Histoire de la vie de Hiouen-Thsang et de ses voyages dans l’Inde/Livre 10

慧立 Hui Li, 彦悰 Yan Cong
Traduction par Stanislas Julien.
(p. 335-351).

LIVRE DIXIÈME.


Ce livre commence à la première lune (du printemps) de la troisième année de la période Hien-k’ing (658), lorsque l’empereur revient de Lo-yang à la capitale de l’ouest (Tch’ang-’an) ; il finit à la deuxième lune de la première année Lin-te (664), lorsque (le Maître de la loi) meurt dans le palais Yu-hoa-kong.
RÉSUMÉ.

Le premier mois de la troisième amiée Hien-k’ing (658), l’empereur partit de la capitale de l’Est [Lo- yang) et revînt à la capitale de l’Ouest. Le Maître de la loi revint avec lui.

À la septième lune, en automne, l’empereur rendit un décret qui ordonnait au Maître de la loi d’aller s’établir dans le couvent Si-ming-sse, dont la construction, commencée au dix-neuvième jour de la huitième lune de la première année (de la période Hien-king — 656), avait été achevée en été, à la sixième lune de cette année (658). Ce couvent avait deux cent cinquante pas de face, et plusieurs li de tour ; une grande route y conduisait à droite et à gauche ; on voyait devant et derrière des marchés et des villages. Il était bordé en dehors d’acacias verts, et était em-belli au dedans par des ruisseaux d’eau limpide. La capitale ne possédait pas d’édifice religieux plus beau et plus imposant. Ce n’est pas tout : on y voyait des pavillons, des tours et des palais ornés de galeries, qui s’élançaient dans les airs. L’or répandu sur leurs colonnes élégantes éblouissait les yeux et brillait jusqu’au sein des nuages. Il possédait dix cours et quatre mi&e cellules. Par sa splendeur et sa majesté, il effaçait les couvents Thong-thaî-sse, de la dynastie des Liangn et Yong-ning-sse, des Weï.

L’empereur ordonna d’abord de choisir cinquante religieux d’une grande vertu, et de donner à chacnn d’eux un serviteur, puis de soumettre à un examen cent cinquante jeunes gens destinés à l’ordination.

Le treizième jour de la même lune, l’empereur prescrivit un jeûne à l’occasion de l’ordination des religieux, et le Maître de la loi fut chargé de présider à cette cérémonie.

Le quatorzième jour de la septième lune, on alla au-devant des religieux qui faisaient leur entrée dans le couvent.

La procession s’avança en grande pompe, avec des bannières et des parasols, au son des instruments de nuisique, comme le jour où l’on entra dans le couvent de la Grande bienfaisance, et où l’on alla au-devant de l’inscription impériale.

L’empereur ordonna de donner au Maître de la loi un vaste appartement dans le couvent Si-ming-sse, et de lui adjoindre dix cha-mi (novices) nouvellement ordonnés, pour le servir en qualité de disciples.

Comme l’empereur Thaï-thsong avait toujours montré beaucoup d’estime pour le Maître de la loi, dès que Kao-tsong lui eut succédé, il redoubla à son égard d’affection et de respect. Sans cesse il envoyait des officiers du palais s’informer de lui avec bienveillance, et lui porter de riches présents. Les pièces de soie qu il reçut ainsi s’élevaient à plus de dix mille, sans compter plusieurs centaines de Kachâyas (sorte de vêtement religieux). Mais comme le Maître de la loi faisait bâtir une tour et élevait des constructions pour y déposer les livres et les statues, il donnait de grandes aumônes aux pauvres et aux Po-lo-men [Brahmanes) des royaumes étrangers. À peine avait-il reçu des présents qu^il les distribuait, sans en rien conserver pour lui-même. Son vœu le plus ardent était de faire mouler dix kôtis (cent millions) de statuettes du Bouddha ; et il réussit en effet dans cette pieuse entreprise.

Le royaume de l’Est (la Chine) avait alors beaucoup d’estime pour le livre Pan-jo (le livre de la Pradjñâ pâramitâ, ou de l’Intelligence transcendante) ; mais quoiqu’on l’eût traduit dans les siècles précédents, il était loin d’être complet. Une multitude de personnes le prièrent en conséquence d’en faire une nouvelle traduction.

