Histoire des églises du désert/tome 1/Livre 1/4

Texte établi par Librairie Ab. Cherbuliez et Cie (1p. 115-143).


CHAPITRE IV.


Situation des Églises sous la régence d’Orléans. — Projets pour l’abolition des
lois pénales et le rappel des fugitifs.


Il n’est point facile de pénétrer les secrets de la politique du régent touchant les réformés de France, qui avaient salué son élévation comme l’aurore de leur délivrance. Les protestants français, fatigués, comme toutes les autres classes de citoyens, de l’interminable durée d’un règne dont tant de désastres avaient déshonoré les derniers jours, avaient souffert bien plus encore que le reste de leurs compatriotes des persécutions violentes, que l’empire des prêtres et des dévotes n’avait cesser de fomenter contre eux. Lorsqu’ils virent Louis XIV expirer en dissimulant jusqu’au dernier moment avec son neveu, le futur régent[1] ; lorsqu’ils virent le peuple couvrir les statues du grand roi des vengeances tardives de sa justice, et insulter à son convoi par des outrages ignobles ; lorsqu’ils virent surtout la cour des pairs et le parlement écouter à peine la lecture d’un testament rédigé avec tant d’artifice, et le casser « avec moins de formalités qu’on n’en eût mis à dissoudre la ferme d’un arpent de terre » (Lemontey) ; lorsqu’ils virent la faveur du peuple saluer Philippe d’un enthousiasme égal aux défiances populaires envers le feu roi : alors ils purent espérer que le changement s’étendrait jusqu’aux lois cruelles qui pesaient sur eux, et que la révocation de l’édit de Nantes serait annulée en même temps que les dernières volontés de son auteur. Ces espérances étaient beaucoup trop hâtives. Georges Ier, dont la cour devait bientôt s’allier si étroitement à celle de France, ne fit aucune démarche officieuse pour ses frères persécutés, et même son ambassadeur, lord Stairs, blessa le régent par le faste de son insolence diplomatique.

L’indifférence que le roi d’Angleterre, Georges Ier, montra pour le sort des réformés français aurait pu cependant être combattue par des raisons personnelles et pour ainsi dire de famille. Il était descendant de réfugié. La duchesse de Zell était fille d’Alexandre Desmiers, seigneur d’Olbreuse, gentilhomme du Poitou, protestant, qui sortit du royaume à la révocation de l’édit de Nantes, passa en Allemagne, et s’établit en Brandebourg, où sa fille fut fille d’honneur de l’électrice duchesse de Zell. Georges-Guillaume, frère du premier mari de cette électrice, qui était Charles-Louis, duc de Zell, devint amoureux de la fille d’honneur et l’épousa. Il mourut en 1703 et elle en 1722, ne laissant qu’une fille mariée en 1682 à son cousin germain Georges-Louis, duc de Hanovre, électeur et successeur de la reine Anne à la couronne d’Angleterre, dont le fils fut Georges Ier. Tels sont 1722.les curieux détails que Saint-Simon nous a conservés (Mém., t. xx, p. 216), et on peut l’en croire dans ses manies généalogiques. Mais, pour ainsi dire, ce rapport de parenté avec leur cause ne les servit point. Des influences domestiques et internes furent plus puissantes. Cependant le petit Louis XV, 1715.
12 septemb.
âgé de cinq ans, enfant maladif et débile, confirma, dans un lit de justice, le pouvoir du régent, qui s’occupa bientôt à tarir la source des dilapidations du grand règne. Il méprisa les censures du clergé tonnant contre les ennemis des jésuites. Il délivra les exilés et les prisonniers jansénistes, sans délivrer toutefois tous les galériens des églises, martyrs plus obscurs peut-être, mais non moins innocents. Enfin il y eut réaction contre les jésuites qui triomphaient depuis si longtemps. Le père LeTellier, instigateur de tant de mesures cruelles contre les huguenots, ne survécut pas longtemps à son exil et à l’octroi dédaigneux d’une pension de six mille livres par le régent. Le cardinal de Noailles, haï de Rome comme janséniste, fut nommé président du conseil de conscience. L’austère d’Aguesseau eut les sceaux de France, quoique gallican prononcé. Le duc de Noailles, ennemi des jésuites, devint de fait premier ministre. Le régent tint à honneur de faire paraître le Télémaque proscrit par Louis XIV, comme plus tard il s’honora en plaçant au grand jour le chef d’œuvre d’Athalie. En un mot l’influence sacerdotale parut disparaître du timon de l’État, et le caractère privé du régent semblait une garantie plus que suffisante contre la restauration du confessionnal. Tout paraissait donc servir les vœux des protestants opprimés. Mais mille projets et des plus graves, fâcheux héritage du grand règne, vinrent donner une tout autre direction aux idées de la régence. La refonte générale des espèces, la revue critique de tous les billets publics, l’inquisition financière des chambres de justice frappant sur les enrichis, plongèrent l’État dans mille embarras de détail, qui firent perdre de vue des réformes plus urgentes et plus faisables. Bientôt l’agiotage effréné du système financier de Law, à la tête duquel le régent s’était jeté en prince aventurier, se mit à la place de l’esprit dévot et hautain de Louis XIV.

La politique extérieure de la cour de France prit à la même époque un caractère qui aurait pu exercer quelque influence sur le sort des protestants. Le régent avait accueilli avec foule de pompeux honneurs le fondateur schismatique de la civilisation d’un grand peuple, ce czar Pierre, qui, après avoir fait sonder pendant trois ans et à Rome même l’esprit du Vatican, renonça pour toujours à se faire catholique en disant « qu’il voulait être maître chez lui. » « Tels sont les biens que les papes et leur cour font à l’Église, » remarque Saint-Simon[2]. Le roi d’Espagne, Philippe V, séduit par la prière que lui transmit la main mourante de son aïeul Louis XIV, partagea l’une des plus grandes fautes du vieux monarque, en se déclarant en faveur de Jacques III, héritier légitime et détrôné de la couronne d’Angleterre. La mère du prétendant, qui tenait encore une cour intrigante et dévote à Saint-Germain, et le parti jacobite anglais, mirent tout en œuvre pour entraîner Philippe d’Orléans vers la même politique. Les jacobites anglais ne dédaignèrent pas d’envoyer au régent une dame d’une rare beauté pour appuyer leur diplomatie (Lemontey, t. I, p. 90). Le régent aima mieux profiter de ces influences que de leur céder, et après quelques mois d’une marche douteuse, il prit la plus sage mesure, par les conseils du plus fou des ministres ; Dubois courut à La Haye, et arrangea, dans une taverne hollandaise, avec le lord Stanhope, à la1716.
24 août.

