Histoire de la littérature grecque/Préface

Librairie Hachette et Cie (p. i-viii).

PRÉFACE.

(1850.)


Les histoires de la littérature grecque, même les simples manuels à l’usage de la jeunesse studieuse, tiennent souvent bien au delà de ce que promet leur titre. On y voit énumérés, jugés et classés, chacun en son lieu, tous les écrivains qui se sont servis de la langue grecque depuis les temps héroïques jusqu’à la prise de Constantinople par les Turcs ; non pas seulement les poëtes, les orateurs, les historiens, les philosophes, mais les grammairiens, mais les jurisconsultes, mais les géographes, mais les médecins, mais les mathématiciens mêmes.

Ce n’est point une pareille encyclopédie que j’ai eu la prétention de faire. Littérature et écriture ne sont point, fort heureusement pour moi, termes synonymes. Les savants qui ne sont que des savants n’appartiennent pas à l’histoire de la littérature. Le père de la médecine y occupe une place éminente ; mais Hippocrate avait la passion du bien et du beau en même temps que l’amour du vrai, et l’on sent vivre encore, dans ses écrits, quelque étincelle du feu qui embrasait son âme. D’ailleurs, j’avais plus d’une raison pour renfermer mon sujet dans des bornes étroites. Je serais grandement empêché, je l’avoue, s’il me fallait exprimer une opinion quelconque sur le mérite scientifique d’Archimède, d’Apollonius de Perge ou de Claude Ptolémée. Si j’ai négligé les écrivains du Bas-Empire, c’est que le génie et même le talent leur ont fait défaut, et que pas un d’eux n’est arrivé à une véritable notoriété littéraire. Il n’importe pas beaucoup au lecteur que je l’aide à se charger la mémoire des noms obscurs de Théophylacte Simocatta, de Théodore Prodrome ou de vingt autres.

La littérature grecque proprement dite finit avec Proclus et l’école d’Athènes. Il reste toujours une période de quinze siècles entre l’apparition de l’Illiade et l’édit de Justinien qui rendit muets les derniers échos de l’Académie et du Lycée. Les Pères de l’Église, surtout ceux du quatrième siècle, avaient droit de revendiquer pour eux-mêmes une place considérable. Les Basile, les Chrysostome, par exemple, ne sont pas moins grands par le génie littéraire que par leurs travaux dans l’œuvre de la transformation du monde. Mais je ne me suis point hasardé à manquer de respect à ces hommes vénérés. Je me suis abstenu de tracer d’imparfaites et superficielles esquisses, pour ne pas défigurer leurs images. Et puis la littérature sacrée a son caractère propre, ses origines particulières, sa filiation, son développement : c’est pour elle-même qu’il la faut étudier ; elle a son histoire, et cette histoire est certes bien autre chose qu’un appendice à l’histoire de la littérature profane.

C’est dans la littérature profane que je me suis confiné ; c’est d’elle uniquement que j’ai entrepris de raconter les vicissitudes. Tâche immense et difficile encore, et où j’ai apporté plus de bonne volonté et d’ardeur que d’espérance de succès ! Qu’on en juge à la simple énumération et des faits que j’avais à expliquer et de quelques-uns des écrivains dont j’avais à dire la vie et à juger les ouvrages.

La poésie est vieille en Grèce comme la Grèce elle-même. Née spontanément de l’exercice naturel des facultés d’un peuple artiste, après des essais dont la trace n’est pas invisible, elle brille, au dixième siècle avant notre ère, d’un éclat incomparable : elle crée l’épopée héroïque, l’épopée didactique et l’épopée religieuse ; elle lègue au monde les noms immortels d’Homère et d’Hésiode. Les Homérides et les poëtes cycliques laissent un instant dépérir entre leurs mains l’héritage du génie. Mais voilà l’élégie créée : avec elle Callinus et Tyrtée aident à gagner des batailles. En même temps que l’élégie, naissaient l’ïambe et la satire morale. Archiloque préludait, par la combinaison des mètres, aux splendides merveilles de la poésie lyrique. Mimnerme, Solon, Théognis, impriment successivement des caractères divers à l’élégie. Ésope répand dans la Grèce le goût des apologues. Hipponax imagine la parodie, et donne aux conteurs de fables le vers auquel ils sont restés fidèles jusque dans les bas siècles. Cependant le Lesbien Terpandre avait inventé ou perfectionné la lyre. Terpandre est le premier poëte lyrique. Alcée, Sappho, Arion, Lesbiens aussi, poursuivent l’œuvre de Terpandre, et comme eux les Doriens Alcman, Stésichore, Ibycus, les Ioniens Anacréon, Simonide de Céos, Bacchylide. Cette glorieuse liste est close par le grand nom de Pindare.

