Histoire de la littérature grecque/Chapitre XXXIX

Librairie Hachette et Cie (p. 481-497).


CHAPITRE XXXIX.

LITTÉRATURE SICILIENNE.


Génie de la Sicile. — Timée l’historien. — Rhinton et l’hilarotragédie. — Théocrite. - Idylles de Théocrite. — Idylles bucoliques. — Les Syracusaines. — Idylles mythologiques. — Épîtres. — Épigrammes de Théocrite. — Jugement sur Théocrite. — Bion et Moschus.

Génie de la Sicile.


La population grecque de la grande ville fondée en Égypte par Alexandre était une agglomération de toute sorte d’éléments divers, sans cohésion, sans unité, un mélange confus de toutes les races, de tous les esprits, de tous les dialectes. L’absence complète d’originalité dans la littérature alexandrine n’a donc rien qui doive beaucoup nous surprendre. Ce n’est qu’au bout de longs siècles que la Grèce d’Égypte prit une physionomie vraiment à elle, qu’elle eut à son tour un génie propre, et qu’elle se proclama à juste titre l’héritière de la Grèce européenne. Mais la vieille Sicile, que nous avons vue jusqu’à présent payer son large tribut aux lettres et à la pensée, n’avait besoin que de se souvenir d’elle-même pour produire encore, au troisième siècle avant J. C., des œuvres vivantes et originales. Elle n’y manqua pas. La poésie, après laquelle couraient en vain les hommes du Musée, ne lui fit pas défaut ; et, pour juger si les études sévères furent encore florissantes chez elle, il suffit de prononcer le grand nom d’Archimède.


Timée l’historien.


Le plus connu des prosateurs siciliens de cette période, à part Archimède, dont nous n’avons pas à nous occuper, c’est l’historien Timée de Tauroménium, que nous ne connaissons pourtant que par le témoignage des écrivains postérieurs. Il avait composé une histoire de la Sicile en plus de quarante livres. Cet ouvrage était remarquable par l’exactitude chronologique, par l’étendue des recherches, par l’abondance des détails ; mais ces qualités précieuses étaient contre-balancées par de très-grands défauts. Le style de Timée manquait de simplicité. Cet historien avait mérité malheureusement d’être compté parmi les modèles de ce qu’on nommait l’éloquence asiatique, c’est-à-dire l’éloquence à la façon des orateurs ou plutôt des rhéteurs de l’école dégénérée d’Eschine. Un reproche bien autrement grave, que quelques-uns lui adressaient, c’était d’aimer à conter des fables, de manquer trop souvent d’impartialité, et de voir de préférence le mauvais côté des actions humaines.

