Histoire des églises du désert/tome 1/Livre 1/1

Texte établi par Librairie Ab. Cherbuliez et Cie (1p. 1-37).

CHAPITRE I.


Plan de l’ouvrage. — Mort et dernières mesures de Louis XIV. — Première renaissance du culte réformé après la guerre des Cévennes, — Premières lois disciplinaires et premiers synodes.


Nous nous proposons de raconter, dans cet ouvrage, un épisode remarquable et peu connu de l’histoire générale de la France. Il n’entre point dans notre plan d’indiquer les caractères de la monarchie de Louis XIV, et moins encore de rapporter les événements politiques et philosophiques du xviiie siècle, qui commença par la guerre des Camisards des Cévennes et qui se termina par les luttes bien autrement fondamentales de la démocratie de 1789. Le jour viendra sans doute où des historiens consciencieux et doués de beaucoup de patience auront le courage de surmonter le dégoût des frivolités de cour et du règne des maîtresses, depuis la régence jusqu’à Louis XVI, afin de découvrir sous tant d’abus et tant de dissipations guerrières ou voluptueuses, les véritables sentiments des peuples et cet instinct profond d’améliorations et de réformes qui s’était emparé des esprits éclairés dans presque toutes les classes sociales. Ils auront à dépeindre une position peut-être sans précédent dans l’histoire, celle d’une nation où les idées et les mœurs avaient tellement dépassé les lois civiles et politiques, que dès que les états-généraux, si longtemps oubliés, proclamèrent le vœu national, toute l’ancienne organisation s’écroula en un jour. On avait vu les peuples de l’antiquité et les nations chrétiennes améliorer avec plus ou moins d’impatience leurs coutumes et leurs lois ; il était réservé à l’impétuosité française de raser les fondements mêmes d’une société. Nous n’avons point le dessein d’entrer dans ces questions ; c’est seulement un côté du tableau qui sera traité dans ces pages. Parmi les points divers, touchant lesquels il y avait divorce entre les idées d’une part, les lois judiciaires et les édits d’administration d’autre part, au sein de la France du xviiie siècle, ceux de la tolérance et de l’égalité religieuse figuraient au premier rang. Il s’agit de savoir quel était, après la révocation de l’édit de Nantes, après ses lois barbares, et ses nombreuses émigrations, l’état des églises qui n’avaient pu se résoudre à l’exil. Il s’agit de savoir ce que firent les calvinistes dans les derniers jours du grand roi et sous la monarchie dissipée, mais presque philosophique, de Louis XV. C’est le sort d’une portion très-notable des habitants du royaume à cette époque, c’est, en un mot, le sort des citoyens protestants français au xviiie siècle de notre monarchie que nous venons expliquer.

Nous serons bien obligés d’écrire d’après des manuscrits et sur des pièces inédites et secrètes ; car toute cette portion de la société française était alors proscrite. Son existence même était déniée par la loi. Elle n’avait ni ministres protégés, ni écoles, ni temples, ni établissements, ni littérature nationale d’aucun genre. La terre d’exil avait reçu ses savants, ses théologiens, ses orateurs, ses philosophes. Tout un code d’édits, qui nous paraissent maintenant sauvages, pesait sur elle. Ses réclamations perpétuelles ne pouvaient se faire jour qu’en dehors de la légalité. Ses nombreux rapports et correspondances avec le gouvernement ne pouvaient être qu’indirects et mystérieux. Cependant elle ne cessa de durer et de fleurir. Un sentiment où la piété donnait toute sa ferveur au bon droit, qui fut tantôt alimenté et tantôt contenu par une foule d’hommes courageux et vraiment évangéliques, sauva ces troupeaux des ravages d’une persécution constante de plus de cent ans de durée. Après de longues années d’une lutte plus ou moins vive et cruelle, les églises réussirent à gagner les années heureuses de Louis XVI, où enfin, l’administration et les parlements, malgré les instances du clergé, reculèrent devant l’application des édits de Louis XIV et finirent tardivement par s’en dépouiller tout à fait.

Jusque-là, c’est-à-dire aussi tard que la fin de l’an 1787, toute qualité de protestant français, ministre ou laïc, et tout exercice de culte, était nul ou était sévèrement prohibé par la législation, au milieu de laquelle, toutefois, ces églises existaient en nombre considérable. C’est cette situation qu’on a autant de peine aujourd’hui à comprendre qu’à définir ; c’est ce code d’antithèses et de contradictions ; c’est cette existence de communautés illégales et vivantes, souterraines et victorieuses, que nous entreprenons de raconter. Nous tâcherons d’écrire fidèlement, sans amertume, mais sans indifférence. Nous ne serons froids ni devant le mal, ni devant le bien. Surtout nous bannirons de notre étude historique une pensée fausse et souvent invoquée du poète Lucrèce ; nous reportant aux malheurs d’un siècle passé, parvenus à un tranquille rivage, nous ne pourrons nous résoudre, même par le souvenir, à contempler sans émoi ceux qui furent si longtemps battus par la tempête.

D’ailleurs, les caractères généraux de la position de ces églises peuvent être indiqués en peu de mots. Trois époques principales divisent l’histoire des protestants de France. La première fut celle qui commença sous François Ier et Henri II, lorsque ces souverains, sans véritables vues politiques, laissèrent échapper l’occasion si bien avouée plus tard par le cardinal de Sainte-Croix, de faire de la France une nation protestante ; ce qui eût donné au système parlementaire et représentatif parmi nous une antiquité de près de trois siècles et eût amené des conséquences immenses pour la liberté, l’industrie, la puissance et pour toutes les véritables lumières[1].

Au lieu de ce changement fécond, il y eut une lutte sanglante de plus d’un demi-siècle, où la nationalité faillit périr sous une ligue que Rome et les étrangers soudoyaient ; l’héroïsme des martyrs et la bravoure de la noblesse huguenote sauvèrent notre patrie de l’inquisition espagnole et des procédés d’une politique italienne dont la Saint-Barthélemy fut l’application. Ce fut la première époque, époque de lutte et de combats acharnés, où le seul principe de la réformation triompha en France. Ce principe reçut bientôt une déplorable atteinte par l’abjuration de Henri IV, abjuration qui ajourna de deux cents ans nos réformes politiques.

Dans le cours de la seconde époque, tandis que le protestantisme des communes d’Angleterre produisait des fruits si réels pour le progrès et pour la liberté britanniques, Richelieu et Mazarin détruisirent l’aristocratie française. Ils ruinèrent l’organisation évidemment imprudente et prématurée de la fédération calviniste, démocratique et représentative. Sous les remparts de La Rochelle furent ensevelies les espérances de nos libertés. Alors, et plus tard, le protestantisme fleurit par sa littérature, par sa science, par ses académies ; mais toute son importance politique avait été anéantie. Ce fut la seconde époque de l’histoire des protestants de France. Elle se prolongea jusqu’au moment où Louis XIV, voulant établir le plus profond et le plus brillant despotisme qui eût jamais asservi un peuple éclairé, dut naturellement commencer par proscrire tous les calvinistes, c’est-à-dire tous ceux qui croyaient, avoir quelques droits ou quelques opinions en dehors de la volonté absolue du prince. Les religionnaires furent poursuivis en même temps que la piété politiquement libérale des écrivains de Port-Royal. Tout progrès politique fut rendu impossible en France. La grande aristocratie territoriale disparut. Il n’y eut bientôt plus que des nobles aux livrées de la cour. Les Châtillon et les Guise furent les premiers hauts valets de Louis XIV. La féodalité, cet élément germain de toute la liberté moderne, fut étouffée, et ses vertus se réfugièrent dans le tiers-état. Mais la conséquence déplorable de toutes ces mesures, c’est que la plus ancienne monarchie de l’Europe fut précipitée un siècle plus tard dans le volcan révolutionnaire, que de Sages réformes et une indépendance protestante eussent immanquablement conjuré.

