Histoire de la philosophie moderne/Livre 1/Chapitre 8

Traduction par P. Bordier.
Félix Alcan, Paris (Tome premierp. 74-83).

8. — Spéculation religieuse (Jacob Böhme)

Lord Herbert prenait tour à tour son épée et son livre, et après les négociations diplomatiques à la Cour de Paris, il rentrait dans sa chambrette pour travaille à son ouvrage « De veritate ». Mais le besoin que ressentait le siècle de produire des pensées nouvelles et de briser la rigidité des formes ecclésiastiques où le mouvement de la Réforme s’était sitôt abandonné au repos, s’exprima même chez un homme de condition plutôt peu brillante. Jacob Böhme laissa son alène et sa forme pour écrire son « Aurore au lever ». Lui aussi, il avait beaucoup vu avant de prendre la plume. Ouvrier cordonnier, il avait fait son tour d’Allemagne ; dans la suite, il s’établit à Görlitz et dans le silence de son échoppe sa pensée était aussi active que sa main. Ce n’était pas un homme dénué de toute instruction ; il se donne lui-même les noms de naturaliste et de philosophe et il avait pris connaissance des ouvrages d’astronomie. Chose extraordinaire, il est partisan de Copernic, en ce sens qu’il fait tourner la terre et la plupart des planètes autour du soleil. Il avait lu les œuvres du médecin Paracelse touchant la philosophie de la nature, probablement aussi les œuvres, répandues en copies, du mystique Valentin Weigel, où les idées de Paracelse étaient fondues avec les théories de mystiques antérieurs. C’était en outre un homme pieux, connaissant sa Bible et la doctrine de Luther. Mais il se posait à lui-même ses problèmes, les traitant avec une liberté d’esprit et une force qui de nos jours encore rendent ses écrits précieux et qui lui firent franchir les barrières dogmatiques. Bodin et Herbert passent plutôt par l’extérieur pour arriver au problème religieux ; chez Böhme il se pose au sein même des idées confessionnelles ; Böhme travaille ces idées sans relâche, jusqu’à ce que le torrent de ses pensées rompe toutes les digues. Le cordonnier de Görlitz porte lui aussi dans le sentiment naïf et fort de sa valeur l’empreinte de la Renaissance. De même, les éléments mis en œuvre par lui dans son système font remonter aux mouvements philosophiques et naturalistes de cette époque, tendances qui étaient parvenues jusqu’à lui, après avoir passé par bien des moyens termes et subi bien des transformations. Il utilise ce dont il dispose pour résoudre les problèmes qui l’amenèrent pendant un certain temps à deux doigts du désespoir. Exemple remarquable d’aspiration philosophique qui se fait jour là même où elle semble exclue par les circonstances intérieures et extérieures ! Il mena une lutte si longue et si âpre contre l’obsession de ses pensées que, lorsqu’il aperçut la possibilité d’une solution, elle lui apparut comme une révélation, comme une lumière d’en haut. Il a décrit au chapitre xix de l’Aurore ses doutes, l’apparition de la lumière attendue et son état d’âme à cette vue, comme si « au milieu de la mort était née la vie ». Il était alors âgé de vingt-cinq ans. D’après la légende il aurait eu pour la première fois la vision claire de ses idées fondamentales pendant un état extatique où le plongeait la vue d’un plat de métal brillant. Et elles durent mûrir douze ans encore avant qu’il eût écrit son premier ouvrage (l’Aurore, 1612). La témérité qu’avait le cordonnier de philosopher aussi hardiment excita une grande colère chez un prêtre entre les mains duquel une copie du livre était tombée. Il traita Böhme d’hérétique du haut de la chaire et invita les autorités à lui interdire d’écrite ; pendant un certain temps notre doux homme dut même quitter la ville. Böhme ne tint compte de cette défense que pendant quelques années. Dans ses dernières années il déploya comme auteur une activité féconde. Il mourut à Görlitz en 1624.