Or le recueil Pan-jo (c’est-à-dire de la Pradjnâ) était fort étendu, et, à la capitale, Hiouen-thsang était accablé d’occupations. D’un autre côté, il pensait à la brièveté de la vie, et craignait de ne pouvoir le conduire à sa fin. Il demanda alors l’autorisation de se transporter dans le palais Yu-hoa-kong, pour se livrer avec calme à la traduction de cet ouvrage. L’empereur la lui accorda.

Le dixième mois de la quatrième année (669), le Maître de la loi partit de la capitale et se dirigea, en compagnie des traducteurs adjoints et de ses disciples, vers le palais Yu-hoa-kong. L'empereur lui fournissait, comme à la capitale, tout ce qui lui était nécessaire.

Dès son arrivée, il s'établit dans la partie du couvent appelée So-tching-youen.

Le premier jour de la première lune du printemps de la cinquième année (660), il commença à traduire le livre sacré Ta-pan'joking (Mahâ pradjñâ pâramitâ soûtra), dont le manuscrit indien embrassait deux cent mille çlôkas. Comme le texte était extrêmement étendu, tous ses disciples le prièrent de l'abréger, Le Maître de la loi était disposé à accéder à leur vœu, et à imiter en cela l'exemple de Lo-chi (Koumârajîva), qui, en traduisant, avait l’habitude d'élaguer les longueurs et de supprimer les répétitions. La nuit suivante, il eut un songe effrayant qui le détourna de ce projet.

À son réveil, il le raconta aux religieux, et leur fit connaître sa ferme résolution de traduire l'ouvrage en entier, conformément au texte indien, tel que le Bouddha l'expliqua dans quatre lieux célèbres : 1° Dans la ville de la Maison du roi (Râdjagrîha), sur le pic du Vautour (Grïdhra koûta parvata) ; 2° dans le jardin de Ki-kou-t’o (Anâthapindika) ; 3° dans le palais du roi des Dévas Ta-hoa-tseu'ts'aï (Paranirmita vaçavartitâ) ; 4° Dans le couvent des Bambous (Vênouvana vihâra) de la ville du roi (Râdjagrïha). Le Bouddha tint en tout seize assemblées solennelles, et les textes (de la Pradjñâ) dont il y fit l’exposition furent réunis en un seul ouvrage formant deux cent mille çlôkas.

Or, comme le Maître de la loi s’en était procuré trois exemplaires dans l’Inde, lorsqu’il voulut commencer sa traduction, il y remarqua des passages douteux et altérés ; il compara alors les trois copies, et les soumit à une révision sévère ; et, à force de soins et de zèle, il parvint à rétablir le texte dans toute sa pureté.

Quand il avait pénétré une idée profonde, éclairci un endroit douteux ou rétabli un passage corrompu, on eût dit qu’un dieu lui avait communiqué la solution qu’il cherchait. Alors son âme s’épanouissait, comme celle d’un homme plongé dans l’obscurité qui voit le soleil percer les nuages et briller dans toute sa splendeur. Mais, se défiant toujours de son intelligence, il en attribuait le mérite à l’inspiration mystérieuse des Bouddhas et des Bôdhisattvas.

À l’époque où le Maître de la loi traduisait ce livre sacré, il pensait constamment à la mort. « Maintenant, dit-il un jour aux religieux, j’ai soixante-cinq ans ; je veux absolument terminer mes jours dans ce Kia-lan (Sam̃ghârama) « couvent. » Comme le recueil appelé Pan-jo-king (le livre sacré de la Pradjñâ pâramitâ) est extrêmement étendu, je crains à tout instant de ne pouvoir le finir. Il faut que vous redoubliez de zèle et d’efforts, sans jamais vous laisser arrêter par les difficultés ni la fatigue. » Le vingt-troisième jour de la dixième lune de la troisième année Long-sou (661), le Maître de la loi acheva la traduction du recueil Ta-pan-jo-king (Mahâ pradjñâ pâramitâ soûtra), qui formait six cents livres (en cent vingt volumes).

Le vingt-deuxième jour de la onzième lune, il chargea un de ses disciples, nommé Ching-saï, de porter au palais une requête où il priait l’empereur de composer une préface (pour le Recueil de la Pradjñâ).

Le septième jour de la douzième lune, Fong-i, l’un des maîtres des cérémonies publia un édit par lequel l’empereur daignait promettre la préface demandée.

