Histoire de la philosophie moderne/Livre 1/Chapitre 7

Traduction par P. Bordier.
Félix Alcan, Paris (Tome premierp. 64-74).

7. — La religion naturelle

L’intense mouvement intellectuel de l’ère de la Renaissance et l’agrandissement considérable de l’horizon de l’esprit ne pouvaient manquer d’agir également sur la vie religieuse. La Réforme en est déjà un témoignage. Mais la Réforme est en même temps un essai fait pour imposer des bornes définies au mouvement religieux. Un des phénomènes les plus remarquables de la Renaissance, surtout vers la fin de cette période, c’est par contre la tendance à trouver une religion fondée dans la nature même de l’homme et indépendante des formes extérieures et des traditions. Et ici, comme pour le droit naturel, deux idées s’entr’aident mutuellement. Ce qui, en effet, a réellement sa raison d’être dans la nature humaine, doit pouvoir se retrouver dans les différentes formes historiques sous lesquelles se manifeste la vie de l’esprit humain. La comparaison des diverses confessions controversées, dont le nombre croissait justement à cette époque, travaillait de concert avec la foi récemment ranimée dans la force, suffisante par elle-même, de la nature humaine. L’humanisme italien montre déjà des tendances à développer un horizon d’idées religieuses indépendantes de l’enseignement de l’Église. La doctrine de Platon, telle qu’elle était conçue par les Néo-Platoniciens, en formait surtout la base. L’Académie Platonicienne de Florence acquit à cet égard une grande autorité, même au delà des frontières d’Italie. L’individu trouvait la satisfaction de son besoin religieux dans la foi profonde en un Dieu personnel et en l’immortalité de l’âme, qui le faisait libre par rapport à beaucoup de dogmes et de cérémonies de l’Église et lui permettait en même temps de leur trouver un sens symbolique plus profond. En Allemagne et aux Pays-Bas se mêlait à ce courant humaniste la tendance mystique qui, déjà au Moyen Âge, avait sourdement agi en faveur d’une foi plus profonde et plus libre. Le Souabe Sébastien Franck et le Hollandais Coornhert s’élevèrent dans cet esprit contre le nouveau dogmatisme protestant. Ils indiquaient une expérience religieuse interne que l’on peut faire sous des formes confessionnelles très différentes. Le Christ invisible était pour Franck absolument la même chose que la lumière naturelle dont tout esprit humain possède une étincelle et qui, pour cette raison, peut s’enflammer, même dans un cerveau païen. On peut, disait Coornhert, suivre la loi du Christ sans connaître son nom. Ces deux hommes sont les précurseurs de la philosophie de la religion qui se développera plus tard et qui ne cherche pas à comprendre la religion positive et son importance au moyen de la critique extérieure des dogmes établis, mais en approfondissant la nature intime de l’esprit et les expériences internes qui sont la source dernière et l’asile constant de tous les dogmes. Ils eurent eux aussi à éprouver le fanatisme religieux. Le nom que l’on donnait généralement à ceux qui observaient une attitude indépendante à l’égard des confessions s’attacha surtout à Coornhert, que les prédicateurs hollandais appelaient le « prince des libertins »9.

Le développement de la religion naturelle prit des formes encore plus précises en France et en Angleterre. En France, la longueur et la violence des guerres de religion devaient nécessairement faire naître le besoin de sortir de la lutte des confessions et fixer l’attention sur le côté humain que chacune d’elles possède.