1717.
4 janvier.
lueur d’une mauvaise lampe, et à la suite d’une conversation aiguisée des mots les plus piquants, les articles du traité de la triple alliance, qui changea la face politique de l’Europe, défit l’alliance du pacte de famille, garantit la succession protestante à la couronne d’Angleterre, et eut pour résultat l’expulsion des Jacobites de Paris, et l’ordre intimé par le régent à Jacques III de passer les Alpes. Au moins dans cette circonstance, il faut reconnaître que le futur cardinal préféra les intérêts de son pays à ceux de Rome.

On voit ainsi qu’une alliance intime avec la première puissance protestante de l’Europe fut la mesure politique la plus décidée du commencement de la régence ; mais, pour compléter l’attente des protestants français, il fallait que la cour de Versailles se brouillât ouvertement avec le cabinet semi-monastique de l’Escurial. C’est ce qui ne tarda pas à survenir par les rêves belliqueux du cardinal Alberoni,1718.
2 août.
qui décidèrent le régent à signer le traité de la quadruple alliance, où la France, l’Angleterre, la Hollande et l’Empire, si longtemps divisés, se réunirent contre le cabinet de Madrid. Ces grands bouleversements diplomatiques se tramaient par deux prêtres, l’un, Dubois, les scella pour défendre son maître et son élévation ; l’autre, Alberoni, les rendit nécessaires par ses artifices provocateurs : mais finalement les stratagèmes guerriers du cardinal durent céder aux finesses prudentes de l’abbé. D’ailleurs le récent plein d’insouciance et incapable de réaliser la moindre amélioration qui eût coulé à sa paresse, laissait aller les lois fiscales contre les protestants. En vain M. de Laforêt, gentilhomme français réfugié, au service de Hanovre, appuyé de tout le crédit de l’Angleterre, réclama-t-il ses biens injustement ravis[3] ; le régent ne put empêcher que sa requête ne fût annulée au conseil de régence. En cette même année, le farouche Lamoignon de Baville, dont le gouvernement pesait depuis trente ans sur la province du Languedoc « dont il était la terreur et l’horreur[4], » fut rappelé à Paris, après avoir vu sans doute poindre le rétablissement d’un culte qui avait lassé ses rigueurs. Cet homme cruel, retiré en soi-même, atteint d’une surdité absolue, passa le reste de sa carrière, sans remords, dans une solitude presque complète. En lisant la série continuelle et atroce des supplices ordonnés par cet intendant en Languedoc, et le sang-froid inouï avec lequel il gouverna par les roues, les gibets, et même les bûchers, assistant lui-même souvent à la question des prisonniers, on ne trouve, dans les temps modernes, que la nature de Fouquier-Tinville qui puisse être comparée à la sienne par le calme et la tenue parfaite d’esprit au milieu de supplices journaliers. Le don de la sérénité dans le sang ne fut peut-être jamais porté aussi loin.

Une autre circonstance, au premier abord bien futile, vint donner au gouvernement du régent une couleur assez inquiétante pour les réformés du royaume. Le financier Jean Law était fils d’un presbytérien écossais. Ce fut cet homme d’un esprit hardi, qui fit de l’agiotage une théorie sublime, et qui parvint à persuader au régent qu’il réussirait à combler le gouffre du déficit de Louis XIV, en aidant les revenus chanceux de l’État par les bénéfices chimériques d’un commerce dans le Nouveau-Monde. Nous n’avons pas à juger ici ses opérations financières, qui finirent par des confiscations méthodiques. Mais l’esprit dévot de la cour perça jusque dans les préliminaires de cette vaste banqueroute. Nous laisserons Saint-Simon nous apprendre comment on leva les difficultés. Il fallut écarter les deux obstacles d’étranger et d’hérétique, « Pour cela il fallut trouver un convertisseur, qui n’y prît pas garde de si près. L’abbé Dubois l’avait tout trouvé pour ainsi dire dans sa poche. C’était l’abbé Tencin, que le diable a poussé depuis à une si étonnante fortune, tant il est vrai qu’il sort quelquefois de ses règles ordinaires pour bien récompenser les siens. » (Saint-Simon, tome xviii, page 2.)

La sœur de l’abbé de Tencin, professe des religieuses de Montfleury, près de Grenoble, avait secondé et appuyé toutes les intrigues de son frère, et avait obtenu du pape un changement d’état. Elle devint chanoinesse, et ensuite maîtresse de l’abbé Dubois. Elle ne négligea pas de s’acquérir Law, par les spéculations duquel elle fit gorger d’or le futur cardinal son frère. « Ils en étaient là quand il fut question de ramener au giron de l’Église un protestant ou anglican ; car lui-même ne savait guère ce qu’il était. On peut juger que l’œuvre ne fut pas difficile, mais ils eurent le sens de la faire et de la consommer en secret, de sorte que ce fut quelque temps un problème, et qu’ils sauvèrent par ce moyen les bienséances du temps de l’instruction et de la persuasion, et une partie du scandale et du ridicule d’une telle conversion opérée par un tel convertisseur. » Voilà des tableaux qu’on ne se lasse pas de citer.

