésuites bouleversèrent, en 1711, le tombeau du sage solitaire de Port-Royal-des-Champs, et qu’ils troublèrent ses cendres. Les restes du plus illustre de ses ancêtres avaient éprouvé la rancune sacrilège des persécuteurs.
  7. Les Mémoires de 1744 ajoutent que tous les juges pleuraient, et que l’intendant pleurait aussi. Sur quoi Antoine Court fait cette remarque : « On doute beaucoup que M. l’intendant ait versé des larmes en cette occasion ; il ne passe pas pour être si tendre : mais des lettres venues de Montpellier assuraient le fait, » p. 207. Sans doute M. l’intendant chevalier Lenain aurait bien mieux fait de pleurer moins et de ne pas envoyer au gibet un homme aussi parfaitement innocent et estimable que ce jeune ministre du désert. Mais dans l’application de ces édits abominables de Louis XIV et de Louis XV, on est encore fort heureux de trouver quelques mouvements de sensibilité chez les magistrats de ces funestes époques ; nous devons donc enregistrer ici que notre ballade populaire, qui n’est pas suspecte de flatterie pour les persécuteurs, célèbre aussi en termes naïfs la tristesse de l’intendant, obligé de signer cette sentence très-inique, quoique très-conforme aux lois (coupl. 56).
  8. Cette précaution raffinée, qui avait pour but d’empêcher le pasteur d’exhorter l’assistante, fut presque constamment suivie lors du supplice des ministres. Elle rentrait d’autant mieux dans le plan des persécuteurs, que ces ministres marchaient au supplice en présence d’un peuple où il y avait une foule de leurs fidèles. On a beaucoup parlé de l’odieux roulement de tambours qui étouffa les dernières paroles de l’infortuné Louis XVI ; bizarre destinée de ce monarque humain, qui rendit les droits civils aux protestants, et qui lui-même subit à sa dernière heure l’outrage que tant de pasteurs du désert avaient enduré.
  9. La juridiction des intendants fut celle qui fut surtout fatale aux églises. Ce fut une des institutions les plus influentes du génie despotique de Louis XIV, et il n’est pas très-facile, du milieu de nos idées actuelles sur la justice, de s’en former une idée nette. L’intendant de province, outre sa qualité administrative, était une sorte de commissaire permanent pour l’exercice de la justice ; il jugeait en dernier ressort, sans appel, au grand criminel, comme en affaire de simple police. En juridiction ordinaire, l’intendant, selon les ordonnances, ne pouvait juger en dernier ressort qu’assisté d’officiers ès-lois, gradués, au nombre de sept au moins. Mais par les ordonnances du roi des 1er et 16 février 1745, il fut dérogé à la juridiction ordinaire en matière de crimes d’assemblées ; et le pouvoir fut donné aux intendants de juger « sans autre forme ni figure de procès ; » alors ce seul magistrat prononçait en dernier ressort. En juridiction ordinaire, les intendants, assistés des sept gradués assesseurs, et signant les jugements avec eux, avaient toute cour, juridiction et connaissance ; par ordonnance d’attache, commettaient parmi les sept gradués, un procureur du roi, un juge instructeur, et un greffier. La cour d’intendance ainsi constituée délibérait sur plaintes ou conclusions de son procureur du roi, assignait par exploits de témoins, informait dans les autres provinces devant les subdélégués, décrétait de prise de corps ou d’ajournement personnel, récolait les dépositions, confrontait les témoins, jugeait sur requête d’élargissement provisoire, après un soit-montré à son procureur du roi, faisait tous interrogatoires, procédait contre les défaillants, et enfin, après tous actes d’instruction, rendait arrêts après conclusions de son procureur du roi sur rapport de son juge instructeur. D’ailleurs, comme devant les parlements, les accusés n’avaient point de défenseurs, n’étaient point ouïs dans leurs moyens, et le texte des édits entraînant condamnation n’était pas cité à peine de nullité. On n’appelait point du jugement de l’intendant aux cours souveraines. Il était exécutoire sur-le-champ. On est heureusement dispensé aujourd’hui de critiquer pareil système de justice ; comme il fut très-souvent appliqué aux églises du désert, nous avons cru devoir en donner cette esquisse, qui attestera les immenses progrès de la procédure depuis un siècle.
  10. Gaspard-César-Charles L’Escalopier, chevalier, conseiller du roi, maître des requêtes, intendant de justice, police et finances, et commissaire départi pour l’exécution des ordres de Sa Majesté en la généralité de Montauban. Charles de L’Escalopier, de Paris, maître des requêtes, vécut de 1709 à 1769, enthousiaste de l’Aminta du Tasse, qu’il traduisit, et auteur du Traité sur les vers à soie. Nous n’oserions cependant garantir que ce conseiller pastoral fut bien positivement l’intendant farouche, qui porta la terreur sur les bords du Tarn.
  11. On remarquera, sur ce chiffre de 1 847 liv., que l’intendant jugeait tout seul, et que tout seul aussi il tarifa et liquida ces frais ; il faut sans doute attribuer la part qu’il s’adjugea à un excès de zèle pour donner une direction orthodoxe aux finances des hérétiques.