Histoire de la philosophie moderne/Livre 3/Chapitre 3

Traduction par P. Bordier.
Félix Alcan, Paris (Tome premierp. 268-270).

3. — Pierre Gassendi

C’était surtout Pierre Gassendi qui formait contrepoids à Descartes dans le monde français, mais bien plutôt par sa méthode que par ses résultats. Il voulait être un philosophe empirique et préconisait la perception contre la méthode intuitive et déductive de Descartes. Descartes se hissait aux plus hautes idées, avec plus de rapidité que sa propre méthode ne le permettait, et il était porté à les considérer comme immédiatement fondées dans l’esprit humain ; Gassendi soutenait au contraire que nos idées sont d’origine empirique. L’ouvrage de polémique (Disquisitio metaphysica. Amsterodami 1644) qu’il fit paraître contre Descartes est un des documents les plus intéressants du débat entre l’école empirique et l’école déductive. Si Gassendi termine par des résultats spiritualistes, cela tient à ses fonctions ecclésiastiques, qui lui faisaient une nécessité de concilier la théologie avec la philosophie empirique. Il était né en 1592 à Digne dans le midi de la France, passa en 1617 prédicateur et plus tard professeur de philosophie à Aix. Il quitta cette situation pour accepter un poste de professeur de mathématiques à Paris, fonctions qu’il exerça jusqu’à sa mort (1655). Gassendi avait publié dans sa jeunesse une critique acerbe de la philoso- phie scolastique ; le sévère décret de 1624 contre les doctrines nouvelles, puis la condamnation de Galilée eurent pour effet de lui faire cacher son sentiment. Il s’occupa d’études physiques et astronomiques, mais n’osa pas se prononcer pour la doctrine de Copernic. Dans les ouvrages qu’il fit paraître par la suite il développe la théorie atomique, en renouvelant en partie la théorie d’Epicure. Il défend la personnalité et la philosophie d’Epicure contre les attaques dont elles sont d’ordinaire l’objet. Ces œuvres eurent une grande importance, car la théorie atomique préparée par Bruno et Basso était bien faite pour être utilisée par la science moderne de la nature. Gassendi était un admirateur de Galilée et les principes de la connaissance de la nature établis par lui trahissent l’influence de ce dernier (Opera omnia, Lugd., 1658). Partant de ce fait que rien ne peut se transformer en rien ou se former de rien et que pour cette raison il faut que quelque chose subsiste sous tous les changements, il démontre que pour que le changement puisse s’expliquer, il faut que ce quelque chose, qui subsiste sous tous les changements, c’est-à-dire la matière, soit une multiplicité d’éléments solides et indivisibles, c’est-à-dire d’atomes. Mathématiquement, la division peut se continuer à l’infini, mais physiquement, la divisibilité a une limite bien arrêtée. Tous les changements de la nature doivent être expliqués par les mouvements des atomes : toutes les causes sont des causes mécaniques. Entre les atomes se trouve un espace vide, sans quoi leur mouvement ne serait pas possible. L’espace est comme le temps une chose d’espèce particulière, que l’on ne peut appeler ni être ni propriété. Le mouvement ne peut se former et ne peut cesser que par contact ; toutes les causes doivent pour cette raison être matérielles. L’âme ne meut le corps qu’en tant qu’elle est elle-même matérielle (en sa qualité d’âme végétative et percevant par les sens). Ce qui distingue Gassendi de Descartes, c’est qu’il prétend qu’il faut attribuer à la matière d’autres qualités que l’étendue et la mobilité et qu’il limite la divisibilité physique. En même temps il enseigne (sous l’influence évidente de Galilée) que ce n’est pas le mouvement, mais l’impulsion motrice (impetus) qui est constante ; l’impulsion motrice ne disparaît pas par le fait que le mouvement passe au repos. Ces corrections apportées à la nouvelle conception mécanique de la nature dénotent un progrès considérable. Gassendi fait penser par contre aux devanciers de Descartes et de Galilée, en particulier à Telesio, quand il admet que tous les atomes possèdent la sensation et qu’il utilise cette opinion ainsi que l’idée d’une âme universelle dans sa physique. Il donne le jour à un être hybride de ce genre en essayant de concilier les idées spiritualistes avec les théories atomique et mécanique : les atomes sont créés par Dieu ; Dieu et l’âme ou le côté de l’âme surnaturellement inspiré (anima rationalis ou intellectus) font exception au principe que toutes causes sont matérielles. Ce compromis était encore plus illogique que celui de Descartes, car l’âme était elle-même scindée en deux parties, une partie matérielle et une partie immatérielle. Cela avait en revanche cet avantage que le monde des savants, et notamment le monde des théologiens, s’accoutumaient à ne plus considérer l’atomisme comme une doctrine absolument impie. Désormais la science de la nature pouvait en paix utiliser l’hypothèse atomique selon ses besoins.