La philosophie et l’histoire sont nées déjà et la prose littéraire avec elles. Quelques philosophes raniment d’une vie nouvelle l’épopée didactique, et la font servir à l’exposition des systèmes. Mais, à côté des philosophes poëtes, tels que Xénophane, Parménide, Empédocle, d’autres philosophes façonnent la langue courante de l’Ionie à l’expression des détails de la science. En même temps les logographes, ou conteurs de légendes historiques, la façonnaient aux allures de la narration suivie. Double progrès au bout duquel apparaissent les deux grands prosateurs ioniens, l’historien épique et le médecin philosophe, Hérodote et Hippocrate.

Athènes succède à l’Ionie dans l’empire de l’intelligence. Dès le sixième siècle avant notre ère, Athènes créait la poésie dramatique. Le théâtre, après quelques années d’essais, produit successivement Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane. La prose attique s’élève à la majesté de l’histoire ; la tribune du Pnyx ne se contente plus des paroles volantes, et les orateurs politiques écrivent les discours qu’ils ont prononcés ; l’école de Socrate et les sophistes eux-mêmes font servir la langue humaine à l’analyse des nuances infinies de la pensée. Ici les grands noms se pressent ; mais entre tous rayonnent quelques noms, presque aussi grands, presque aussi glorieux que ceux mêmes d’Homère, de Pindare ou des tragiques : Thucydide, Xénophon, Platon, Aristote, Eschine, Démosthène. La décadence se fait trop sentir ; mais la moyenne Comédie et la nouvelle suspendent, un siècle durant, la ruine définitive du théâtre. Antiphane et Alexis, surtout Ménandre et Philémon, ne sont pas indignes d’Aristophane et de ses émules. Ils rachètent, par la vérité des peintures et par l’intérêt dramatique, ce qui leur manque de verve sarcastique et de passion. Dans le temps même où Athènes disparaît du monde politique et de la littérature, on entend siffler le fouet satirique de Timon le sillographe et retentir les sublimes accents de Cléanthe.

Alexandrie, sous les Ptolémées, aspire à se faire proclamer l’héritière d’Athènes ; et les contemporains la saluent de ce titre, que n’ont point ratifié les siècles. La Sicile, plus heureuse, ajoute le nom de Théocrite à ceux des grands poëtes. Enfin les Romains sont les maîtres dans la Grèce. La puissante fécondité de l’esprit grec sommeille, mais non pas sans se réveiller par intervalles. C’est dans cette période, néfaste à tant d’égards, qu’écrivirent et Polybe l’historien philosophe, et les deux admirables moralistes Panétius et Posidonius. Mais bientôt on n’entend plus que la voix des sophistes et des faux orateurs, que les chants discordants des faux poëtes.

Le siècle des Antonins assiste à la résurrection littéraire d’un peuple que tous croyaient mort à jamais. Plutarque écrit les Vies des grands hommes, et laisse des chefs-d’œuvre en d’autres genres encore. Les stoïciens nouveaux sont dignes des maîtres du Portique. Lucien rivalise de génie, d’esprit et de style avec les plus parfaits prosateurs de l’ancienne Athènes. La poésie n’élève pas bien haut ses ailes : pourtant Oppien et Babrius sont plus que d’habiles versificateurs. Alexandrie trouve enfin sa voie, qu’elle avait longtemps cherchée en vain : Plotin, Longin, Porphyre, font admirer à l’univers de hautes et profondes doctrines et des talents supérieurs. L’école d’Athènes, fille et héritière de l’école d’Alexandrie, a aussi ses écrivains. Après Thémistius, après Julien, elle n’est point encore épuisée. Son dernier effort fut sublime. Un homme naquit, jusque dans le cinquième siècle, en qui revivait à la fois et quelque chose de Platon et quelque chose d’Homère, Proclus, le dernier des Grecs, un grand prosateur et un grand poëte.

