Histoire de la philosophie moderne/Livre 3/Chapitre 2

Traduction par P. Bordier.
Félix Alcan, Paris (Tome premierp. 252-268).

2. — Le Cartésianisme

La philosophie cartésienne devait exercer une grande influence sur son siècle. En préconisant le doute méthodique et l’analyse et en faisant abstraction de tous les postulats traditionnels, elle devait éveiller la libre investigation et favoriser l’indépendance de la pensée. C’est là sans doute sa plus grande importance. Par là elle a influé sur un cercle bien plus grand que le groupe cartésien au sens spécial du mot. En demandant une explication purement mécanique de la nature, elle a exercé une influence réformatrice sur la science de la nature, en particulier sur la physique et sur la médecine, bien que plusieurs de ses hypothèses particulières se soient bientôt montrées insoutenables. Elle a émis le principe du mécanisme avec une énergie qui a eu une importance durable. Sa psychologie spiritualiste et ses spéculations théologiques étaient faites pour plaire à la conception courante qui trouvait la distinction catégorique et absolue de l’âme et du corps très claire et très attrayante. Celle-ci voyait en même temps dans les preuves cartésiennes la base d’une nouvelle entente entre la théologie et la science destinée à remplacer l’édifice qui menaçait de s’écrouler avec la philosophie scolastique. Aussi dans la dernière partie du siècle découvrons-nous d’ardents Cartésiens dans Bossuet et dans Fénelon, les deux plus grands esprits de l’Église de France. La doctrine nouvelle trouva également des partisans parmi d’éminents Jansénistes, comme Arnaud et Nicole, tandis que Pascal, la plus grande figure du Jansénisme, prenait une position indépendante, que nous caractériserons dans la suite. Ce groupe composa sous la direction d’Arnauld un excellent exposé de la logique (La logique ou l’art de penser, 1662), qui maintenant encore a de l’intérêt et de la valeur.

Le Cartésianisme trouva aussi beaucoup d’adhérents parmi les savants prêtres de l’Oratoire. Il se répandit dans de grands cercles à Paris et en province au moyen de conférences populaires. On peut voir par les lettres de Mme de Sévigné quel intérêt il excitait dans la haute aristocratie, même chez les femmes. Il se propagea considérablement en Hollande grâce à plusieurs jeunes professeurs d’Université qui prirent parti pour lui. Mais en France comme en Hollande, il se heurta à une violente résistance. Les Jésuites et le clergé protestant orthodoxe cherchèrent à l’étouffer par tous les moyens. La philosophie nouvelle faisait trop de concessions à la libre raison humaine, et accordait au doute une importance dangereuse. Elle enseignait la subjectivité des qualités sensibles, ce qui ne paraissait pas tout d’abord conciliable avec le dogme de la Cène (surtout sous sa forme catholique) ; elle croyait en outre au mouvement de la terre et à l’infini de l’univers. La cause de la théologie semblait attachée à l’ancienne doctrine scolastique. Le Cartésianisme fut interdit dans plusieurs Universités de Hollande ; du moins les Cartésiens furent-ils tenus à l’écart des chaires de théologie et des charges de pasteur. À Rome, les œuvres de Descartes furent inscrites en 1663 sur la liste des livres interdits et en France des décrets royaux défendirent à plusieurs reprises d’exposer le Cartésianisme dans les Universités. Tout cela ne put l’empêcher de devenir la philosophie dominante, et sa puissance ne finit qu’avec la tendance venue de Locke et de Newton, tendance qu’il avait du reste lui-même préparée.

Les difficultés et les contradictions de la doctrine de Descartes devaient nécessairement mener les Cartésiens plus indépendants à développer en un sens nouveau les pensées du maître. Dans la partie dogmatique du système de Descartes, il y avait en particulier deux points qui devaient appeler l’examen. C’étaient d’abord les rapports de la substance absolue, qui a une telle importance pour la théorie de la connaissance, pour la physique et l’éthique de Descartes, avec les substances finies, le monde fini d’une façon générale. Comment un être absolu peut-il avoir en dehors de lui un monde fini, et quelle réalité peut posséder ce monde fini ? Ce problème devait s’imposer notamment dans un siècle porté au mysticisme et enclin à croire en des puissances absolues ; c’était en politique le siècle de la monarchie absolue et par une analogie naturelle il le devint également en philosophie. Le Cartésianisme ne tarda pas à tomber dans le mysticisme. C’étaient en second lieu les rapports de l’âme et du corps considérés comme des substances qui s’excluent mutuellement et qui cependant doivent être en action réciproque. Le maître lui-même avait été jusqu’à déclarer que cela se comprenait seulement tant qu’on ne philosophait pas. Quelques-uns des disciples continuèrent de philosopher en ce point ; ils trouvèrent là une chose incompréhensible qui leur réapparut dans l’expérience partout où des choses différentes doivent agir les unes sur les autres. Le Cartésianisme fut ainsi amené à restreindre la connaissance, de façon à ne plus démontrer que la succession et l’enchaînement extérieur des phénomènes ; leur enchaînement intérieur est déclaré incompréhensible. C’était préparer la façon dont la théorie de la connaissance traita par la suite le problème de causalité. — Ces deux questions concourent à former ce qu’on appelle l’occasionnalisme ; l’élément mystique, la tendance à concentrer toute réalité et toute causalité dans la substance absolue, en étant l’élément prépondérant. Examinons succinctement les principaux représentants de cette tendance.