Le problème religieux revêt chez Böhme deux aspects principaux. — Il était « profondément mélancolique et affligé » au spectacle de la petite place que l’homme occupe dans le monde extérieur. La demeure de Dieu est, au dire des savants, aussi haute que le ciel. Et les corps célestes et les éléments qui emplissent l’espace, semblent suivre leur voie sans se soucier de la condition des hommes ! L’éloignement de Dieu et la place presque imperceptible de l’homme dans la nature, telle fut donc la première pierre d’achoppement. Mais il vint encore s’y ajouter le conflit du bien et du mal, tant dans le monde humain que dans la nature, ainsi que le spectacle de la condition aussi bonne faite aux impies qu’aux hommes pieux. Les peuples barbares détiennent les meilleures régions de la terre et la fortune les assiste plus que les gens pieux. Telle fut la seconde pierre d’achoppement : comment l’existence du mal est-elle compatible avec l’existence de Dieu ? —

Le premier problème, né du contraste entre le monde si grand de la matière et le monde si lointain et si petit de l’esprit, il le résoud par la pensée que la force et l’essence divines se font sentir en tout, en nous aussi bien que dans les masses extérieures. Dieu n’est pas isolé de la nature, il est à elle comme l’âme est au corps. Le ciel n’est pas là-haut dans l’azur, il est dans ton propre fond, où la vie divine s’agite en toi. Dieu n’est pas loin ; tu vis en Dieu et Dieu en toi, et si tu es pur et saint, tu es Dieu. En toi s’agitent les mêmes forces qu’en Dieu et que dans la nature tout entière. Le feu, l’air, l’eau, la terre — tout est Dieu. Ou encore, tu n’es pas l’image de Dieu. Tu ne peux être une matière autre que Dieu lui-même. Quand tu regardes les étoiles, les terres et les abîmes de l’espace, tu vois Dieu et tu vis et tu es dans ce même Dieu. À la vérité, les corps célestes et les éléments ne sont pas la divinité dans toute sa clarté, mais la force d’où ils tirent leur vie agit aussi en toi. Les mouvements intérieurs de l’être humain sont de la même nature que ceux qui se produisent en Dieu. Dieu est caché dans tous les phénomènes de la nature ; il est reconnu seulement dans l’esprit de l’homme. On ne comprend rien à Dieu, tant que l’âme en reste séparée comme si elle était un être particulier.

Au lecteur qui qualifierait cet ordre d’idées de païen, Böhme répond : « Écoute et vois, et remarque la différence. Je n’écris pas en païen, mais en philosophe. Je ne suis pas non plus païen ; j’ai au contraire la profonde et vraie connaissance du Dieu unique et grand qui est tout. » Et, il sait ce qu’il lui en a coûté d’arriver à cette pensée, qui lui a rendu le monde vivant et lui a appris que l’esprit n’est ni éloigné de Dieu ni étranger à l’univers, mais qu’il ne fait qu’un avec ce qui s’agite au fond de tout. Il a essayé d’écarter de telles pensées ; puis une grande angoisse et une obsession l’ont poussé à les rechercher encore (L’Aurore au lever, Chap. xix et xxv). Le besoin religieux d’une union intime avec la divinité, ayant supprimé la distance de l’homme à Dieu, se rencontre ici avec le besoin philosophique de trouver le lien de toutes choses, et tous deux se fondent sur la théorie posée par Paracelse, que l’homme se compose des mêmes éléments que l’univers.

Mais Böhme ne se borne pas à considérer la nature dans son état actuel. En lui surgit cette question : comment s’est formé ce monde extérieur, sensible ? pourquoi tout n’est-il pas dans un rapport assez intime et assez harmonieux pour empêcher des doutes comme celui qu’il a subi de se produire ? — Paracelse lui-même, le chimiste et le médecin révolutionnaire, qui a probablement exercé une grande influence sur Böhme, se voit obligé de donner ici des explications ; il enseigne que la diversité des éléments est née à la suite d’un processus de séparation et de division. Böhme s’engage dans cette voie avec sa hardiesse habituelle et elle le mène en même temps à la solution du second problème, qui est aussi le plus sérieux. Mais ce qui pour lui rendait brûlant le problème de l’origine du mal, c’est qu’il ne veut pas savoir Dieu isolé du monde et des âmes et qu’il conçoit leur existence comme partie intégrante de l’existence de Dieu. Pour Böhme le mal consiste précisément en ce qu’on veut se séparer complètement de l’enchaînement du tout, en ce qu’on veut être totalité, quoiqu’étant seulement partie. Telle est l’origine du rude schisme de la nature extérieure, telle est la source de la lutte et du tourment qu’endure le monde.

