Histoire des églises du désert/tome 1/Livre 1/6

Texte établi par Librairie Ab. Cherbuliez et Cie (1p. 172-211).

CHAPITRE VI.


Tournées évangéliques du pasteur Antoine Court.
— Fondation du séminaire français de Lausanne.


Au moment même où l’enfance du gouvernement de Louisxv fut marquée par des mesures aussi sévères contre les protestants, mesures que lui dictait la coalition des traditions du dernier siècle et de l’esprit parlementaire janséniste, les assemblées religieuses du culte proscrit devenaient toujours plus fréquentes en Languedoc. L’organisation ecclésiastique prenait une plus grande consistance. Ce n’étaient plus, comme aux années qui suivirent immédiatement la mort de Louis XIV, des synodes ou des réunions prudentes d’un petit nombre de personnes ; c’étaient de vastes assemblées, convoquées d’avance, où les sacrements étaient régulièrement distribués à une foule fervente. Toutefois, comme toujours, bon nombre de ces réunions furent surprises par les détachements. En 1725 et 1729, ce furent les protestants d’Alais qui souffrirent le plus ; à la première de ces époques, dans cette dernière ville, le mystère du culte privé ne fut pas respecté ; une maison de réunion religieuse fut investie et surprise (Mss. Rab. Dup.). En 1727, les cachots de la tour de Constance reçurent des femmes prisonnières en grand nombre, qu’on avait arrêtées dans les assemblées mêmes. Le besoin le plus impérieux de cette organisation disciplinaire naissante était celui des pasteurs. Antoine Court nous apprend lui-même que de tous les prédicants camisards dont les débris existaient encore dans ces contrées, aucun n’avait reçu l’ordination régulière suivant le rit des églises. Aucun ne pouvait servir de collaborateur aux ministres constitués.

Ces derniers étaient en petit nombre. Dans toute cette époque de l’enfance de Louis XV et de la régence, les souvenirs de la guerre des Cévennes étaient encore palpitants. On conçoit comment, au milieu d’un désordre à peine apaisé, les églises manquaient encore de conducteurs habiles, joignant la science au zèle, en dépit de tous les soins de Court et de ses premiers collègues, parmi lesquels nous devons citer les pasteurs P. Courteis, Bourbonnous, Betrine et Rouvière (Certificat dél. au min. Pierredon du 21 nov. 1718. Or. Mss. P. R.). De plus, il était impossible de fixer la circonscription de leurs églises avec la netteté que les anciens règlements de la discipline exigeaient. On se rassemblait où l’on pouvait et quand on pouvait, suivant les mouvements des troupes. C’était pour chaque pasteur une affaire d’occasion et de courage qu’il était impossible de régler. Les premières délibérations synodales eurent plutôt pour résultat, de répandre quelques principes d’ordre, que de le rétablir tout à fait parmi ces fidèles sur lesquels l’orage grondait encore. De là est arrivé que des ministres fervents et intrépides se firent une loi, non de résider en un endroit spécial où ils eussent pu être découverts et où leur action eût été restreinte à la localité, mais ils entreprirent de longues courses et des visites nombreuses dans tout le district protestant. Devenus missionnaires par la force des choses et le malheur des temps, leurs voyages eurent l’immense avantage de porter les secours spirituels à de vastes contrées, couvertes de communautés éparses. Sous la vieille discipline, dont la persécution avait abrogé plus d’un article, les coureurs auraient été sévèrement réprimés ; mais la nécessité des temps rendait alors ce genre de ministère nomade également utile et périlleux. Ce furent ces visites, exécutées avec suite et avec une infatigable ardeur dans les districts du midi, où nul ministre régulier ne pouvait s’établir, qui contribuèrent le plus à nourrir l’ancienne piété, et à empêcher les vieilles églises de s’éteindre, en quelque sorte absorbées par le prosélytisme vigilant du clergé de l’État, et sans cesse tourmentées par des vexations, des chicanes et des procès, quand elles ne l’étaient pas par la force ouverte et par les condamnations criminelles.

On voudrait connaître tous les détails de ces courses accompagnées de tant de dangers, ainsi que la manière de convoquer les assemblées, les précautions prises pour le salut commun, les rapports des ministres avec les fidèles proscrits, la méthode par laquelle on annonçait les réunions, la durée et le lieu des exercices, l’étendue des courses, les émotions que les réformés venaient chercher dans leur culte, le rit que les ministres y pratiquaient ; en un mot, on désirerait retrouver un tableau de ce singulier mélange d’alarme, de ferveur et de courage, qui constituait la religion de ces jours de danger et de gloire. Ce sont encore les rapports du ministre Antoine Court à ses amis, qui nous ont laissé à ce sujet des renseignements pleins d’intérêt et de vérité. Cet infatigable soutien de la cause reformée, dans le midi du royaume, méditait un dessein, qui, par l’importance du but et les suites extrêmement heureuses qu’il devait avoir un jour, fut peut-être le plus grand service qu’il rendit dans sa carrière évangélique. Méditant sur les moyens d’établir quelque part une académie, qui pût fournir des pasteurs prudents et instruits à des communautés, lesquelles n’avaient aucun moyen d’en former, il entreprit plusieurs longues tournées pastorales, pour bien s’assurer des besoins des fidèles et de l’état des choses. Cet homme courageux n’avait pas échappé à la médisance. Des propos malveillants circulaient contre lui au sein même des églises qu’il chérissait d’un véritable amour, et auxquelles il rendit tant de périlleux offices. On lui reprochait d’une part de perdre son temps auprès de son épouse et, ce qui était bien pis, d’aimer passionnément la chasse. « Non, écrivait-il pour sa justification à son ami monsieur Du Plan, gentilhomme d’Alais, zélé comme lui pour le bien des églises, prétendre que ma Rachel ou que les plaisirs de l’exercice dont vous me parlez me soustraient à mes nobles fonctions, c’est en attribuer la cause à des objets qui y contribuent peu… Non, des choses trop importantes roulent sur mes bras pour m’arrêter à de vains amusements, et la connaissance que vous avez de ma conduite, jointe aux journaux que je vous ai envoyés quelquefois de mes voyages, sont des moyens plus que suffisants pour confondre les infidèles rapports que l’on vient de vous faire sur mon compte. » On ne s’arrêterait pas ici à faire mention de ces petites calomnies dirigées contre un homme d’un si beau caractère, si heureusement elles ne lui eussent fourni l’occasion d’adresser à son ami Du Plan le récit succinct d’une tournée de deux mois entiers, que cet infatigable ministre accomplit dans le Languedoc, de mai à juillet 1728, et qui présente le tableau fidèle d’une course de ce genre, alors si utile et si aventureuse[1]. On pourra juger quelle était la vie de ces pasteurs de la renaissance du culte après la guerre des Camisards.

1728.« Après le mois d’avril, je travaillai à composer les pièces qui devaient me servir pendant la visite générale que je méditais de toutes les églises des Cévennes et du bas Languedoc : cela achevé je me mis en campagne et j’assemblai le jour même, dans la nuit, les églises de Nîmes, de Caveirac et de Milhau, etc. L’assemblée fut nombreuse ; elle surpassa par cet endroit toutes celles qui s’étaient faites depuis longtemps dans le même lieu ; bon nombre de nouveaux embarqués n’y contribuèrent pas peu ; tout y fut tranquille, quoique deux catholiques romains, qui étaient à l’affût, eussent aperçu une foule de gens qui se rendaient de trop bonne heure sur la place. — Deux autres catholiques, qui allaient de Nîmes à Calvisson, furent arrêtés sur leur chemin par une troupe de nos gens et conduits sur la place ; leur peur ne fut pas petite, surtout lorsqu’on leur fit quitter le grand chemin pour traverser une guarigue[2]. L’assemblée finie, on leur donna le congé et on leur commanda le secret. Ils le tinrent : et il ne fut pas au pouvoir de l’un des nôtres, qui était leur voisin, de leur faire confesser leur aventure. Ils disaient bien en général qu’il leur en était arrivé une fâcheuse ; mais lorsqu’il était question de savoir quelle, ils les payaient d’un : Nous ne pouvons pas vous le dire. La convocation de cette assemblée fut pourtant sue ; l’évêque de Nîmes en fut informé dès le grand matin, aussi bien que les officiers du château ; mais cela n’eut point de suites. Il n’y eut que les missionnaires dont je vous parlai dans la précédente qui firent du vacarme. Ces charlatans osèrent publier en chaire, que le prédicateur de cette assemblée avait fait plus de mal en une seule nuit, qu’eux n’avaient fait de bien dans toute leur mission.