La troisième époque est celle que nous entreprenons de peindre. Elle comprend les années où cette portion des calvinistes, qui avaient résisté à la grande émigration de la révocation de l’édit de Nantes, en persistant à demeurer dans la patrie, lutta pour ses droits religieux et pour ses libertés de conscience, avec une fermeté et une suite dont l’histoire offre bien peu d’exemples. En lisant les pièces du temps, on voit évidemment que si les états provinciaux du Languedoc avaient pu se garnir de leur tiers-état protestant, sans doute alors de solides libertés politiques se seraient élevées sur la base des libertés religieuses. Déjà le midi de notre patrie avait autrefois donné un semblable exemple. Sans les guerres d’extermination que les papes dirigèrent contre les Albigeois, il est probable que la renaissance des lettres eût éclaté deux siècles plus tôt. Alors sans doute le bienfait d’une indépendance de ce despotisme romain, allié fidèle des rois absolus, se fût consolidé par l’exemple du royaume de Provence, et eût assuré à l’Europe l’influence d’établissements politiques équitables. Une cour brillante et polie eût remplacé la rudesse du moyen âge. La Provence eût transformé l’Europe par l’ascendant d’une langue élégante, d’un ensemble d’arts et d’une littérature supérieurs à tout ce que possédaient les contemporains, et bien antérieurs aux vers de Pétrarque et de Dante comme aux madones de Cimabue de Florence, et aux sculptures des artistes de Pise. Moins heureux que les calvinistes français du xviiie siècle et victimes d’une affreuse croisade, les Provençaux réformés ne purent conserver, même secrètement, leurs arts chevaleresques, leur religion épurée et leur poésie délicieuse. Tout périt sans retour au xiiie siècle par les massacres d’une armée de dévots atroces ; mais les disciples français de la réforme du xvie siècle, habitant presque les mêmes montagnes et des plaines non moins fertiles que l’Albigeois, purent sauver leurs principes et leur existence, grâce aux progrès de la civilisation, à l’influence d’un temps plus éclairé, et à un affranchissement plus complet de la barbarie de l’époque des croisades. Leur victoire, fruit d’une si longue persistance, forme l’objet de cet ouvrage.

Nous allons nous hâter d’arriver plus spécialement à notre sujet, en nous bornant, pour préliminaires, aux généralités historiques, très-superficielles mais très-incontestables, que nous venons de poser. Nous devons maintenant, par une transition rapide, parler des temps immédiatement antérieurs à l’histoire des églises du désert. Plus tard, nous donnerons l’esquisse de la législation des conseils de Louis XIV touchant les affaires religieuses et civiles de ses sujets protestants ; nous dirons ensuite quel fut le premier réveil et la première réorganisation de leur foi courageuse. Seulement, afin de pouvoir démêler le fil de ces événements compliqués, il convient de signaler d’abord quelles furent les influences puissantes qui présidèrent en France à leurs destinées et à de si longs malheurs.

La première de ces influences fut domestique, et fut un résultat des mœurs de la cour ; la seconde, d’un caractère plus noble, fut une conséquence du plan politique et des idées de suprématie de Louis XIV.

En considérant toute l’époque de la fin du xviie siècle, où le pouvoir en France recula jusqu’au fanatisme des Valois, on est forcé de reconnaître que l’impulsion toute dévote que reçut alors la cour de Versailles dut être attribuée surtout à l’influence qu’une nouvelle maîtresse exerça sur le monarque. Moins séduisante que ses devancières, mais beaucoup plus habile, la veuve de Scarron fut la seule de toutes les maîtresses de rois de France, qui réussit à confondre la religion et la galanterie, au point de faire changer en un nœud légitime des liaisons d’un caractère équivoque ; ce seul fait donne la mesure de l’esprit d’une femme, dont la fortune fut si prodigieuse, et dont la dévotion, partant d’un cœur où se mêlaient la pruderie, l’intrigue et l’ambition, causa des maux inouïs aux réformés du royaume. Le brave et savant Agrippa d’Aubigné, austère ami de Henri IV, avait été l’un des derniers caractères où se montra la grandeur de la réforme des premiers temps. Il avait épousé la dame de Lezay, de la maison des Lusignan, et comme lui, zélée calviniste. M. d’Aubigné, issu de ce mariage, homme d’assez mauvaises mœurs, épousa Jeanne de Cardillac, laquelle accoucha dans la prison de Niort d’un enfant, Françoise d’Aubigné ; ce fut cette petite fille du grand d’Aubigné, qui devint la duchesse de Maintenon et l’épouse de Louis XIV. Son père mourut en laissant après lui de mauvaises affaires ; les autres filles d’Agrippa d’Aubigné avaient recueilli la jeune huguenote, leur nièce, lorsqu’un ordre d’Anne d’Autriche vint la retirer d’entre leurs mains. Elle fut mise dans un couvent à Paris, où elle ne se convertit qu’après une longue résistance, vers l’âge de quatorze ans ; encore Françoise d’Aubigné ne voulut abandonner sa foi qu’à condition qu’on ne l’obligeât point de croire que sa tante, Catherine d’Aubigné, marquise de Villette, qu’elle avait vue vivre comme une sainte, serait damnée.[2] Ce point fut bientôt réglé, et Françoise abandonna la religion de ses pères.

Lorsque la jeune d’Aubigné fut devenue la femme, puis la veuve de Scarron, un esprit de dévotion profonde ne l’empêcha pas de songer à son avenir temporel. Soit par goût de piété, soit à cause de sa liaison avec le maréchal d’Albret, parent de Mme de Montespan, et qui présenta la veuve de Scarron à la favorite du jour, elle s’occupa sans relâche à convertir sa famille à la foi catholique. Elle jeta d’abord les yeux sur le marquis de Villette, son cousin ; mais celui-ci, parce qu’il résistait aux obsessions, fut éloigné de Versailles, et reçut l’ordre de faire un voyage de long cours. La veuve de Scarron ayant fait éloigner le père, put tout à l’aise séduire ses enfants. Elle emmena à Saint-Germain l’une des filles, sa petite cousine, Mme de Caylus, qui nous raconte ainsi sa conversion. « Je pleurai d’abord beaucoup : mais je trouvai le lendemain la messe du roi si belle, que je consentis à me faire catholique, à condition que je l’entendrais tous les jours et qu’on me garantirait du fouet. C’est là toute la controverse qu’on employa et la seule abjuration que je fis[3]. » Bientôt les deux frères de Mme  de Caylus, petits-fils par leur mère du grand d’Aubigné, furent acquis à la foi dominante, l’un par une charge de cornette aux chevau-légers, et l’autre par le commandement du régiment de la reine-dragons ; leur père suivit cet exemple, et, à ce qu’il paraît, avec plus de conviction. Tels furent les premiers succès qui, réunis à un esprit agréable et à une figure distinguée, recommandèrent la veuve de Scarron à l’amitié de Louis XIV.

Mais le grand roi eut bientôt l’occasion de mieux profiter de son zèle. Il commençait à vieillir. Ses amours, d’abord inspirés par la volupté, tendaient à se purifier par des attachements dévots. Ce fut alors que la veuve de Scarron, nommée dame d’atours de la dauphine de Bavière, ensuite dame du palais de la 1674-1675.reine, prit le titre de Maintenon, à cause d’une terre que le roi lui avait achetée en récompense de son zèle pour la conversion des huguenots. Les premiers services qu’elle rendit au roi très-chrétien consistèrent d’abord à élever avec soin et même avec tendresse, les nombreux enfants adultérins que Mme de Montespan, aussi belle qu’ambitieuse, lui avait donnés. En quelque sorte et à la fois nourrice, sage-femme, confidente et gouvernante, Mme de Maintenon prouva que l’ambition fait supporter tous les genres de services. Ainsi l’empire de Mme de Montespan fut dès lors ébranlé. À mesure que l’âge calmait les passions de Louis XIV, en laissant croître sa dévotion, il dut se ranger de plus en plus sous la direction d’une femme qui joignait à un esprit solide une pruderie d’égoïsme, entièrement analogue au caractère du monarque. Il en résulta bientôt que l’altière Mme de Montespan, cette favorite qui avait vu sans émotion son carrosse passer sur le corps d’un pauvre homme au pont de Saint-Germain, cette femme qui avait désigné Bossuet pour gouverneur de monseigneur, et qui avait protégé Racine et Boileau, cette femme qui avait su anéantir le crédit de Louvois, ne put triompher de l’habileté d’une dévote sèche et précieuse.