Après avoir achevé la traduction du recueil Pan-jo (de la Pradjnâ), le Maître de la loi sentit que ses forces commençaient à s’épuiser, et comprit que sa fin approchait. Alors, s’adressant à ses disciples, il leur dit : « Si je suis venu dans le palais Yu-hoa-kong, c’était, vous le savez, à cause du livre sacré de la Pradjñâ ; maintenant que ce travail est achevé, je sens que ma vie touche à son terme. Lorsqu’après ma mort vous me conduirez à ma dernière demeure, il faut que ce soit d’une manière simple et modeste. Vous envelopperez mon corps dans une natte, et le déposerez, au sein d’une vallée, dans un lieu calme et solitaire. Évitez soigneusement le voisinage d’un palais ou d’un couvent : un corps aussi impur que le mien doit en être séparé par une immense distance. »

En entendant ces mots, ses disciples laissèrent éclater des cris et des sanglots. Puis, essuyant leurs larmes : « Maître, lui dirent-ils, vous avez encore de la force et de la vigueur, et votre visage est le même qu’autrefois ; pourquoi laisser échapper tout à coup ces tristes paroles ? »

— « Je le sais par moi-même, leur répondit le Maître de la loi ; comment pourriez-vous comprendre mes pressentiments ? »

Le premier jour de la première lune du printemps de la première année Lin-te (664) » les interprètes adjoints et tous les religieux du couvent vinrent le prier, avec les plus vives instances, de traduire le recueil To-p’aotsi-king (Ratnakoûta soûtra).

Le Maître de la loi, cédant à l’ardeur de leur vœu, fit un effort sur lui-même et traduisit quelques lignes ; puis, fermant le texte indien, il s’arrêta et leur parla ainsi : « Ce recueil est aussi grand que celui de la Pradjñâ, mais je sens que les forces me manquent pour achever une telle entreprise. Mes derniers moments sont arrivés, et ma vie ne doit plus avoir qu’une courte durée. Je désire aujourd’hui aller dans la vallée de Lan-tchi, pour offrir mes derniers hommages aux statues des innombrables Bouddhas. »

Il sortit alors avec ses disciples ; les religieux, en le voyant, ne cessaient de verser des larmes.

Après cette pieuse excursion, il s’en revint dans le couvent. Dès ce moment, il cessa de traduire, et ne s’occupa plus que de ses devoirs religieux.

Le huitième jour, un religieux de ses disciples, nommé Hiouen-khio, originaire de Kao-tch’ang, raconta au Maître de la loi un songe qu’il avait eu. Il avait vu un Feou-thou (un Stoûpa) d’un aspect imposant et d’une hauteur prodigieuse, qui s'était écroulé tout d’un coup. S'étant éveillé en sursaut, il était accouru pour en informer le Maître de la loi. « Cet événement ne vous concerne point, lui dit Hiouen-thsang ; c'est le présage de ma fin prochaine. »

Dans la soirée du neuvième jour, comme il traversait le pont d'un canal situé derrière sa demeure, il tomba et se fit une écorchure à la jambe. Dès ce moment il s'alita, et ses forces diminuèrent sensiblement.

Le seizième jour, il s'écria, comme s'il sortait d'un songe : « Devant mes yeux, je vois une immense fleur de lotus, d'une fraîcheur et d'une pureté charmantes. »

Le dix-septième jour, il eut encore un songe où il vit, par centaines et par milliers, des hommes d'une stature élevée et vêtus de brocart, qui, portant des tentures de soie brodée, des fleurs d'une beauté merveilleuse et des joyaux du plus grand prix, sortaient de la chambre à coucher du Maître de la loi, et allaient en parer, au dedans et au dehors, la salle consacrée à la traduction des livres. Ensuite, allant derrière cette salle, sur une montagne boisée, ils plantaient partout de riches bannières ornées de brillantes couleurs, et faisaient entendre une musique harmonieuse. Il vit en outre, en dehors de la porte, une multitude innombrable de chars resplendissants chargés de mets parfumés et de fruits de plus de mille espèces, aussi beaux par leurs formes que par leurs couleurs : ce n'étaient point des produits terrestres. On les lui apportait l'un après l'autre, et on les lui offrait en profusion ; mais il les révisait en disant : « Ces mets délicieux sont le lot de ceux qui ont obtenu l’intelligence supérieure. Hiouen-thsang n’est pas encore arrivé à ce rang sublime ; comment oserait-il les recevoir ? » Malgré l’énergie de ses refus, on continuait à lui apporter ces mets sans interruption.