« Le mercredi, j’assemblai l’église de Calvisson et celles de son voisinage. Il ne se passa rien de particulier dans cette assemblée : tout y fut tranquille ; le nombre des communiants n’y fut pas aussi considérable qu’à la précédente, parce que, quoique très-nombreuse, elle ne l’était pas autant. Je me transportai de cette assemblée du côté de Sommières, où j’assemblai, le 7 mai.vendredi, l’église de cette ville, celle de Lunel, de Marsillargues. L’assemblée fut nombreuse. Bon nombre de gens de distinction, qui n’avaient pas encore paru, firent leur première sortie. L’église de Marsillargues se signala surtout sur cet article. Si une seconde assemblée eût suivi de près cette première, selon toute apparence, les catholiques seraient restés seuls. Mais n’est-il pas écrit : Soyez prudents.

« Le dimanche suivant, je convoquai l’église de 9 mai.Beauvert, de Beauvoisin, etc. Les précédentes assemblées avaient été éclairées par des flambeaux ; celle-ci le fut par l’astre du jour, et ne se passa pas moins heureusement que s’il avait été de nuit. Quelle différence pour la dévotion ! La Pentecôte approchant me prescrivit la retraite et le silence. C’est une de nos maximes de ne point faire de convocations pendant les fêtes solennelles, parce qu’alors, ainsi que je vous l’ai dit autrefois, les détachements roulent beaucoup plus qu’à l’ordinaire.

20 mai.« Je ne me remis en campagne que le jeudi. Sur mon chemin, j’appris que M. Betrine convoquait ce soir-là une assemblée ; je m’y rendis. Je partis de là 21 mai.pour Saint-Hippolyte-de-Catou, où j’assemblai le vendredi l’église de ce lieu et celles des environs ; quelques 23 mai.personnes de votre ville s’y rendirent. Le dimanche je convoquai les églises de Vendras et de Lussan, et le 24 mai.lundi celles de Saint-Laurent et de Saint-Quentin ; le mercredi celle d’Uzès et de Montaren ; le jeudi celle 26 mai. 27 mai.de Garrigues et de Foissac. Il ne se passa rien de particulier dans ces assemblées ; on y vit seulement, comme à plusieurs autres, plusieurs personnes qui n’avaient jamais paru à nos sociétés religieuses ; tout y fut tranquille, M’étant rendu à Nîmes pour une affaire particulière, j’en partis le lundi et j’assemblai, le soir même, celle de cette ville, celle de la Calmette31 mai. et de Saint-Geniès. Avant de sortir de la ville, on vint me dire que l’assemblée était vendue ; je ne laissai pas que de partir. Sur la porte de la Bouquerie, je vis une troupe de soldats, et un peu plus loin une troupe d’officiers, qui fixèrent les yeux sur un cavalier que j’avais avec moi. Ces deux troupes me firent craindre qu’on n’eût accusé juste sur l’avis qu’on venait de me donner ; mais je n’en continuai pas moins mon chemin, persuadé que l’assemblée se tenait un peu trop loin de la ville pour être suivie, et que, s’il y avait quelque chose à craindre, ce ne serait qu’en revenant, et qu’alors il ne manquerait pas de moyens pour rendre inutiles les soins des soldats. Nous eûmes un autre obstacle : ce fut une nuit obscure, accompagnée de pluie, obstacle qui fit que plusieurs errèrent pendant la nuit sans trouver l’assemblée. Je rencontrai sur mes pas une troupe errante à laquelle il fallait que je servisse de guide. Nous essuyâmes, avant la prédication, un revers de pluie ; peu s’en fallut qu’elle ne nous trempât tout à fait ; il cessa, ce revers, et la pluie nous laissa aller tranquillement achever notre exercice. Il n’en fut pas de même au retour ; elle se renforça. Heureuse encore l’assemblée de n’avoir à se défendre que contre la pluie : les soldats ne firent point de sortie. Le mardi je convoquai les1 juin. églises de Lédignan, de Lascours, de Cruvière. M. Claris, qui devait m’accompagner dans les hautes Cévennes et dans la montagne, me vint joindre. L’assemblée congédiée, nous partîmes, et nous nous rendîmes du côté de Brenoux, où nous assemblâmes le jeudi cette église avec une de ses voisines.3 juin.

« Quelques personnes de votre ville voulurent être de la partie ; mais une pluie très-forte, qui nous surprit en chemin, fit décamper tous ceux qui s’étaient rendus sur la place de bonne heure. Les fidèles qui étaient avec moi, et qui n’étaient pas en petit nombre, ne perdirent pas courage. Nous nous rendîmes sur le lieu, malgré la pluie : avant que d’y arriver, nous rencontrâmes une troupe de gens qui s’en retournaient chez eux, et qui nous apprirent que tous avaient déserté ; nous ramenâmes ceux-ci, et nous rappelâmes par le chant d’un psaume les moins éloignés. La prédication fut ouïe et la sainte Cène célébrée de même que si le temps avait été beau ou 5 juin.moins mauvais. Le samedi matin, j’assemblai les églises de la Chamborigaud et de Castagnols. Cette dernière église, qui se distingue de bien d’autres par son zèle et par son courage, me fournit l’occasion d’exercer les principales fonctions de mon ministère. Ce jour même nous furent présentés cinq enfants pour être baptisés et autant de mariages pour être bénis. 6 juin.Le lendemain dimanche furent convoquées les églises de Genolhac, Frugère et du Pont-de-Montvert, et où assista encore l’église de Castagnols. L’assemblée fut très-nombreuse. On y vit ce qui n’avait point été vu depuis la révocation ; cinq enfants baptisés à la tête de l’assemblée. Cette cérémonie attendrit le cœur de tous les assistants, et des larmes furent aussi répandues pendant la prédication. La pluie nous incommoda, non seulement pendant la cérémonie, mais encore après. L’exercice achevé, la pluie ayant cessé, les uns se retirèrent et les autres prirent leur réfection sur le lieu. Là, se virent un grand nombre de cercles de personnes assises sur le gazon qui, avec simplicité, prirent un sobre et simple repas, composé des aliments que chacun a soin d’apporter de chez soi, et qui se termina par le chant d’un sacré cantique. C’est ainsi qu’on en use ordinairement dans les assemblées de ce pays. Avant que de quitter le lieu, je bénis cinq mariages.

« Le prédicateur du quartier m’ayant fait connaître qu’il restait encore des fidèles sur la Lozère, où nous étions, qui n’avaient pas pu assister à cette assemblée à cause du trajet, nous en convoquâmes un autre le lendemain lundi matin à une lieue de la première. Elle ne fut pas moins nombreuse que la précédente. Mais, mon Dieu, que de pluie tomba pendant la prédication et la célébration de l’Eucharistie ! À peine néanmoins auriez-vous aperçu quelque altération dans cette assemblée, tant ces fidèles montagnards sont accoutumés au mauvais temps, ou pour mieux dire, tant leur faim de la sainte parole est grande et leur zèle empressé. Je leur dois ce témoignage que, dans leur pays, il y a en général un grand nombre de bonnes âmes. Nous quittâmes la montagne, et le mardi, 8 juin. nous convoquâmes l’église de Florac et ses voisines ; le jeudi d’après celles de Saint-Julien, de Pradal, Saint-Germain-de-Calberte10 juin.. L’assemblée congédiée, je retins les députés des églises, qui composaient le colloque général, ou le synode de ce canton-là, que j’avais mandé… Je bénis en leur présence cinq mariages. Tairai-je une autre circonstance ? Un soldat qui montait de Pont-de-Montvert et qui allait sans doute à une des garnisons voisines, s’étant aperçu de quelques troupes de nos gens qui s’en retournaient après l’assemblée, fut saisi d’une telle terreur qu’il n’eut de jambes que pour retourner sur ses pas, mais avec un peu moins de lenteur qu’il n’était venu. Cette aventure, rapportée au commandant de Pont, jointe à d’autres avis qu’il avait eus concernant ces assemblées, qui venaient de se tenir sur la montagne, l’intrigua beaucoup ; mais dissuadé par un de ces hommes à qui le nicodémisme[3] donne du crédit, il ne se donna pas d’autres mouvements.

12 juin« Le samedi, nous assemblons l’église de Barre, où assista encore celle de Florac. Pendant l’exercice les nuées nous annoncèrent beaucoup de pluie : mais nous ayant épargnés jusqu’à la fin, la bénédiction fut à peine prononcée que le tonnerre, mêlé d’orage, se mettant de la partie, elles versèrent sur nous des torrents de pluie. Un temps si incommode inspira à chacun le dessein de chercher un asile. Trois prédicateurs que j’avais avec moi, et une vingtaine de personnes, nous fûmes nous camper sous un rocher, où nous prîmes une médiocre réfection. La pluie ayant un peu discontinué, nous nous mîmes en marche, ayant pour plus de quatre heures de chemin à faire ce jour-là. Mais comme si la pluie n’avait discontinué que pour nous inviter à partir, et nous faire éprouver ensuite sa rigueur, elle ne nous vit pas plutôt hors de notre asile que, reprenant son premier train, elle ne nous quitta plus jusqu’à notre rendez-vous. Mais pourquoi, direz-vous, s’exposer soi-même et exposer les autres à un temps si rigoureux ? J’ai deux choses à répondre : la première, que le pays où nous éprouvions tous ces événements fait voir tous les jours ce qu’on vit du temps d’Élie, que du sein du temps le plus beau naissent de petites nuées qui s’épaississent peu à peu et tombent en torrents d’eau ; la seconde, que les fidèles qui composent les assemblées n’étant pas d’un même lieu, mais dispersés en des lieux différents, quelquefois trois et quatre lieues autour, demandent du temps pour en être avertis. Si c’est la nuit que l’assemblée doit être tenue, il en faut donner avis pendant le jour ; si c’est le jour, il faut bien avertir le jour qui précède. Lorsque la commission se donne le temps est beau ; mais il arrive souvent qu’avant qu’elle soit exécutée, le temps est changé. Il n’y a pourtant plus moyen de reculer ; les fidèles sont venus de loin, l’âme est affamée ; les prédications sont rares. Le beau temps s’étant rétabli nous invita à remplir un dessein que nous avions formé ; c’était de rassembler les églises de Vebron, de Rousses et une partie de Saint-André-de-Valborgne.