Böhme discute cette question sous une forme mythologique en se servant d’idées bibliques et alchimiques dans un rapprochement souvent baroque, mais qui souvent aussi offre une poésie grandiose. Il a nettement conscience que cet exposé a une forme mythologique ou symbolique. Il déclare qu’en somme il peut résoudre les grands problèmes qui l’obsèdent, puisque en lui s’agitent le même esprit et les mêmes éléments qui s’agitent et se sont agités de toute éternité dans le monde. En d’autres termes il se sert de ses propres expériences et de ses conflits internes pour expliquer la nature et son histoire et pour comprendre la force motrice qui est au fond de toutes choses. Et lorsqu’il décrit une série de processus et de catastrophes, tout un drame universel en tableaux expressifs, loin de lui la pensée qu’en un temps, en un lieu donnés il s’est produit textuellement quelque chose de pareil, — et que cela s’est développé historiquement et successivement. Il veut décrire ce qui se passe partout et dans tous les temps, le rapport fondamental et éternel des puissances du monde, la lutte qui ne s’est pas faite une fois pour toutes, mais qui se fait sans relâche et au milieu de laquelle il se trouve. Ses déclarations en ce sens sont d’une clarté surprenante. « Ma pensée n’est pas qu’il est au ciel un lieu ou un corps particulier d’où s’élève le feu de la vie divine… je parle au contraire un langage matériel à cause de l’inintelligence du lecteur… Car tu ne saurais citer aucun lieu, ni au ciel, ni en ce monde, où ne soit la naissance divine. » — « À la vérité j’ai décrit ici la naissance, la formation et le développement de l’univers, ainsi que l’apparition de la divinité ; mais cela ne doit pas t’autoriser à penser que peut-être il y a un repos ou un anéantissement, et qu’ensuite tout renaît. Oh non, mais l’inintelligence du lecteur m’oblige à faire œuvre décousue. » « La naissance du monde apparaît aujourd’hui encore comme elle a primitivement commencé. » « Dans les qualités, (c’est-à-dire les événements divins), il n’y a ni commencement, ni milieu, ni fin ». « Tu sauras que ce j’écris ici n’est une histoire qui peut-être m’aurait été racontée par d’autres. Il me faut au contraire soutenir toujours la même bataille et souvent on m’y donne un croc-en-jambes comme à tous les hommes. » — On a donc le droit de regarder dans l’exposé des pensées de Böhme la forme mythologique comme n’étant pas absolument essentielle.

Böhme prend catégoriquement parti contre la création ex nihilo. « À la vérité, bien des auteurs ont écrit que le ciel et la terre étaient sortis du néant ; mais je suis surpris que, parmi tant d’hommes excellents, il ne s’en soit pas trouvé un seul pour décrire la vraie raison, étant donné que le même Dieu qui est maintenant a été de toute éternité. Où il n’y a rien, ne naît non plus rien ; toute chose doit avoir une racine, sinon rien ne croît ; si les esprits de la nature n’avaient été de toute éternité, il n’y aurait eu ni anges, ni ciel, ni terres. »

C’est la conviction de Böhme qu’on ne peut rien expliquer par une unité absolue. Il doit y avoir dans l’essence de la divinité une pluralité de moments ; il doit se faire valoir dans la divinité une diversité qui ne peut dès le début être engendrée arbitrairement, mais qui est comme la source obscure de la vie universelle. C’est ce que Böhme exprime sous une forme purement logique ou psychologique (dans les « problèmes théosophiques ») en disant que Dieu n’est pas seulement le Oui, qu’à ce moment positif doit nécessairement s’opposer le Non, sans quoi il n’y aurait ni joie ni sensibilité, et d’une manière générale, rien qui puisse ressortir franchement (pas de relief). Sans ce contraste interne et primordial entre le moment positif et le moment négatif, il n’y aurait pas de volonté. L’unité absolue n’a rien en soi qu’elle puisse vouloir. Dans son langage mythologique, Böhme nomme cet élément original du contraste, la colère de Dieu et le fondement de l’enfer. À l’origine, il y a en Dieu la colère aussi bien que l’amour, le fondement de l’enfer comme celui de la béatitude. D’où viendrait la colère, et tout ce que le monde renferme de tranchant, d’amer, de dur et de vénéneux, si tout cela n’avait sa racine en Dieu ? Mais la colère n’est primitivement qu’un moment qui sert à faire ressortir sciemment l’amour. La vie exige ce contraste ; s’il y a en toutes choses mobilité, croissance et appétit, ce n’est que parce qu’il y a différentes « qualités » de la nature. Böhme explique le mot qualité par une étymologie naïve qui exprime une idée de génie ; pour lui qualité dérive de quallen, Quelle : « la qualité, c’est la mobilité, quallen oder treiben, un jaillissement, une poussée. » « Qualification » est la même chose que « mouvement ». Il ne se contente pas d’attribuer aux choses des qualités d’inertie et d’immobilité, il réduit tout en forces et en tendances actives. La chaleur est une qualité, signifie par exemple qu’elle luit, réchauffe, décompose, fond. La pluralité des qualités — c’est-à-dire des forces premières — est donc pour Böhme un fait, aucune conscience n’étant possible sans cette diversité. Les forces premières forment cependant dès le début un ensemble harmonieux. L’amertume de la racine de la nature ne sert qu’à en faire ressortir avec d’autant plus de force la douceur. La qualité amère est également en Dieu, mais elle devient une « source triomphante de joies ».