Il ne faudrait point penser toutefois que la position des réformés, leur sort, les rigueurs de la législation qui les opprimait, et les moyens de la faire cesser, n’eussent pas été pris en sérieuse considération par le régent. Ce prince éclairé concevait mille projets utiles que sa faiblesse et sa soumission aux influences d’autrui rendaient absolument stériles. Saint-Simon nous a encore conservé des détails, aussi curieux que naïfs, concernant les vues de Philippe d’Orléans à l’égard des réformés et de tous ceux qu’on enveloppait sous le titre général de nouveaux convertis. Dès la première année de la régence, un assez grand nombre de protestants avaient quitté l’étranger et étaient venus grossir le nombre de ceux qui voulaient braver les persécutions de l’intérieur. Comptant sur la tolérance, ou au moins sur un relâchement marqué dans les mesures d’oppression religieuse, ils avaient formé des assemblées considérables en Poitou, en Saintonge, en Guyenne et dans le Languedoc. Les troupes dissipèrent celles de la Guyenne, et le récit de l’expédition, transmis au conseil, fut grossi d’une circonstance sans nul doute inventée. On rapporta que les huguenots avaient été surpris sans armes, mais que des charrettes chargées de fusils avaient été saisies dans les environs. On découvrit qu’à Paris même, vers le bout du faubourg Saint-Antoine, les protestants se réunissaient pendant la nuit. D’un autre côté, le régent voyait journellement évoquer au Conseil une foule d’arrêts, souvent contradictoires, dont la confusion provenait de la complication même des édits et déclarations qui les avaient motivés. Il devenait sensible qu’il était impossible de statuer sur des matières régies par des lois confuses, d’où dépendait cependant la validité des actes les plus importants de la vie civile de beaucoup de Français. « Enfin, dit Saint-Simon, il n’y avait que le roi qui pût s’interpréter soi-même dans ces diverses contradictions[5]. » Le régent, ennuyé de tous les embarras de procédure, et peut-être aussi troublé par un état de choses qui blessait son équité naturelle, en parla à son ami et confident intime Saint-Simon. Les conseils du duc furent loin de répondre aux équitables intentions de son maître. Philippe lui parla de la cruauté avec laquelle le feu roi avait traité les huguenots, de la faute de la révocation de l’édit de Nantes, du préjudice immense que l’État en avait souffert dans sa population, dans son commerce, dans les haines qu’il s’était attirées ; il appuya sur la situation d’appauvrissement et de ruine où Louis XIV avait laissé le royaume, et sur « le gain de peuple, d’arts, d’argent et de commerce » qui suivrait la rentrée des huguenots. Enfin il finit par proposer nettement leur rappel. C’était une mesure beaucoup trop hardie et trop forte pour que le régent pût s’y tenir. Aussi les malfaisantes remontrances de Saint-Simon ne tardèrent pas à le faire changer d’avis, ou au moins à lui faire oublier sa première idée. Profitant « de l’heureuse et sage timidité » de Philippe, le duc sut habilement accumuler devant lui tous les vieux sophismes et tous les fantômes surannés, qui avaient sans cesse présidé aux persécutions des protestants de France. Il représenta les guerres civiles dont les huguenots avaient été cause ; il se récria sur la position des sujets qui se donnaient le droit de ne l’être qu’en partie, qui prétendaient avoir des places de sûreté, des garnisons, des subsides, un gouvernement particulier, organisé, républicain, des cours de justice érigées » exprès pour leurs affaires, des chefs élus par eux, des correspondances étrangères, des députés à la cour, et qui en un mot formaient un État dans un État. Il insista sur les soins multipliés que s’était donné Louis XIII pour abattre cette hydre sans cesse renaissante, et sur les succès qu’ils avaient eus et qui avaient mis le feu roi en état de s’en délivrer et pour jamais. Il pria le régent de réfléchir qu’il n’était pas besoin de raisonner sur le danger de changer la douce et paisible position des affaires, en une mesure dont les suites pouvaient tout troubler, et que le feu roi avait repoussée alors même que les coalisés la lui proposaient comme unique moyen de mettre des bornes à leurs conquêtes et de finir une guerre que ce monarque n’avait aucun moyen de soutenir. Il ajouta qu’après la triste et cruelle expérience que les huguenots avait faite de l’abattement de leur puissance, des rigoureux traitements qui l’avaient suivie et qui duraient encore, il ne fallait pas s’attendre qu’ils s’exposassent à revenir sans prendre de fortes précautions, qui ne pouvaient qu’être les mêmes que celles qui avaient troublé cinq règnes.

À toutes ces raisons politiques, il en mêla d’autres d’une couleur commerciale, bien plus étranges encore ; il soutint que ces hommes, ce commerce, cet argent, dont le rappel des proscrits semblerait devoir enrichir le royaume, « seraient hommes, argent, et commerce, ennemis et contre le royaume », et que cette faute incomparable et irréparable rendrait pour toujours les puissances maritimes et les autres protestants de l’Europe maîtres et arbitres du sort de la France au dedans et au dehors. La conclusion de tous ces raisonnements fut que, puisque, suivant Saint-Simon, Louis XIV avait fait la faute beaucoup plus dans la manière de l’exécution que dans la chose même, puisque l’Europe s’y était accoutumée, et les protestants hors de toute raisonnable espérance là-dessus, il fallait bien se garder d’aller de gaieté de cœur, et dans un temps de régence, s’embarquer dans les malheurs certains et sans ressource qui plusieurs fois avaient failli bouleverser la France. Le succès de ces conseils fut tel, qu’il ne fut plus question du rappel des huguenots, et que l’on résolut de ne se point départir de ce que le feu roi avait statué, « autant que les contradictions et quelques impossibilités effectives de ses ordonnances en rendaient l’exécution possible[6]. » Ainsi des projets de sage tolérance et de lucrative pacification furent étouffés dans leur germe. Ainsi, lorsque la vérité se glisse dans le cœur d’un prince, il se trouve toujours à ses côtés un courtisan pour l’éteindre.