L’assemblée fut tenue le dimanche matin. Pendant13 juin. l’administration de l’eucharistie, on vint me dire que le curé de Vebron avait prôné en chaire que ce jour-là se tenait une assemblée : et cet ecclésiastique, qui ne se crut pas moins en droit de porter l’épée que les clés, se mit à la tête du détachement qui se trouvait en ces lieux, et dirigea sa marche où il soupçonnait que se trouvait l’assemblée ; mais soit qu’il n’en sût pas positivement le lieu, soit qu’il manquât de courage, il s’en retourna du premier hameau sans rien faire. L’escapade de cet homme n’interrompit pourtant pas notre exercice qui se continua et s’acheva (béni soit l’auteur de tous nos biens !) fort tranquillement et fort heureusement. Partant de là, nous assemblâmes 14 juin.le lundi matin les églises de Valleraugue, des Plantiès, et l’autre partie de celle de Saint-André. De là, nous étant rendus du côté de Meyrueis, nous étions résolu d’en assembler l’église le mardi matin. Mais une compagnie de soldats qui descendaient de Pradels, et qui étaient de couchée dans cette ville, détourna mal à propos les conducteurs des assemblées de cet endroit de donner avis de notre dessein à cette église ; ainsi obligés de retourner sur nos pas sans rien faire, nous nous rendîmes à une assemblée que nous avions fait convoquer de plusieurs églises : 16 juin.c’était le mercredi matin. Cette assemblée était double ; là étaient les députés des églises du haut Languedoc, de Meyrueis, du Vigan, et de tout ce canton qui, ayant demandé en plusieurs synodes qu’il en fut tenu un chaque année sur la montagne de l’Aigual, et leur demande ayant été accordée, s’étaient rendus dans ce lieu pour la première fois. Après l’exercice fini, ayant campé sur le gazon, ce nouveau corps commença à délibérer sur le sujet qui l’assemblait. Trois choses furent mises en délibération et conclues : la première, le retour de M. Roux fondé sur la délibération du dernier synode, sur la nécessité des églises, et sur le préjudice qu’un plus long délai causerait aux autres prédicateurs, tendant comme lui à la perfection des sciences salutaires ; la deuxième, le dénombrement des protestants, conformément à la réquisition du ministre de M. l’ambassadeur de Hollande ; la troisième, un jeûne général ; la quatrième fut mise sur le tapis à l’occasion d’un jeune homme qui s’était mêlé de prêcher, mais de qui les mœurs ne répondaient pas à la profession ; il fut congédié. »

« Le vendredi dans la nuit, nous assemblâmes les églises du Vigan, d’Aulas, de Molières, d’Aumessas. L’assemblée fut des plus nombreuses. Ceux qui demeurent dans le plus bas nombre la portèrent à trois mille ou environ. Il faudrait bien des mesures et bien des précautions pour la faire là autrement. Là, parurent un grand nombre de gens de distinction. Mais comme les fidèles du Vigan se rendaient à l’assemblée, Daudé, subdélégué, étant à la promenade et ayant aperçu quelques troupes, dit à quelques-uns de grosses paroles peu convenables à son rang : mais ces paroles n’intimidèrent personne. M. Daudé, de son côté, ne fit pas d’autres démarches. Je vous l’avoue, je ne laissai pas toutefois de craindre beaucoup pour cette assemblée ; tout y fut néanmoins tranquille, et chacun se retira chez soi heureusement. Ô que la protection divine est un asile assuré ! Mille fois heureuse la société qui, dans tout temps, et dans des alarmes, y cherche son refuge ! » 19 juin.

« La nuit du samedi au dimanche, nous assemblâmes les églises de Roquedur, de Saint-Laurent ; le matin du dimanche, celles de Ganges, de Sumène et de Saint-Hyppolite-du-Château. La pluie, qui nous avait quittés pendant quelques jours, nous revint visiter ce jour-là. Elle tombait roide le soir sur le dos de mes deux collègues et de moi. À cet orage succéda un temps très-beau qui nous invita à convoquer 22 juin. pour le lendemain les églises de Quissac et de Canne. Cette assemblée fut suivie d’une autre, composée des églises de Lesan et de Fornoc. Mais continuellement touchés du malheur de ces fidèles que la pluie du 3 juin avait fait décamper sans entendre la prédication, nous résolûmes ici, tant pour les dédommager que pour satisfaire le désir empressé de plusieurs fidèles qui n’avaient pas pu assister à nos autres assemblées, 26 juin.de leur accorder la consolation qu’une très-pressante faim nous demandait. C’est ce que nous fîmes la nuit du samedi. Le mardi suivant j’assemblai 29 juin.
2 juillet.
les églises d’Alais, de Saint-Paul-Lacoste et de Générargues, et le vendredi, celles de Peyrol, de Saumane, de Saint-Roman, de Moissac. Je réservai le dimanche pour assembler les églises de Saint-Jean-de-Gardon, de La Salle, d’Anduze. L’assemblée fut belle et nombreuse. Le paysan s’y vit accompagné du noble et du bourgeois. Si le calcul est juste, quatre pauses de psaume et tout le cantique xie furent chantés pendant la communion, qui se fit pourtant fort à la hâte ; pressés que nous étions par les rayons ardents du soleil qui donnait perpendiculairement sur nos têtes, et nous servant d’ailleurs d’une coutume qui, dans son usage, fait qu’un pasteur aidé d’un ancien fait communier presque autant de personnes que s’ils étaient deux. Mais pourquoi, vous dira-t-on peut-être, des assemblées si nombreuses ? N’en craint-on pas les conséquences ? Il est des lieux où il serait bien difficile de les faire d’une autre manière. Le nombre des fidèles y est grand, le zèle empressé, la faim dévorante, les prédications rares, les pasteurs encore plus ; on épie l’occasion, on s’en saisit ; et pour éviter le trop grand nombre, il faut que le pasteur se cache, qu’il use de stratagèmes comme à la guerre ; on le suit à la piste. Il y avait huit jours que des fidèles de ces lieux étaient en mouvement pour épier cette dernière occasion. Et l’économe du père de famille peut-il interdire aux enfants de la maison le pain sacré de la parole, ce pain qu’on lui demande non seulement avec empressement, mais même avec larmes. Non, dira-t-on, mais il faudrait multiplier les assemblées ; voilà qui est bien, mais il faudrait multiplier le nombre des pasteurs. »

« Il est temps que j’achève le catalogue de mes assemblées ; j’en vais faire la clôture par celle qui se tint le lundi dans la nuit, composée des églises de Monoblet,5 juillet. de Sauve et de Durfort. Ces différentes assemblées, prises dans le total, pouvaient monter au-delà de trois mille personnes. Dans toutes, nous avons administré la sainte cène ; dans aucune, nous n’avons eu aucune alarme ; dans presque toutes, nous avons reçu des gens à la paix de l’église, à qui la sainte cène avait été interdite, ou pour avoir solennisé leur mariage dans l’église romaine, ou pour y avoir fait baptiser leurs enfants. Dans le cours de ma visite, j’ai béni environ quinze mariages, et baptisé autant d’enfants. Mais qu’il serait à souhaiter que le nombre en eût été plus grand, et qu’il est affligeant en même temps que tous n’aient pas le même zèle et le même courage, et qu’il soit des gens assez lâches pour faire bénir leurs mariages et baptiser leurs enfants dans une église où un morceau de pâte est adoré à la place du Créateur. Je vous l’avoue, cette indigne conduite en a découragé beaucoup. Invitez quelqu’un de nos amis à écrire sur la matière pour nous aider à bannir, s’il est possible, du milieu de nos églises, un si détestable et criminel usage. »

