Histoire de la philosophie moderne/Livre 2/Chapitre 3

Traduction par P. Bordier.
Félix Alcan, Paris (Tome premierp. 174-179).

3. — Jean Kepler

Nous l’avons déjà signalé : la nouvelle conception du monde se manifestait sous forme de spéculations mystiques, jusque dans l’atelier silencieux de Böhme. Son contemporain Jean Kepler, qui à de certains égards était un esprit de même nature que lui, parvint à trouver à la nouvelle conception un fondement plus exact que celui sur lequel elle avait pu jusqu’alors s’appuyer. Grâce à une combinaison de facultés et de goûts en apparence incompatibles, il fut amené, à force de travail enthousiaste et de persévérance, à délaisser la sublimité de ses spéculations pour fonder une science expérimentale exacte. Comme Bruno, Kepler a besoin d’un vaste horizon, comme lui, il est animé du désir impétueux d’exprimer les pensées qui agitent son âme. « Je ne connais pas, dit-il, de plus grand tourment que de ne pouvoir déclarer ce que je ressens dans mon for intérieur — et à plus forte raison, — de dire l’opposé de ce que je pense. » Du reste l’orthodoxie lui fit suffisamment sentir sa résistance ; grâce à l’étroitesse d’esprit et à la grande superstition du temps, elle jeta des ombres lugubres sur le cours de son existence. Toutefois son amour de la vérité et son infatigable ardeur au travail le soutinrent en dépit de toutes les contrariétés.

Kepler naquit en 1571 à Weil dans le Wurtemberg. C’était un Souabe, comme tant d’autres penseurs les plus profonds de l’Allemagne. Il fut élevé au séminaire de théologie de Tubingue, où il fit ses humanités, et cultiva la philosophie, les mathématiques et l’astronomie. C’est là qu’il fut initié à la philosophie de la nature d’Aristote, à laquelle il resta longtemps attaché. En astronomie, il avait pour professeur Möstlin qui en particulier doutait de l’exactitude du système de Ptolémée, mais officiellement continuait à l’exposer. Il pendit au croc la théologie pour accepter, à contre-cœur, le poste de professeur de mathématiques au gymnase de Graz. Cette nomination devait décider de son avenir — et de l’avenir de la science. Il conçut alors le projet de donner une nouvelle philosophie de la nature conciliant le système de Copernic avec l’ancienne doctrine qui faisait mouvoir les corps célestes par les substances psychiques. Il se sépare (Epitome astronomiæ Copernicanæ, Op. ed. Frisch., VI, p. 136 et suiv.,) catégoriquement de Bruno en admettant que la sphère des étoiles fixes est la limite de l’univers ; d’après la théorie de Bruno, les étoiles fixes seraient à une telle distance les unes des autres que nous pourrions en réalité en voir beaucoup moins que nous n’en voyons réellement. La sphère des étoiles fixes enferme un espace vide au milieu duquel se trouve le soleil. Autour du soleil tournent les planètes, dont la terre. Bruno voyait ici plus juste que Kepler. D’un autre côté ce dernier était à même de soumettre ses idées — malgré leur origine mystique — à une vérification plus précise que Bruno. Le premier ouvrage de Kepler (Mysterium cosmographicum, 1597) part d’hypothèses théologiques et pythagoriciennes. Il veut voir dans l’univers l’image de la Trinité : au Père correspond le centre, au Fils la sphère d’enceinte, et au Saint-Esprit leur rapport réciproque, exprimé par les relations géométriques entre les différentes sphères où tournent les planètes. Car l’esprit divin se révèle dans les rapports harmonieux de grandeur de l’univers. Kepler cherche à montrer que dans les différentes surfaces sphériques où tournent les planètes on peut placer les cinq corps réguliers, établis par Pythagore, qui n’ont que des surfaces égales, avec des côtés égaux et des angles égaux. Les formes fondamentales de la géométrie et la répartition des corps célestes dans l’espace concordaient ainsi exactement. Tel est le mystère cosmographique dont Kepler était enthousiasmé et auquel il resta attaché comme idée directrice, idée qui contribua à favoriser, ou à entraver ses recherches postérieures. Cette idée était l’expression de la conviction qu’il avait, et qu’il n’abandonna jamais, que certaines relations mathématiques de l’univers devaient pouvoir se démontrer, et elle le poussa pour cette raison à faire des investigations sans cesse renouvelées. Mais elle lui causa bien des difficultés à cause de l’hypothèse dont il partait avec l’antiquité et le Moyen Âge tout entiers, que les corps célestes doivent tourner en cercle, car le cercle est la figure la plus parfaite.

