Histoire de la littérature grecque/Chapitre XXXVII

Librairie Hachette et Cie (p. 465-469).


CHAPITRE XXXVII.

DEUX PHILOSOPHES POËTES.


Caractère des écrivains athéniens du troisième siècle avant J. C. — Timon le sillographe. — Cléanthe.

Caractère des écrivains athéniens du troisième siècle avant J. C.


Athènes, en disparaissant du monde politique, vit s’éteindre chez elle les dernières lueurs de ce génie littéraire qui avait jeté tant d’éclat durant plus de trois cents années. Elle conserva des écoles florissantes ; elle compta, dans tous les genres, des maîtres habiles ; elle eut des dissertateurs, des glossateurs, des grammairiens, des philosophes estimables : elle ne vit plus, jusqu’au temps de Proclus, ni un poëte, ni un prosateur de quelque renom. Dès le troisième siècle avant notre ère, les philosophes les plus opposés de doctrines, Épicure comme Zénon, et les disciples mêmes du Lycée et de l’Académie, semblent s’accorder sur un point : c’est qu’il faut laisser aux sophistes les vanités du beau style et les futiles recherches du bien dire. Même les mieux doués prennent il tâche d’écrire comme s’ils avaient horreur des succès populaires, et ne s’adressent qu’aux adeptes de leurs doctrines. Ce qui reste d’Epicure est d’une obscurité sibylline et à peu près impénétrable. Zénon, si éloquent et si spirituel dans ses discours, était, dans ses livres, sec, didactique et sans agrément, Chrysippe composait ses ouvrages avec un absolu mépris de la forme. Il regardait comme perdu tout le temps qu’eussent exigé la conception d’un plan systématique, l’harmonieuse distribution des parties du sujet, l’arrondissement des phrases, et même la correction du style ; et il écrivait en conséquence : « Non-seulement, disait-il, il faut négliger la collision des voyelles, pour ne penser qu’à ce qui est plus grand et de plus grande importance, mais il faut encore laisser passer certains défauts et certaines obscurités, et faire même des solécismes dont d’autres rougiraient. » On conviendra que, s’il y a une sorte de raison au fond de ces préceptes, il y a aussi des paradoxes un peu étranges, et que la permission du solécisme est chose au moins exorbitante. Arcésilas, le chef de la nouvelle Académie, avait assez de talent pour écrire des chefs-d’œuvre ; mais il n’ambitionna point cette gloire, et il se contenta de bien parler, et de laisser le souvenir de ses bons mots. Deux hommes seulement semblent avoir eu à cœur de vivre dans la postérité véritable, et non point dans une secte plus ou moins durable et fameuse. Ces deux hommes, un philosophe pyrrhonien et un disciple de Zénon, sont les derniers poëtes dont puisse se vanter l’Athènes des successeurs d’Alexandre ; et peut-être l’un des deux fut-il même le dernier des grands prosateurs attiques.


Timon le sillographe.


Timon le sillographe était de Phliunte. Après avoir étudié la philosophie dans l’école de Mégare, il s’attacha à Pyrrhon, et il devint plus tard, par la mort de son maître, le chef de l’école sceptique. Il se fixa d’assez bonne heure à Athènes qu’il ne quitta plus, et il y mourut vers l’an 260, à quatre-vingt-dix ans. Il avait écrit des ïambes, qui étaient probablement des satires philosophiques ou morales. Mais l’ouvrage qui l’avait rendu célèbre, c’étaient les Silles, en trois livres, dont Diogène de Laërte donne l’analyse et cite d’assez nombreux passages. Le mot sille, σίλλος, signifie sarcasme. Les Silles de Timon ne démentaient pas leur titre. Timon se moquait impitoyablement de toutes les doctrines qui n’étaient pas la sienne, et il ne ménageait pas plus les personnes que les choses mêmes. Ses satires étaient écrites en hexamètres ; et il parodiait de temps en temps, à l’adresse des philosophes, les vers les plus célèbres des anciens poëtes. Deux livres des Silles, le second et le troisième, étaient dialogués ; mais, dans le premier livre, Timon attaquait directement, et en son propre nom. Je vais citer quelques-uns des jugements de ce spirituel et redoutable frondeur. Il dit de Platon : « À leur tête marchait le plus large[1] d’eux tous, un agréable parleur, rival, par ses écrits, des cigales qui font retentir leurs chants harmonieux, posées sur les arbres d’Hécadémus. » On reconnaît ici la comparaison d’Homère à propos des vieillards qui causent entre eux sur les remparts de Troie. Il dit de Socrate : « C’est d’eux que descend ce tailleur de pierres, ce raisonneur légiste, cet enchanteur de la Grèce, ce subtil discuteur, ce railleur, cet imposteur pédant, cet attique raffiné. » Il se moque de tout et de tous avec une liberté de langage qui rappelle les comiques du temps d’Aristophane, et avec cette verve et cet entrain sans lesquels la satire, surtout la satire philosophique, n’est plus rien que glace et ennui. Je remarque ici qu’il ne faut pas confondre Timon le sillographe avec Timon le misanthrope, fameux par ses bons mots. Celui-ci vivait à Athènes plus d’un siècle avant l’auteur des Silles. Je remarque aussi que Timon de Phliunte n’était pas le premier poëte qui eût réussi dans la critique sarcastique des philosophes et des doctrines. Ménippe, né à Gadares en Phénicie, lui avait donné l’exemple. Ce Ménippe était un cynique de l’école de Diogène. Il s’était beaucoup moqué de Platon, d’Aristote, de tous ses contemporains les plus célèbres, et il avait fait lire ses écrits, où s’entremêlaient agréablement la prose et les vers. Il ne reste rien ni de ses vers ni de sa prose ; mais on donne encore aujourd’hui le nom de ménippées aux satires, philosophiques ou non, dont les auteurs passent alternativement, comme faisait Ménippe, du langage ordinaire aux mètres de la poésie, et des mètres de la poésie au langage ordinaire. Au reste, Timon le sillographe laissa bien loin derrière lui les essais du philosophe de Gadares, et demeura dans son genre un modèle inimitable.