Cependant il n’est guère permis de douter que saint Simon ne fût de bonne foi en adressant ses conseils au régent ; son avis mérite de l’attention, comme nous initiant à ces défiances et à ces erreurs que les gens de cour nourrissaient alors contre les réformés, et dont la tradition, continuée durant presque tout ce siècle, retarda si longtemps des mesures réparatrices qui étaient dans l’intérêt de tous. Si ce duc, infatué de ses prétentions de pairie et si gonflé de mépris pour la robe comme pour le tiers état, n’eût pas été d’une robuste ignorance sur la position et les vœux des églises, il aurait su qu’elles étaient fort loin, alors même qu’on eût rappelé tous les exilés, de demander des places fortes, des privilèges, des troupes ou des tribunaux mixtes. De telles idées ne percent dans aucune de leurs requêtes. Loin d’exiger autant, il n’est pas douteux qu’elles se fussent montrées reconnaissantes de la restauration de leur état civil, de l’adoucissement du code cruel qui les opprimait, et qu’elles se fussent contentées de la tolérance même la plus exiguë. C’est ce qui ressort le plus clairement de toutes leurs suppliques. Pourquoi donc ce conseiller funeste est-il allé remuer devant son maître les cendres à jamais éteintes de la ligue de La Rochelle. Quelques considérations étrangères expliquent jusqu’à un certain point son avis. Le régent était alors occupé à resserrer son alliance avec l’Angleterre et avec la Hollande, puissances protestantes qui s’intéressaient à leurs coreligionnaires, et qui s’étaient rendues favorables, sous ce point de vue, les autres ministres influents, le duc de Noailles, l’abbé Dubois et le secrétaire Canillac. Lord Stairs, l’ambassadeur d’Angleterre, paraît avoir un peu manœuvré en ce sens. Mais la nouvelle ligne politique que la France s’était tracée, et qui la rapprochait intimement des puissances protestantes, excite constamment la bile de l’irascible Saint-Simon. Par orgueil aristocratique, il était jacobite violent ; loin d’approuver des alliances dont 1716.la condition première était l’abandon des droits de Jacques iii au trône d’Angleterre, il déclara même que le rôle de la France eût été de tâcher d’opérer le renvoi de la maison d’Hanovre en Allemagne. Il faut ajouter que les conseillers du traité de la triple alliance qui se préparait alors, Dubois et Canillac, lui étaient odieux, comme bafouant ses intrigues obstinées en faveur de la pairie et des puérilités du bonnet, et le duc de Noailles, comme s’étant ostensiblement rapproché du parlement. Sa haine contre ce renégat de l’étiquette ducale allait jusqu’à la rage. Ces causes diverses obscurcirent un esprit d’ailleurs habile à saisir les véritables raisons d’état, et lui firent remporter la plus déplorable victoire sur les intentions droites de Philippe d’Orléans. Il est d’ailleurs plus que probable que ni l’Angleterre ni la Hollande n’agissaient sérieusement en appuyant un rappel des réfugiés, qui les eût exposées à se dessaisir de tant de richesses industrielles au profit de la France. On voit donc que les menées de cour, comme les influences diplomatiques, se réunirent contre un projet d’une si évidente justice. Il eût autrement honoré l’administration du régent que le fol achat du gros diamant, que Saint-Simon recommanda si éloquemment à son maître, et qu’il obtint de sa prodigalité. Ces tristes avis des courtisans de la régence portèrent des fruits déplorables. À la même époque, et peut-être immédiatement après la réfutation de la tolérance du duc d’Orléans par ses favoris, il parut une déclaration ainsi conçue : « Sa Majesté, informée que quelques particuliers nouveaux convertis, s’étant imaginé sans fondement que les assemblées pouvaient être permises entre eux, pourvu que l’on n’y portât point d’armes, en ont tenu quelques-unes au préjudice des ordonnances rendues à cet égard, et voulant sur cela faire savoir ses intentions et les détromper des idées chimériques que des esprits mal intentionnés leur ont suggérées, de l’avis de M. le duc d’Orléans, régent, a déclaré que les édits rendus sur le fait des assemblées des nouveaux convertis soient ponctuellement exécutés, fait défense à toutes personnes de se trouver à aucune, sous peine d’être punies. » Paris, 16 mai 1716. (Placard ; mss. Fab., Lic.) Nous ne devons pas passer sous silence une autre mesure de la régence de Philippe, mesure par suite de laquelle on se fût attendu à quelque résultat favorable ou au moins à quelque adoucissement dans la législation à l’égard des protestants. D’Aguesseau, fils du conseiller, ancien intendant du Languedoc, après avoir été avocat-général au parlement de Paris à vingt-deux ans, et procureur-général à trente-deux ans, fut nommé par le régent, chancelier et garde des sceaux. Sa pénétration, son éloquence, l’austérité de ses mœurs, un esprit orné et profond joint à la pratique d’une vertu incorruptible, l’indiquèrent à ce poste éminent qu’il occupa pendant près de quarante années. D’où vient donc qu’un tel magistrat tenant les sceaux, les édits les plus intolérants et les plus inexécutables n’aient pas cessé d’être appliqués contre les protestants pendant toute la durée de sa charge ? La contradiction s’explique quand on songe que d’Aguesseau, en secret attaché aux doctrines jansénistes, et animé d’un esprit parlementaire prononcé, portait jusqu’au scrupule l’amour des formes légales. Des traditions de robe, un long séjour au parquet, un respect poussé jusqu’à l’adoration pour la mémoire de son père le conseiller, l’avaient pénétré d’engouement pour la législation fondamentale, basée sur le fait de la non-existence des protestants dans le royaume. Il était sans cesse porté à appliquer sur ce point cette maxime janséniste ; savoir, que le fait extérieur des sacrements suffisait, et qu’il devait être interdit aux prêtres de pénétrer dans le for intérieur et de sonder les consciences. Il est bien probable que cet homme juste autant que droit, pensa que les réformés, au prix de quelques actes extérieurs, rentreraient par le fait dans l’exercice de leurs droits religieux, et qu’administrés par les lois comme catholiques, ils n’en resteraient pas moins protestants au fond de la conscience, où nulle recherche ne pourrait les troubler. On découvre ici clairement le mélange des lumières de palais et des convictions jansénistes ; tout cela se passait dans l’âme de ce grand magistrat avec le sentiment d’équité le plus inviolable. Mais il ne prévit point que les réformés, pas plus qu’une forte partie du clergé catholique, ne consentiraient qu’avec répugnance à se plier à ces accommodements. Aussi l’entreprise ne porta que de mauvais fruits. Nous verrons de bien nombreux exemples de la malfaisante influence qu’exerça le jansénisme parlementaire contre les protestants, dont les intérêts eussent semblé devoir rester bien en dehors de ses débats.

Ainsi en résumant tous ces faits, on ne voit pas comment les événements politiques et administratifs des premières années de la régence purent exercer une influence un peu sentie sur le sort des protestants. La misérable querelle des ducs et pairs avec le Parlement, où la plus puérile vanité anima jusqu’au fanatisme les prétentions de l’étiquette de cour, ne put même effleurer leurs intérêts. La question de la destitution honorifique des princes légitimés eut des suites plus graves et plus lointaines. Les fils de Mme de Montespan, dont l’aîné, le duc du Maine, avait cependant épousé la princesse Bénédicte de Condé, privés de tous privilèges de princes du sang, réduits au simple rang de leur pairie, achevèrent, par leur abaissement, la destruction du testament de Louis XIV. Ce coup hardi, dans lequel la morale s’étonna d’être du côté du régent et de l’abbé Dubois, fut frappé pour complaire au « fanatisme ducal » de Saint-Simon, pour satisfaire la jalousie légitime du duc de Bourbon et faire passer sous sa direction inepte l’éducation de Louis XV, et surtout pour ruiner les intrigues d’Albéroni, qui fomentait chez le parti des légitimés et dans les mystères poétiques et voluptueux de la cour de Sceaux et de la duchesse du Maine, un foyer sans cesse renaissant d’intrigues où éclatait une méchanceté impuissante, mais tracassière. Les résultats de ce coup d’état de famille furent fort importants, non à cause de cette autre intrigue dite la conspiration de Cellamare, où l’habile Dubois ourdit un complot sérieux sur un fonds de ressentiment de femme et de vanité blessée, mais parce que la disgrâce des légitimés prépara la rupture avec l’Espagne, et disposa de loin la chute d’Albéroni, qui représentait l’influence catholique en Europe. D’autres mesures marchaient de front avec celle-ci, et ne furent pas sans influence sur le sort futur des protestants.