Parmi les hommes auxquels Kepler envoya son ouvrage se trouvait Tycho Brahé, qu’il salua du titre de « prince des mathématiciens de son siècle ». Tycho répondit en termes aimables, tout en déclarant que les trente-cinq années d’observations sur lesquelles il s’appuyait ne lui permettaient pas de donner son adhésion aux spéculations de Kepler, malgré toute l’ingéniosité qu’il y trouvait d’ailleurs. Il dirigea spécialement ses objections contre la théorie de Copernic. Les rapports ainsi ébauchés de ces deux hommes firent que Tycho Brahé ayant été s’établir à Prague peu de temps après, Kepler fixa également sa résidence à Prague. À la mort de Tycho Brahé son matériel scientifique, considérable, lui fut abandonné, dont il avait écrit à son professeur Möstlin : « Mon opinion sur Tycho Brahé est qu’il possède des richesses dont, comme tant de riches, il ne tire pas tout le profit convenable. » Ayant ainsi hérité lui-même de ces richesses, il pouvait désormais développer et vérifier ses idées. Se basant sur les observations de Bruno, il découvrit les lois désignées d’après son nom et se sentit poussé — ce qui nous intéresse le plus dans l’ensemble, — à remplacer la conception animiste de la nature qu’il avait professée jusqu’alors par la conception mécanique.

Kepler passa le reste de sa vie à Linz, en butte aux attaques violentes du fanatisme protestant et catholique et accablé par les efforts pénibles qu’il faisait pour se procurer les moyens de faire éditer ses œuvres. Il dut retourner pour une année dans le Wurtemberg sa patrie, afin de sauver du bûcher sa mère accusée de magie. Il mourut en 1630 à Ratisbonne où il était allé pour faire valoir à la diète d’Empire ses droits sur des sommes arriérées. —

L’idée qu’il avait de la signification des rapports quantitatifs dans la nature fit de Kepler l’un des fondateurs de la science exacte de la nature. Il arriva à cette idée par la voie de la théologie, de la psychologie et de la philosophie de la nature. — Nous connaissons déjà la voie théologique. Pour être la belle image de l’essence divine, l’univers fut ordonné selon des rapports quantitatifs déterminés. Kepler avait, ainsi que Copernic, la conviction que la nature agit d’après des règles simples et claires. Aussi la simplicité et l’ordre régulier (simplicitas atque ordinata regularitas) d’une conception de la nature parlent-elles de prime abord à ses yeux en leur faveur. Il s’agit de ramener tout à des principes les moins nombreux et les plus simples possibles. — Le fondement psychologique tient à ce que l’esprit humain démêle le plus distinctement les rapports de quantité ; à vrai dire il est bien fait pour les saisir. Les forces de la nature prennent dans les relations qualitatives des aspects très différents aux yeux des différents sujets (prohabitudine subjecti) ; on ne peut arriver à la certitude pleine et entière qu’en s’en tenant au côté quantitatif ; voilà pourquoi il produit la vérité proprement dite. — Le fondement fourni par la philosophie de la nature se trouve enfin dans la matière même, telle que nous la connaissons par l’expérience : « où est la matière, est aussi la géométrie », (ubi materia, ibi geometria). C’est en effet un fait avéré que le monde participe à la quantité (mundus participat quantitate).

Kepler croyait au début pouvoir répondre par un a priori pur et simple (dans le Mysterium cosmographicum), à la question de savoir quels rapports quantitatifs il y a au fond de l’univers. Il quitta toutefois cette erreur après avoir approfondi les données expérimentales de Tycho Brahé ainsi que ses propres observations. On sait avec quelle infatigable patience il travailla à trouver un rapport concordant absolument avec les observations et que de ce fait il fut porté à remplacer par l’ellipse le cercle idolâtré depuis l’antiquité.