Louis de la Forge, un médecin français, déclarait déjà dans son Tractus de mente humana 1669 (publié en français dès 1661), que, si difficile qu’il soit de comprendre comment l’esprit peut mettre le corps en mouvement, la difficulté n’est pas moindre de concevoir comment un corps peut mouvoir un autre corps. Peut-être un autre Cartésien (cf. L. Stein dans Archiv für Gesch. der Philos. I. p. 56), Géraud de Cordemoy, avocat à Paris, qui fut par la suite précepteur du Dauphin, a-t-il exprimé cette pensée avant De la Forge ; ce serait alors lui qui devrait être regardé comme le créateur de l’occasionnalisme. De la Forge déclare que les rapports de l’âme et du corps ne s’expliquent qu’en admettant que Dieu les a mis primitivement en accord ; Cordemoy lui va plus loin et enseigne qu’il n’est pas plus possible à l’âme d’acquérir de nouvelles idées qu’au corps d’acquérir de nouveaux mouvements, sans l’intervention de Dieu. Les êtres finis, les âmes comme les corps, ne sont que des occasions pour Dieu d’intervenir. Ainsi notre volonté par exemple est pour Dieu l’occasion de mouvoir notre bras. La remarque suivante contenue dans le Cours de philosophie du Cartésien Sylvain Régis montre que la tendance à concentrer toute activité en un être absolu contribue au développement de l’occasionnalisme : « Pour produire des actions proprement dites, il faut agir de soi-même et par soi-même, c’est-à-dire par sa propre force, et il est certain que Dieu seul peut agir de cette façon. Il s’ensuit que Dieu seul est une cause vraiment agissante. »

Ces pensées prirent un développement logique chez le Cartésien hollandais Arnold Geulincx (pron. Gölinks). Geulincx naquit en 1623 à Anvers de parents catholiques et étudia à Louvain, où il devint professeur. Sa qualité de Cartésien le faisait mal voir et l’on parvint à l’évincer de sa charge. Il alla alors à Leyde, où il se convertit au protestantisme. Après une vie pleine de tribulations pendant laquelle il fut professeur de philosophie, il mourut de la peste en 1669, peu de temps après avoir obtenu une chaire de professeur à l’Université. Le plus important des ouvrages de Geulincx, qui aient paru de son vivant, est Ethica (1665) (ouvrage qui ne fut publié sous sa forme complète qu’en 1675). La théorie occasionnaliste fait le fond de son Éthique et — plus en détail — de sa Métaphysique publiée après sa mort (1695).

Ce qui caractérise la philosophie de Geulincx, c’est un mélange singulier de rationalisme et de mysticisme. En même temps on voit nettement chez lui le problème de causalité surgir de la théorie cartésienne de la substance.