Les querelles des jansénistes renaissaient de toutes parts, et le régent se vit réduit à se mêler de théologie, en ordonnant vainement le silence à d’aussi obstinés sectaires. Voulant avant tout la paix, et désirant en même temps effacer la couleur de parti qu’il avait paru prendre en s’entourant des amis des appelants, tels que le cardinal de Noailles et d’Aguesseau, il résolut d’en finir, et il choisit le parti qui ne termine jamais rien, c’est-à-dire, les négociations avec Rome. On vit Philippe d’Orléans faire alterner dans le Palais-Royal des conférences théologiques de pacification sur les affaires de la grâce et de la bulle avec des réunions d’un tout autre genre, qui soulevaient les sarcasmes populaires contre ce cynique palais, et allumaient les représailles de calomnies dont La Grange Chancel noircit ses vers. Tout se termina par l’injonction de se taire adressée à tous les partis : « J’ai pitié du prince, dit Lemontey, qui demande le repos et qui prescrit le silence à une église dont le prosélytisme est le premier devoir, dont l’intolérance a fait la fortune, et dont le nom d’église universelle ou catholique est une hostilité permanente » (Hist. de la rég., ch. vi). Aussi les jansénistes, entrant avec ardeur dans la réaction anti-moliniste, firent agir la Sorbonne ; les docteurs, comme pour expier les violences de leurs devanciers contre le grand Arnauld, accueillirent avec enthousiasme l’appel1717.
5 mars.
de quatre évêques contre la bulle. Ces prélats étaient MM. de Mirepoix, de Sénez, de Montpellier, et de L’Angle, ou autrement, les évêques de La Broue, Soanen, Colbert, et de L’Aigle. Le régent se jeta au milieu des combattants et cassa leur appel. Rome effrayée suspendit l’expédition de toute bulle d’institution mais céda bientôt au premier bruit de la colère sérieuse de la cour de France. Le Parlement, dont l’appui ne manquait jamais au parti janséniste, et qui embarrassait à tort ou à raison toutes les mesures financières arrêtées par la régence, fut frappé du même coup qui atteignit les princes légitimés ; un lit de justice supprima ses remontrances, et le capitaine des gardes saisit plusieurs de ses conseillers ; enfin, dans ce retour aux maximes d’état de Louis XIV, les Conseils, où la haute aristocratie gouvernait avec le régent, furent dissous, et les affaires furent remises comme autrefois à des ministres, plutôt les commis que les conseillers du prince. Ce changement ne fut pas sans effet sur les intérêts des protestants ; car si les Conseils eussent existé sous le ministère du duc de Bourbon, il n’eût pu sans doute promulguer le code cruel de 1724 avec une si malfaisante légèreté.

Enfin, la guerre, fomentée par l’obscure intrigue du prince de Cellamare contre le régent, et plus encore par les conseils intéressés de l’Angleterre, éclata contre l’Espagne. On vit le jeune prince de Conti, qui plus tard négocia sourdement avec les protestants de France, envahir, à la tête de quarante mille Français, les états du petit-fils de Louis XIV ; position non moins bizarre que celle du maréchal de Berwick, qui marchait aussi contre les armées où s’était réfugié le prétendant Jacques III, comme lui du sang des Stuarts, et même son frère naturel. L’Espagne fut battue aux Pyrénées et sur l’Océan ; Albéroni tomba au milieu des malédictions du peuple, et Philippe V, délivré de ce cardinal belliqueux, fut contraint de signer la quadruple alliance et de renier la cause catholique du prétendant Jacques. 1720.
17 février
Bientôt la chute du système de Law, dont nous avons raconté l’abjuration, et l’effroyable confusion qui en fut la suite, vint absorber tous les soins de la cour, comme elle déchaîna la cupidité de tous les rangs. D’ailleurs, la réconciliation avec l’Espagne ne présageait rien de bon ; on pouvait craindre qu’elle n’exerçât une influence catholique sur la cour de France. Comme gage de la paix et de l’alliance des deux maisons, la petite infante d’Espagne, âgée de quatre ans, devait épouser Louis XV qui en avait douze. Mlle de Montpensier, fille du régent, future épouse du jeune prince des Asturies, fut échangée avec l’infante, dans l’île des Faisans, à la frontière d’Espagne et de France. L’infante, avant son départ, avait envoyé à Louis XV une ceinture de la Vierge, et ce pudique présent dut passer par les mains de l’abbé Dubois pour être remis au jeune monarque devant les dames des salons du régent ; une église de Versailles ouvrit son sanctuaire à cette solennité hypocrite. Mais l’Espagne, de son côté, offrit à la princesse d’Orléans un joyau de noce mieux assorti aux mœurs d’un catholicisme africain. On arrêta les regards de cette jeune fille sur les flammes d’un auto-da-fé, célébré en grande pompe ; à la même époque, Madrid, Cuença, Tolède, Séville, Grenade, Valladolid, Cordoue, souillèrent leurs murs de nombreux sacrifices humains[7]. La Providence ne permit pas l’accomplissement des alliances préparées sous de tels auspices.