Kepler a exposé clairement dans sa théorie de l’hypothèse sa conception de la nature de l’investigation scientifique. Diverses causes lui firent avancer cette théorie. Tycho Brahé avait repoussé avec raideur l’hypothèse de Copernic, la déclarant pure imagination (imaginatio) et protesté contre toute méthode procédant par a priori (ou comme l’on disait encore alors, ab anteriore). Au surplus, les deux théories, celle de Tycho Brahé comme celle de Copernic, furent regardées par des adversaires (par exemple par l’Ours des Dithmarses) comme des opinions absolument arbitraires, qui n’avaient d’autre but que de se moquer des gens. Osiander avait bien déclaré en son temps pour éviter le scandale que la conception du monde de Copernic était une hypothèse destinée à faire saisir uniquement les rapports mathématiques, mais qu’il ne fallait pas la prendre au sérieux. Dans son ouvrage inachevé Apologia Tychonis contra Ursum (chap. I) Kepler discute dans son ensemble de la question du sens des hypothèses, et de longues années après il y revient encore dans le premier livre de l’Epitome astronomiæ Copernicanæ. Toute science, dit-il, s’appuie sur certaines hypothèses et l’on n’attend pas pour faire des recherches qu’on ait trouvé les toutes premières hypothèses, pas plus qu’on n’attend, pour bâtir sa maison, que l’on ait examiné si l’intérieur de la terre est solide. Hypothèse au sens le plus large du mot signifie ce que l’on suppose certain en faisant une démonstration. En ce sens, la géométrie s’appuie elle aussi sur l’hypothèse et l’observation sur laquelle on se fonde dans la science de la nature est également hypothèse. Dans un sens plus restreint, une hypothèse astronomique est le résumé des idées à l’aide desquelles un savant démontre l’ordre des mouvements des corps célestes. Ces sortes d’idées ne sauraient en aucune façon être gratuitement formées. Elles doivent se trouver vérifiées par le fait que les conséquences qu’on en a déduites concordent avec les phénomènes réels et ne mènent pas au point de vue physique à des absurdités. On ne saurait pas plus s’en passer, que le médecin ne peut s’abstenir de se faire une idée de la maladie et de s’en tenir aux seuls symptômes. La science commence par l’observation, construit sur elle ses hypothèses et cherche ensuite les causes qui produisent l’enchaînement admis. On constate encore chez Kepler quelque incertitude dans les rapports entre le premier et le second terme de cette tripartition. Quand il dit en effet que Tycho Brahé a fourni les observations sur lesquelles s’étaye l’astronomie, et que Copernic a donné la meilleure hypothèse, il est évident que l’hypothèse a précédé les observations. Cela est également fort possible si c’est l’hypothèse basée sur un examen provisoire qui mène à comprendre les faits trouvés et à en rechercher de nouveaux. Ce fut le cas pour Kepler lui-même : ce furent ses hypothèses tirées du système de Copernic et ses idées sur la signification de la quantité dans le monde qui lui révélèrent le contenu des richesses que Tycho Brahé n’avait pas lui-même su bien apprécier.

En ce qui concerne le troisième terme, la démonstration des causes, Kepler pose peu à peu des exigences plus rigoureuses qu’il n’avait fait pendant sa première période. Il commença (dans le Mysterium cosmographicum) par faire diriger les planètes par des âmes ou même le système tout entier par l’âme universelle, située dans le soleil. Par la suite il rompit avec l’animisme. Dans sa dissertation sur Mars, qui fit époque (1609), il déclare qu’il s’agit de démontrer les causes physiques. Il exige maintenant des causes « véritables » (veræ causæ) ou des causes vraisemblables. Il est volontiers tout près de croire que les causes des phénomènes naturels doivent pouvoir démontrer leur activité dans la nature. Dans la deuxième édition de son ouvrage de jeunesse, d’esprit animiste, il ajoute à l’expression « âmes motrices » (animæ motrices) la remarque suivante : « Dans ma dissertation sur Mars j’ai démontré qu’il n’y avait pas de ces âmes » et il est d’avis qu’au lieu du mot « âme » il faut mettre « force ». « Auparavant, poursuit-il, je croyais que la force qui fait tourner les planètes était réellement une âme… Mais en considérant que cette force motrice diminue à une grande distance… je conclus qu’elle devait être matérielle ». (Opera I, p. 176). — Le Mysterium cosmographicum fut dès lors remplacé chez Kepler par l’idée d’une « Physica cœlestis », mais il manquait encore de moyens pour la développer. Elle fit un progrès considérable grâce au grand contemporain de Kepler.