Reconnaissons même cette unité contradictoire primordiale, cela n’empêche pas l’énigme de rester irrésolue. Comment concilier avec cette unité l’expérience de la dureté et de l’amertume du monde, qui ne sont nullement des moments d’une harmonie intérieure, notamment l’expérience de la rude lutte entre le bien et le mal dans le monde intérieur et extérieur ? Nous sommes ici au nœud de toute spéculation religieuse. On ne peut pas plus faire dériver le défaut d’harmonie de l’harmonie absolue que de l’unité absolue la pluralité. Rien d’étonnant de voir l’imagination mythologique de Böhme emporter complètement sur sa pensée en un point où son sentiment est si violemment ému. Nous ne saurions donner ici une description sensible d’un drame où paraissent les personnes de la Trinité, les « qualités » et les « esprits-sources » ainsi que la troupe des archanges. L’essentiel est de savoir que l’un des éléments de la nature primitive de la divinité, l’élément de la colère, le Non, cherche à prendre le dessus avec la prétention de dominer le Tout. Non content d’être moment, il veut être totalité. C’est Lucifer, qui, aveuglé par son éclat, par sa force et par son siège, placé au centre suprême, veut désormais triompher de la divinité tout entière et avoir une « qualification » plus fière et plus superbe que Dieu même. Dès lors naissent la lutte et le tourment dont souffre le monde ; un feu est allumé, qui depuis ne s’est pas éteint. Les contraires se détachent de l’union harmonieuse du début ; la matière solidifiée est lancée dans l’espace, et c’est alors seulement que naît le monde tel que nous le connaissons maintenant. Le mal existait donc avant l’homme, il en reçut les germes dans sa nature. Böhme arrive enfin au point où commence l’histoire de la création dans le livre Ier de Moïse ; il n’a pas du reste un grand respect pour cette histoire, vu que différentes choses y « heurtent tout à fait la philosophie et la raison ». Il ne peut croire pour ce motif que « le bon Moïse en soit l’auteur. » D’une façon générale, il suit le cours de ses pensées, confiant dans le témoignage intérieur de l’esprit. Il ne se laisse non plus imposer par les savants : « Je n’ai point besoin de leurs formules ni de leur méthode (en parlant des philosophes, des astronomes et des théologiens), d’autant plus qu’ils ne m’ont rien appris ; j’ai un autre maître, qui est la nature entière. »

Böhme éprouve une vive indignation contre ceux qui enseignent que Dieu a élu à dessein certains hommes en vue de la béatitude et destiné les autres à la damnation. Si même saint Paul ou saint Pierre avaient écrit pareille chose, il ne le croirait pas. Dieu ne veut pas le mal ; il n’a pas non plus su à l’avance que les choses iraient comme elles vont. Et pourtant le mal doit nécessairement avoir sa racine en Dieu, créateur de toutes choses ! Cette racine du mal, c’est le moment négatif, le « fondement de l’enfer », — la partie en Dieu qui n’est pas Dieu, si par Dieu on entend seulement l’amour (non la colère). Et cependant, c’est bien un élément divin qui se sépare de l’harmonie originale — c’est « Dieu contre Dieu » ainsi que dit textuellement Böhme (Aurore, chap. xiv, § 72). Voilà pourquoi la lutte dont souffre le monde est si grave et si violente, des deux côtés combattent des forces divines ! De là la peur et les tourments qu’engendre la lutte et auxquels Böhme n’échappa qu’en se réfugiant dans la pensée que la divinité a un cœur, sans cesse actif pour repousser la dureté et l’amertume derrière leurs barrières.