Henri de Navarre (qui devint plus tard Henri IV), écrivait en 1577 : Ceux qui suivent simplement leur conscience appartiennent à ma religion, et j’appartiens à la religion de tous les braves gens. À la même époque, Montaigne avait abouti en son genre à l’idée d’une religion universelle existant chez tous les hommes, quelle que soit leur conception de la divinité. Mais le document le plus remarquable en ce sens, nous le trouvons chez Jean Bodin, dont nous avons déjà relevé les idées en matière politique. Il a laissé un dialogue entre sept hommes (Colloquium heptaplomeres), dont chacun, prenant son point de vue religieux, le développe sans réserve, tout en faisant preuve de la plus grande amabilité et de l’intelligence la plus subtile du côté personnel des idées religieuses. Un riche catholique de Venise rassemble à sa table un cercle d’amis pour converser sur différents sujets, parmi lesquels le problème religieux prend un moment la première place. Parmi les intéressés se trouvent, outre l’amphytrion, catholique, un Luthérien, un Calviniste, un Juif, un Mahométan, et deux hommes qui professent, chacun à sa manière, un théisme universel. La façon objective, dramatique, dont les différents points de vue sont présentés est remarquable. Seul, le luthérien est peut-être un peu laissé dans l’ombre ; en tous cas il ne brille pas par la sagacité. L’hôte ayant un jour mêlé aux pommes naturelles, mises sur la table, des pommes artificielles, le commensal luthérien est le seul à en prendre une et à mordre dedans à belles dents, sans rien remarquer d’anormal. L’hôte, qui s’autorise toujours de l’infaillibilité de l’Église, sans cependant être un fanatique, en tiré la morale suivante : si la vue, le plus subtil de nos sens, peut se tromper à ce point, comment l’esprit, qui est enchaîné aux sens, pourrait-il atteindre à la connaissance certaine des choses suprêmes ! Les points de vue une fois présentés, révélant en plusieurs passages une grande érudition, le dialogue finit sans conclusion proprement dite. Un chœur chante l’hymne : « Qu’il est noble, qu’il est beau de voir des frères demeurer en paix, côte à côte. » Là-dessus les convives s’embrassent et se séparent. « Dans la suite, ils pratiquèrent la piété et la loyauté avec une admirable concorde, en se fréquentant et en étudiant en commun ; mais ils ne discutèrent plus sur la religion, tout en observant chacun la leur dans une sainte vie. »

Bodin écrivit cet ouvrage dans sa soixante-troisième année, c’est-à-dire en 1593. Il ne fut pas imprimé, mais il se répandit en copies et était bien connu des savants des xviie et xviiie siècles. Il n’est pas rare qu’on en fasse mention, d’ordinaire avec la plus grande horreur. Quelques-uns seulement, comme Leibniz dans son âge mûr, exprimèrent le vœu de le voir éditer. Il ne le fut cependant qu’en 1841 par Guhrauer (en traduction un peu abrégée) ; il peut maintenant donner la mesure de ce que l’on était presque unanime à appeler impiété, il y a quelques siècles. Le livre a été publié complètement en latin par L. Noack (1857).

Comme Bodin n’a pas laissé directement entendre quels sont les personnages qui répondent à ses propres idées, on a émis à ce sujet diverses opinions. Pendant un certain temps, on penchait à croire que Bodin sympathisait avec le judaïsme, dont le représentant est peint avec une force et une connaissance particulières. Mais si l’on tient compte de ce que l’on sait par ailleurs de la tendance religieuse de Bodin, et si on le rapproche des citations faites au cours des dialogues, on aboutit à un autre résultat. On possède une lettre de Bodin à un de ses amis, écrite à une époque antérieure, où il s’exprime dans l’esprit du théisme universel, ainsi que nous le savons déjà. « Ne te laisse pas induire en erreur, écrit-il, par les différentes opinions sur les religions. Crois fermement en ton esprit que la vraie religion n’est que la conversion d’une âme purifiée vers le vrai Dieu. » « Telle est ma religion, ou plutôt la religion du Christ. »

Il montre ensuite que les hommes erreraient dans des ténèbres étemelles, s’il ne s’élevait de temps en temps des hommes sublimes pour leur montrer la voie. De ceux-ci sont, outre les patriarches et les prophètes juifs, les sages grecs et romains. Il vante surtout Platon d’avoir proclamé l’idée de Dieu et de l’immortalité de l’âme. Ce qu’il a annoncé, le Christ l’a achevé, et après lui des hommes d’élite ont agi dans son esprit. Cette idée de la continuation de la révélation par une suite de sages, tant avant qu’à côté des religions mosaïque, chrétienne et musulmane, ressort aussi des paroles de l’un des deux personnages de l’ « Heptaplomeres » qui défendent le théisme universel. Toralba démontre que la meilleure religion doit nécessairement être la plus ancienne.

