Histoire de la philosophie moderne/Livre 2/Chapitre 2

Traduction par P. Bordier.
Félix Alcan, Paris (Tome premierp. 172-174).

2. — Léonard de Vinci

Ce grand artiste nous ramène à la Renaissance. Son nom a sa place dans l’Histoire de la philosophie parce que c’est dans les aphorismes extraits de ses manuscrits posthumes que se trouve la première formule claire sur le principe et la méthode des sciences exactes. Cet esprit, le plus universel de la Renaissance, n’était pas seulement versé dans les arts plastiques, mais encore dans l’anatomie, le génie et la mécanique, et il ressentait le besoin de se rendre compte au moyen d’idées philosophiques de la voie qu’il prenait dans ses investigations ainsi que des impressions qu’il avait des faits et gestes des hommes qui l’environnaient. Il naquit en 1452 près de Florence et reçut des leçons de peinture de Verrochio, qui cultivait en outre la tisseranderie, la fonderie en métaux et l’orfèvrerie. Appelé à Milan par Ludovic le More, il y institua une académie des sciences. On a émis l’opinion qu’une partie de ses notes était destinée à des cours pour cet établissement. À Milan, Léonard de Vinci déployait une multiple activité : peintre et sculpteur, il était encore ingénieur, musicien et ordonnateur des fêtes de la Cour. Après la chute de Ludovic le More, il exerça son activité principalement à Florence et à Rome. Il passa ses dernières années en France, où il mourut en 1519. L’inconstance de sa vie et la diversité de ses occupations eurent pour effet de l’empêcher de composer les ouvrages qu’il projetait sur des sujets physiques et philosophiques. Ils auraient profondément influé sur le développement de la pensée scientifique et l’auraient considérablement accéléré. Des idées que l’on rapporte d’ordinaire à Galilée ou à Bacon se trouvent déjà exprimées par Léonard de Vinci, mais sont restées enfouies dans ses manus- crits, qui n’ont été exactement connus que dans ces derniers temps. Les idées principales qui nous intéressent à ce point de vue visent à relever l’importance de l’expérience ou à faire sentir que, sans l’application des mathématiques, les résultats de notre connaissance ne peuvent acquérir une certitude pleine et entière. La sagesse est fille de l’expérience et par suite aussi un produit du temps. Il repousse les spéculations ne trouvant pas de confirmation dans l’expérience, mère commune de toutes les sciences. Mais il ne veut pas s’arrêter à la simple perception. Il est convaincu qu’à chaque élément actif (potentia) de la nature sont liés des effets d’une qualité déterminée qui se développent dans un ordre déterminé. La nécessité est le lien éternel, la règle éternelle de la nature (freno et regola eterna). Il s’agit de pénétrer jusqu’à elle, — c’est bien ainsi qu’il faut concevoir l’opinion de Léonard de Vinci — par son moyen la connaissance mathématique peut s’appliquer à l’expérience : elle permet de conclure de phénomènes actuels à des phénomènes qui leur sont rattachés par une relation nécessaire. Cela se montre avec le plus d’évidence et de simplicité dans la mécanique : c’est le « paradis des sciences mathématiques ». — Les pensées qui s’offrent ainsi à nous en combinant les aphorismes de Léonard de Vinci renferment déjà les problèmes fondamentaux de la théorie moderne de la connaissance. En les mettant en pratique, il est devenu un des créateurs de la mécanique moderne et de la science de l’ingénieur.

Le reste des idées de Léonard de Vinci porte la marque d’un vigoureux naturalisme. Il regarde l’âme, soit comme le principe de la perception, du souvenir et de la pensée, soit comme le principe formateur de l’organisme. Si nous désirons en savoir davantage sur l’âme, il nous renvoie aux moines, « ces pères du peuple qui par l’inspiration connaissent tous les mystères ». Il émet (ainsi que par la suite Montaigne et Bruno) l’idée du mouvement circulaire de la matière dans le monde organique et inorganique et en tire une singulière conclusion qui ne réapparaît que longtemps après chez Diderot. « Dans la matière qui meurt la vie subsiste sans qu’on s’en aperçoive ; lorsque cette matière passe dans les organes nutritifs des êtres vivants, elle s’éveille à une nouvelle vie sensible et spirituelle. » Conséquemment, il voit dans l’aspiration et dans l’attente perpétuelle de l’homme une preuve de ce qui se fait sentir dans la nature même, dont l’homme est le symbole.

Malgré tout l’intérêt qu’offrent ces indications, elles ne lui valent pas la place éminente qu’il occupe dans l’histoire de la pensée ; il la doit à l’idée de la combinaison de l’expérience avec la pensée exacte. Un siècle dut s’écouler avant que le développement de cette idée pût être continué par de grands savants qui devaient nécessairement la découvrir en suivant leurs voies propres.