Enfin, Mme de Montespan se retira de la cour, avertie par Bossuet, dont on regrette de rencontrer la grande figure au milieu de cette affaire, et le règne de Mme de Maintenon commence. Il suffit de ces traits de l’élévation d’une telle reine dévote pour expliquer quel rôle funeste elle a pu jouer au milieu des délibérations qui amenèrent tant d’édits vexatoires ou cruels. Ce fut la première influence, secrète et incessante, qui agit sans cesse contre les droits et contre le repos des protestants.

Il faut maintenant déterminer aussi fort brièvement l’influence politique qui les accabla. Elle se dessina surtout dans les dernières années d’un règne si brillant aux yeux de la foule. Louis XIV eut un seul but politique, bien appréciable et bien constant, la prédominance sans partage de l’influence française, c’est-à-dire de sa couronne, sur toute l’Europe. De cette idée ambitieuse et déraisonnable, mais grande, découlait aussi l’établissement de la religion du prince.

Vers le commencement du xviiie siècle, l’étoile victorieuse de Louis XIV pâlit tout à coup. En acceptant la couronne d’Espagne, héritage du faible et irrésolu Charles II, au profit de son petit-fils Philippe, duc d’Anjou, le monarque français avait déchiré le traité de Ryswick, trois ans après sa signature ; il avait prononcé ce grand mot politique : « Il n’y a plus de Pyrénées. » Et ces paroles superbes armèrent, 1700. toute l’Europe. Cependant le roi n’avait point formé de dessein plus vaste et d’une politique plus hardie. Il eut l’idée de contenir la maison de Savoie, prétendant à la succession d’Espagne ; d’abaisser la maison d’Autriche, en excluant du trône espagnol l’archiduc Charles, héritier des droits de la maison d’Habsbourg ; de détruire la révolution religieuse et politique de l’Angleterre en proclamant roi d’Angleterre et d’Irlande le prétendant, fils de ce Jacques II, qui venait de mourir à Saint-Germain entre les bras des jésuites, dont les conseils l’avaient détrôné. Ainsi la France attaquait à la fois la prééminence de l’empire catholique autrichien et les intérêts de la ligue protestante. Suprématie politique absolue, avec l’unité religieuse générale, tel fut le projet gigantesque d’un monarque que tant de victoires avaient enivré. Louis ne put résister aux puissants intérêts que son ambition devait soulever. La funeste journée de Bleinheim, où Eugène et Marlborough obligèrent les Français à évacuer la 1704.
13 août.
Bavière, fut suivie, coup sur coup, des désastres sanglants de Ramillies, d’Oudenarde et de Malplaquet. Alors on vit Toulon investi ; Lille, Tournai, Douai et Bouchain occupés ; les finances épuisées ; les troupes sans paye et souvent sans vivres ; les peuples écrasés d’impôts ; le commerce anéanti ; au milieu de tant de causes de décadence une cour assidue à toutes les minuties de l’étiquette et de la dévotion, essayant de déguiser sous le faste une misère qui peuplait de mendiants jusqu’aux cours de Versailles : toutes ces causes diverses parurent plonger le roi et la nation dans le désespoir. La tristesse du vieux monarque augmentait toujours, bien qu’il eût essayé d’aller « courir le cerf, » sans montrer nul changement sur son visage, et repoussant les consolations du père La Chaise[4]. Mais Dangeau lui-même, ce modèle des courtisans égoïstes, ne put s’empêcher de manifester « sa surprise et sa douleur » lorsqu’il vit M. de Biron arriver à Versailles parce que « les ennemis lui avaient donné congé pour un mois, » et lorsqu’il apprit que les alliés tenaient enfermés dans Oudenarde seule quatre mille prisonniers français et sept cents1708. officiers. Louis XIV lui-même laissait échapper l’expression de sa douleur, quand il s’écriait amèrement, après la prise facile d’Exilles, « qu’il avait peine à comprendre les Français, » Cependant le roi de France mérita vraiment le nom de grand dans ses malheurs. Il était déjà question de diviser la France ; on exigeait qu’il détrônât lui-même son petit-fils Philippe V. Alors le roi répondit en publiant ces propositions déshonorantes et déclara qu’il périrait plutôt à la tête de la noblesse, qu’il avait tant humiliée dans les antichambres de Versailles. Bientôt le maréchal de Villars, commandant des troupes électrisées par un tel 1712.
24 juillet.
exemple, força les lignes de Denain, que l’intrigue d’ailleurs lui avait ouvertes, et rétablit la fortune chancelante de la France. La lassitude générale, secondée par la futile disgrâce de Marlborough, amena 1714.des négociations, qui se terminèrent par les traités d’Utrecht, de Rastadt et de Bâle. L’unité politique, rêvée par Louis XIV, disparut. L’Angleterre acquit la reconnaissance de sa dynastie nouvelle, avec Dunkerque, qu’elle céda plus tard, et Gibraltar, qu’elle ne céda plus : ainsi s’évanouit également le projet de ruiner la confédération protestante. Seulement Philippe V, d’Espagne, se donna la vaine consolation de stipuler, en cédant la clé de la Méditerranée aux Anglais, que tout juif ou Maure serait banni de Gibraltar, et que la forteresse ne communiquerait avec l’Andalousie que pour les denrées nécessaires à la vie, de peur que ce voisinage d’hérésie n’infectât le royaume catholique. Des publications diplomatiques importantes, qui ont eu lieu récemment, ont dévoilé les petites causes de ce grand avortement, en même temps qu’elles ont établi la portée des projets de la France. Mais ce fut grâce aux victoires de cette ligue vengeresse, qui comptait tant d’officiers et tant de soldats levés dans les rangs des réfugiés, que la monarchie de Louis XIV et de ses successeurs dut renoncer sans retour à rétablir en Europe l’unité de religion. Cette salutaire nécessité politique eût peut-être empêché la révocation de l’édit de Nantes si elle eût été plus tôt imposée par les éventualités ; la cour ne s’exposa plus dès lors aux émigrations en masse. Louis XIV fut vaincu par la coalition de l’Europe. Nous verrons que ces édits le furent aussi par la résistance intérieure d’une faible minorité de ses sujets.

Cette nouvelle situation, dont le trait le plus saillant, en ce qui touche l’histoire religieuse protestante, fut l’admission définitive de la nouvelle dynastie anglaise anti-catholique dans le droit national européen, en la personne de George 1er , dut exercer une grande influence sur la situation des protestants et sur la conduite de la cour de France à leur égard. Si, d’un côté, la paix permettait à Louis XIV de couvrir le midi du royaume de troupes aguerries et fort nombreuses, de l’autre, la coalition avait ruiné tout projet sérieux d’unité religieuse en Europe, et avait confirmé à jamais les transactions tolérantes du traité de Westphalie. Les rigueurs de Louis XIV ne pouvaient donc plus avoir d’autre objet que celui de faire régner une unité intérieure et de plier tout sujet à la religion du prince. La dévotion restait tout entière ; mais elle n’avait plus de but politique. Aussi, après tous ces événements, qui coïncidèrent avec la fin de la guerre des Cévennes, les persécutions contre les protestants du midi du royaume diminuèrent d’intensité et de suite. Quelques hommes, distingués au plus haut degré par le courage et le zèle, unis à une foi sans fanatisme, purent se livrer à l’espoir de faire renaître le culte protestant et son organisation régulière, dans des contrées, qui n’avaient pas cessé d’en être le foyer, malgré tant de combats, de désordres et de supplices. À peine le traité d’Utrecht eut-il été signé et à peine la guerre des camisards fut-elle arrivée à son terme, autant par les négociations que par les défaites, que la foi tranquille et patiente des anciens réformés se retrouva tout entière, et qu’on tenta, non sans succès, de réunir encore une fois flans un lien vraiment national et évangélique, les débris de ces églises si longtemps désolées.