Le premier homme tient sa connaissance et sa piété de Dieu lui-même. La croyance en un Dieu, d’après le témoignage de la Bible, précède la religion juive. Telle est la religion d’Abel, d’Enoch et de Noé, telle est la religion de Job.

Après avoir délaissé cette religion naturelle, qui est inculquée aux hommes en même temps que la raison, (cum recta ratione mentis humanis insita) on s’est égaré dans des labyrinthes compliqués. La loi naturelle et la religion naturelle suffisaient ; les autres religions (celle des Chrétiens, des Juifs, des Mahométans et des païens) sont superflues. Pour la religion naturelle, point n’est besoin d’enseignement ni d’éducation à part ; on est créé pour elle ; elle est donnée dans notre propre nature. La nature, innée dans notre esprit, discerne et juge ce qui est bon et ce qui est mauvais. Chez quelques élus, cette faculté religieuse et morale revêt plus de force que chez d’autres. Toralba vante Platon (tout comme Bodin dans la lettre ci-dessus), d’être parvenu, « non sans le secours et la lumière de Dieu », à une si haute connaissance des choses divines. L’essence divine est infinie et ne peut se saisir par la pensée ; à plus forte raison ne peut-elle s’exprimer par des paroles.

On en approche le plus en qualifiant Dieu du nom d’Être éternel, élevé au-dessus de toute matière, d’Être de bonté, de sagesse et de force infinie. En cela, les philosophes grecs étaient d’accord avec les Hébreux et les Ismaélites, en sorte que cette idée est certainement inculquée par la nature.

Ajoutons à cela un autre trait de Toralba, qui fait songer à Bodin en personne. Malgré tout le progrès que Bodin avait fait sur son siècle sous plusieurs rapports, en un sens il y demeurait cependant attaché au beau milieu. Il croyait du fond du cœur à la magie et aux démons, et écrivit même un livre contre les impies qui recommandaient la prudence et la modération dans la punition des sorcières. C’est le diable en personne, dit-il, qui excite cette clémence pour les possédés. Dans le livre IIe du dialogue, il aborde cette question dans une discussion entre Toralba et Senamus, celui des orateurs qui du reste se rapproche le plus de Toralba. Toralba déclare que les physiciens modernes commettent une faute en voulant tout expliquer par des lois naturelles, sans reconnaître l’action de Dieu ou des démons. Senamus réplique que ce serait renverser toute science naturelle, car elle suppose des lois naturelles déterminées. À l’appui de sa conception, Toralba cite plusieurs histoires de démons et il a le plaisir de voir le Luthérien se ranger absolument à son avis. Senamus répartit qu’à supposer même qu’il y eût des démons capables d’intervenir dans le monde de la matière, on ne serait pas en droit d’expliquer par eux les phénomènes merveilleux. Et d’ailleurs, si l’on admet l’intervention des démons, pourquoi ne pas tout expliquer dans la nature par les démons ? Il insiste en outre sur la nécessité d’appliquer la critique aux histoires de sorcières.