« Vous ferais-je remarquer pour la fin que tant d’ouvrage demande beaucoup. Mais ce serait peu que la prédication et l’administration de la sainte cène, s’il ne fallait, après avoir vaqué à ses fonctions, faire de longs trajets, et si, arrivant dans une assemblée, le pasteur pouvait prendre quelque repos. Mais le moment qu’il arrive à l’assemblée est épié par mille personnes qui, chacune, a un mot à lui dire, ou un cas de conscience à lui exposer. Là, quatre heures entières l’attendent ensuite pour le voir debout et bien occupé ; il est trop aimé, il est trop rare, pour trouver là la fin de son travail. Il faut qu’il essuie les compliments d’une foule de gens qui se jettent sur lui, dont il n’y en a aucun qui ne lui baise la main et ne lui demande l’état de sa santé. Cela finit pourtant. »

Nous avons cité ce long extrait du rapport d’une visite pastorale du ministre Court, parce que nulle autre pièce n’aurait pu donner un tableau aussi fidèle et aussi vrai des travaux de ces prédicateurs, qui se consacrèrent à ranimer le culte protestant, et à réorganiser l’église. On remarquera avec quelle profonde simplicité, et sans prétendre s’en attribuer le moindre mérite, les pasteurs de cette époque relatent des courses de près de cent lieues, dans la position la plus difficile, environnés de mille dangers[4]. Cette pièce est également précieuse, comme nous permettant d’apprécier l’état précis du culte, des exercices, et des populations protestantes, dans la seule partie du royaume, où les églises se fussent rassemblées de nouveau, où le culte eût repris quelque régularité, et tout cela se passait dans un pays couvert de garnisons, pour ainsi dire, sous le feu même des troupes qui avaient l’ordre de s’y opposer.

Il est évident, par les faits de cette tournée, que le culte renaissait plus rapidement peut-être qu’on n’eût osé l’espérer, et que tous les jours, de nouveaux membres qui s’étaient tenus à l’écart, se ralliaient à la cause persécutée. Sans doute, de pareilles visites accomplies avec un si singulier mélange de courage et de prudence durent puissamment contribuer à hâter ces résultats. On croit aussi démêler, dans les circonstances des travaux des ministres de cette époque, les causes toutes populaires, qui portaient les protestants d’alors à montrer cette faim dévorante d’un culte dont l’exercice les exposait à tant de tracasseries et de dangers. L’imagination de ces mêmes populations, qui avaient vu la guerre civile encore récente et tous les restes de l’ancien esprit camisard, devait trouver à la fois un aliment et un triomphe dans ces assemblées solitaires, ces exercices aux flambeaux, ces inquiétudes d’espions à l’affût, ces convocations secrètes, ces communions rares et dangereuses, ces baptêmes et ces mariages tardivement célébrés par les ministres au détriment des prêtres, ces adhésions de frères plus timides qui se ralliaient à la vieille cause, ces chants de psaumes par lesquels les bandes se reconnaissaient et s’appelaient de loin ; enfin, dans la vue de ces détachements qui battaient le pays, et dont chaque traînard isolé s’enfuyait épouvanté devant les réunions. On connaissait aussi le zèle de quelques curés toujours vigilants pour éclairer les retraites des huguenots. On aimait tous les accidents d’une vie religieuse dont les actes se passaient au milieu de dangers sans cesse renaissants, souvent au milieu du silence des nuits ainsi que du fracas des orages. Alors on croit comprendre la puissance des ministres sur les populations, les actes de respect et d’affection touchante, qui signalaient l’arrivée des pasteurs proscrits bravant des lois cruelles pour consoler des proscrits comme eux. Toutes ces précautions, tout ce mystère, cette poésie de foi et de souvenirs expliquent pleinement la perpétuité d’un culte, exercé par des ministres chéris, au sein de populations exaltées par leurs souffrances mêmes, et dont presque toutes les familles comptaient quelque membre qui avait été puni à cause de l’évangile.

En rentrant dans la série des faits historiques dont ces réflexions nous ont écartés, il faut reconnaître que dans la vaste province du Languedoc et le district montagneux des Cévennes, les églises s’étaient ralliées et s’étaient retrouvées nombreuses et zélées. Elles présentaient encore des masses importantes de population dix-huit ans après la paix d’Utrecht et la cessation définitive de la dernière guerre de religion. Cependant, là où les fidèles abondaient le plus, c’étaient surtout les pasteurs qui manquaient ; non que les lois capitales qui pesaient sur eux et dont plusieurs furent victimes à cette époque et plus tard, fussent la cause de leur petit nombre ; au contraire, on voit sans cesse que les synodes étaient plutôt embarrassés du nombre de ceux qui se présentaient, puisque chaque assemblée prit quelques mesures pour interdire ceux qui s’offraient sans garantie et sans autorisation. Si le zèle d’un peuple aigri par tant d’intolérance, et aiguisé par l’oppression, peut revivre tout à coup, ce dut être une œuvre et plus difficile et plus lente que de lui fournir des pasteurs instruits, dont la science répondît au zèle, et qui appuyassent leur vocation des ressources et des moyens d’action d’une éducation soignée, en juste rapport avec la délicatesse et la gravité des devoirs de leur charge. Ainsi seulement le fanatisme pouvait être guéri sans retour. Mais en France, et dans l’état de la législation concernant les religionnaires, la fondation d’un séminaire pastoral était une entreprise à laquelle personne ne pouvait raisonnablement songer. Il paraît que cette question d’une si haute importance occupa longtemps le ministre Court et ses collègues. Ses visites pastorales en Languedoc, et celles du ministre Chapel en Poitou et Saintonge (1728), avaient constaté que les protestants étaient groupés encore bien plus qu’on ne l’avait cru. Le ministre Roger avait acquis la même certitude (1715) pour le Dauphiné. Dès lors, les ministres du Languedoc, et spécialement A. Court dont les tournées avaient si bien fait apprécier l’état des communautés, aidé de son ami Duplan, d’Alais, reconnut la nécessité de choisir une ville protestante hors de France, qui pût réunir aux conditions de posséder des professeurs habiles, l’avantage d’une académie, d’un gouvernement tolérant, et de fidèles généreux et tendres, disposés à veiller sur la direction et sur les besoins de cette école des ministres du désert. Genève fut écarté comme excitant trop de soupçons en qualité de centre protestant. On adopta Lausanne. Court fit un voyage en Suisse ; il rédigea des mémoires, il décrivit l’état des choses, et il n’eut pas de peine à démontrer que le terrain tout disposé manquait de conducteurs habiles, et que la cause protestante française dépendait du choix et du nombre de ministres convenables. Partout il excita l’intérêt en faveur des fidèles sous la croix. Partie des souscriptions que la Suisse, l’Angleterre, la Hollande et l’Allemagne faisaient passer aux confesseurs pour cause de religion, ou qu’elles destinaient hors de France à l’entretien d’asiles pour les réfugiés indigents ou au soutien de leurs églises ; enfin plusieurs souscriptions spéciales fournirent les moyens de défrayer les jeunes proposants, qui se sentaient, comme disait le ministre Court, la vocation pour le martyre.

Toutes ces considérations réunies donnèrent lieu à la fondation du séminaire de Lausanne, établissement qui devint une ressource des plus précieuses pour les églises persécutées. Cette fondation marcha de front avec les premiers travaux qui furent entrepris, lors de la renaissance du culte. À peine les églises se furent-elles reconnues et comptées, que leurs pasteurs songèrent à peupler les rangs du ministère de sujets instruits. La position des populations, le fanatisme si nouvellement assoupi, les lois cruelles qui demandaient chez les pasteurs tant de fermeté et tant de prudence, tout se réunissait pour rendre les fonctions pastorales aussi graves que difficiles. L’avenir des églises réformées de France dépendait donc du succès de ce plan. Ce fut encore le pasteur Antoine Court et ses premiers collègues qui eurent l’honneur d’une si importante entreprise, dont la nécessité leur apparut dès leur entrée dans la carrière. On désire connaître les premières démarches qui furent faites à ce sujet, les obstacles qu’il fallut vaincre et les puissances qu’on dut songer à se concilier. Parmi les appuis que ce projet rencontra, nous devons citer en première ligne le gouvernement de Berne, à qui Lausanne ressortissait, et aussi quelques hommes zélés dans la cour d’Angleterre, surtout l’archevêque Wake, dont la mémoire mérite la reconnaissance des protestants français[5]. On va juger, par le précis rédigé par Antoine Court lui-même, des immenses difficultés qu’il eut à vaincre, et aussi de l’urgence d’une école dont on lui dut en grande partie la création.

« Une chose essentielle manquait, disait-il, c’était des prédicateurs ; un seul de tous ceux qui existaient alors pouvait me seconder, et il le fit efficacement : il s’appelait Corteis. Il ne s’était point trouvé à la première assemblée synodale que j’avais convoquée, parce qu’il était alors auprès de sa femme dans les pays étrangers. À son retour, il n’approuva pas seulement ce que j’avais fait ; il entra aussi dans toutes les vues que je me proposais pour l’avenir, et il fit tout ce qui était en son pouvoir pour les faire réussir. Tous les autres prédicateurs étaient des gens d’un certain âge et peu capables. Celui de tous qui pouvait nous donner quelque espérance nous fut enlevé en 1717, et il souffrit le martyre à Alais en janvier 1718[6].

