Histoire de la philosophie moderne/Livre 1/Chapitre 5

Traduction par P. Bordier.
Félix Alcan, Paris (Tome premierp. 39-41).

5. — Louis Vives

Le grand intérêt que l’ère de la Renaissance avait pour les choses humaines devait nécessairement porter à l’ardente étude psychologique des faits de conscience. Chez tous les penseurs nommés jusqu’ici, l’observation et l’intérêt psychologiques occupent une place prépondérante, sans toutefois que les recherches psychologiques apparaissent comme une aspiration spéciale, en dehors des conséquences philosophiques qu’on en tirait. Mais à cette époque on se livrait aussi à une étude purement théorique de la psychologie. Et s’il faut nommer un seul représentant de la pure psychologie d’alors, ce sera l’Espagnol Louis Vives. C’était un savant modeste, un ardent humaniste, ami et collaborateur d’Érasme de Rotterdam, mais dont l’importance principale réside dans le domaine de la psychologie et de la pédagogie. Il naquit en 1492 à Valence, étudia à Paris, pour demeurer ensuite à Bruges jusqu’à sa mort (1540). Il instruisit pendant un certain temps la fille du roi d’Angleterre Henri VIII, mais le procès en séparation amena sa rupture avec la Cour d’Angleterre. Vives était un sévère catholique ; sa façon de voir paisible, droite et douce, le porta cependant à adresser au pape Adrien VI (1522) une lettre sincère, où il exprimait le vœu qu’un concile œcuménique voulût bien distinguer ce qui est nécessaire à la piété et à la morale de ce qui peut être laissé au libre examen, et guérir ainsi la scission de l’Église. Plus tard il se fit aussi l’interprète de la tolérance, et d’une conception indulgente et libre du christianisme. Comme pédagogue, il a une importance extraordinaire pour son siècle. Beaucoup des bonnes idées pédagogiques, mises plus tard en pratique par les Jésuites, semblent venir de Vives, qui aurait connu personnellement Loyola. En s’occupant de critique philologique et de problèmes pédagogiques, il fut amené à examiner la méthode scientifique en général, et il demande que l’expérience soit la base de toute connaissance. En matière de psychologie, il a essayé de réaliser lui-même ce vœu en créant la psychologie empirique moderne. Comme tous ses contemporains, il s’appuie sur une quantité de matériaux empruntés à l’antiquité ; mais il cherche à les confirmer par son expérience personnelle, et son ouvrage De anima et vita (Bruges 1838) contient une foule d’observations originales. Sa description des divers faits de conscience, surtout des émotions, est instructive même de nos jours. Son livre eut une influence extraordinaire sur les théories psychologiques des xvie et xviie siècles4.

Le point de vue clair et empirique de Vives se manifeste notamment dans le chapitre du premier Livre du De anima intitulé : « ce qu’est l’âme ». Après avoir attiré l’attention sur les difficultés inhérentes à la solution de cette question, étant donné qu’il nous est plus facile de dire ce que l’âme n’est pas que de dire ce qu’elle est, il fait remarquer que nous n’avons proprement aucun intérêt à savoir ce qu’est l’âme, mais bien comment elle est active, et que le précepte qui ordonne de se connaître soi-même ne concerne pas l’essence de l’âme, mais ses fonctions. Il établit ici avec une grande sûreté que nous avons directement affaire aux faits de conscience, et que la psychologie expérimentale peut faire abstraction complète de toute théorie purement spéculative sur l’essence de l’âme.

Vives reste toujours et partout fidèle à ce point de vue dans son procédé purement descriptif. Sans doute, il ne pouvait manquer de considérer beaucoup d’expériences comme sûres, qui ne purent par la suite résister à la critique ; cependant Vives a contribué pour sa large part à dégager le point de vue psychologique du point de vue spéculatif et théologique, ainsi que du point de vue physique, ce que Descartes effectua d’une façon définitive. Descartes doit plus à Vives qu’on ne pourrait le croire par le petit nombre de passages où il le nomme.

Comme il ressort du titre de son livre, Vives met les notions d’âme et de vie en rapports étroits entre elles. Il conçoit l’âme comme le principe de la vie, et même de toute vie organique, et non pas seulement comme le principe de la vie de conscience. Il tend à concevoir les formes inférieures de la vie comme base des formes supérieures. Sa psychologie est une psychologie physiologique, qui s’attache à décrire, autant que possible, les phénomènes sous leur côté physiologique. Il emploie naturellement la physiologie d’alors. Il se révèle comme un penseur émancipé de l’École péripatéticienne en transportant la connaissance dans le cerveau. Il y avait encore des Aristotéliciens pour prétendre que les nerfs ne partaient pas du cerveau (ce que les anatomistes grecs postérieurs avaient pourtant prouvé), mais du cœur. Par contre, la force vitale a d’après Vives son siège dans le cœur. C’est dans cet organe que se manifestent le premier et le dernier signe de vie, et sa fonction, entravée ou libre, s’exprime par les émotions. S’associant à une théorie transmise par les Stoïciens et par Galien, il admet que le cerveau est rempli d’air ou de souffle ténu (spiritus tenuissimi ac pellucidi). On admettait que ses vibrations étaient en relation avec les faits de conscience ; mais Vives n’en dit pas davantage à ce sujet. Il laisse également indécis les rapports entre le cerveau et l’âme, active dans le cœur. D’après sa conception, l’âme humaine seule est à vrai dire créée immédiatement par Dieu ; l’âme de la plante et de l’animal (c’est-à-dire le principe de la vie organique et de la perception des sens) est engendrée par la force de la matière. L’âme humaine ne se contente pas, dans sa pensée et dans ses aspirations, du fini et du sensible ; elle cherche un objet infini. De là découle son origine divine, car la cause doit nécessairement être conforme à l’effet. Vives se montre ici nettement spiritualiste ; on pouvait du reste s’y attendre après ses hypothèses religieuses. En ce point également il laisse de grands problèmes à la pensée de l’avenir.

Sa psychologie se borne à poser les divers phénomènes psychiques. Ce n’est que plus tard que l’investigation trouva les principes de la mécanique qui pouvait mener d’un phénomène à l’autre.



NOTES

4. P. 40. À la même époque environ que l’ouvrage de Vives parut un autre ouvrage de psychologie qui exerça également une grande influence sur la conception du siècle suivant, tout en ne possédant pas l’importance primordiale ni l’intérêt durable du premier, je veux dire le Liber de anima de Melanchthon. Vitebergae 1540. Melanchthon est bien plus près d’Aristote que Vives ; son exposition est bien plus théologique et, pour l’art de l’observation et de la description, il ne peut lutter avec le psychologue espagnol.