Le point de vue de Toralba est le point de vue propre à Bodin, tel qu’on le connaît d’après ses déclarations personnelles. Et pourtant il met dans la bouche de Senamus une critique que Toralba ne peut réfuter. En somme Senamus est l’esprit critique du dialogue. Quelqu’un demande qui doit être juge dans les querelles religieuses ; le Luthérien répond : le Christ qui est Dieu ; Senamus lui fait observer que la discussion roule entre autres précisément sur la divinité du Christ. Le Calviniste s’en rapporte aux témoins et aux documents. Senamus demande où trouver les vrais témoins et les vrais témoignages. Le Catholique s’en rapporte à l’Église, mais Senamus demande qu’elle est, d’entre les nombreuses Églises, la vraie. Le Luthérien s’autorise de la Bible, le Mahométan du Coran ; Toralba désavoue cet appel fait aux autorités et dit que c’est aux sages de décider de la chose ; mais Senamus demande alors qui est sage. Et comme le Catholique réclame à la fin une distinction entre l’essence et l’accessoire de la religion, Senamus montre que le grand différend naît précisément de la difficulté qu’il y a d’établir cette limite.

Senamus observe, à l’égard de la religion naturelle de Toralba, la même attitude qu’à l’égard des religions païenne, musulmane, juive et chrétienne. Il croit qu’elles sont toutes agréables à Dieu, si elles sont pratiquées dans un esprit de sincérité. Lui-même aime à visiter toutes sortes de temples, partout où il en trouve. Il ne cherche à offenser personne, pas plus le catholique, qui a le plus de croyances et qui est « religiosissimus » que celui dont toute la religion consiste à croire en un Dieu. Il n’oppose donc pas la religion naturelle, comme étant une religion particulière, aux religions positives. Bodin a fait naître en Senamus des pensées qui contiennent un correctif du dogmatisme où la religion « naturelle » peut tomber, ainsi que le montre l’histoire, tout comme les religions positives. Tout en faisant coïncider son propre point de vue avec celui de Toralba, il a indiqué une observation qui dépasse la conception de ce dernier. Il n’est pas impossible que Bodin se soit mis, dans ses dernières années, à douter des opinions qu’il avait émises en matière de théologie et de démonologie et qu’il ait fait exprimer ce doute par Senamus, sans pouvoir se former une conception nouvelle fondée sur le langage qu’il lui prête.

L’idée de la religion naturelle fut présentée au grand public sous une forme complètement développée par Lord Herbert de Cherbury dans son ouvrage De Veritate (1624). Ainsi qu’Althusius, Grotius, Coornhert et Bodin, c’était un homme d’État qui prenait part aux affaires publiques de son temps et qui avait ainsi l’occasion de faire des expériences et des comparaisons étendues. Il appartenait à une famille noble du pays de Galles ; ses aïeux étaient de vaillants chevaliers et il ne démentait pas pour sa part leur esprit belliqueux. La guerre et les duels sont un des thèmes principaux de sa biographie. Son épée ne tenait guère dans le fourreau, bien qu’il prétende ne l’avoir tirée que pour les autres. Il naquit en 1582 ou 1583, et reçut une éducation soignée qu’il ne cessa de cultiver pour son compte. Son vœu était de devenir cosmopolite. Après s’être marié à l’âge de seize ans avec une riche héritière, il vint étudier à Oxford et se rendit ensuite à la Cour. Plus tard, il fut au camp de Maurice d’Orange, entreprit des voyages en Allemagne et en Italie, puis fut pendant un certain nombre d’années ambassadeur d’Angleterre en France. Il n’oublia pas pour cela ses « chères études » ni à la Cour, ni au camp, ni dans sa situation de diplomate. Il acheva son livre célèbre à Paris, où il le fit lire entièrement par Grotius. Malgré le jugement très favorable que Grotius porta sur lui, Herbert hésitait beaucoup à le publier, sachant qu’il rencontrerait une résistance considérable. Un jour qu’il était assis, perplexe, dans sa chambre ouvrant sur le midi, il résolut de provoquer une fin surnaturelle de ses scrupules. Son livre à la main, il tomba à genoux en priant Dieu, créateur de la lumière du jour et source de toute lumière de l’âme, de lui faire un signe pour l’encourager à publier son ouvrage ; si le signe ne se produisait pas, il supprimerait le livre. Aussitôt un faible son descendant du ciel serein se fit entendre qui ne ressemblait pas à un bruit de la terre, et dès lors, rassuré, il fit paraître le livre10. Cet événement n’est pas, comme on l’a dit, en contradiction avec la conception qu’Herbert développe dans cet écrit. Il admet en effet que Dieu est actif dans la raison humaine, et qu’il répond aussi aux prières des hommes par des manifestations particulières. Comme le Toralba de Bodin, il croit aux miracles. Peu après la publication de son livre il fut relevé de ses fonctions d’ambassadeur, parce que la promptitude de sa méthode ne convenait pas à la politique hésitante de Jacques Ie. Il passa le reste de sa vie, occupé par ses études historiques et philosophiques, soit à Londres, soit dans son château du pays de Galles. Pendant la guerre civile, il se montra indécis, puis finit par s’attacher au Parlement. Il aurait préféré unir comme auparavant l’activité publique à ses études et il ne se consola jamais de ses déceptions politiques. Il mourut en 1648.