Les disciples, qui se tenaient près de lui, ayant fait du bruit, il ouvrit subitement les yeux, et raconta ce qui précède au sous-directeur (Karmmadâna), nommé Hoeî’te.

« D’après ces présages, ajouta le Maître de la loi, il me semble que les mérites que j’ai pu acquérir pendant ma vie ne sont point tombés dans l’oubli, et je crois, avec une foi entière, que ce n’est pas en vain qu’on pratique la doctrine du Bouddha. »

Aussitôt, il ordonna au maître Kia-chang de consigner par écrit les titres des livres sacrés et des Traités qu’il avait traduits, formant ensemble sept cent quarante ouvrages et treize cent trente-cinq livres. Il inscrivit aussi le kôti (les dix millions) de peintures du Bouddha, ainsi que le millier d’images de Mi-le (Mâitrêya bôdhisattva), peintes sur soie, qu’il avait fait exécuter. Il avait, en outre, fait moûler dix kôtis (cent millions) de statuettes de couleur unie. Il avait fait écrire mille exemplaires des livres sacrés suivants : Neng-touan-panjo-king (Vadjra tchhêdika pradjñâ pâramitâ soûtra), Yosse-jou-laï-pen-youen-kong-te-king (Ârya bhagavati bhâichadja gourou poûrva pranidhâna nâma mahâyâna soûtra), Lou-men-t’o-lo-ni-king (Chat moukhi dhâranî), etc. Il avait fourni des aliments et témoigné de la compassion à plus de vingt mille personnes parmi les fidèles et les hérétiques ; il avait allumé cent mille lampes et racheté plusieurs ouan (dizaines de mille) de créatures.

Lorsque Kia-chang eut fini d'écrire cette liste de bonnes œuvres, il lui ordonna de la lire à haute voix. Après l'avoir entendue, les religieux croisèrent les mains et le comblèrent de félicitations. Puis il leur dit : « Le moment de ma mort approche ; déjà mon esprit s'affaisse et semble me quitter. Il faut promptement distribuer en aumônes mes vêtements et mes richesses, faire fabriquer des statues et charger des religieux de réciter des prières. »

Le vingt-troisième jour, on donna un repas aux pauvres et l'on distribua des aumônes. Le même jour, il ordonna à un mouleur nommé Song-kia-tchi, d'élever, dans le palais Kia-cheoa-tien, une statue de l'Intelligence (Bôdhi) ; après quoi, il invita la multitude du couvent, les traducteurs adjoints et ses disciples, « à dire joyeusement adieu à ce corps impur et méprisable de Hiouen-thsang qui, ayant fini son rôle, ne méritait plus de subsister longtemps. Je désire, ajouta-t-il, voir reverser sur les autres hommes les mérites que j'ai acquis par mes bonnes œuvres ; naître, avec eux, dans le ciel des Touchitas ; être admis dans la famille de Mi-le (Mâitreya) et servir ce Bouddha plein de tendresse et d'affection. Quand je redescendrai sur la terre pour parcourir d'autres existences, je désire, à chaque naissance nouvelle, remplir avec un zèle sans bornes mes devoirs envers le Bouddha, et arriver enfin à l'Intelligence transcendante [Anoattara samyak sambôdhi). »

Après avoir fait ces adieux, il se tut et entra en méditation ; puis, de sa langue mourante, il laissa échapper d'amers regrets, en sentant qu'il ne jouissait plus du monde des yeux (de la faculté de voir), du monde de la pensée (de la faculté de penser), du monde de la connaissance qui naît de la vue (de la connaissance des objets sensibles) ; du monde de la connaissance qui nait de V esprit (de la perception des choses spirituelles), et qu'il ne possédait point la plénitude de Intelligence. Enfin, il prononça deux gâthâs qu'il fit répéter aux personnes qui étaient près de lui.

Adoration à Mâitrêya tathâgata, doué d'une intelligence sublime ! Je désire, avec tous les hommes, voir votre visage affectueux ;

Adoration à Mâitrêya tathâgata ! Je désire, après avoir quitté la vie, renaître au milieu de la multitude qui vous entoure.

Le Maître de la loi, après avoir regardé longtemps Te-hoeï, le sous-directeur du couvent (Karmmadâna), porta sa main droite à son menton et la gauche sur sa poitrine ; puis il étendit les jambes, les croisa, et se coucha sur le côté droit.