Chose bien digne de remarque, ces tentatives heureuses coïncidèrent à peu près avec la mort de Louis XIV. 1715.
septemb.
Jetons un regard sur ses derniers moments. Par une destinée singulière, ou pour mieux dire, providentielle, ce monarque mourant, tellement craint encore dans son agonie que le duc d’Orléans en suivait les progrès absolument seul dans son palais de Marly, subit deux témoins froids et inflexibles, qui tinrent un journal exact des faits et paroles de ses dernières années et de ses heures dernières. Sous leur plume amère, l’étiquette fit place à la sévère histoire. Ces témoins furent Dangeau et Saint-Simon. Suivant Dangeau, le monarque expira, non sans avoir appris quatre mois avant sa mort, par Torcy, que les paris s’ouvraient publiquement en Angleterre sur le peu de temps qu’il avait à vivre ; il mourut après avoir, en quelque sorte, chargé les cardinaux de Rohan et de Bussy de répondre devant Dieu de ce qu’en matière religieuse « il aurait porté son autorité trop loin[5] ; » il mourut, affilié probablement par des vœux laïcs à la société des Jésuites, et couvert de reliques de la vraie croix, que Mme de Maintenon lui avait cédées ; il mourut abandonné par cette femme même qu’il avait trop écoutée, et qui, nous dit Dangeau avec un prodigieux sang-froid : « malgré sa douleur de l’état où elle voyait le roi, n’a été occupée que de sa conscience » ; il mourut, sans toutefois que le sérieux de ce moment solennel l’empêchât de tromper, même dans son agonie, le duc d’Orléans, à qui il garantit sept jours avant sa mort « qu’il n’y avait rien dans son testament dont il ne dût être content ; » il mourut, et son testament fut déchiré le lendemain même, et son corps fut transféré à Saint-Denis au milieu des coups de pierre et des huées du peuple. Lorsque son cœur fut porté aux Jésuites de la rue Saint-Antoine, « pas six personnes de la cour, » hormis celles dont les fonctions obligeaient la présence, assistèrent à cette lugubre cérémonie.

Suivant Saint-Simon[6], le 26 août 1716, Louis XIV mourant dit au petit nombre de personnes qui étaient restées dans son cabinet, et notamment aux cardinaux de Bussy, de Rohan, et au père Tellier, qu’il mourait dans la foi et la soumission à l’Église ; puis il ajouta, « en arrêtant ses yeux sur eux, qu’il était fâché de laisser les affaires de l’Église en l’état où elles étaient, qu’il y était parfaitement ignorant, qu’ils savaient et qu’il les en attestait qu’il n’y avait rien fait que ce qu’ils avaient voulu ; qu’il y avait fait tout ce qu’ils avaient voulu ; que c’était donc à eux à répondre devant Dieu pour lui de tout ce qui s’y était fait, et du trop ou du trop peu ; qu’il protestait de nouveau qu’il les en chargeait devant Dieu, et qu’il en avait la conscience nette, comme un ignorant qui s’était abandonné à eux dans toute la suite de l’affaire, » paroles solennelles et vraies, qui résument la conduite et les longues erreurs d’un souverain, dont l’esprit, naturellement juste et grand, ne devint persécuteur que par les suggestions de dévots intéressés.

Telle fut la fin de ce monarque, souverainement despote par goût, par politique et par égoïsme, dont les armes avaient fait trembler les nations, dont tous les prodiges de l’art, de l’esprit et de la beauté, avaient orné la cour. Il fut ennemi de la liberté de conscience par dévotion autant que par tyrannie. Mais toutes les mesures d’une intolérance si constante, si ingénieuse et si cruelle ne purent jamais réussir à ramener les peuples protestants, ni à déraciner les réformés du milieu du sol de son royaume. Une grande leçon que légua sa politique, c’est qu’il ne fut pas donné au règne le plus absolu et le plus brillant peut-être qui fut jamais, d’arriver à la consommation définitive d’une grande injustice.

En effet, nous allons voir les églises du midi de la France sortir glorieusement de leurs ruines. Les difficultés étaient immenses. D’un côté, dans la province de Languedoc, dans le Vivarais, et dans tout le district des hautes et basses Cévennes, le zèle s’était, il est vrai, conservé. La foi si longtemps proscrite était encore vivante dans les cœurs d’une forte partie des habitants ; mais, de l’autre côté, c’était aussi dans ces contrées que les désordres avaient régné le plus longtemps, que les plus grands excès avaient été commis, et que la guerre la plus sanglante avait confondu ses ravages avec ceux d’un fanatisme porté jusqu’au désespoir. Cet état de choses avait amené la clôture de toutes les écoles, la destruction de toutes les églises, et la suppression des synodes. Plus d’académies d’où il pût sortir de nouveaux ministres. Ceux qui avaient fui le sol natal n’étaient guère disposés à revenir dans cette partie de la France à peine pacifiée, où leurs travaux eussent été interrompus par un martyre presque inévitable, après les premières années qui suivirent la guerre des camisards.

Cependant, même en l’absence de tous conducteurs, les troupeaux fidèles, éclaircis par les combats et les persécutions, continuèrent à célébrer, quoique d’une manière fort irrégulière, ce culte que tant de malheurs semblaient leur faire chérir davantage. Jamais les habitants des plaines brûlantes du Languedoc méridional, ni les montagnards des Cévennes, du Vivarais et du Gévaudan, ne se résignèrent à abandonner sans retour la foi de leur conscience, et la religion de leurs martyrs. Ces paysans, débris de tant d’églises florissantes, ne professèrent point une obéissance passive aux ordres rigoureux de la cour. Il semblait que leur imagination, excitée encore par les souvenirs d’une guerre qui ne fut point sans gloire et où ils apprirent à sentir leurs forces, leur fit éprouver le plus impérieux besoin de s’assembler de nouveau, et de se réunir pour célébrer leur culte au milieu de dangers de toute espèce, et sous les yeux des garnisons nombreuses qui occupaient leurs montagnes. Ces tendances se manifestèrent dès l’époque de la paix d’Utrecht. Les réformés commencèrent alors, tout en1712., renonçant à des levées d’armes et à des moyens hostiles, à se rassembler de nuit dans des cavernes, dans des bois, en rase campagne, ou abrités par des rochers élevés, loin de toute habitation. Ces lieux déserts et sauvages, dont l’aspect leur fournissait des allusions tirées des livres saints ; l’obscurité, l’heure nocturne, le mystère, les fatigues et les dangers qu’il leur fallait braver ; l’irruption des troupes qui pouvaient à chaque instant les surprendre ; la tactique souvent très-étudiée à laquelle ils avaient recours pour se préserver de ces alertes ; toutes ces circonstances étaient de nature à exalter au plus haut degré leur imagination religieuse. Dans de pareils périls, la piété a tout le charme de la poésie et du mystère ; mais aussi elle est portée à nourrir cet esprit fanatique et sauvage qui détruit toute organisation ecclésiastique régulière. Cet esprit donnait prise à leurs vigilants ennemis[7]. Telle fut l’origine cependant de ces Assemblées du désert, qui furent continuées avec tant de persévérance pendant tout le reste du xviiie siècle, et qui devinrent l’asile de la foi réformée.

Toutefois, les sévérités des édits, le séjour des troupes, et les rigueurs des gouverneurs des provinces, ne furent point le seul obstacle qui s’opposait à la renaissance régulière du culte et de la discipline protestante. D’autres difficultés intérieures, qui tenaient à l’esprit des protestants eux-mêmes, pouvaient compromettre cette restauration. Le fanatisme avait laissé des profondes traces dans les âmes, et on sait qu’une tendance de ce genre, s’emparant d’une masse populaire, ne peut se calmer tout d’un coup. Aussi, après la pacification de ces provinces, les plus ardents huguenots, camarades des anciens camisards, entraînés par leur fougue autant que par leurs souvenirs, appelaient encore avec une entière bonne foi l’inspiration du Saint-Esprit, et prenaient la parole dans les assemblées, à défaut de ministres dûment établis. C’étaient principalement des femmes qui se distinguaient par cette exaltation. (Mss. veg.) Enfin, tous les excès des prophètes camisards se reproduisaient dans les prêches clandestins, auxquels ce pauvre peuple était forcé de recourir. On conçoit alors quelles immenses difficultés durent rencontrer ceux qui tentèrent les premiers de remettre la religion et le culte sur un pied de sage organisation et de piété sans fanatisme.