Herbert prépare sa doctrine de la religion naturelle au moyen d’une théorie de la connaissance qui n’est pas sans intérêt historique. — Pour pouvoir saisir la vérité, il faut en avoir en nous la faculté. Outre la raison critique et le sens interne et externe, il y a un instinct naturel qui pousse à développer certaines vérités communes à tous les hommes (notitiae communes). Nous avons déjà trouvé cette théorie stoïcienne chez Melanchthon et dans l’École de Melanchthon. Chez Herbert, elle sert de base aux vérités universelles que la comparaison des diverses religions menait à admettre. Cependant particulière à lui est la façon dont il allie l’origine de ces idées communes avec les instincts de conservation de l’individu et de l’espèce. L’instinct naturel dont elles dérivent est en effet la force mère de tout homme et de l’univers, l’instinct de conservation personnelle au sens le plus large du mot, par lequel la divine Providence se manifeste. Tout dans le monde tend sans raison consciente vers ce qui lui est le plus profitable. Comme les « idées générales » servent à conserver la vie et à maintenir la paix, ainsi l’instinct de conservation pousse à les développer et à les reconnaître. Les vérités les plus importantes pour l’individu et pour la société deviennent ainsi objet de reconnaissance instinctive. Une fois purgées de leurs additions impures et méthodiquement classées, elles forment un abrégé de science divine. De ces vérités sont les suivantes : des affirmations contradictoires ne peuvent être toutes vraies, il y a une cause première de toutes choses ; la nature ne fait rien en vain ; ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît. Les idées les plus importantes en logique, en éthique et en religion devaient ainsi être fondées par des instincts naturels de la façon indiquée. Herbert ne donne que des indications. Le rapport des vérités premières avec l’instinct naturel n’est pas clair. On peut évidemment ajouter par la pensée une foule de moyens termes psychologiques entre l’instinct et les vérités premières. Il s’agit de comprendre (pour employer des expressions modernes) comment la lutte pour l’existence peut amener à établir certaines idées comme valables par elles-mêmes. Mais Herbert ne recherche pas ces moyens termes, et il va même jusqu’à laisser entendre parfois que les instincts naturels et les vérités premières reviennent au même.