Geulincx oppose catégoriquement son Éthique à l’Éthique régnante d’Aristote qui partait de la recherche du bonheur et attachait une grande importance à l’exercice et à l’habitude inconsciente. L’Éthique consiste pour Geulincx dans l’obéissance à la loi de raison que Dieu a déposée en nous. Non pas dans l’obéissance à la volonté de Dieu, car elle s’accomplit, quoi que nous fassions, et surabondamment : tandis que tout, si sublime et si sacré que ce soit, est soumis à la discussion de la raison. L’Éthique suppose la connaissance de la nature. L’homme doit connaître la place qu’il occupe dans le monde pour pouvoir bien agir. L’examen de soi-même (inspectio sui) est la base de l’Éthique. J’apprendrai ainsi que seules ma pensée et ma volonté m’appartiennent, et que mon corps fait au contraire partie du monde matériel. Dans le monde de la matière je n’ai rien créé et ne puis rien créer. De quel droit en effet prétendrais-je créer quelque chose, si j’en ignore complètement le mode de formation ? Et encore : mon activité ne peut dépasser la limite de mon être, ne peut se déverser sur d’autres choses. Ma volonté n’a de portée que pour mon âme propre. Les choses ne peuvent de même agir les unes sur les autres ou sur moi. Comment l’action d’une chose, qui en est le propre état interne, peut-elle prendre de la portée pour d’autres choses ? Elle ignore elle-même comment la modification se produit en dehors d’elle ; son état interne ne s’étend pas aux autres choses ! — Si tu crois mouvoir toi-même tes membres, tout en ignorant comment cela se fait, tu pourrais tout aussi bien croire que tu as composé l’Iliade, ou bien que tu fais passer le soleil au-dessous du ciel ; l’enfant au berceau aurait autant de raison de s’imaginer que sa volonté met directement le berceau en mouvement, quand sa mère accomplit son désir d’être bercé. Si ma volonté et mon activité s’exercent au delà de mon être propre, il faut que la Divinité, la seule cause vraie et réelle, intervienne. Les êtres finis ne sont que des occasions, ou des instruments de l’activité divine. Celui qui a imprimé le mouvement à la matière et lui a donné des lois, a aussi formé ma volonté et l’a reliée avec le corps matériel, de façon à faire correspondre la volonté et le mouvement ainsi que deux horloges qui ont la même marche et sonnent en même temps, non parce que l’une agit sur l’autre, mais parce qu’elles viennent du même fabricant. Cette image qui a déjà été employée par Cordemoy et est devenue classique dans la discussion des rapports de l’âme et du corps, n’est pas aussi juste que celle dont Geulincx se sert dans ses Annotata majora in principia Cartesii. Si pour de l’argent je puis me procurer des aliments et des vêtements, cela n’est pas dû à la vertu naturelle du métal ; sa valeur tient en effet à une institution humaine (ex hominum instituto, quo valor iste ei consignatus est) ; de même, ce n’est pas le mouvement matériel qui peut faire naître en moi des sensations et des idées, c’est l’effet d’une institution divine (nulla vi sua, sed instituto quodam decretoque divino).

Cette façon forte d’accentuer la diversité et l’isolement des êtres particuliers fait nettement ressortir le problème de causalité, qui traite la possibilité d’une transition et d’un enchaînement entre eux. En concevant la volonté divine comme le pouvoir unitaire qui embrasse tous les êtres particuliers et est actif en eux, on fait par là-même entendre que le problème est absolument insoluble, si derrière toutes les diversités on ne croit à l’unité de l’existence, à une continuité qui s’étend au travers et au delà de toutes ces diversités. En disant enfin que ce n’est pas le mouvement lui-même, mais un élément déposé en lui ou combiné avec lui qui peut produire les états psychiques, on esquisse du problème de l’âme et du corps une solution plus profonde que la solution cartésienne. Il est vrai que tout cela ressort chez Geulincx sous une forme théologique ou mythologique qui nuit à la clarté et à la perfection logique de la pensée. Sa philosophie n’en offre pas moins un grand intérêt dû à l’énergie avec laquelle il souligne l’impossibilité de séparer l’activité de la substance d’une chose.

Geulincx tire lui-même de sa doctrine cette conséquence éthique que, en face du monde ou plutôt de Dieu, nous sommes comme des spectateurs. Car le monde ne peut pas engendrer en moi d’image du monde ; Dieu seul a ce pouvoir ; voilà pourquoi en ma qualité de spectateur des phénomènes du monde je suis un prodige de tous les instants. Nous sommes absolument dépendants de la volonté de Dieu. Le principe suprême de l’éthique sera dès lors : où je ne puis rien faire, je ne dois rien vouloir non plus (ibi nihil vales, ibi nihil velis) ! La vertu principale sera donc pour l’éthique de Geulincx l’humilité. Contraste caractéristique avec la générosité de Descartes, de Telesio et de Campanella ! L’énergique affirmation de soi de la Renaissance a fait place à sa contrepartie. Je n’ai de droits sur rien, dit Geulincx, pas même sur moi-même. Impossible donc de me proposer pour tâche la réalisation de mon bonheur ; on peut seulement me demander de faire mon devoir. Mais c’est peut-être la meilleure façon de travailler à mon bonheur, Geulincx pense que notre malheur vient, à dire le vrai, de notre recherche trop ardente du bonheur. — Nous ne pouvons pas aborder ici le détail de cette éthique qui est la résignation mise en système. Quantité de remarques éthiques de Geulincx font preuve d’un sentiment délicat et profond. —