« C’est alors que mes vues se tournèrent de tous côtés, pour déterrer des jeunes gens qui voulussent se prêter aux vues que je me proposais. J’en tirai de la charrue, des boutiques des artisans, de celles des marchands et de derrière les bancs des procureurs. Il y en avait qui ne savaient pas même lire, et à qui je servis tout ensemble et de maître d’école et de catéchiste pour les instruire dans la religion. En leur apprenant celle-ci, je les formais en même temps à la prédication. Plusieurs dans la suite furent faits ministres et servirent utilement les églises.

« Mais le nombre était peu considérable, et la moisson devenait tous les jours plus abondante. Ce fut à cette époque que je commençai d’écrire dans les pays étrangers pour leur demander des ministres. Ce fut dans ce dessein que j’écrivis à Londres, en Hollande, en Suisse et à Genève. Mes lettres étaient des plus pressantes et contenaient les tableaux les plus propres à émouvoir. Combien ne cherchais-je pas à les exciter à jalousie, et à faire naître chez eux une salutaire confusion, en leur représentant des cardeurs de laine, des tailleurs d’habits, des garçons de boutique, des jeunes gens sans étude qui remplissaient l’œuvre à laquelle ils avaient été appelés eux-mêmes, et qui vérifiaient à la lettre ces paroles de l’Évangile : Si ceux-ci se taisent, les pierres mêmes parleront. Mais toutes mes semonces furent inutiles. Elles n’engagèrent pas même un pasteur à rentrer dans le royaume. C’eût été augmenter les dangers du troupeau ! La grande raison était qu’on ne se sentait pas de vocation pour le martyre ; et le martyre, dans cette périlleuse mission, était comme inévitable.

« Après cela quel parti restait à mon zèle ? Je n’en vis pas d’autre que celui de l’établissement d’un séminaire, où les jeunes gens en qui je trouverais le plus de bonne volonté pour se consacrer au salut de leurs frères, pussent être envoyés pour y acquérir les lumières et les connaissances nécessaires, et s’y mettre en état de servir ensuite les églises avec fruit. Mais il fallait pour cela des secours, et les églises n’étaient pas en état elles-mêmes de les fournir. Comment l’auraient-elles pu ? elles qui, jusqu’alors, n’avaient pas même pu assigner des émoluments à ceux qui sacrifiaient tous les jours leur vie pour elles, et qui, lorsqu’elles commencèrent à le faire, ne purent porter ces émoluments, ainsi que je le réglai moi-même dans un synode, qu’à environ 3 liv. sterl. par an pour chacun.

« Il fallait donc chercher ailleurs ces secours ; mais où les trouver, si ce n’est parmi les puissances de notre communion. C’est aussi de ce côté-là que je portai toutes mes vues, et ce fut alors que je commençai à travailler à les intéresser à cette bonne œuvre. Je le fis en écrivant à des personnes que je savais être remplies de zèle et en crédit auprès desdites puissances. C’est en particulier ce que je fis en 1720, en me donnant l’honneur d’écrire à milord Wake, cet illustre primat si digne d’avoir été le prédécesseur de celui qui occupe aujourd’hui avec tant de gloire le même siège épiscopal.

« Après avoir commencé à donner à cet illustre prélat une idée courte de la manière merveilleuse dont Dieu avait commencé à réparer les brèches que la violence, l’apostasie et le défaut de zèle, le fanatisme, le relâchement, avaient fait à son église en France ; après lui avoir parlé du rétablissement de la discipline, des consistoires, des synodes, du nombre des églises qui étaient déjà formées, du petit nombre d’ouvriers qu’elles avaient pour les desservir, de l’abondance de la moisson, et de la nécessité d’avoir des missionnaires, je le conjurais d’en entretenir Sa Majesté Britannique, et de porter cet auguste prince à honorer de sa protection royale et des riches effets de sa bénéficence, ces églises qui renaissaient de leurs cendres. Le prélat fut touché du contenu de ma lettre. Il eut la bonté d’en parler au roi, qui en fut touché aussi, et qui promit de s’intéresser en leur faveur. » (Mss. des arbitres, par Court, p.3 et 4. Mss. P. R.) Tout en admirant la sagesse des plans du pasteur Antoine Court en faveur de la pépinière des pasteurs persécutés, on ne peut s’empêcher de faire un retour sur les conséquences des édits et sur la manière dont les églises étaient alors gouvernées par la cour de Versailles. N’est-ce pas un triste spectacle de voir les pasteurs obligés de se cacher comme des coupables pour fonder des établissements si utiles à la France, et contraints pour cela d’avoir recours aux souverains de la Grande-Bretagne ? Ce sont des choses qu’il faut s’empresser de rapporter, de peur que la postérité ne se montre incrédule.

Ce fut par tous ces moyens réunis et par quelques dons assez rares qu’on obtenait des églises mêmes, qu’il fut pourvu aux études et à l’entretien personnel de ces étudiants d’un nouveau genre, qui travaillaient assidûment à pouvoir braver un jour les lois intolérantes de leur patrie. Les épreuves furent abrégées autant que le permettait la nécessité d’une instruction suffisante ; en général, ils ne quittaient le séminaire qu’au bout de deux ans. Ces mesures ne purent être préparées ni conclues que moyennant le plus profond secret. La cour de France y eût apporté des obstacles dans l’intérieur en même temps qu’elle eût fait agir son résident auprès de la diète 1722.
1727.
Suisse. Ce projet important ayant été exécuté par A. Court, au milieu des travaux les plus variés de son ministère, enfin il détermina ses collègues à laisser fléchir, sur ce point, la discipline devenue inexécutable, et à prendre à cet égard une mesure générale, au moyen de l’acte suivant : « Ce dimanche, 15e jour du mois de mai 1729, a été convenu entre nous, pasteurs et prédicateurs du désert en France, qu’à l’avenir nous donnerons permission à tous nos frères qui aspirent au saint ministère, et en qui nous trouvons les qualités requises, de se faire recevoir dans les académies du pays étranger, supposé que la Providence les y conduisît munis de nos attestations, et nous sommes signés : Corteis, Court, Claris, Roux, Roger, Maroger, Bétrine, pasteurs ; Rouvière, Bourbonnous, prédicateurs. » (Or. mss. P. R.) Telle fut l’origine du séminaire de Lausanne, qui a fourni des pasteurs à toutes les églises de France, pendant le reste du xviiie siècle. Bientôt A. Court lui-même alla s’y fixer ; il devint le véritable directeur et l’âme d’un établissement dont ses courses apostoliques lui avaient démontré toute la nécessité ; il assuma de plus les fonctions d’agent volontaire des églises françaises pour les affaires ecclésiastiques, choisissant ainsi une position heureuse où il pouvait à la fois correspondre sans danger avec Paris, et servir de son expérience ces jeunes ministres qui, à son exemple, briguaient la simple et noble fonction de pasteurs du désert. Nous aurons plus d’une occasion de revenir sur les services éminents de cet établissement si nécessaire, dont l’existence ne tarda pas à être connue à Paris. Le gouvernement de Louis XV reconnut bientôt qu’il en pourrait retirer fort indirectement d’utiles secours pour l’administration du midi. Ainsi Louis XIV et ses intolérants conseillers avaient cru ruiner sans retour toutes les académies protestantes de ses États, et ôter pour jamais cette ressource précieuse à ses sujets réformés ; et voici que moins de quinze ans après sa mort ces mêmes populations, non seulement formaient des assemblées de plusieurs milliers de personnes en Languedoc, mais elles trouvaient dans leur zèle et dans la sagesse de quelques ministres dévoués, le moyen de fonder une sorte d’académie étrangère, qui continua silencieusement l’œuvre qu’on croyait ensevelie sous les ruines des collèges de Saumur, de Sedan, et tant d’autres célèbres écoles. D’ailleurs, la pénurie des pasteurs était telle à cette époque, et, d’un autre côté, les mesures d’Antoine Court avaient déjà produit tant de fruit, que nous voyons à un synode national, de 1726 (16 mai), qu’il se trouva réuni trente-six anciens, seulement trois pasteurs, et neuf proposants. Cette assemblée, sans doute pour rendre les réunions religieuses moins prolongées et moins périlleuses, crut devoir prendre, dans son art. 16, une mesure assez singulière contre les sermons exubérants : « Les pasteurs et prédicateurs prendront garde de régler leurs prédications d’environ une heure et quart, pour prévenir le danger et ne pas lasser l’attention des auditeurs. » (Mss. Nag.)