Herbert fait front de trois côtés. Premièrement, contre ceux qui placent la foi au-dessus de la connaissance et entendent par foi seulement ce que croit leur secte et ce qu’elle cherche à faire accepter sous menace de peines dans la vie future. D’ordinaire s’allie à ce sentiment la croyance en la perversion de la nature ; croyance impie, car elle contredit la Providence qui se manifeste dans les instincts naturels. Deuxièmement, il se tourne contre ceux qui veulent tout prouver par la voie du raisonnement (discursus luxuriosus). Ce pédantisme d’école ne voit pas que l’instinct naturel ainsi que le sens interne et le sens externe sont supérieurs à la raison. L’instinct se manifeste avant que la faculté de raisonnement ne s’éveille et il agit indépendamment de cette faculté ; il existe chez tous, agit sans hésitation et de façon absolument sûre ; c’est la condition nécessaire de la conservation personnelle. Troisièmement, il prend parti contre ceux qui font dériver toute connaissance des sens et admettent que notre esprit est à l’origine une table rase (tabula rasa). Ces idées fondamentales sont justement les conditions indispensables pour faire des expériences ! Et les objets eux-mêmes ne pourraient pourtant pas avoir pour effet de nous faire réagir sur eux ! La concordance des idées chez les hommes démontre l’existence d’un instinct naturel, qui peut aussi se déduire de la bonté divine, car Dieu ne saurait laisser l’homme abandonné à lui-même.

La religion naturelle s’appuie précisément sur cette base instinctive. Herbert donne en passant à cette idée un plus ample développement dans son autobiographie. Il naît en nous des dispositions et des appétits qui ne peuvent, de par les données de l’expérience, arriver à leur complète application ou avoir satisfaction entière. Le parfait, l’éternel et l’infini pourraient seuls nous apporter le calme. La divinité même, tel est leur objet propre. Voilà pourquoi en tout homme sain et normal se trouve une disposition identique à la religion, quoiqu’elle se développe très différemment et qu’elle ne s’exprime peut-être pas par le culte extérieur. La base de toute religion est formée par cinq propositions valables partout ; il est un Être suprême, divin ; cet Être doit être adoré ; l’essentiel de l’adoration qui lui est due consiste dans la vertu unie à la piété ; le sacrilège et le crime doivent être expiés par le repentir ; après cette vie, il y aura une récompense et un châtiment. Ce qui dans les diverses religions ne contredit pas ces propositions et sert à les confirmer, on peut le croire. S’il se trouve des hommes pour les contester, cela peut s’expliquer par le fait que dans les religions se sont manifestées tant d’idées fausses et indignes que certains se sont décidés à les rejeter toutes, sans excepter la religion naturelle. Ces cinq propositions suffisent en soi ; on devrait s’y attacher et laisser là les questions litigieuses. Les instincts naturels sur lesquels s’appuie la religion naturelle apportent aux individus une révélation interne ininterrompue qui les fait s’affranchir de la parole du prêtre.

On serait tenté d’appliquer à Herbert les termes de Senamus, qu’il n’est pas du tout facile de tracer la limite entre l’essentiel et l’accessoire de la religion. Il serait de même impossible de démontrer que ces cinq points se trouvent réellement dans toutes les religions. Et alors même que l’on prouverait qu’ils sont universels, il ne s’ensuivrait pas le moins du monde qu’ils sont fondés par des instincts naturels. Et à supposer qu’ils aient une origine instinctive, il resterait à démontrer (ainsi que nous l’avons indiqué), comment ils se sont développés. Herbert procède trop vite et par trop dogmatiquement. Chemin faisant, il effleure sans s’arrêter toute une série de problèmes relatifs à la théorie de la connaissance, à la psychologie et à la religion. La conception générale, esquissée à grands traits, est cependant tracée d’une main puissante et est devenue d’une grande importance historique. Désormais était établie l’existence d’une conscience religieuse ayant le sentiment de son indépendance vis-à-vis de toutes les communautés ecclésiastiques existantes et qui emploie envers elles les armes de la critique.



NOTES

9. P. 65. Sur la tendance de la Renaissance italienne à admettre un théisme universel, cf. Burckhardt : Die Kultur der Renaissance in Italien. 4. Aufl. II, p. 236 et suiv., p. 300 et suiv. — Sur Franck et Coornhert, cf. les intéressantes caractéristiques de Dilthey dans l’Archiv. für Gesch. d. Ph., 1892, p. 389-400 ; 487-493.

10. P. 70. Autobiography of Edward Lord Herbert of Cherbury. Edited by Sydney L. Lee. London 1892, p. 248 et suiv.