Le ministre Antoine Court fut le principal ouvrier de cette œuvre. Né à Villeneuve-de-Berg, en Vivarais, l’an 1696, il se voua dès l’adolescence à secourir ses frères, et il conçut même des desseins étonnants à un âge aussi tendre. La nature l’avait formé pour ce rôle apostolique. A. Court était doué d’un sens droit et ferme, d’un courage intrépide joint à une prudence consommée ; il avait une vigueur surprenante qui lui donnait la force de supporter les plus grandes fatigues sans en être abattu : chez lui, l’âme participait de la vigueur du corps ; il s’exprimait par écrit ou par la parole avec une extrême facilité ; cette force d’entendement n’excluait pas une agréable aménité de commerce ; il joignait à beaucoup de tact et de connaissance des affaires une persévérance, une pureté de vues et une intégrité de mœurs, qui le faisaient apprécier et chérir : qu’on ajoute à ces qualités un dévouement inébranlable aux intérêts de la foi et à ceux de ses frères, et on pourra se faire l’idée d’un caractère que la série nombreuse de ses lettres familières et intimes nous a révélé dans tout son éclat, et qui rendit les plus éminents services aux églises désolées de sa patrie. Telles furent les qualités toutes de naissance qui distinguèrent ce courageux pasteur. Un assez grand nombre des manuscrits de ses études, de fragments de controverse, de notes de critique sacrée et d’histoire, de morceaux d’une véritable éloquence, nous ont prouvé qu’il avait su réparer par son travail le manque d’une éducation classique, dont le désordre des temps et l’absence de toute ressource académique l’avait privé ; nous aurons de nombreuses occasions d’apprécier les services qui lui ont fait décerner le titre « de Restaurateur du protestantisme en France, rôle plus difficile que celui de fondateur de secte, puisque c’était contre un enthousiasme dégénéré en fanatisme qu’il dut diriger ses premiers coups. » (M. de Vegobre. Mss. Ib.)

1715.Il paraît que, dès l’âge de dix-sept ans, Antoine Court jeta les bases de son grand dessein, quatre ans après la fin de la guerre des Cévennes. Cet esprit si jeune, mais déjà doué d’un sens profond, avait étudié le véritable état des choses en exerçant ses fonctions de lecteur et de prédicateur dans les réunions nocturnes du Vivarais. Il reconnut avec une parfaite justesse que la secte trop répandue encore des Inspirés, malgré la ferveur de ses intentions pieuses, risquait d’amener l’extinction définitive de l’Église réformée, au moins dans son ancienne organisation et dans sa forme historique. Il redoutait de voir leur effervescence s’user et s’éteindre après quelques années d’existence, et ensuite les descendants des vieux protestants nationaux se seraient trouvés sans discipline régulière, sans culte bien ordonné, et ils eussent manqué absolument de ministres instruits. Ce besoin était bien urgent toutefois, en présence de la foi catholique, de ces prêtres, qui, soutenus par la cour, employaient tantôt la violence, tantôt la séduction, pour convertir à leur dogme.

On voit donc que la guerre des Cévennes avait tout interrompu, qu’elle avait rompu tout lien de discipline, qu’elle avait dispersé les troupeaux, exilé ou fait périr les pasteurs, et, ce qui était plus fâcheux encore, qu’elle avait laissé tous les esprits en proie à toutes les aberrations d’un fanatisme aussi funeste que la persécution même. Il fallut faire renaître l’ordre du sein de ce chaos. Les constants efforts qui furent faits en ce sens et qui furent couronnés d’un admirable succès sont presque inconnus aujourd’hui, même dans les contrées qui en furent le théâtre. Si on a conservé les noms de quelques-uns de ces hommes vraiment apostoliques, à peine une vague tradition a-t-elle sauvé de l’oubli les faits généraux d’une entreprise à laquelle ils se dévouèrent avec tant de foi et de courage. L’histoire du dernier siècle, qui a transmis jusqu’à notre temps tant de mémoires graveleux et tant de futilités de cour, ne s’est point chargée de nous dire quelles furent la conduite, les dangers et les vues de ceux qui accomplirent un dessein aussi beau. Nous allons donc insérer ici un récit authentique émané de la plume du principal ouvrier[8]. Seulement, comme ces détails se trouvent placés incidemment dans un mémoire justificatif qu’il fut obligé de composer, et que c’est ainsi lui-même qui nous raconte sa carrière, c’est rendre justice à cet homme si digne d’admiration que d’observer qu’il nous dit en commençant « qu’il se voit dans la dure nécessité de parler de soi et d’en dire des choses qui peuvent être soupçonnées de vanité ou qui mettent au moins la modestie dans une cruelle souffrance. » Voici le précis très-attachant que le ministre Antoine Court nous a laissé sur son but et sur ses travaux ; on nous saura bon gré de le laisser parler lui-même.

« Ce fut en 1715 qu’il plut à Dieu de m’appeler au service de cette église (Nîmes). Et qui pourra dépeindre l’état où se trouvait à cette époque et cette église et la religion en France. À peine en connaissait-on quelque trace. La persécution d’un côté, l’ignorance et le fanatisme de l’autre, l’avaient entièrement ou anéantie ou défigurée. Le plus grand nombre de ceux qui conservaient dans leur cœur le plus d’attachement pour elle, démentaient et déshonoraient cet attachement par leur conduite extérieure. Ils tenaient, pour ainsi dire, d’une main l’Évangile et de l’autre l’idole. Pendant la nuit ils rendaient à Dieu, dans leurs maisons, un culte secret, et pendant le jour ils allaient publiquement à la messe. Quels soins ne fallut-il pas pour les retirer d’une conduite aussi déshonorante et si contraire aux maximes de l’Évangile ? Combien n’en fallut-il pas pour retirer la religion de l’état déplorable où les causes dont j’ai parlé l’avaient conduite ?

« Quatre moyens, avec la bénédiction du Seigneur que j’implorais sans cesse, se présentèrent à mon esprit. Le premier fut de convoquer les peuples et de les instruire dans des assemblées religieuses ; le second, de combattre le fanatisme qui, comme un embrasement, s’était répandu de tous côtés, et de ramener à des idées plus saines ceux qui avaient eu la faiblesse ou le malheur de s’en laisser infecter ; le troisième, de rétablir la discipline, l’usage des consistoires, des anciens, des colloques et des synodes ; le quatrième, de former autant qu’il serait en mon pouvoir de jeunes prédicateurs, d’appeler des ministres des pays étrangers ; et s’ils manquaient de vocation pour le martyre et qu’ils ne fussent pas disposés de répondre à mes pressantes incitations, de solliciter auprès des puissances protestantes des secours en argent, pour aider aux études et à l’entretien des jeunes gens en qui je trouverais assez de courage et de bonne volonté pour se dévouer au service et au salut de leurs frères. »

« Tel fut le plan qu’il plut à Dieu de m’inspirer dès ma plus tendre jeunesse (car je venais d’entrer dans ma dix-huitième année), et que je n’ai jamais perdu de vue, et qui n’a cessé de m’occuper depuis quarante ans que je suis au service de son église.

« Je ne l’eus pas plutôt formé que j’en commençai l’exécution, et le même Dieu, qui, dans les vues miséricordieuses qu’il avait conservées pour sa chère église, me l’avait inspiré, me fit la grâce de n’être retenu ni par les sacrifices qu’il fallut faire, ni par le tendre attachement que je conservais pour une mère veuve et dont je faisais toute l’espérance ; ni d’être découragé, ni par la grandeur de l’entreprise, ni par les soins et les périls qui devaient l’accompagner.