Toutefois, ce n’était qu’au milieu de difficultés sans cesse renaissantes, et souvent de grands malheurs, que cette reconstruction avançait. À mesure que les églises voyaient leur nombre et leur zèle s’augmenter, les convocations synodales embrassaient plus de provinces ; mais aussi ces travaux éveillaient davantage le zèle des intendants, les poursuites de la magistrature ; de sorte que l’œuvre devenait plus périlleuse en grandissant : surtout les communications des provinces entre elles, et tout ce qui pouvait rappeler une affiliation générale de tous les protestants du royaume, attirait un redoublement de précautions et d’intolérance. Le Dauphiné, par acte signé P. Durand, modérateur, et Fauriel, dit Lassagne, secrétaire, accueillit 1730.
22 septemb.
les députés des églises du Languedoc ; l’année précédente les églises du Bas-Languedoc et des Cévennes envoyèrent aux provinces de Rouergue, Guyenne, Saintonge et pays d’Aunis, et Poitou, le pasteur Bétrine et le proposant Grail ; tous deux sont 1729.
9 août.
recommandés à ces églises persécutées « comme des victimes qui vont s’immoler pour leur service. » La première de ces pièces porte le cachet des églises de France ; ce cachet représente la religion sous les traits d’une femme d’une pose ferme, levant ses yeux vers le ciel, avec l’exergue : Le triomphe des fidèles sous la croix. La seconde est revêtue d’un sceau différent, mais d’un travail beaucoup plus soigné, tant pour les lettres que pour la gravure en creux ; c’est une barque à un mât, exécutée avec un fini admirable de détails ; les flots sont sur le point de l’engloutir ; les matelots paraissent en prières, et la voile est pliée ; à l’entour on lit en lettres d’une grande délicatesse : Sauve-nous, Seigneur, nous périssons. Il paraît que l’usage de ces sceaux était fort rare, ou bien qu’on y renonça de bonne heure dans ce siècle ; car dans la multitude d’actes synodaux et de pièces authentiques que nous avons examinés, nous n’avons rencontré que les deux précédentes qui portassent ces symboles de triste et glorieuse mémoire. (Or. mss. P. R.) Grâce au zèle des fidèles, aux visites des ministres, et aux sages mesures des assemblées, on put songer enfin, même en présence de tant d’édits persécuteurs, à prendre des délibérations plus sévères, propres à constater efficacement le nombre des protestants et à porter les plus craintifs à se déclarer, soit par la rigueur des ordonnances ecclésiastiques, soit par la force de l’émulation. L’espoir de vivre sous un régime tolérant ne fut jamais banni du cœur des hommes éminents, qui brillèrent dans ces temps difficiles. Il leur répugnait de penser qu’une forte partie des Français fussent destinés à vivre sans cesse en dehors de la loi commune. Cette confiance en l’avenir est un trait des plus saillants du caractère de cette époque ; mais bien des années devaient s’écouler encore avant que ces vœux fussent remplis. Toutefois, on découvre que déjà les réformés du royaume se croyaient en droit de s’organiser d’une manière plus forte. Un des exemples les plus notables de cet esprit fut donné par les huguenots des Cévennes au milieu de cette contrée témoin de tant de combats, et où le zèle 1730.
10 août.
était encore si fervent. Un synode provincial, qui réunit trente-sept membres, et qui fut tenu dans les Cévennes (or. mss. P. R.), adopta plusieurs mesures vigoureuses, quand on songe aux dangers du temps. Pour resserrer les liens des églises du royaume et de celles de Suisse, où le nouveau séminaire venait d’être fondé, il ordonna qu’un des jeûnes solennels célébrés en France le serait le même jour qu’en Suisse. Comme la population réformée était encore mal définie, et qu’une partie se dissimulait dans les rangs des catholiques, les anciens de chaque église reçurent la mission de dresser la liste complète des personnes depuis l’âge de douze ans, et au-dessus, qui n’auraient pas communié, de les exhorter à s’y préparer, et de leur représenter combien cette obligation était sacrée et urgente. Les parents et tuteurs qui feraient baptiser tous mineurs à l’église romaine ou permettraient qu’ils s’y mariassent, « tous ceux en un mot qui se souilleront du péché abominable d’idolâtrie, à l’occasion des mariages ou des baptêmes, » seraient d’abord suffisamment exhortés, et s’ils s’y obstinaient, excommuniés. La même peine devait atteindre tous ceux qui iraient à la messe sous un prétexte quelconque.

Une disposition spéciale fut prise à l’égard des réformés qui occupaient des postes se rattachant aux fonctions d’officiers du fisc, et exposés par là à lever les amendes encourues par leurs frères pour fait de religion ; ils seront excommuniés « vu que, par cette conduite, ils deviennent les persécuteurs de leurs frères. » En vain cette assemblée avait-elle journellement sous les yeux le tableau des dangers sans nombre auxquels les réunions exposaient ceux qui s’y rendaient, elle prit l’arrêté suivant, remarquable par sa vigueur : « On écrira une lettre circulaire adressée aux protestants sous la croix pour leur faire connaître l’obligation indispensable où ils sont de se rendre dans les assemblées de piété, toutes les fois que la divine Providence leur en fournira l’occasion ; et cela pour obéir aux lois divines, qui nous ordonnent de rendre à l’Être Suprême un culte religieux et public ; si après avoir été suffisamment instruits de la nécessité de ce devoir, ils refusent de le remplir, ils seront déclarés s’être séparés de l’église du Seigneur et n’être plus ses enfants, mais des lâches, des timides et des tièdes, que Dieu vomira de sa bouche » (art. 6). De plus, les fidèles furent sommés de ne pas se rendre uniquement aux assemblées où la sainte Cène se célébrait, mais à toutes indistinctement. L’excommunication fut encore notifiée à tous ceux qui « feraient profession de danser dans les temps d’afflictions où l’église se trouve. » Enfin une mesure plus générale décida qu’un pasteur serait désigné pour aller rétablir la discipline dans les églises protestantes (Syn. des Cévennes, mss. Rab. St.-Ét.). Jamais, depuis la révocation, on n’avait pris des mesures plus vives et plus formelles. Les décisions des synodes, en contradiction si flagrante avec toutes les dispositions du barbare édit de 1724, forment un des monuments les plus courageux de la foi de cette époque, où la piété des Cévenols semblait avoir contracté de nouvelles forces dans les malheurs qu’ils avaient traversés.

Cependant ces règlements vigoureux, inspirés pour un but fort louable, et qui partaient principalement du haut et bas Languedoc, et encore plus des Cévennes, ces convocations si fréquentes de synodes, qui portaient le nom de nationaux, quoiqu’ils ne représentassent que quelques provinces, toutes ces mesures très-fortes pour le temps parurent un peu imprudentes aux églises de quelques autres lieux. 1730.Les synodes écrivaient bien à quelques communautés en les exhortant à se soumettre, et à faire paraître que non-seulement elles avaient de justes idées du bon ordre, mais encore, qu’elles en étaient les vrais observateurs ; celles-ci, appréciant leur position spéciale, transmettaient leurs remontrances en échange des lettres synodales. On peut puiser, dans ces observations plus ou moins critiques de plusieurs églises, quelques données utiles pour apprécier l’esprit du temps. Ainsi, dès la renaissance de l’organisation ecclésiastique, les églises du Languedoc avaient pris l’initiative, précisément parce que le théâtre de la guerre était aussi celui de la foi la plus courageuse. Il résulta de la position que cette province, si renommée par son zèle et par ses malheurs, excita en quelque sorte la jalousie des autres, soit qu’elle ait pris, comme nous venons de le voir, des mesures un peu vigoureuses, et par cela même imprudentes, soit qu’elle affectât quelques prétentions de supériorité d’ailleurs assez naturelles. Ce dernier point fut toujours l’un de ceux où les églises de France se montrèrent le plus sensibles. En quelques circonstances qu’elles aient vécu, toute tentative de prééminence, soit d’un corps, soit d’un homme, les blessa vivement ; les divisions qui se renouvelèrent un assez grand nombre de fois dans leur sein pendant ce siècle, ne paraissent pas en général avoir eu une autre cause.