Avec Malebranche l’occasionnalisme prend une forme extrême. Le côté mystique du Cartésianisme passe chez lui nettement au premier plan. Nicolas Malebranche, fils d’un haut fonctionnaire de Paris, entra à l’Oratoire en 1660, à l’âge de vingt-deux ans. La faiblesse de sa santé avait, dès son enfance, fait naître en lui le désir d’une existence calme et contemplative, et il passa en majeure partie les dernières années de sa vie dans la solitude de la cellule. Un jour il trouva par hasard un ouvrage de Descartes (Traité de l’homme) et le lumineux développement des pensées l’intéressa et l’enthousiasma au point qu’il eut peine à terminer la lecture, tellement il était ému. Dès cet instant sa vie fut consacrée à la philosophie. Son chef d’œuvre est La recherche de la vérité ; le premier volume parut en 1674. Parmi ses autres ouvrages, il faut citer en particulier les Entretiens sur la métaphysique (1687) qui sont regardés par beaucoup d’esprits comme ce qu’il a fait de plus excellent. Comme auteur, Malebranche est clair, élégant et spirituel, mais un peu diffus. L’intérêt religieux et l’intérêt philosophique allaient chez lui de pair et il croyait avoir trouvé le moyen de les réconcilier complètement. Il ne voyait pas que sa pensée le faisait aboutir à des résultats identiques à ceux où avait abouti avant lui Spinoza (le misérable Spinoza comme il l’appelle). Tout comme Spinoza, Malebranche semble avoir ignoré les occasionnalistes précédents (Cordemoy et Geulincx), preuve qu’il se manifestait ici une tendance naturelle des idées à se développer dans ce sens. Malebranche conserva sa vigueur intellectuelle jusqu’à un âge avancé et mourut en 1715.

Malebranche commence dans la recherche de la vérité par examiner les causes des erreurs et les moyens de s’en délivrer. Une des sources principales de l’erreur, c’est la croyance que les sens, qui nous sont donnés en vue de fins pratiques, doivent pouvoir nous faire connaître l’essence des choses ; nous transportons aux choses mêmes les qualités sensibles éprouvées par nous. Les choses matérielles en soi sont seulement étendues ; elles ne sont ni colorées, ni dures, ni molles, etc. L’imagination nous trompe, car elle subit l’influence de la sensibilité et dépend de nos sentiments. Malebranche fait une analyse intéressante de la nature psychologique et physiologique des sentiments ; il émet ici des idées qui de nos jours encore attirent l’attention, notamment sur le rôle joué dans l’émotion par l’influence du système nerveux sur les vaisseaux sanguins. — Les erreurs de la perception comme celles de l’imagination viennent de l’action du corps. Mais l’entendement, qui en soi fait pourtant partie de l’âme, doit être également soumis à la critique. La grande question, c’est : d’où viennent nos idées ? Nous ne percevons immédiatement que nos propres modalités intellectuelles et nos opérations spirituelles ; nous ne connaissons les choses qu’au moyen des représentations ou idées que nous en avons. Or ces idées ne peuvent être produites ni par les choses ni par nous-mêmes : car aucun être fini ne peut être cause absolue. La cause est quelque chose de divin, voilà pourquoi c’est du paganisme que d’attribuer la causalité aux choses finies. Il ne peut y avoir qu’une seule et unique cause, à savoir la Divinité : les causes naturelles ne sont que des causes occasionnelles — (d’où le nom de toute cette tendance en philosophie). Quand une sphère se met en mouvement pour avoir été choquée par une autre, celle-ci n’est pas une cause. Il n’y a pas de relation nécessaire entre les mouvements des deux sphères49. Le choc des deux sphères n’est pour le Créateur de tout mouvement matériel que l’occasion d’exécuter la décision de sa volonté, en donnant à la sphère choquée une partie du mouvement de la sphère choquante. La force motrice des corps, c’est seulement et uniquement la volonté de celui qui conserve les corps. Il en est de même de l’esprit humain : sans l’action divine il ne peut ni percevoir ni vouloir. Il ne nous sert à rien de vouloir admettre que Dieu a donné aux corps et aux âmes la faculté d’agir, qu’il leur a octroyé une partie de sa puissance. Car Dieu ne le peut pas : Dieu ne peut pas créer des Dieux ! Comme la vraie religion enseigne qu’il n’est qu’un seul Dieu, ainsi la vraie philosophie enseigne qu’il n’est qu’une seule cause.

Notre connaissance ne peut donc s’expliquer que parce que nous dépendons de Dieu dans toutes nos pensées. Dieu est en relation immédiate avec chaque esprit ; il est « le lieu des esprits ». En vertu de cette liaison avec Dieu, créateur de toutes choses, notre esprit voit les choses créées : les idées doivent en être en Dieu, sans quoi il n’aurait pu les créer. Au sens propre, toutes les idées particulières que nous avons ne sont que des limitations de l’idée de Dieu, Être infini. Tout acte de pensée est la détermination précise d’une idée indéterminée de l’Être, dont nous ne pouvons jamais nous défaire. Semblablement toutes nos aspirations ne sont à vrai dire qu’une aspiration vers Dieu ; en l’union avec lui réside seul le vrai bonheur, et c’est lui qui éveille en nous le besoin de bonheur ; mais souvent nous nous en tenons à un bien fini, borné, que nous considérons comme le souverain bien — de même que nous considérons les êtres finis comme les vraies causes. L’éthique de Malebranche offre ainsi une analogie complète avec sa théorie de la connaissance.