Il resta ainsi immobile, sans rien prendre, jusqu'au cinquième jour (de la deuxième lune). Au milieu de la nuit, ses disciples lui demandèrent : « Maître, avez-vous enfin obtenu de naître au milieu de l'assemblée de Mâitrêya ? »

« Oui, » répondit-il, d'une voix défaillante. À ce mot, sa respiration s’affaiblit de plus en plus, et, au bout de quelques instants, son âme s’évanouit.

Ses serviteurs, l’ayant palpé doucement, trouvèrent que ses pieds étaient déjà froids ; mais le derrière de sa tête était encore tiède. Son visage avait une teinte rose et tous ses traits exprimaient au plus haut degré la joie et le bonheur.

Le septième jour (de la deuxième lune), sa figure n’avait encore éprouvé aucune altération et son corps n’exhalait nulle odeur.

Les religieux du couvent ayant passé plusieurs jours en prières, ce ne fut que le matin du neuvième jour (de la deuxième lune) que la triste nouvelle arriva à la capitale.

Le Maître de la loi était haut de sept tchi ; son visage était légèrement coloré. Il avait les sourcils écartés et les yeux brillants. Son air était grave et majestueux, et ses traits étaient pleins de grâce et d’éclat. Le timbre de sa voix était pur et pénétrant, et son langage brillait à la fois par la noblesse, l’élégance et l’harmonie, de sorte que ses auditeurs ne pouvaient se lasser de l’entendre. Lorsqu’il se trouvait, soit au milieu de ses disciples, soit en présence d’un hôte illustre, on l’écoutait souvent pendant une demi-journée dans une attitude immobile. Il portait de préférence im vêtement de coton fm, proportionné à sa taille ; sa démarche était douce et aisée ; il regardait droit devant lui et ne lançait jamais de regards obliques. Il était majestueux comme les grands fleuves qui entourent la terre, calme et brillant comme le lotus qui s’élève au milieu des eaux. Observateur sévère de la discipline, il était toujours le même. Rien n’égalait sa bonté affectueuse et sa tendre pitié, la ferveur de son zèle et son attachement inviolable aux pratiques de la Loi. Il était réservé dans son amitié et ne se liait pas à la légère, et, une fois entré dans le couvent, il n’y avait qu’un décret impérial qui pût le faire sortir de sa pieuse retraite.

Le troisième jour de la deuxième lune (de la période Lin-te — 664), le Maître de la loi avait envoyé Hiu-hiouen-pi auprès de l’empereur pour l’informer de la blessure qu’il avait reçue et de la maladie qui en était résultée.

Le septième jour du même mois, l’empereur ordonna par un décret, à un médecin du palais, de prendre des médicaments et d’aller lui donner ses soins ; mais, au moment où il arriva, le Maître de la loi était déjà mort. Teou-sse-lun, gouverneur de Fang-tcheou, annonça par un rapport ce lugubre événement.

À cette nouvelle, l’empereur versa des larmes et poussa des cris déchirants, en disant qu’il venait de perdre le trésor de l’empire. Il suspendit, pendant plusieurs jours, les audiences solennelles. En ce moment, tous les fonctionnaires civils et militaires s’abandonnèrent aux gémissements et aux pleurs ; l’empereur lui-même ne put retenir ses sanglots et modérer sa douleur. Le lendemain, il parla ainsi à ses grands officiers : « Quel malheur pour mon empire que la perte de Thang, le Maître de la loi ! On peut dire que la grande famille de Çâkya a vu se briser son unique appui, et que tous les hommes restent sans maître et sans guide. Ne ressemblent-ils pas au nautonier que va engloutir l’abîme, lorsque la tempête a détruit ses rames et son navire ; au voyageur égaré au milieu des ténèbres, et dont la lampe s’éteint à l’entrée d’un gouffre sans fond ? »

En achevant ces mots, l’empereur gémit encore et poussa de longs soupirs.