On voit même ces germes de discorde se dessiner dès l’époque qui nous occupe. Une lettre qui parvint cette même année au synode national du Vivarais les1730.
27 septemb.
révèle assez clairement. Le Dauphiné s’y plaint qu’à certains endroits on a voulu paraitre en maitre, et s’attirer tous les bénéfices, sans égard aux droits des autres ; les églises de cette dernière province observent que les fruits devraient être communs, qu’il n’est pas juste d’envoyer à l’étranger prédicateur sur prédicateur pour s’y perfectionner, tandis que d’autres y ont les mêmes droits, que c’est en vain que le Languedoc prétend faire des lois de son propre mouvement, qu’il faut que les affaires soient communiquées à tous. Le Dauphiné suggéra encore un point curieux, celui de la fondation d’écoles ambulantes, destinées à préparer les jeunes gens qui voudraient se consacrer au ministère et suppléer à la pauvreté des églises sous ce rapport, idée qui fut écartée avec raison pour faire place à l’institution du séminaire de Lausanne. Il paraît aussi que ce fut à cette époque que les églises1730. s’accordèrent à confier au ministre Antoine Court le titre de député général, soit pour veiller à leurs intérêts en Suisse, soit « pour faire le voyage dans les états protestants hors de la Suisse pour les engager à s’employer pour le séminaire et pour l’entretien en tout ou en partie. » (Lett. au syn. du Viv. Or. mss. P. R.) Des mesures d’organisation d’un autre genre ne tardèrent pas à occuper ces assemblées qui étendaient leur sphère à mesure que les églises se consolidaient davantage. Ainsi la contrebande du commerce espagnol par la Méditerranée ayant pris une certaine extension, décida le règlement suivant, qui offre un singulier mélange de prudence politique et de zèle religieux : « Les membres de nos églises qui, pour se dispenser de payer les droits dus au roi, feront ou autoriseront la contrebande, seront d’abord censurés, et s’ils y retombent, exposés à l’excommunication majeure. L’assemblée ne comprend point dans cet article la contrebande des livres de religion, qui ne porte aucun préjudice au roi ni à l’État. » De plus il fut décidé que toutes les églises entreraient dans les frais nécessaires pour soulager celles qui auraient souffert pour cause de religion ; système d’assurance fort sage, qui aurait produit d’excellents effets, mais qui ne fut jamais généralement adopté (Syn. prov. du bas Languedoc, 22 fév. 1731, signé Rivière, secrét. Mss. Rab.-Saint-Ét.). Il eût été d’autant plus nécessaire qu’il le fût, toutefois ; car l’accroissement des communautés et la fondation de l’académie étrangère commencèrent à aigrir le clergé et la cour, et nous allons entrer dans une période où commencèrent des persécutions nouvelles dirigées contre ces églises renaissantes.

Ce fut en effet l’académie étrangère de Lausanne qui sauva cette fois les églises protestantes du pays. Puisque le cours des événements des églises du désert nous a porté à signaler la première fondation de ce séminaire, à l’usage des jeunes ministres français, il ne sera pas sans intérêt de jeter un coup d’œil sur l’avenir de cet établissement. Du milieu des persécutions qui alors désolaient les églises, nous allons indiquer en peu de mots et contre notre règle chronologique, quelles furent les destinées de cette école, qui fleurit pendant près d’un siècle. Nous avons remarqué qu’elle fut fondée par les dons des églises du désert, et par ceux des protestants étrangers. Par un rapprochement singulier, le séminaire protestant français de Lausanne, érigé vers 1730, sous Louis XV, et en dépit de son gouvernement, par les soins d’Antoine Court et de ses pieux confrères, fut en quelque sorte fermé par l’empereur Napoléon, en 1809 ; mais il fut fermé pour un plus noble but ; c’est-à-dire, le séminaire de Lausanne donna naissance à la faculté de théologie protestante de Montauban. Ce ne fut donc qu’en 1809 que l’éducation du clergé protestant rentra dans la patrie d’où elle avait été bannie depuis Louis XIV. Il n’est point très-facile aujourd’hui de savoir, pendant cette longue interruption, quel fut le mouvement véritable de cet établissement vaudois, si cher aux églises nationales. Toutefois, nous puiserons dans nos pièces quelques détails sur ce sujet intéressant.

On conçoit fort bien comment les données historiques nous manquent presque totalement sur le séminaire suisse des pasteurs réfugiés français. Le gouvernement de la république de Genève, dans le siècle dernier, fut obligé de céder aux injonctions de la cour de Versailles ; il s’était vu forcé d’interdire aux pasteurs de la vénérable compagnie toute correspondance avec les ministres résidant en France. « Une conséquence de ce mystère, qu’on observait avec une sorte de terreur, était que presque tous les papiers et les correspondances surtout qui avaient rapport à l’établissement, étaient brûlés avec soin. » (Mss. de Végobre, 1835.) Nos pièces de la collection Paul Rabaut montrent bien qu’on avait songé, dans l’origine, à placer l’établissement à Genève même ; mais les fondateurs jugèrent bientôt que la prudence exigeait que les jeunes gens protestants français qui étudiaient pour le ministère, quelque rares et inoffensifs qu’ils fussent, se rendissent un peu plus loin en Suisse, et ne restassent pas si près de la frontière, sous les menaces d’un puissant voisin. Aussi, les hommes zélés pour cette œuvre obtinrent du gouvernement de Berne, auquel alors la ville de Lausanne ressortissait, que l’établissement pour les églises de France serait ouvert, mais sans bruit, dans la capitale actuelle du canton de Vaud. Toutefois, d’après la volonté des bienfaiteurs, la direction du séminaire de Lausanne et ses dépenses étaient sous l’inspection d’un comité de membres ecclésiastiques ou enseignants, résidant à Genève. Ce dernier envoyait des députés pour assister aux examens et aux consécrations, ainsi que pour surveiller les études. La seule condition imposée par les fondateurs et bienfaiteurs au comité genevois, était de se diriger en toute liberté vers le principe du plus grand bien des églises de France. On conçoit facilement, selon les circonstances mêmes des églises et de l’établissement, chargé de former des pasteurs, que l’édit de 1724 condamnait à mort, qu’il ne pouvait être question d’aucune mesure de publicité.

Les jeunes étudiants de France, venus principalement du midi du royaume, étudiaient à Lausanne environ pendant l’espace de trois années. Au bout de ce temps, après des épreuves, ils étaient consacrés au saint ministère, en présence des membres des comités de Genève et de Lausanne. Ces ministres, pourvus dès lors d’un certificat de bonnes études et de consécration, étaient aptes à être élus par les consistoires de France, selon le vœu des fidèles. Quant au gouvernement français, il ignorait ou feignait d’ignorer ces sages mesures, si solennellement contraires aux édits.

Nous aurions désiré enregistrer ici les noms de tous les professeurs qui ont formé à Lausanne les ministres français des églises du désert, et qui leur ont inspiré et le courage et la prudence de ces périlleuses fonctions. Dans les premières années de la fondation, outre les professeurs Salchli et Besson, il faut mentionner au premier rang de ces bienfaiteurs des églises persécutées de France, le savant professeur et pasteur Alphonse Turettini, l’une des lumières de l’église protestante de son temps, homme de profond savoir et d’une charité non moins profonde, qui s’occupa toute sa vie à rallier les diverses branches de la réformation. Ce fut ce savant et l’archevêque Wake, sollicités par les instances d’Antoine Court, qui eurent la plus grande part à l’établissement du comité genevois et à la fondation du séminaire de Lausanne. Le pasteur Turettini se donna des collègues pour cette œuvre, et jusqu’à sa mort, survenue en 1737, il ne cessa de veiller sur les communautés persécutées de la France. Ami de Basnage et de Newton, respecté par Bossuet et par Mallebranche, correspondant de l’illustre bibliothécaire florentin Magliabecchi, et de plusieurs prélats romains célèbres par leur science, ce digne pasteur, qui jouissait d’une considération étendue dans l’Europe entière, doit être également cher à Genève et à la France. Bizarre destinée des choses terrestres que de voir un archevêque anglais succédant au siège d’où Cranmer avait passé sur le bûcher, et un descendant de la noblesse lucquoise chassée d’Italie au temps de la réformation, s’unissant pour fournir une académie dotée et savante aux jeunes ministres des églises françaises du désert.

Après ces premiers bienfaiteurs, il faut rappeler les noms de M. Ami Lullin, professeur d’histoire ecclésiastique à l’académie de Genève, qui se distingua par le zèle constant qu’il apporta à toutes les affaires du comité et des protestants français. Il mourut en 1756. À Lausanne, on doit signaler surtout le doyen de l’établissement, le professeur Georges Polier de Bottens, chargé de la chaire d’hébreu : le séminaire perdit ce constant ami des étudiants français en 1759[7]. À l’époque de la dissolution du séminaire français de Lausanne, en 1812, le professeur Durant, chargé de la chaire de latin et de grec, en était le chef, non moins par son âge que par l’importance de ses services. Il avait donné pendant vingt-sept ans des soins réellement paternels aux jeunes Français[8]. Enfin, au nombre des plus respectables membres du comité genevois figurait M. de Végobre, qui ne s’est éteint que tout récemment, à un âge très-avancé, l’un des amis les plus constants et les plus dévoués des églises du désert, et qui surmontait les infirmités et les glaces de son extrême vieillesse pour nous transmettre des détails sur leur cause, qu’il n’avait cessé de chérir. Nous sommes heureux de consigner ici le tribut de notre reconnaissance envers un ami éprouvé des églises de France, dans les jours de leur deuil comme dans les jours de leur prospérité.