La doctrine de Malebranche, à savoir que nous voyons toutes choses en Dieu, renferme une difficulté ; on se pose cette question : pourquoi est-il nécessaire après tout de croire à un monde réel, matériel ? D’après Malebranche, notre connaissance de la nature s’explique en effet complètement par l’action de Dieu sur nous, et le monde réel de la matière n’est absolument pas nécessaire : l’idée qui en est en Dieu (l’étendue intelligible, ainsi que l’appelle Malebranche) suffit. On raconte que Berkeley fit cette objection à Malebranche, lorsqu’il alla le voir, peu de temps avant sa mort. La même objection se retrouve dans la correspondance que le mathématicien Mairan, ancien élève de Malebranche, entretenait avec lui. Mairan pose à Malebranche cette alternative : ou bien l’étendue matérielle n’existe pas (car d’après Malebranche elle n’est pas nécessaire pour expliquer la connaissance que nous en avons), ou bien l’étendue matérielle, ainsi que l’enseignait Spinoza, fait elle-même partie de l’essence de Dieu (et alors nous voyons en Dieu non plus seulement l’étendue intelligible, non plus seulement l’idée d’étendue, mais l’étendue réelle elle-même). Le vieux philosophe mystique se sentit gravement touché par ces objections et Malebranche termine sa correspondance avec Mairan en s’en référant à la foi religieuse, base dernière de toute certitude. —

Dans la série des penseurs que nous avons mentionnés, le Cartésianisme menait à un idéalisme théologique ; dans un autre cercle de penseurs il contribua à engendrer de nouvelles formes du scepticisme. Il contenait plusieurs éléments qui pouvaient mener en ce sens. D’abord, le principe du doute méthodique, toute la tendance critique par laquelle la philosophie de Descartes commençait. Tout le monde ne pouvait pas passer avec autant de rapidité que le fondateur du Cartésianisme du doute et de l’analyse à la construction dogmatique. Deuxièmement, le dogmatisme de Descartes devait d’autant plus provoquer la critique, que ses résultats dogmatiques faisaient naître à leur tour de nouveaux problèmes ou posaient des problèmes anciens sous une forme nouvelle. Troisièmement, Descartes maintenait l’antithèse de la religion positive avec la connaissance scientifique, antithèse qui, assez fortement accusée, pouvait avoir pour effet de contester toute valeur définitive aux résultats philosophiques que Descartes pouvait avoir obtenus, puisqu’ils n’aboutissaient pas à la vérité suprême. Ces arguments agirent vers la fin du xviie siècle à des degrés différents et sous des formes différentes sur une série de penseurs, qui, malgré toutes leurs diversités, ont ceci de commun, qu’ils subirent, pendant un certain temps du moins, l’influence de la philosophie cartésienne, et qu’ils passèrent par la suite à un scepticisme plus ou moins marqué en matière de philosophie. Nous nous bornerons ici à les caractériser très brièvement.

Joseph Glanvil (1636-1680) sortit pendant sa jeunesse du puritanisme et de la philosophie scolastique qui régnait à Oxford durant ses années d’études. Il devint un grand admirateur de Bacon et de Descartes, surtout de ce dernier et avait un grand espoir dans l’avenir des sciences expérimentales. Dans son chef-d’œuvre Scepsis scientifica, 1665, qu’il dédia à la Royal Society, il préconisait la recherche désintéressée ; il ne se considérait comme sceptique qu’au sens primitif du mot, c’est-à-dire celui qui cherche. Il s’associe absolument à Descartes pour demander une explication mécanique de la nature (the mechanical hypothesis) par opposition à la doctrine scolastique des qualités et des formes. Pour lui la nature est la grande machine (the great automaton). Mais il souligne encore plus fortement que Descartes le caractère hypothétique de toute notre connaissance de la nature ; il recherche avec une grande ardeur toutes les raisons tendant à montrer que l’imperfection sera toujours inhérente à notre savoir ; et il indique que l’expérience progressive fait justement apparaître de nouveaux phénomènes qui peuvent nécessiter une modification de nos hypothèses précédemment formées. Il met fortement en relief, ainsi que les occasionnalistes, tout en étant indépendant d’eux, les difficultés que présente à la pensée l’hypothèse de l’action réciproque de l’âme et du corps, et comme Geulincx et Malebranche, mais avant eux, il aperçoit les difficultés qu’il y a dans tout rapport de cause à effet. « Nous ne connaissons, dit-il (Scepsis scientif, chap. xxiii), aucune cause par intuition immédiate, mais seulement par ses effets. Quand nous inférons qu’une chose est la cause d’une autre, nous ne faisons que nous appuyer sur ce fait que le premier accompagne toujours le second ; car la causalité en elle-même échappe à la sensibilité (causalily it self is unsensible). Mais déduire de cet accompagnement qu’il y a causalité, n’est pas nécessaire. » Glanvil annonce ici Hume. Il attache une importance particulière aux cas où la cause et l’effet sont très dissemblables et où pour cette raison nous ne pouvons avoir de connaissance claire et nécessaire de leur relation réciproque. Si malgré toutes ses tendances critiques et empiriques il a soutenu la croyance aux sorcières, c’est que, pensait-il, c’était faire preuve de dogmatisme que de vouloir contester la magie ; on ne peut savoir a priori quelles sont les causalités qui se produisent dans le monde. Son scepticisme le porta donc à ne pas avoir une confiance illimitée dans l’ « hypothèse mécanique ». Comme les esprits de même tendance que nous allons citer maintenant, il prouve que la pensée nouvelle n’avait pas encore réussi à chasser les idées du moyen âge.