Le vingt-sixième jour de la même lune, l’empereur rendit le décret suivant :

« D’après le rapport que m’a adressé Teou-sse-lan sur la mort du Maître de la loi, Hiouen-thsang, du couvent Yu-hoa-sse, j’ordonne que ses funérailles soient faites aux frais de l’état. »

Le sixième jour de la troisième lune, il rendit un nouveau décret ainsi conçu : « Par la mort de Thsang, le Maître de la loi, la traduction des livres sacrés se trouve arrêtée. Conformément aux ordonnances anciennes, les magistrats feront copier avec soin les traductions terminées ; quant aux manuscrits (indiens) qui n’ont pas encore été traduits, on les remettra en totalité au directeur du couvent Ts’e-en-sse (de la Grande bienfaisance), qui veillera à leur conservation. Les disciples de Hiouen-thsang et les traducteurs adjoints, qui précédemment ne faisaient point partie du couvent Yu-hoa-sse, retourneront chacun dans leurs couvents respectifs. »

Le quinzième jour de la troisième lune, parut le décret suivant : « Le jour des funérailles du Maître de la loi, Hioaen-thsang, je permets aux religieux et aux religieuses de la capitale de l’accompagner avec des bannières et des parasols jusqu’à sa dernière demeure. Le Maître de la loi brilla par sa noble conduite et ses vertus éminentes, et il lut l’idole de son siècle. C’est pourquoi, maintenant qu’il n’est plus, il est juste que je répande encore d’abondants bienfaits pour honorer la mémoire d’un homme qui n’eut point d’égal dans les temps passés. »

Ses disciples, dociles à ses dernières volontés, formèrent une litière avec des nattes grossières, rapportèrent son corps à la capitale et le déposèrent dans le couvent de la Grande bienfaisance, au milieu de la salle consacrée à la traduction des livres. Confondus ensemble par le sentiment d’une douleur commune, ils poussèrent des cris à ébranler la terre. Les religieux et les laïques de la capitale y accoururent et versèrent des larmes accompagnées de cris et de sanglots. Chaque jour, la foule se renouvelait par centaines et par milliers.

Le quatorzième jour du quatrième mois, on se disposa à l’inhumer dans la capitale de l’Ouest. Les religieux et les religieuses, et une multitude d’hommes du peuple, préparèrent plus de cinq cents objets nécessaires pour célébrer ses obsèques : des parasols en soie unie, des bannières et des étendards, la tente et la litière du Ni-ouan (Nirvâṇa), le cercueil intérieur en or, le cercueil extérieur en argent, les arbres sa-lo (sâlas), et les disposèrent au milieu des rues qu’on devait parcourir. Les sons plaintifs de la musique funèbre et les chants lugubres des porteurs retentissaient jusqu’au ciel. Les habitants de la capitale et des arrondissements situés dans un rayon de cinq cents li (cinquante lieues), qui formaient le cortége, s’élevaient à plus d’un million. Quoique ces obsèques fussent célébrées avec pompe, cependant le cercueil du Maître de la loi était porté sur une litière formée de nattes grossières. Les fabricants de soie du marché de l’Est en avaient employé trois mille pièces de différentes couleurs, pour former le char du Nirvana, qu’ils avaient orné de fleurs et de guirlandes chaînées de pierres précieuses. Ils demandèrent la permission de placer sur ce catafalque d’une splendeur merveilleuse, le corps du Maître de la loi ; mais, dans la crainte d’enfreindre ses dernières volontés, ses disciples s’y refusèrent. Ils firent porter en avant ses trois vêtements et son manteau religieux d’une valeur de cent onces d’argent ; ensuite venait la litière formée de nattes grossières. Il n’y avait aucun des assistants qui ne versât des larmes ou ne fût suffoqué de douleur.

Ce jour-là, plus de trente mille religieux et laïques passèrent la nuit auprès du tombeau.

Le matin du quinzième jour, on ferma la fosse ; puis, sur le lieu de la sépulture, on ùi une immense distribution d’aumônes, et la foule se dispersa en silence.

Le huitième jour de la quatrième lune de la deuxième année de la période Tsong tckang (669), l’empereur ordonna, par un décret, de transporter le tombeau du Maître de la loi dans une plaine située au nord de la vallée Fan-tch’ouen, et d’y construire une tour en son honneur[1].

  1. Hoeï-li termine ce dernier livre de l’ouvrage par un long et pompeux panégyrique de Hiouen-thsang. Ce morceau, qui forme vingt-cinq pages dans l’édition impériale et dix dans l’édition de Nan-king, offre l’analyse de la vie et des voyages du Maître de la loi ; mais, de même que dans les pièces officielles, les lettres et les requêtes dont nous nous sommes contenté d’indiquer le sujet, on n’y trouve aucun fait nouveau et de quelque intérêt pour l’histoire et la géographie de l’Inde ou la littérature bouddhique.