Böhme fait valoir dans sa spéculation théologique cette vérité psychologique que l’involontaire précède le volontaire et en forme la base. Il trouve l’origine du mal non dans la volonté arbitraire de Dieu, mais dans le fond involontaire de la nature, qui devait renfermer différents éléments. Le grand saut qu’il faut faire pour passer de différence à conflit, de contraste à scission lui a échappé. Il ne peut expliquer comment naît l’orgueil de Lucifer. Ici, il raconte au lieu de fonder. Et pourtant sa pensée s’est risquée à une distance que la réflexion d’un homme profondément religieux n’ose explorer que rarement. Pour être conséquent, il faut le considérer par le côté théologique, comme il fait de Lucifer. Il a mis en jeu une « qualité » dangereuse, la pensée, et une fois que cette source se sera mise à couler, on ne pourra plus l’obstruer. Ce n’est cependant pas l’orgueil, mais l’intime besoin de comprendre qui le guide pas à pas sur sa route. Grâce au sentiment naïf de dignité que lui inspire sa pensée nouvellement née, il ne chancelle plus et ne s’arrête plus. Ainsi que nous l’avons appris par un propos caractéristique, il regarde sa tâche comme expressément philosophique. « Qu’y a-t-il encore de caché, demande-t-il dans un autre passage, la vraie doctrine du Christ ? non, mais la philosophie. » C’est elle qu’il veut produire au jour, et il attribue à l’intelligence qu’il a acquise de cette science une importence si grande qu’il appelle son premier livre Aurore au lever ; le temps de la perfection doit maintenant être proche ! Et en effet sa pensée renferme des lueurs d’aurore. Tout en ne voyant pas où menaient les facultés nouvelles, il les a cependant senties.

Deux importantes lois servaient de base à Böhme dans ses spéculations : la loi de l’opposition en tant que condition de tout mouvement et de toute conscience et la loi de l’évolution en tant que développement progressif des différences. Pour ce qui est de la loi de l’opposition, il part nettement d’expériences psychologiques, comme on peut le voir à cette phrase caractéristique : « Aucune chose ne saurait se révéler à lui sans contraste. » Quant à l’idée de l’évolution en tant que production des différences, il subit l’influence de Paracelse. C’est lui qui a introduit dans la langue allemande l’idée de l’évolution11. Par l’emploi logique de ces lois, il a conduit l’idée religieuse jusqu’à sa limite, limite qu’aucun essai ultérieur analogue n’a pu franchir.

On pourrait croire qu’il existe une grande différence entre la spéculation religieuse de Böhme et la religion naturelle dont Bodin, Cherbury et Grotius se font les défenseurs. Böhme était, ou se figurait être un Luthérien positivement croyant. Mais il fut assez logique pour reconnaître que si la lumière et la vie divines agissent dans la nature entière pour contrebalancer la dureté et l’amertume, l’accès de la lumière ne peut être restreint. Chacun peut se frayer un chemin ou s’élever à travers la « colère » jusqu’à l’amour. Les Juifs, les Turcs et les Païens, qui ignorent le Christ, sont les égaux des Chrétiens. « Quiconque possède un cœur aimant et mène une vie de miséricorde et de douceur, lutte contre la méchanceté et pénètre à travers la colère de Dieu dans la lumière, celui-là vit avec Dieu et ne fait qu’un esprit avec Dieu. Car Dieu n’a pas besoin d’autre culte. » Bodin aurait fort bien pu mettre ces paroles dans la bouche de son Toralba. Martensen les trouve (dans son livre sur Jacob Böhme) « étranges et dénuées de fondement. » Mais elles ont un fondement certain dans les pensées fondamentales de Böhme. Des théologiens ultérieurs, esprits « spéculatifs », pourraient se souhaiter la marche sûre de sa pensée. Ici s’offre à nous ce fait intéressant, qu’au sein du domaine de l’orthodoxie luthérienne nous rencontrons chez un artisan illettré la tendance universelle en matière religieuse qui est propre à la philosophie de la Renaissance et qui se trouve en liaison si étroite avec cette circonstance, que l’on se reprend à croire aux forces naturelles et que l’on ose faire usage de ses propres pensées.



NOTES

11. P. 82. L’expression de Böhme est « Auswickelung ». Ce n’est que plus tard (au xviiie siècle chez Tetens) qu’apparaît le mot de « Entwickelung » (développement). Cf. Eucken : Geschichte der philosophischen Terminologie. Leipzig, 1879, p. 127.