Dominant tous les hommes de ce groupe, et très haut dans le monde des esprits supérieurs se dresse la figure de Blaise Pascal. Pascal (1623-1662) subit lui aussi l’influence de Descartes et conserva toujours dans l’horizon de ses pensées quelques idées cartésiennes. Les violentes et profondes émotions de sa vie intérieure le décidèrent toutefois à rompre avec la philosophie. Et cependant une certaine parenté ne cesse de se révéler entre la pensée religieuse de Pascal et l’idée philosophique de Descartes : tous deux proclament le droit de la conviction acquise en dehors de l’autorité. Dans son Fragment d’un traité du vide, Pascal se prononce contre la puissance de l’autorité dans le domaine scientifique, et dans le traité de l’esprit géométrique il esquisse avec clarté une théorie de la méthode où il exprime toute son admiration pour le Discours de la méthode de Descartes. Plus tard, après sa crise religieuse, il combat dans le parti des Jansénistes la légitimité de l’autorité papale en matière de faits. De Rome il en appelle au ciel. Et faisant allusion à la condamnation de Galilée, il prononce (dans la 18e Provinciale) cette parole souvent répétée que si la terre tourne réellement, aucun décret ne saurait l’en empêcher ; elle tournerait avec tous les hommes, qu’ils le croient ou non. Comme Bruno et Descartes il croit à l’infini de l’univers ; il utilise cette pensée dans son prosélytisme pour inspirer le vertige à l’homme par le sentiment qu’il est un infiniment petit. Il se range à la conception de l’âme et du corps de Descartes. Le corps n’est pour lui qu’une machine, un automate. Il utilise la profonde opposition qui existe entre la pensée et l’étendue pour insister sur la valeur intellectuelle de l’homme : l’homme, être matériel, ne compte, il est vrai, pour rien à côté des masses énormes ; ce n’est qu’un roseau, mais un roseau pensant ! C’est là une idée bien cartésienne. Mais tout en le remplissant d’enthousiasme, cette idée ne contenait pas pour Pascal la fin suprême. Au-dessus du monde de la matière et de l’esprit s’élevait pour lui le monde surnaturel de l’amour, qui naît à l’homme par la révélation directe de Dieu. La religion, c’est « Dieu sensible au cœur ». La démonstration philosophique pourrait tout au plus mener à un Dieu abstrait, peut-être au Dieu de vérité, mais non au Dieu d’amour, le seul vrai Dieu. Le déisme et l’athéisme sont pour Pascal à peu près une seule et même chose. Le but de ses efforts, c’est la pleine satisfaction du cœur, et c’est ce qu’aucune investigation ne pouvait lui procurer. Outre cette tendance directe à fixer son sentiment sur un objet infini, un autre ressort psychologique agit encore chez Pascal, par où s’explique la différence catégorique qui existe entre lui et une figure telle que Malebranche. C’est la peur d’exister dans un monde sans bornes, sans fixité, dans un monde sur lequel la connaissance ne peut aboutir à des résultats solides. Sceptiques et Dogmatiques se disputent ; aucun des deux partis ne peut conserver l’avantage — et pourtant l’un des deux doit avoir raison ; leur querelle même montre que les sceptiques ont en somme raison. Il ne sert à rien de vouloir fonder les principes premiers de la connaissance sur la nature humaine : où trouver en effet la nature humaine ? Elle change continuellement, ou encore elle est gouvernée par l’habitude. Dans le domaine de la pratique, l’homme est poussé par le tourbillon de la vie et par la vanité, ou bien il observe les usages traditionnels. L’homme est plein de contrastes et de contradictions. Le doute et l’incertitude régnent en son âme. « Juge de toutes choses, imbécile ver de terre ; dépositaire du vrai cloaque d’incertitude et d’erreur ; gloire et rebut de l’univers ! » — Dans toutes ces contradictions Pascal ne trouve qu’un moyen de salut : se réfugier dans le christianisme, historiquement révélé. En lui son âme passionnée et tourmentée trouva le repos. Pour y amener autrui il avait imaginé un exposé qui s’appuyait sur l’histoire de la Bible et qui devait montrer comment les antinomies et les contradictions de la nature et de la condition humaines s’évanouissaient toutes dans la révélation offerte par les Saintes-Écritures. Ce fut certainement un bonheur pour la gloire posthume de Pascal que la partie positive de son apologie du Christianisme n’ait pas été achevée ; en sorte que ses Pensées sur la nature humaine et ses conditions, qui ne devaient former que la partie préparatoire à l’Apologie, peuvent maintenant agir par leur propre puissance. Ce qui anime Pascal, c’est le sentiment intense de l’importance et de la valeur de la vie. À l’encontre de la tendance rationaliste, qui trouva un si bon appui dans la philosophie de Descartes, Pascal fait appel à la vivante personnalité, au cœur et à la conscience ; il y voit le motif dernier, définitif de la conception de la vie. Un siècle avant Rousseau il soulève la question de la valeur de la connaissance scientifique pour la vie de la personne. Dans son besoin d’amour et dans ses transes mortelles il fait cette réponse : « toute la philosophie ne vaut pas une heure de peine ! » Et il projetait d’écrire contre ceux qui approfondissent trop les sciences. Il se refusait à voir un effet de l’habitude ou de la tradition dans ce fait qu’il avait lui-même trouvé la solution dans la doctrine chrétienne, spécialement catholique, plus spécialement gallicane et plus spécialement encore janséniste ; il ne voulait pas voir qu’en ce point il laissait toujours la place ouverte aux arguments sceptiques qu’il avait lui-même mis en œuvre. Et si on lui demandait ce qu’il fallait faire, comment on devait s’y prendre pour endormir les idées sceptiques, il répondait en bon Cartésien : Nous sommes automate aussi bien qu’esprit. L’automate et l’esprit doivent être amenés à la foi, celui-ci par la conviction, celui-là par l’habitude, commencez par l’habitude : faites comme si vous croyiez. Et si la conviction ne veut pas venir, prenez de l’eau bénite et faites dire une messe ; cela vous fera croire et vous abêtira ! Cela s’appelle trancher la difficulté au moyen de la philosophie, dont il se sert et qu’il combat en même temps. —