Cléanthe.


Cléanthe fut un homme d’un esprit bien différent. Il était né à Assos en Éolie, vers l’an 310 environ, et il était assez connu déjà quand Timon écrivit les Silles, pour avoir sa place dans cette curieuse galerie de portraits : « Quel est ce bélier qui parcourt les rangs, ce lourd citoyen d’Assos, ce grand parleur, ce mortier, cette masse inerte ? » Ce philosophe d’un extérieur si peu avantageux avait une grande âme et un beau génie. Il avait commencé par exercer le métier d’athlète ; puis la pauvreté l’avait réduit à se mettre au service des jardiniers d’Athènes. Il connut Zénon, et il s’éprit de l’amour de la philosophie. Il passait la nuit dans les jardins, à tirer de l’eau et à arroser les plantes ; le jour, il allait entendre Zénon, et travaillait à suppléer par l’étude au défaut de son éducation première. Il fut, après Zénon, le chef du Portique, et il vécut jusqu’à l’âge de quatre-vingts ans, ou, selon quelques-uns, de quatre-vingt-dix-neuf ans.

Les ouvrages en prose composés par Cléanthe devaient être remarquables par les agréments du style. Au moins le philosophe ne s’interdisait-il pas les vives images, les allégories, les tableaux à la manière de Platon et du premier Aristote. J’en juge ainsi d’après la page que Cicéron lui a empruntée, où l’on voit la Volupté assise sur un trône, et les vertus réduites à la servir, obéissant à tous ses commandements, n’ayant d’autre affaire, se hasardant tout au plus à lui donner tout bas quelques conseils. Admirable résumé du système moral d’Épicure, et qui en fait vivement saillir aux yeux les erreurs et les absurdités. Mais ce n’est point par conjecture que nous voyons dans Cléanthe un vrai poëte. L’hymne en vers épiques adressé à Jupiter, dont je vais transcrire le commencement et la fin, est quelque chose de mieux encore qu’un précieux monument de la philosophie stoïcienne ; c’est l’œuvre sublime d’un poëte inspiré :

« Salut à toi, le plus glorieux des immortels, être qu’on adore sous mille noms, Jupiter éternellement tout-puissant ; à toi, maître de la nature ; à toi, qui gouvernes avec loi toutes choses ! C’est le devoir de tout mortel de t’adresser sa prière ; car c’est de toi que nous sommes nés, et c’est toi qui nous as doués du don de la parole, seuls entre tous les êtres qui vivent et rampent sur la terre. A toi donc mes louanges, à toi l’éternel hommage de mes chants ! Ce monde immense, qui roule autour de la terre, conforme à ton gré ses mouvements, et obéit sans murmure à tes ordres. C’est que tu tiens dans tes invincibles mains l’instrument de ta volonté, la foudre au double trait acéré, l’arme enflammée et toujours vivante ; car tout, dans la nature, frissonne à ses coups retentissants. Avec elle tu règles l’action de la raison universelle qui circule à travers tous les êtres, et qui se mêle aux grands comme aux petits flambeaux du monde. Roi suprême de l’univers, ton empire s’étend sur toutes choses. Rien sur la terre, dieu bienfaisant, ne s’accomplit sans toi, rien dans le ciel éthéré et divin, rien dans la mer ; rien, hormis les crimes que commettent les méchants par leur folie… Jupiter, auteur de tous biens, dieu que cachent les sombres nuages, maître du tonnerre, retire les hommes de leur funeste ignorance ; dissipe les ténèbres de leur âme, ô notre père ! et donne-leur de comprendre la pensée qui te sert à gouverner le monde avec justice. Alors nous te rendrons en hommages le prix de tes bienfaits, célébrant sans cesse tes œuvres, comme c’est le devoir de tout mortel ; car il n’est pas de plus noble prérogative, et pour les mortels et pour les dieux, que de chanter éternellement, par de dignes accents, la loi commune de tous les êtres. »



  1. Allusion au nom de Platon, qui signifie large.