« Mes premières courses eurent pour théâtre le Vivarais. Là les échafauds et les gibets étaient encore ensanglantés de l’exécution de plusieurs protestants que l’esprit de fanatisme avait conduits dans celui de la rébellion. Ici se trouvaient quelques hommes et une quinzaine de femmes ou filles qui au titre de prédicants réunissaient celui de prophètes. Je craindrais de n’être pas cru si je rapportais tout ce que ces esprits fourbes ou séduits disaient de puéril, d’indigne et de déshonorant pour la religion. Je m’attachai à convaincre les premiers d’imposture, et à ramener les autres par mes instructions. Il n’était pas rare de voir dans les assemblées, si peu nombreuses qu’elles fussent, deux, trois femmes, et quelquefois des hommes, tomber en extase et parler tous à la fois comme ces Corinthiens à qui saint Paul adresse ses censures. Bientôt, je passai, comme un autre Élie, pour être le fléau des prophètes, avec cette différence que mon zèle n’était point destructif et qu’il se bornait à convaincre et à instruire. Il fait la guerre à Dieu, disaient au commencement tous ceux qui croyaient à l’inspiration. Mes discours ne laissaient pas d’être accompagnés des plus heureux succès, et mes progrès d’être des plus rapides. Dans peu le fanatisme n’osa plus paraître e » public ; ceux qui en conservaient encore quelque teinture ne s’en entretenaient plus qu’en secret.

« Dieu ne répandait pas de moindres bénédictions sur les soins que je me donnais pour convoquer les peuples, pour les éclairer et pour ranimer leur foi presque éteinte. Ces convocations furent d’abord rares et peu nombreuses ; c’était beaucoup lorsqu’à force de soins et de sollicitations, je pouvais disposer dans un même lieu six, dix, douze personnes à me suivre dans quelque trou de roche, dans quelque grange écartée ou en rase campagne pour rendre à Dieu leurs hommages et entendre de moi les discours de piété que j’avais à leur adresser. Quelle consolation aussi ne fut-ce pas pour moi de me trouver en 1744 dans des assemblées de dix mille âmes, au même lieu où à peine, dans les premières années de mon ministère, j’avais pu assembler quinze, trente, soixante, ou tout au plus cent personnes…

« De quelques progrès que fussent accompagnés mes premiers soins, je compris que, pour les étendre et les rendre plus efficaces, il était absolument nécessaire que je travaillasse incessamment au rétablissement de la discipline.

« Je trouvai, en effet, que les désordres, que la malheureuse affaire des Camisards jointe au fanatisme avaient produits, avaient tellement indisposé les esprits et décrédité à un tel point chez les protestants même, que tout ce qui se nommait prédicant ou assemblée était regardé avec une espèce d’horreur ; que, d’un autre côté, la licence de s’ériger en prédicateur était telle, que quiconque en formait le dessein pouvait l’exécuter sans obstacle ; qu’hommes, femmes, tout le monde se mêlait du métier ; qu’une telle licence ne pouvait qu’introduire dans l’Église de fort mauvais sujets ; qu’elle était d’ailleurs peu propre à dissiper les idées désavantageuses-que les protestants eux-mêmes avaient conçues contre les prédicants et contre les assemblées. Quoi donc, me dis-je, de plus nécessaire, que d’apporter quelque remède à ces désordres et que d’arrêter le cours de si grands maux ?

« Pour y parvenir, j’avais convoqué pour le 21 août 1715 tout ce qu’il y avait de prédicants dans les Cévennes et le bas Languedoc ; j’avais invité à cette assemblée quelques laïcs des plus éclairés ; je leur fis à tous une vive et touchante peinture de l’état des choses : je leur représentai la nécessité qu’il y avait d’y apporter tous les remèdes, qui seraient en notre pouvoir ; qu’un des plus efficaces, outre le bon exemple que chaque prédicateur était obligé à donner de la purification du sanctuaire de tout fanatisme, était le rétablissement de la discipline ; que je m’étais rendu ce jour-là au milieu d’eux dans le dessein d’en jeter les premiers fondements ; qu’il fallait commencer par établir un modérateur et un secrétaire, l’un pour présider aux délibérations et l’autre pour les rédiger par écrit. Tous ayant accédé à ma proposition, je fus établi à la pluralité des suffrages, non seulement pour être le président de la petite assemblée, mais aussi pour en être le secrétaire.

« On commença par conférer la charge d’ancien aux laïcs qui se trouvaient dans l’assemblée, et il fut convenu qu’on en établirait dans tous les lieux où la prédication et les prédicants seraient reçus ; qu’ils seraient chargés, 1o de veiller sur les troupeaux en l’absence des pasteurs et sur la conduite des pasteurs mêmes ; 2o de choisir des lieux favorables pour la convocation des assemblées ; 3o de les convoquer avec toute la prudence et le secret possibles ; 4o de faire des collectes pour assister les pauvres et les prisonniers ; 5o de procurer des retraites sûres aux prédicateurs et de leur fournir des guides pour les conduire d’un lieu à l’autre.

« Je fis mettre ensuite en délibération, 1o que selon l’ordre de saint Paul il serait défendu aux femmes de prêcher à l’avenir ; 2o qu’il serait ordonné de s’en tenir uniquement à l’Écriture Sainte comme à la seule règle de la foi et qu’en conséquence l’on rejetterait toutes les prétendues révélations, qui avaient la vogue parmi nous, et qu’on les rejetterait non seulement parce qu’elles n’avaient aucun fondement dans l’Écriture, mais encore à cause des grands abus qu’elles avaient produits. Ces deux articles passèrent à la pluralité ; le reste de la journée fut employé à l’examen des mœurs de tous ceux qui composaient le petit collège. La manière en parut nouvelle. Deux des membres qui donnèrent dans la suite bien de l’exercice et que la providence conduisit en 1723 à une mauvaise fin, s’y opposèrent ; je leur en représentai la nécessité, et ils s’y soumirent comme les autres. (L’auteur veut parler ici des prédicateurs Jean Huc et Jean Vesson, dont nous rapporterons plus bas les actes et le sort.)

« Les règlements de cette petite assemblée, dont j’eus grand soin de faire des copies et de les répandre, firent du bruit et produisirent d’excellents effets. Elle fut qualifiée du nom de synode et fut suivie de plusieurs autres, qui portèrent le même nom ?

« C’est d’une de ces assemblées tenues en 1719 que je fis écrire à M. Jacques Basnage pour lui donner avis de ce qui se passait parmi nous[9]. Notre lettre était datée de notre assemblée synodale, et était signée du modérateur et du secrétaire. Cette lettre fit grand plaisir à ce pasteur. Il nous en assura en ces termes : « Il serait difficile de vous exprimer la joie que m’a causée votre lettre. La date même m’a fait un plaisir extrême aussi bien que les noms signés. Je bénis Dieu de ce qu’il a commencé son œuvre parmi vous. Toutes les règles de discipline que vous observez sont conformes à celles de nos pères, dont Dieu a béni les soins et les courageux efforts. » (Lett. du 18 juill. 1719). L’approbation de ce ministre ne fut pas un faible encouragement pour mes compagnons et pour moi ; elle servit encore à nous mériter celle de plusieurs de nos frères, qui n’entraient pas dans toutes nos idées, »

Tel fut le dessein étonnant, conçu et exécuté par le jeune Antoine Court. La seule idée d’un projet si délicat, à un âge aussi tendre, et chez un enfant pour ainsi dire, est une chose extraordinaire. La prudence et la sagesse qu’il montra touchant les mesures à prendre, ne le furent pas moins. On ne peut qu’admirer l’esprit de logique, qui le porta avant tout à éclairer le peuple et à combattre des sectaires exaltés. Il reconnut avec évidence que l’objet capital était de donner une organisation commune aux débris des églises, et de leur imprimer une marche uniforme qui pût protéger la foi et réprimer tout excès. Et cependant que de difficultés, que de périls venaient de toutes parts contrarier un tel dessein. Ce n’était pas encore assez qu’une foule d’édits persécuteurs défendissent les assemblées sous peine de galères, et frappassent tout ministre de condamnation à mort ; de plus, et grâce aux mesures de police des intendants, il y avait une foule d’individus malveillants, de délateurs soudoyés par la cour, qui s’étaient glissés dans les églises. Il fallait rappeler au bercail le troupeau dispersé, abattu et timide, en partie livré aux égarements du fanatisme. Il fallait fonder une hiérarchie qui n’existait plus depuis longtemps. Il fallait ranger tous ces fidèles exaltés dans les limites salutaires d’une discipline dont il n’y avait plus que des lambeaux. Il fallait, en un mot, guérir les désordres qu’une guerre furieuse avait laissés après elle dans presque tous les esprits. Il fallait en outre s’entendre avec les autres pasteurs, dont le zèle avait survécu à tant d’agitations, et qui avaient eu le courage de rester dans ces contrées encore teintes du sang de leurs frères.