Pierre Daniel Huet, évêque d’Avranches (né en 1630, mort en 1721) voulait également supprimer la libre investigation au profit de la foi religieuse, qui chez lui revêt bien plus franchement le caractère ecclésiastique que chez Pascal. Par quelques traits essentiels il resta également attaché à la philosophie scolastique. Pendant un certain temps il fut Cartésien, et il éprouvait une grande admiration pour la méthode claire et simple de la nouvelle philosophie. Mais par la suite des doutes s’élevèrent en lui, il se demanda si en somme il pouvait y avoir un critérium rationnel de la vérité : il nous faudrait alors un autre critérium qui fût le vrai critérium de la vérité, — et ainsi de suite à l’infini ! Descartes invite à commencer par le simple pour passer ensuite au complexe ; mais il n’y a rien de si facile et de si simple qui ne puisse paraître douteux ! Descartes croit que nous ne pouvons douter de la pensée même ; mais pourquoi n’en douterions-nous pas ? Nous connaissons la pensée absolument de la même manière que nous connaissons toute autre chose : en tournant notre attention sur elle — c’est-à-dire par une nouvelle pensée. Voilà pourquoi on n’aboutit pas à un commencement absolu. Le « Cogito, ergo sum » de Descartes est un syllogisme dont la légitimité peut être mise en doute, et sa preuve de l’existence de Dieu s’évanouit quand on reconnaît que l’existence n’est pas une propriété. L’autorité de la tradition et de l’Église peuvent seules donner une base à la connaissance, et Huet, le savant humaniste, qui se formalisait du mépris professé par les Cartésiens pour les anciens, cherche pour cette raison à montrer que les religions et les systèmes philosophiques de l’antiquité sont dus à une tradition issue du peuple juif.