Nous ne manquerons pas, en poursuivant notre histoire, de nous arrêter sur les renseignements que nos pièces nous fourniront touchant les études et l’influence si utile du séminaire français établi à Lausanne, qui fut l’institution la plus précieuse que les églises du désert aient fondée pendant le dix-huitième siècle. La calomnie ne manqua point d’atteindre et cet établissement évangélique et le comité genevois des amis des églises. Elle se fit jour jusqu’en 1787, lorsqu’un prêtre fougueux, l’abbé Lenfant, ranimant toutes les vieilles haines de la société des jésuites, dont il fit partie, obsédait le Conseil de Louis XVI par ses remontrances fanatiques. Cet établissement de Lausanne, destiné à former, sous le règne de Louis XV, des pasteurs prudents et moraux, et dont la fidélité à leur roi et la patrie ne se démentit jamais, fut dépeint à Louis XVI comme « soudoyé par deux puissances étrangères. » — « Le voile du mystère qui couvre ces rapports entre les ministres d’une secte essentiellement anti-monarchique et des gouvernements républicains, suppose un projet ténébreux ; ce secret seul suffit pour donner des inquiétudes au gouvernement[9]. » Ces insinuations malveillantes, nous sommes à même de les réfuter par nos pièces, et c’est un devoir de notre sujet. Un des membres genevois du comité, ami des protestants, ne les avait pas ignorées : « Ces secours pécuniaires, dit M. de Vegobre, que les protestante français recevaient des étrangers, n’ont jamais été accompagnés, à l’époque même des guerres les plus animées, d’aucune réquisition, d’aucune offre, d’aucune mention, en un mot, de services politiques que les protestants de France pouvaient, par leur position, rendre aux ennemis de l’État, ou simplement aux étrangers.

C’est ce que j’atteste ; affirmation que je me plais à opposer à quelques insinuations contraires. » (De Vegobre. Mss. 1835.) Nous consignons ces faits avec empressement, sans toutefois pouvoir supprimer ici cette simple observation, que si les églises du désert étaient réduites, pour donner une sage éducation à leurs jeunes ministres, à profiter des dons de leurs frères hors de France, et des étrangers même, la faute en était aux barbares édits qui les privaient de tout moyen de former leur jeune clergé, et qui bien souvent, avec des peines de mort et de galères, frappaient les fidèles d’amendes et de confiscations méthodiques. Un séminaire national français, établi hors de France, et soutenu par une générosité étrangère, était la conséquence à la fois monstrueuse et légitime des édits de Louis XIV. Si la position eut quelque chose de déplorable et de faux, il dépendait des persécuteurs de la redresser. Mais nous verrons combien les pas de la tolérance gouvernementale furent difficiles et lents. En attendant que nous arrivions à cette époque meilleure de notre sujet, nous n’avons pu nous refuser de tracer cette esquisse anticipée de l’organisation et des succès d’un établissement si précieux aux églises du désert, et dont elles furent redevables au zèle et à la prévoyance du pasteur Antoine Court et de ses collègues.



  1. Copie faite sur l’original d’une lettre de M. Antoine Court, ministre du désert, adressée du désert en Languedoc, à son ami M. Duplan. Juillet 1728. (Mss de Végobre.)
  2. Terme languedocien ; district ou ravin inculte et écarté.
  3. Il serait fort possible que plusieurs personnes aujourd’hui ne comprissent plus ce terme d’une théologie un peu ancienne, qui fait allusion à ce docteur de la loi et pharisien, dont parle saint Jean, à ce Nicodème, qui, convaincu par les miracles du Christ, n’osait cependant le suivre ouvertement, et ne venait le trouver que de nuit. « Le nom de Nicodème sert à désigner la foi qui se cache, faiblesse dont il a donné le premier exemple et qui n’a trouvé que trop d’imitateurs. Faire un secret de sa croyance est une sorte de mensonge d’autant plus coupable qu’il est de tous les moments. Quiconque croit, doit professer sa croyance, ou sa foi ne compte pas. » Biographie sacrée, par A. Coquerel, pasteur de l’église réformée de Paris, p. 432. Sans doute le pasteur Antoine Court avait une idée pareille du Nicodémisme lorsqu’il flétrit de cette sorte la prudence des tiédes.
  4. Voy. Pièc. justif. no iv le tableau général de cette tournée, extrait de nos pièces, à l’aide duquel on pourra suivre cette expédition du pasteur du désert, sur la carte du Languedoc.
  5. William Wake, savant théologien anglais, homme conciliant et plein de douceur, fut promu, en 1716, au siège archiépiscopal de Cantorbéry. Ce fut lui qui essaya, de concert avec le savant docteur en Sorbonne, Dupin, de mener à fin l’impossible projet de la fusion entre les églises anglicanes et romaines. Il avait accompagné à Versailles comme chapelain l’envoyé extraordinaire, lord Preston, en 1682 ; il put juger les mesures préparatoires à la révocation de l’édit de Nantes, et ce fut dans ce spectacle qu’il puisa sans doute l’intérêt pour les protestants français, qu’il montra plus tard au pasteur Court.
  6. Le pasteur Étienne Arnaud, condamné au gibet et exécuté à Alais, le 22 janvier 1718, sous la régence de Philippe d’Orléans.
  7. Le professeur Polier, père de Mme de Montolieu, auteur de l’article Messie, de l’Encyclopédie.
  8. Dans les dernières années de l’existence du séminaire français de Lausanne, on doit citer les professeurs Samuel Secretan, ancien doyen ; Frédéric Bugnon ; Daniel Levade, pendant trente ans professeur de théologie et de morale ; E. A. Chavannes, mort en 1800, professeur pendant quinze années ; le ministre Verrey-Francillon, ancien doyen ; C. F. Chavannes-Bugnon, professeur pendant quinze ans. Les jeunes séminaristes français à Lausanne recevaient dans l’origine, du comité de Genève, 24 liv. suisses par mois (35 fr.). Quant au nombre total des étudiants admis depuis la fondation, M. de Végobre estimait ce nombre à environ cent ministres, qui seraient sortis du séminaire, de 1740 à 1809 ; chiffre qui s’accorde assez bien avec les listes que nos pièces fournissent sur le personnel des églises pendant le xviiie siècle. Le pasteur et professeur C.-F. Chavannes estimait avoir vu cent jeunes gens pendant les quinze années de son professorat ; ce qui aurait fourni une consécration de sept sujets par an pour les églises du désert ; mais nous croyons ce dernier chiffre au-dessus de la vérité. (Lett. du prof. Chav. Bug., mss, 1835.)
  9. Discours à lire au Conseil en présence du roi, par un ministre patriote, sur le projet d’accorder l’état civil aux protestants. 1787, p. 154, ouvrage où tous les arguments en faveur de l’intolérance sont reproduits avec une logique perfide, attribué à l’abbé Lenfant, qui périt si malheureusement sous les coups des assassins des prisons, en septembre 1792. Ce jésuite, comptant l’existence du séminaire de Lausanne au nombre de ses griefs contre les protestants français, avait pris des informations sur cet établissement redoutable auprès d’un confident de l’évêque de Lausanne, de Lentzbourg. « C’est un secret dont je n’avais jamais ouï parler, dit le prélat, et je ne puis comprendre comment il est venu à votre connaissance. Ce n’est apparemment que le bon Dieu qui l’a fait parvenir jusqu’à vous pour le bien de la religion. » Voici maintenant les découvertes de l’évêque, qu’il transmet au père Lenfant ; on y verra un tableau assez exact du séminaire de Lausanne. « Il existe à Lausanne un séminaire distinct en tous points de l’Académie qui est pour les Suisses. Là se trouvent vingt ou vingt-quatre Français protestants, qui doivent avoir des églises dans leur pays. Ils y restent trois ans, font des cours de morale, philosophie, théologie, Écriture sainte, sous des professeurs distincts de ceux de l’Académie, sans en porter le titre. Les uns sont consacrés par ces maîtres en chambres privées ; les autres, après avoir été examinés et après avoir obtenu un acte de capacité, surtout les Languedociens, retournent chez eux et sont consacrés et prennent les ordres des mains mêmes du Synode de la province. Un comité de sept à huit personnes, laïcs et ecclésiastiques, souvent les plus comme il faut de la ville de Lausanne, soignent les personnes, mœurs, intérêts de ces jeunes gens, les placent eux-mêmes en diverses pensions, et leur donnent environ 40 ou 36 livres de France par mois. Ils ne disent point d’où ils tirent tous ces fonds et gardent un profond secret. M. de B, (Bottens), qui en était jadis chef, dit un jour à un de ces jeunes Français, qui lui demandait d’où provenait cet argent : Que vous importe, pourvu que vous l’ayez régulièrement ? Voilà quelques renseignements sur cet établissement auquel la France réformée doit peut-être plus de deux cents pasteurs, et qui est à Lausanne sans nulle approbation ni protection du canton, qui ne s’en mêle point, n’en demande aucun compte et est censé en ignorer l’existence. » Conçoit-on que le jésuite Lenfant ait déduit de cette confidence la conclusion, qu’il ne fallait point souffrir en France de sujets protestants, ni à plus forte raison des séminaires français ?