Ce fut l’œuvre d’Antoine Court et le but de sa vie, avant l’âge de vingt ans. Ce fut le plan admirable d’où est sortie lentement, au travers de mille persécutions, la réorganisation des églises réformées du midi de la France. Ce fut dans ce but que le jeune Court eut l’idée touchante d’appeler les conseils et en quelque sorte les bénédictions de l’illustre Jacques Basnage, qui put ainsi saluer de ses derniers vœux la renaissance d’une Église dont il fut peut-être le plus spirituel défenseur. Au 21 du mois d’août 1715, déjà Louis XVI se mourait au milieu des magnificences de Versailles. Tandis que ce puissant monarque, qui avait fait frapper les médailles de l’hérésie éteinte, était prêt d’aller rendre compte au tribunal suprême ; alors sur les montagnes du Vivarais, tant ravagées par la guerre et par le supplice, l’hérésie renaissait de ses cendres par les soins d’un enfant sans nom et de quelques prédicateurs obscurs et illettrés. Jamais, dans les affaires du monde, le doigt de la Providence ne fut plus manifeste.

Il paraît qu’immédiatement après cette première réunion préparatoire de 1715, deux autres assemblées successives eurent lieu pour arrêter le sommaire d’une organisation nouvelle, appropriée à la gravité des circonstances et aux malheurs des temps. La première fut tenue dans la province de Dauphiné, le 11 août 1716, et la seconde au commencement de 1717. Là, le jeune Court fit encore le tableau de la position des églises. Il détermina cinq pasteurs, ses collègues, à faire revivre les anciens synodes, et à dresser une ébauche qui servît de point de départ à l’organisation nouvelle, et de transition entre les temps postérieurs à la guerre des camisards et ceux du dernier siècle. Nous avons été assez heureux pour retrouver la minute de ce vénérable monument de la foi des réformés français ; trois petites pages d’écriture grossière, bien défigurées par le temps, portent les délibérations de cette assemblée, signées en original par A. Court, secrétaire, et par les autres pasteurs qui prirent part à cette œuvre mémorable. Ce sont les pasteurs P. Durand, J. Crotte, Jean Huc, Jean Vesson et Étienne Arnaud. On va voir, par cette délibération, que déjà l’impulsion que le jeune Court avait donnée produisait d’excellents fruits, et que les bases d’une solide et sage organisation étaient solidement jetées.

« Règlements et délibérations du synode du Dauphiné, tenu le 22 août 1716, et du synode du Languedoc, tenu le 2 mars 1717, lesquels doivent être observés dans toutes les églises réformées où les pasteurs ordinaires et extraordinaires exposent la prédication de l’Évangile ; et cela pour la gloire de Dieu, pour une plus grande édification du public, et pour porter tant les pasteurs que les troupeaux à la sanctification. Nous soussignés, pasteurs de Jésus-Christ et anciens signés dans l’original, assemblés pour prendre les mesures les plus propres et les plus conformes au temps et surtout à l’Évangile de Notre Seigneur Jésus-Christ, après avoir invoqué la miséricorde divine et les lumières du Saint-Esprit, nous avons fait les règlements suivants :


I. On lira, à l’exemple de l’église réformée de Genève, les commandements de Dieu avant la prédication.
II. On fera réciter le catéchisme après la prédication, en expliquant ce qui peut s’y trouver de moins clair.
III. Les pères de famille seront exhortés à faire trois fois le jour la prière en commun avec leurs enfants et leurs domestiques, et à la faire réciter tour à tour par les personnes de la maison afin de les porter à ce saint exercice avec plus de diligence.
IV. On doit destiner au moins deux heures à la dévotion du dimanche, à laquelle tous ceux de la maison se doivent rendre.
V. On doit reprendre en public, après la première, la deuxième et la troisième admonition, tous ceux qui commettent des crimes noirs et scandaleux.
VI. On ne doit pas appeler les fidèles d’un mandement dans les assemblées qui sont convoquées dans un autre mandement.
VII. On doit écouter la parole de Dieu comme la seule règle de notre foi, et en même temps refuser toute prétendue révélation dans laquelle nous n’avons rien qui puisse soutenir notre foi ; et, à cause des grands scandales qui sont arrivés de notre temps, les pasteurs sont obligés d’y veiller avec soin.
VIII. Les pasteurs ayant l’approbation des anciens doivent faire toutes les fonctions de leurs charges prêcher, administrer les sacrements et bénir les mariages.
IX. On doit veiller sur la conduite des pasteurs, et s’ils commettent quelque crime qui soit en scandale à leurs frères ou à l’église, ils doivent être démis de leur charge pour quelque temps, à moins que celui qui serait tombé dans quelque faute n’en témoignât un repentir sincère.
X. Les pasteurs, étant arrivés à un lieu, doivent s’informer des vices les plus communs et les plus éminents pour y apporter toutes sortes de remèdes afin d’en interrompre le cours.
XI. Les pasteurs doivent se rassembler, de six mois en six mois, pour voir si tous ont eu soin de visiter les malades, d’ordonner les collectes pour les secourir, en un mot, s’ils ont rempli le devoir de leur charge sans reproche.
XII. S’il arrive quelque cas qui demande une assemblée avant les six mois pour décider quelque chose, comme pour appliquer quelque censure à quelque pasteur ou à quelque troupeau, ou pour quelque autre cas survenu, trois pasteurs, avec quelques anciens, se pourront assembler en colloque pour cela.
XIII. Enfin les anciens exhorteront les fidèles d’avoir soin de tous les pasteurs que la divine Providence leur enverra, tant pour leur sûreté que pour leur entretien.


Nous ajoutons aux articles ci-dessus ceux qui suivent :


I. Les pasteurs n’emploieront pas plus d’une heure, ou tout au plus cinq quarts d’heure, à leurs prédications, à l’exemple des prédicateurs de l’église de Genève, et suivant l’usage ci-devant établi dans les églises réformées de France.
II. Les sieurs Durand, Crotte et Court, pasteurs, administreront le sacrement de la sainte Cène dans toutes les églises où la prudence chrétienne le leur permettra, ce qu’ils pratiqueront jusqu’à nouvel ordre.
III. On n’accordera aucun secours dans leurs souffrances à ceux qui se jetteront aveuglément dans le danger, soit en allant, soit en revenant des assemblées religieuses, à cause de leur imprudence et témérité ; mais on assistera au contraire de tout son pouvoir ceux qui se seront conduits selon la prudence chrétienne, et que la Providence divine aura appelés à souffrir à cause de son nom : on exhortera les personnes pieuses à les assister, non seulement eux, mais encore leurs pères, mères, femmes et enfants.
IV. S’il arrive que quelque pasteur, par un zèle précipité et une chaleur inconsidérée, vienne à jeter témérairement ses frères dans le danger, il sera démis de sa charge jusqu’à ce qu’il donne des preuves de sentiments plus sages, se conduisant selon la prudence chrétienne.
V. Les pasteurs ne convoqueront les assemblées que de huit jours en huit jours, si ce n’est dans le cas d’une dévotion extraordinaire, comme en un temps de jeune ou de cène.
VI. Si un pasteur donne scandale à l’église, soit par ses mauvaises mœurs, soit par sa mauvaise conduite, et ne veut pas se soumettre à la discipline ecclésiastique et à l’instruction commune de ses frères, il sera proclamé partout et même à la tête des assemblées, excommunié, lui et ceux qui le soutiendraient dans son impiété, jusqu’à ce qu’il obéisse aux commandements de l’apôtre, qui dit que l’esprit des prophètes est soumis aux prophètes (1ère aux Corinth. xiv, 32, mss. P. R.).