À la même époque, la politique de la cour du régent, dont Dubois était l’âme, n’eut plus qu’un but d’intérêt personnel pour son adroit ministre. Ce fut la grande affaire du chapeau de cardinal. L’histoire a conservé le tableau des préparatifs lointains, des menées infiniment adroites, et des dons prodigieusement coûteux qui lui procurèrent enfin cette dignité si recherchée ; il ne l’obtint qu’après être passé par l’archevêché de Cambrai, dont il reçut le sacre des mains du cardinal de Rohan, des évêques de Tressan et Massillon, comblé en un seul jour de tous les ordres de la prêtrise, comme si l’abondance de telles faveurs en eût déguisé le scandale. Dubois procura à la cour de Rome une satisfaction plus douce encore peut-être que celle de l’or qu’il versait au Vatican. Par un coup d’autorité bien rare dans notre histoire, il institua un Grand Conseil entièrement soumis ; il 1720effraya le faible cardinal de Noailles ; il gagna le Parlement en le rappelant à Paris ; et, grâce à tous ces ressorts, la bulle Unigenitus fut reçue et érigée en loi de l’État, Le parti janséniste se révolta sans succès, et la minorité de cette opinion consciencieuse fut réduite à s’ensevelir dans l’exil prudent d’Utrecht. Dès lors Dubois eut la haute main dans le conclave, et il réussit facilement à faire nommer un cardinal 1721.
8 mai.
16 juillet.
nul, le vieux Conti, à charge par l’élu de lui donner le chapeau, qu’il obtint bientôt ; « le chapeau de Dubois coûta environ huit millions à la France, » dit Lemontey, qui avait compulsé les états de cette dépense simoniaque. De cette nuée de basses intrigues il ne sortit qu’un seul résultat de nature à intéresser le sujet de cette histoire, et ce fut encore une cabale qui le suscita. Le cardinal de Rohan revenait triomphant de Rome, et pour premier honneur il fut appelé au conseil de régence et fut rangé avant les ducs et les maréchaux ; les ducs furieux quittèrent le Conseil, entraînant avec eux le chancelier d’Aguesseau, qui se retira dans sa terre de Fresnes. D’Aguesseau, cédant trop vite à son juste éloignement pour des prêtres indignes de ce titre, dut se repentir d’avoir abandonné les sceaux à Fleuriau d’Armenonville, plus tard ministre trop complaisant du duc de Bourbon. Le vieux duc de Villeroi fut violemment séparé de son royal pupille, et le cardinal Dubois fut déclaré premier ministre, prévoyant le jour où Philippe remettrait au jeune roi la prérogative royale pour se16 février. la faire rendre aussitôt. Bientôt la mort vint interrompre la soif d’ambition de Dubois, qui grandissait avec ses honneurs ; d’ingrats amis de sa fortune jouèrent à ce premier ministre, malade et septuagénaire, le tour cruel de lui renvoyer toutes les affaires sans exception, afin d’assister, hors de tout risque de complot, au plaisir affreux d’une agonie hâtée par un travail dévorant, Le cardinal succomba bientôt. L’histoire1723.
10 août.
politique et impartiale de la France, prenant tout en considération, a disputé non sans succès sa mémoire aux chroniques infâmes où on a tant cherché à l’ensevelir. Le duc d’Orléans suivit de près son2 décembre. favori et son maître dans l’art de gouverner ; sa mort fit passer le premier pouvoir de l’État entre les mains du duc de Bourbon. Nous allons voir que le chef de la maison d’Orléans toléra assez doucement les protestants, tandis qu’au contraire, l’impétueux et opiniâtre représentant des Condé plongea les églises dans de nouveaux désastres. »

Voici donc quels furent les traits généraux de la régence envers les protestants. Lors de son avènement au pouvoir, le duc d’Orléans se vit en présence du code volumineux où les conseillers du feu roi avaient épuisé l’arbitraire le plus raffiné contre les religionnaires. Nous avons vu que la mort de Louis XIV, que l’allégresse qui suivit ses funérailles, que la disgrâce des jésuites, que l’isolement où Mme de Maintenon, leur plus constante ennemie, se vit jetée ; enfin, que l’impatience avec laquelle la nation dépouilla le froc dévot dont le pénitent du P. Letellier avait voulu la couvrir ; enfin que toutes ces circonstances réunies durent faire espérer aux protestants que les jours de la tolérance allaient luire pour eux. Quelques émigrés du Piémont et de la Suisse regagnèrent timidement leurs foyers. Des assemblées religieuses osèrent affronter les édits, dans les quatre provinces où le zèle était le plus fervent, c’est-à-dire dans le Poitou, dans le Dauphiné, dans la Guyenne, et surtout dans le Languedoc. Le régent, qui était personnellement le contraire d’un dévot, ne s’effraya pas sans doute des mouvements de ces communautés impuissantes à troubler l’État ; mais leur renaissance accusait l’impuissance manifeste des convertisseurs. Il n’aurait pu les reconnaître officiellement sans se mettre sur les bras tout le clergé et sans heurter de front toutes les traditions de Louis XIV, si puissantes encore. Il est donc facile de voir qu’une politique élémentaire dut conduire le régent à laisser subsister les édits, tout en adoucissant leurs rigueurs par des instructions secrètes. Ce fut là le sens de son administration. Mais l’esprit de Louvois, continué par le vieux Baville, qui vivait encore au commencement de la régence, guidait les actes et la surveillance des intendants et commandants de provinces. La magistrature, imbue de l’esprit janséniste, continuait à se dédommager de son acharnement contre les ultramontains par son zèle persécuteur de l’hérésie calviniste. Dans cette position des choses, le régent dut corriger plus d’une fois et les ordres des commandants et les arrêts des cours souveraines. Le comte de Médavy, gouverneur de Dauphiné, opposa de nouvelles dragonnades aux premières réunions publiques des réformés. Le duc de Roquelaure couvrit le Languedoc de troupes vigilantes contre les prêches du désert. Le duc de Berwick, voyant les réunions religieuses de Clairac et de Nérac, ne craignit pas de proposer à la cour le massacre des religionnaires ; il fallut que le régent, « tout en approuvant le désarmement et que les prédicants devaient être punis de mort, » réprimât le fanatisme farouche de ce bâtard des rois (Lemontey, Hist. de la rég., chap. xvi). Des ordres de Paris enlevèrent les victimes à la répression sanglante de Berwick pour les remettre au parlement de Bordeaux ; le régent dut encore s’interposer contre les poursuites des magistrats, comme il l’avait fait contre les mesures brutales du vainqueur d’Almanza. « Le comte de Chamilly surpassa dans la Saintonge les fureurs de Berwick ; et il imagina l’expédient atroce de porter la flamme dans les maisons de ceux qui fréquentaient les prêches ; la cour éteignit les torches de cet incendiaire, mais lui abandonna la tête des ministres. » Ces faits, que Lemontey a trouvés dans les registres du conseil de la guerre, sous la régence, de septembre 1715 jusqu’en août 1717, nous peignent fidèlement et l’esprit de l’administration et le courage des églises qui luttaient contre elles, et qui souffraient de l’indulgence du régent presque autant que de la sévérité d’un prince ouvertement fanatique[8].