Pierre Bayle (1647-1706) avait pris connaissance du Cartésianisme à Genève pendant ses années d’études. Ce système supplanta alors en lui la philosophie scolastique qu’il avait cultivée dans un collège de jésuites. Il admirait en particulier l’exigence cartésienne d’employer des idées claires et distinctes et de ramener les questions complexes à des principes simples et immédiatement évidents. Plus tard, professeur aux Universités de Sedan et de Rotterdam, il critiqua dans ses cours plusieurs thèses du Cartésianisme. À vrai dire, c’était plutôt un savant et un homme de lettres qu’un philosophe ; il s’intéressait à la diversité confuse des manifestations littéraires et des vues spéculatives, et le besoin d’idées claires et distinctes le poussa à saisir en des formules piquantes la diversité des points de vue, à mettre nettement en relief les aspérités des problèmes et à découvrir le caractère illusoire des solutions. Dans sa magistrale caractéristique de Bayle, Ludwig Feuerbach montre que Bayle n’était nullement un sceptique systématique, mais que la difficulté et la diversité des différents problèmes firent naître en lui le doute. La philosophie était pour lui essentiellement critique, son importance était plus négative que positive. Les résultats auxquels il aboutit sont en opposition marquée avec ceux de la théologie. Bayle le démontre à propos d’un dogme isolé (celui de la chute), en posant une série de principes théologiques et philosophiques qui se révèlent comme absolument inconciliables. Par cette thèse (contenue dans la Réponse aux questions d’un provincial) Bayle ouvrit le débat le plus considérable qui se soit élevé sur le problème du mal depuis l’Aurore de Jacob Böhme. Dans son Dictionnaire historique et critique (notamment dans l’article sur les Manichéens) il avait déjà prétendu que l’hypothèse de l’existence de deux principes dans le monde, un bon et un mauvais, serait très difficile à réfuter, si elle était soutenue par des penseurs impartiaux et sagaces. Si Saint-Augustin n’avait pas abandonné la doctrine des Manichéens, il aurait pu, d’après Bayle, en faire quelque chose capable de dérouter les orthodoxes. Cette doctrine ne peut être réfutée par le moyen de la raison. On a le choix entre la raison et la foi et la foi apparaît d’autant plus magnifique que le dogme à croire est plus contraire à la raison. Bayle lui-même avait certainement fait son choix et il était sincère en faisant cette distinction si nette. Mais ce choix ne l’empêcha pas de reconnaître une humanité indépendante de tout dogmatisme. Il attache (surtout dans les Pensées diverses à l’occasion de la comète) une grande importance aux instincts naturels qui conservent l’individu et l’espèce sans raisonnement conscient. Quant à la façon d’agir de l’homme dans la vie publique et dans la vie privée en ses grands traits, il soutient qu’elle dépend bien plutôt du tempérament naturel et du caractère que de la foi ou de l’incrédulité. Voilà pourquoi (et on le prit en très mauvaise part) il peut très bien se représenter un État d’athées. Ludwig Holberg, faisant allusion à cet ordre d’idées de Bayle, fit remarquer plus tard que toute la discussion relative à la question de savoir dans quelle mesure les libres penseurs peuvent vivre en conformité avec la morale, devient de ce fait inutile (Ep. 210). Cet ordre d’idées se rattache naturellement à la lutte ardente que Bayle soutint pour la tolérance ; il tient aussi à ce qu’il sauvegarde l’indépendance de l’éthique en face de la théologie. Il emploie ici la méthode cartésienne d’une façon intéressante : de même que cet axiome : le tout est plus grand que la partie, est clair et distinct au point qu’on ne pourrait croire à une révélation qui lui serait contraire, — de même les jugements éthiques les plus simples, au moyen desquels nous distinguons le bien du mal, sont si clairs qu’aucune révélation ne pourrait les détruire. La légitimité et la valeur de toute révélation doivent être au contraire contrôlées au moyen de ces jugements dont on se sert comme mesure. Si l’on rejetait ici la lumière naturelle, on n’aurait absolument aucune mesure. En ce point apparaît chez Bayle une possibilité capable d’atténuer le conflit de la foi avec la science : la possibilité que les instincts naturels et le sens immédiat du vrai et du bien suffisent à constituer le fond de la vie ! Ce fut la tâche du XVIIIe siècle de développer cette possibilité qui avait déjà été saisie par la Renaissance lorsqu’elle découvrit l’homme ; mais la réaction triomphante ne lui avait pas permis de dépasser le cercle étroit des penseurs. Du reste la pensée avait encore besoin d’un plus ample développement.



NOTES

49. P. 259. La négation d’un enchaînement nécessaire des phénomènes fait de Malebranche le prédécesseur de Hume. Peut-être même Hume prit-il des arguments pour sa théorie de la causalité chez Malebranche, qu’il a étudié avec ardeur (ainsi qu’on le voit par le Treatise I, 3, 14 ; 4, 5). Mario Novaro a établi dans son ouvrage Die Philosophie des Nicolaus Malebranche (Berlin 1893, p. 45-50) un parallèle instructif entre la théorie de la causalité de Malebranche et celle de Hume. — La philosophie de Geulincx offrirait aussi des parallèles avec celle de Hume ; mais Hume n’a guère dû la connaître.