L’ordre que j’ai suivi dans le livre est celui-là même que je viens de suivre dans ce sommaire. C’est, à peu de chose près, l’ordre chronologique, sauf les anticipations que commandaient quelquefois les rapports naturels de filiation et de conséquence. Je n’ai pas songé un seul instant à couper les chapitres, comme font quelques-uns, à l’aide de la nomenclature des genres. Le mot épopée, ou le mot élégie, n’a point en grec le même sens qu’en français. Il est ridicule d’ailleurs de partager en trois ou quatre un poëte comme Simonide, ou de tailler, dans Xénophon, d’abord un historien, puis un philosophe, puis un stratégiste, puis autre chose. J’ai formé quelquefois des groupes, mais qui n’ont rien de commun, je l’espère, avec ceux des amateurs de genres. Certains noms ont leurs chapitres à part, et même de longs chapitres, mais non pas aussi longs que j’aurais voulu les pouvoir faire. J’ai tâché de garder la proportion vraie entre les hommes de génie et le menu peuple des hommes de talent. Homère remplit un grand nombre de pages ; tel historien, dont les ouvrages pèsent d’un poids énorme sur les rayons de nos bibliothèques, n’a pas vingt lignes ; tel autre écrivain, non moins volumineux, n’a qu’une mention plus rapide encore. Mais j’ai recueilli pieusement les reliques de quelques poëtes outrageusement mutilés par le temps. En général, j’ai fait beaucoup de citations : c’est par là peut-être que vaudra ce livre, si je les ai bien choisies. J’aurais même voulu pouvoir les multiplier davantage, et m’abstenir de prendre si souvent la parole. Je n’ai disserté que là où l’exigeait impérieusement la nature du sujet. J’aspirais simplement à être utile, surtout aux jeunes gens. Il s’agissait pour moi de raviver dans leur esprit le souvenir des études classiques, et de remettre sous leurs yeux les images des héros de la pensée, héros non moins admirables que ces preneurs de villes ou ces gouverneurs de peuples qui remplissent les vulgaires histoires. Au reste, je n’ai pas cessé un instant de songer que je m’adressais à cet âge où il ne fait pas bon d’entendre des paroles légères. J’ai observé rigoureusement les lois de ce respect dont parle le poëte, et qu’on ne doit pas moins à la jeunesse qu’à la première enfance. Heureux si mes lecteurs reviennent, de cette sorte de voyage à la recherche du beau, avec quelques nobles sentiments de plus dans le cœur, et munis de quelques provisions de plus pour cet autre voyage, qui est la vie !

N. B. (1856.) L’auteur n’a rien négligé pour que la deuxième édition de cet ouvrage méritât, mieux encore que la première, le bienveillant accueil du public. Il a revu tout son travail d’un bout à l’autre, et avec le soin le plus scrupuleux. Il a fait disparaître toutes les erreurs qui lui ont été signalées ; il en a même corrigé plusieurs sur lesquels de très-savants critiques avaient passé sans rien apercevoir. Il a mis à profit quelques livres excellents publiés dans ces dernières années, pour amender ou compléter divers articles. Il ne s’est pas fait faute de remanier des pages entières, et de faire profiter le lecteur de ce qu’il a pu gagner lui-même, par l’étude et la réflexion, depuis que son travail a paru. Les additions surtout sont considérables. Mais le caractère général du tableau n’a point été altéré. L’auteur dit avec plus de détails, dans certains cas, pourquoi il a été sévère ; dans d’autres cas, il insiste plus qu’il ne l’avait fait sur le bon côté des écrivains qui ont à la fois et de grands défauts et des qualités estimables. Voilà comment il espère avoir donné satisfaction à toutes les exigences raisonnables de ceux qui ont bien voulu, en France et ailleurs, s’occuper de cette histoire de lettres grecques. Ceci ne veut nullement dire qu’il s’imagine avoir porté son ouvrage à la perfection. Il l’a rendu un peu moins imparfait ; ou du moins il a tâché de ne point faire mentir le titre, qui annonce une édition revue, corrigée et augmentée.

(1875.) La septième édition de cet ouvrage a été, comme toutes les précédentes, revue et corrigée par l’auteur lui-même.