Cet acte synodal, délibéré et signé au désert, est une pièce fondamentale en ce qui touche l’histoire de la renaissance des églises réformées après la dernière guerre de religion. On remarquera combien elle porte l’empreinte des temps. Tout y est dirigé vers l’affermissement de la discipline et vers le but d’attacher quelque garantie à l’exercice des fonctions du ministère. Les précautions sévères prises contre les excès des inspirés, la rigueur extrême de l’article qui décide que nulle aide ne sera accordée à ceux qui iraient au-devant de la persécution, au lieu de l’attendre avec courage et de l’éviter avec prudence ; tout atteste un temps encore agité, plein de difficultés et de périls, et aussi tout y confirme les détails rapportés par le ministre Court dans sa notice personnelle. Ce qui donne une idée exacte des dangers auxquels s’exposaient ces courageux ministres, et aussi de la rareté de pasteurs vraiment à la hauteur de l’œuvre, et ce qui attache un nouvel intérêt à ce monument vénérable, c’est le sort des signataires de la délibération. Il paraît que le ministre Court, malgré tout son discernement et ses recherches, n’avait pu trouver des collègues tels qu’il les souhaitait. En effet, des six signataires de cette délibération, deux, « Jean Huc et Jean Vesson, furent l’un et l’autre pendus à Montpellier, le 22 avril 1723 ; le premier se fit catholique, et le second fut conduit dans les prisons vêtu d’une aube à la façon des anciens sacrificateurs. Il était devenu le chef de la plus extravagante secte que l’esprit humain ait peut-être jamais enfantée » (Mém. des arbitres, par Court, mss. P. R.) ; deux autres, Étienne Arnaud et P. Durand, furent également exécutés, « et firent une mort fort édifiante. » Ainsi plus de la moitié des signataires de ce premier synode, après la mort de Louis XIV périt dans les supplices ; ce qui n’empêcha pas le jeune Court de rester avec ses collègues échappés aux bourreaux, et même de s’adjoindre bientôt, en la personne du ministre Corteis, un collaborateur peut-être moins éclairé, mais aussi zélé et aussi courageux que lui-même.



  1. Les rapports secrets du nonce Prosper de Sainte-Croix, depuis cardinal de Pie IV, envoyé en France, de 1562 à 1565, auprès de Catherine de Médicis, ne laissent aucun doute sur les dispositions de ce pays à demi huguenot (questo regno mezzo-ugonotto). La lettre cinquième écrite au cardinal Borromée paraît considérer un changement général de religion en France comme chose imminente et désespérée. Plus tard, si le nonce se rassure, il paraît sans cesse craindre que la France ne devienne protestante en masse. Une dépèche chiffrée datée de Blois, le 13 mars 1563, contient ce passage : « Il est certain que ce royaume est maintenant dans une situation où je ne vois pas qu’il puisse devenir tout huguenot, si ce n’est avec beaucoup d’artifice et une longue révolution des temps. » (Voy. Lettr. du cardinal de Sainte-Croix, dans Aymon. Synodes, vol. i, p. 21-218-283.) Au premier siècle de la réforme française, on trouve déjà dans la Franco-Gallia du jurisconsulte, zélé calviniste, François Hotman, une théorie complète, aussi logique que savante, des droits des états généraux et de la souveraineté nationale (voyez la trad. franç. de Simon Goulard, dans les Mém. de l’estat de France, ii, 577). Plus tard, on voit dans le livre très-remarquable de Jurieu, Les soupirs de la France esclave qui aspire après la liberté, Amsterdam, 1689, précisément un siècle avant notre grande révolution, la critique la plus complète et la plus sensée de tous les abus de la monarchie absolue, sous les points de vue de l’Église, des parlements, de la noblesse, de l’armée, du peuple, des finances, de la politique intérieure et extérieure. Si la France eût pu alors comprendre ces esprits d’élite, la charte de nos libertés serait aujourd’hui âgée de plusieurs siècles et toute l’Europe eut accompli des progrès incalculables.
  2. Souv. de madame de Caylus, petite-fille d’Arth. d’Aubigné et du marquis de Villette, et nièce de la duchesse de Maintenon.
  3. Souv. de madame de Caylus.
  4. Nouv. Mém. de Dangeau, 22 août 1704.
  5. Daugeau. Lemontey, nouv. art., p. 310.
  6. Mém., ann, 1715.
  7. Notice sur le rétablissement du culte protestant en France après la révocation de l’édit de Nantes, tirée principalement des manuscrits de feu M. Antoine Court, ministre du désert, par M. de Végobre. Genève (mss. veg.), 1715-1760. Cette pièce très-intéressante a été imprimée ainsi que la lettre de Court sur sa périlleuse tournée pastorale de 1728 (Mélanges de Religion, tome v, p. 177 ; Religion et Christianisme, tom. ii, p. 139, par le pasteur Samuel Vincent). Nous possédons aussi ces pièces dans notre collection manuscrite, et nous n’avons pu omettre de profiter de documents aussi essentiels pour notre sujet.
  8. Mss. P. R., 16 p. in-4e, avec attestations des membres du comité près le séminaire protestant français de Lausanne, signées Louis de Cheseaux, le prof. Polier, le major de Montrond, 18 janv. 1732. — On voit que la date de ce Mémoire est de beaucoup postérieure aux événements dont nous insérons le récit ci-dessus. Voici à quelle occasion il fut écrit. M. Duplan, d’Alais, avait été nommé par une assemblée synodale de 1725, député général des églises de France auprès des puissances protestantes pour en solliciter des subventions, et pour les décider à intervenir auprès de la cour, en faveur des malheureux religionnaires persécutés. M. Duplan résidait principalement à Londres. Il avait rendu beaucoup de services aux églises. Il avait assisté à divers synodes. Il avait contribué au rétablissement de la discipline. Il avait écrit des lettres aux puissances et des lettres pastorales aux fidèles. Il avait fait des prières et des exhortations dans les assemblées particulières et publiques, dans les villes et à la campagne, et avait composé des écrits apologétiques. Il avait consolé les affligés, les pauvres, les malades, les galériens ; enfin, à l’exception des sacrements qu’il n’eut jamais charge d’administrer, il n’est rien qu’il ne fit pour les églises sous la croix. Un seul trait gâta tous ces généreux efforts. Il paraît que Duplan, qui avait vu toutes les scènes des Cévennes, ne put renoncer entièrement aux habitudes de fanatisme, dont il avait été le témoin. À Londres, il fréquentait les prétendus prophètes et les inspirés. Il indisposa ainsi le cabinet anglais contre lui et indirectement contre les églises. Le ministère britannique alla même jusqu’à menacer de retirer toute protection et tout secours. Ces excès, si éloignés de la sagesse d’esprit du ministre Court, qui avait été lui-même nommé député des églises en 1744, furent avec raison condamnés par ce dernier ; Duplan se plaignit qu’on voulait le noircir pour le supplanter. Il en résulta une vive controverse et des jugements devant des arbitres, auxquels le ministre Court adressa ce Mémoire, dans lequel il se justifie. Nous ne faisons mention de ces débats si peu intéressants pour l’histoire générale que parce qu’ils fournirent l’occasion au ministre Court de tracer ce précis de la renaissance du culte.
  9. Cette lettre a été récemment retrouvée et publiée dans le journal religieux l’Évangéliste, par le pasteur Fontanès. 1837. On conçoit combien de pareilles pièces durent être tenues secrètes dans le temps, puisqu’elles étaient en opposition flagrante avec les édits.