Cependant les hommes d’état, qui formaient les conseils du régent pour les affaires séculières, ne pouvaient fermer les yeux aux maux de la révocation et à l’idée utile de rappeler les fugitifs dans leur patrie. Cherchant à tourner les édits de Louis XIV par une marche adroite plutôt qu’à les renverser d’un coup, ils communiquaient au régent la pensée de former une colonie de rappelés à Douai, qui aurait pu s’embellir ainsi d’un centre brillant de manufactures et d’industrie. Dans cette ville de refuge pour les bannis, les vieux temples calvinistes eussent relevé leurs sanctuaires. Le midi du royaume, si nouvellement délivré des désastres des Camisards, n’eut point vu les imaginations ardentes de ses contrées réveillées par le retour triomphal de ses confesseurs, et par leur choc contre un clergé dans l’attitude des vaincus. Ces vœux fort sages prenaient naissance dans le conseil de l’intérieur, où le duc d’Antin présidait. Mais à côté de ce comité purement administratif siégeait pour les affaires religieuses le conseil de conscience, présidé par le cardinal de Noailles, et où figuraient l’archevêque de Bordeaux, le chancelier d’Aguesseau, l’abbé Pucelle. Le trop fameux Lavergne de Tressan, évêque de Nantes, en était le secrétaire ; ce prélat aussi persécuteur que roué, préparait dès cette époque ces armes meurtrières qu’il ne montra tout à fait qu’après la mort du prince qui le protégeait. L’influence janséniste dominait ces délibérations, suivant la position où se trouvait la cour vis-à-vis de l’opposition parlementaire. Aussi tout projet de ménagement envers les réformés fut repoussé par ce conseil, en 1717, par l’esprit janséniste, et en 1722 par l’esprit contraire. Dès lors le conseil laïc de l’intérieur, assez indifférent sur le fonds des questions religieuses, et n’osant violenter l’obstiné fanatisme de ces prêtres, qui ne cessèrent pendant tout le cours du siècle de réclamer l’exécution des édits, se vit réduit au rôle de modérateur ; il dut se borner à adoucir des excès dont sa politique méticuleuse n’osait tarir entièrement la source. Les registres le montrent mettant un frein à la police insupportable que s’arrogeaient les curés du Languedoc, les empêchant de casser à leur gré les mariages du désert, et arrêtant les atroces exécutions où les plus viles populaces de France vengeaient sur les cadavres des huguenots leur attachement à une foi proscrite. Cette lutte entre des administrateurs et des prêtres, entre le conseil de l’intérieur et celui de conscience, se prolongea pendant tout le reste du xviiie siècle ; la victoire de l’un ou de l’autre décidait du repos ou du malheur des églises. Cette position donne la clé des mesures si vagues et si futiles que prit la régence en faveur des réformés ; elle explique parfaitement comment les espérances que les églises s’étaient faites du nouveau gouvernement ne purent se réaliser ? Elle motive complètement ce jugement d’un historien impartial, jugement auquel il n’y a rien à ajouter : « S’il s’agissait de juger la part qu’eut la régence dans la destinée des religionnaires, on dirait que manquant de fixité dans ses principes et d’accord entre ses agents, elle fit un peu de bien, un peu plus de mal, et ne répara aucun des maux passés. » (Lemontey.)

Cependant le cardinal Dubois ne les avait point persécutés. Lorsqu’il obtint le chapeau de cardinal qui lui coûta ses trésors et la vie, lorsqu’il se couvrit moribond de cette pourpre de prince de l’église, qui a rendu tant d’hommes d’état esclaves de Rome, sa mort trop prompte l’empêcha d’offrir la proscription redoublée des protestants en hommage au saint-siège. Peut-être même cet esprit habile et posé n’eût-il jamais commis pareille faute d’administration. Vers la fin de la régence, deux influences bien opposées, donnèrent un peu de relâche aux églises ; l’une fut la suite de l’abandon de toute illusion, quant à la protection et à la justice qu’elles avaient espéré du nouveau gouvernement ; l’autre fut la conséquence de l’affreuse peste de Marseille, qui absorbant l’attention de la cour et effrayant la Provence et le Languedoc, agit comme une trêve de mort dans les poursuites d’une si persévérante intolérance. La pitié profonde excitée dans toute l’Europe par ce fléau ne fut nulle part plus profondément sentie que dans les provinces étrangères que la persécution avait peuplées de réfugiés. Un pathétique sermon de Saurin prononcé à La Haye développe les jugements du Dieu des vengeances en la peste qui ravageait l’ancienne patrie de l’orateur. Ce ministre aussi patriote qu’éloquent ne manque pas de faire remarquer, que les populations sur lesquelles le fléau s’appesantissait, étaient les alliés, les frères, les compatriotes des réfugiés, unis avec eux par les liens les plus tendres (Sermon pour le Jeûne de 1720). Une autre peste, qui cette fois avait franchi les cordons, celle du commerce des actions de Law, est également conjurée dans ce discours énergique.

Il est temps de rentrer dans les limites de nos événements domestiques, et de caractériser d’après nos pièces la conduite des églises sous la régence et le sort de leurs premières assemblées. Ces événements furent, les uns, antérieurs aux premiers voyages d’Antoine Court, et les autres furent contemporains de ses tournées. Celles que nous ferons connaître par de longs extraits de ses lettres furent heureuses, et eurent à souffrir non pas des hommes, mais des éléments. D’autres réunions furent moins tranquilles Nous avons vu par les extraits des registres du conseil de la guerre, cités par Lemontey, de quelles dévastations fut accompagnée la dispersion de plusieurs de ces convocations. Ces dernières ayant eu lieu même avant les visites de Court, nous n’avons trouvé dans ses pièces que des renseignements fort incomplets sur elles, d’autant qu’elles précédèrent de longtemps la véritable organisation du culte, et qu’elles suivirent l’époque des événements de l’histoire des Camisards dont A. Court nous a laissé le récit fidèle. Nous devons donc nous borner à donner la sèche énumération contenue dans le manuscrit historique de Rabaut-Dupuis. Les premières assemblées un peu nombreuses et régulières eurent lieu en 1709, après la pacification définitive des bandes qui n’avaient pas voulu suivre Cavalier : les premières eurent pour lieu de rendez-vous Sommières et les environs de Nîmes ; l’une et l’autre furent surprises, et elles entraînèrent de nombreuses condamnations aux galères. L’an 1710, assemblée surprise à Millerines, deux des assistants condamnés à mort et exécutés à Montpellier ; l’an 1712, assemblées à Bordeaux, chez une nommée Debora Phelipeaux, jugement du parlement, du 3 août, condamnant cette personne à faire amende honorable, à être enfermée, et sa maison de Chassardau rasée ; l’an 1713, le 19 septembre, assemblée surprise dans une bergerie près le Cayla, en Languedoc, condamnations aux galères et bergerie démolie ; l’an 1715, mars, assemblée surprise à Vauvert ; l’an 1716, assemblée surprise à Mandagout, dans les Cévennes, plusieurs assistants condamnés aux galères, maison de l’assemblée rasée ; l’an 1717, fusillade d’une assemblée près d’Anduse, femmes capturées et enfermées à Carcassonne et à la tour de Constance ; fin de 1718, plusieurs assemblées en Dauphiné, elles attirèrent dans la province huit compagnies du régiment de Navarre qui y vécurent à discrétion, maisons d’assemblées rasées à Crupies, à Vest et à Besaudun ; l’an 1719, assemblées en Poitou, et, à leur occasion, un grand nombre de personnes arrêtées et condamnées, les unes aux galères, et les autres à mort ; de ce nombre, Joseph Foiseaux et Jacques Chouillet exécutés, l’un à Mougon, et l’autre à Fonmedure ; en 1720, deux cents hommes envoyés contre une assemblée de protestants de Nîmes dans une caverne appelée la Baume de Fades ; il en résulta des condamnations aux galères, et, comme c’était alors le règne des spéculations de Law, une foule de femmes et de filles furent condamnées à être transportées au Mississipi, mesure absurde qui fut bientôt commuée par le régent en un bannissement en Angleterre. L’an 1721, le 22 septembre, assemblées convoquées à Castres et à Saint-Hippolyte, dispersées par la troupe, fusillade[9] ; les prisonniers sont condamnés à servir de fossoyeurs pour enterrer les cadavres à Alais où la peste de Marseille avait étendu ses ravages. Dans cette partie du bas Languedoc, les fureurs du fanatisme se mêlaient au fléau d’une contagion mortelle.

Ces notes fort concises de nos pièces reproduisent toutefois le témoignage des registres de la régence. On y reconnaît les exploits du comte de Médavy, en Dauphiné, du duc de Roquelaure en Languedoc, et du duc de Berwick en Guyenne. On y voit aussi la trace des hauts faits du marquis de Chamilly, ce chef de la noblesse bourguignonne, qui se signala dans la Saintonge et le Poitou en obtenant l’exécution de plusieurs ministres. Cet incendiaire passionné est plus connu du public par l’exaltation un peu érotique de la religieuse des Lettres Portugaises. On voit que ces valeureux hommes de guerre n’hésitaient pas, quoique fort peu dévots, à déployer leur tactique contre des compatriotes dont la religion déplaisait à la cour.



  1. Ce roi, qui, tout en affichant une loyauté altière dans ses relations avec l’Europe, possédait à volonté l’art de la dissimulation, était entouré de courtisans qui le lui rendaient bien. Avant qu’il expirât, les secrets de son testament étaient ceux de toutes ses antichambres ; ses faméliques suivants en cassaient déjà les articles fondamentaux. Le duc de Noailles fit défection le premier pour s’assurer les finances. Le duc de Guiche vendit les gardes française, et Reynolds les gardes suisses. Trois hommes, chargés des bienfaits du roi mourant, trahirent les secrets de son agonie ; c’étaient le maréchal de Villars, celui de Villeroi et le chancelier Voisins. Les confidents étaient dignes du maître. (Voy. Lemontey, Hist. de la rég., tom. I, p. 37-29.)
  2. Mém., ann. 1717.
  3. Saint-Simon, Mémoir., ann. 1717.
  4. Ibid. ann. 1718. Voy., Pièc. justific., no II, une lettre autographe de Baville, lors de son administration de la province qu’il gouverna en maître absolu, de 1685 à 1718, et comme étant « la terreur du Languedoc. » (Mme de Sévigné, Lett. du 2 octobre 1689.)
  5. Mém., ann. 1716.
  6. Mém., ann. 1716.
  7. M. de Maulevrier, envoyé de France à Madrid, pour négocier le double mariage, transmit au régent la note de quelques-uns des jugements rendus par l’inquisition, pendant son séjour. Le sommaire de celles que Lemontey a vues depuis le 7 avril 1720 jusqu’au 22 février 1724, présente un total de cent neuf personnes brûlées (les femmes figurent pour moitié) en moins de quatre ans et dans sept villes seulement. Sous le règne de Philippe V, l’inquisition dévora par le feu, dans la seule Espagne d’Europe, 2,346 victimes, et en condamna 11,730 à d’autres peines. Dans l’auto-da-fé de Séville (14 déc. 1721), il y eut 42 personnes condamnées au feu ou à d’autres peines ; de ce nombre, 28 femmes. On voit que le duc d’Anjou exécutait scrupuleusement les conseils de Louis XIV en faveur du Saint-Office. Un seigneur de la suite du régent, Saint-Simon, ne trouvait, pour blâmer de telles mœurs, que des critiques grossières émanées de la bile de son esprit cynique. Le 22 février 1720, 11 victimes, dont 5 femmes, furent brûlées à Madrid, et le même jour le duc écrit au régent : « Je n’ai point de confiance en ces barboteurs de chapelet-ci, tous mangeurs d’ail, d’huile puante et de madones. » Les protestants de France avaient-ils tort de redouter toute alliance de leur patrie avec cette cour féroce. (Voy. Lemontey, Hist, de la rég. Ch. XII. Liorente, Hist. de l’Inquis., tome iv.)
  8. Lemontey, l’historien le plus judicieux et de la régence et de la minorité de Louis XV, a écrit d’après les pièces officielles du gouvernement ; mais il n’a pu avoir accès aux documents privés des églises. L’absence de ces témoins nécessaires lui a fait commettre quelques erreurs dans le chap. xvi de son histoire, qui offre cependant le résumé véridique et touchant du sort des églises protestantes sous le ministère du duc de Bourbon et le règne de Louis XV. Il répète, d’après les registres, suivant les avis que donnaient les ducs de Médavy et de Roquelaure, que les assemblées reprises avaient disparu, en Languedoc, vingt-trois jours après la mort de Louis XIV, et que les sévérités exercées dans la Guyenne, avaient été suivies de la totale abolition du culte. Nos pièces, prouvant au contraire que jamais le culte ne fut extirpé de ces deux provinces, donnent un démenti formel aux dépêches intéressées des commandants. Il a également tort de prétendre que le peuple protestant dauphinois « plus intéressé que religieux, entra en accommodement. » Rien ne justifie cette opinion sur le caractère d’une province où, plus tard, un ministre monta sur l’échafaud plutôt que d’abjurer, et dont les nombreux martyrs fatiguèrent la jurisprudence barbare du parlement de Grenoble. J’ai à relever ces légères inexactitudes des jugements de mon ancien ami, feu Lemontey, parce que l’estime publique a attaché beaucoup d’autorité à son livre.
  9. Mém. histor. de 1744. Supplém. « Trois furent condamnés à servir de corbeaux pour enterrer les morts de la ville d’Alais, affligée alors de la contagion, et où ils trouvèrent eux-mêmes leur tombeau, p. 297 (par A. Court).