Polybe, qui a pris le récit des événements au point même où l’avait laissé Timée, est très-sévère pour l’historien dont il se donne à plusieurs reprises pour le continuateur. Le douzième livre de son ouvrage, ou du moins ce qui reste de ce douzième livre, est presque tout entier consacré à la critique de l’ouvrage de Timée. Polybe va jusqu’à dire que Timée ne se trompe pas toujours involontairement ; et il cite quelques faits qui prouvent, chez son devancier, un médiocre respect pour la vérité vraie. Il se moque avec beaucoup d’esprit et des longues harangues que Timée prêtait contre toute vraisemblance à ses personnages, et de ce patriotisme ridicule qui lui représentait la Sicile comme plus importante à elle seule que la Grèce entière, et tout ce qui se faisait en Sicile comme uniquement digne d’occuper le monde, et les Siciliens comme le plus sage des peuples, et les Syracusains comme les premiers des hommes et les plus propres aux grandes entreprises : « De telle sorte, ajoute Polybe, qu’il ne laisse guère aux enfants de nos écoles, ou à des jeunes gens échauffés par le vin, chance de le surpasser en raisonnements bizarres, dans quelque panégyrique de Thersite, ou dans une diatribe contre Pénélope, ou dans tout autre paradoxe de ce genre. » Mais l’imperfection sur laquelle Polybe insiste particulièrement, c’est que l’ouvrage de Timée n’était qu’une rédaction faite d’après d’autres ouvrages, et que Timée n’avait jamais été qu’un homme de cabinet, étranger à l’art militaire, à la politique, dénué par conséquent des plus essentielles qualités du grand historien. Voici quelques réflexions de Polybe à ce sujet, qui méritent, je crois, d’être mises sous les yeux du lecteur, et qui ne sont pas moins justes et sensées aujourd’hui qu’il y a vingt siècles : « Timée, dans son trente-quatrième livre, écrit ces lignes : J’ai continuellement habité Athènes pendant cinquante ans ; je n’ai pu ainsi évidemment m’initier au métier des armes. — Non, Timée, pas plus qu’à la connaissance des lieux par toi-même. — Il en résulte que si, dans le courant de son histoire, il rencontre quelque détail de topographie, il commet mensonge ou erreur ; et, lorsqu’il trouve la vérité, il en est de lui comme de ces peintres qui représentent dans leurs tableaux des animaux d’après des mannequins : dans ces compositions, les lignes extérieures sont quelquefois parfaites ; mais ce qui manque, c’est cette vigueur d’un robuste animal rendue au naturel avec la vérité qui fait la vraie peinture,… C’est là l’écueil de Timée, et en général de tous ceux qui n’ont pour fonds que cette science empruntée aux livres. Il leur manque l’exposition vive des choses, qu’entendent ceux-là seuls qui parlent par expérience. Aussi les historiens qui n’ont pas pris part aux affaires ne sauraient-ils éveiller dans l’âme de véritables émotions. Nos pères exigeaient, chez les historiens, des peintures si vraies, si sensibles, que, s’il était question de gouvernement, ils s’écriaient que l’auteur devait nécessairement être versé dans la politique et savoir ce qui s’y passe ; s’il traitait de l’art militaire, qu’il avait porté les armes et pris part aux combats ; de l’économie domestique, qu’il avait eu une femme et élevé des enfants. De même pour toutes les autres carrières de la vie. On ne peut espérer en effet un tel résultat que chez les historiens qui ont passé par la pratique, et qui choisissent le genre d’histoire fondé sur l’expérience. Sans doute, avoir figuré soi-même en toutes choses, avoir en tout joué un rôle, est bien difficile ; mais connaître par l’usage ce qu’il y a de plus important et de plus ordinaire, c’est chose indispensables[1]. »


Rhinton et l’hilarotragédie.


Rhinton de Syracuse n’était pas un historien, mais un poëte. Ce poète paraît même avoir été un homme de talent, et qui cherchait le nouveau dans l’art dramatique, au hasard de ne rencontrer que le bizarre. Il inventa une espèce de drame, qu’il nommait hilarotragédie, c’est-à-dire tragédie gaie. C’était une parodie comique de la tragédie, une sorte de drame satyrique moins les satyres. Le Goutteux-Tragique de Lucien, et le Pied-Léger qu’on y joint comme contre-partie, peuvent donner une idée de ce que devaient être les farces dramatiques de Rhinton. Nous dirons plus loin quelques mots sur le meilleur de ces deux poëmes.


Théocrite.


Enfin voici un grand poëte, un poëte essentiellement sicilien, qui ne ressemble à rien de ce qui l’a précédé, et qui a été original non pas seulement dans un genre, comme on le dit, mais dans les genres les plus divers ; ce Théocrite dont une seule idylle, même la moins belle, vaut mieux que tout Callimaque et que tout Apollonius. Il était de Syracuse ; mais on ne sait ni la date de sa naissance ni celle de sa mort. Sa vie serait à peu près inconnue, s’il n’en avait lui-même rappelé les principales circonstances. Dans sa jeunesse, il habita quelque temps à Cos, et il y reçut les leçons du poëte Philétas. Il se rendit ensuite à Alexandrie, probablement avec son maître, et il y resta jusqu’en l’an 275, ou environ. Ptolémée Philadelphe, malgré sa générosité et ses largesses, ne l’y put fixer. Peut-être la jalousie de Callimaque ou de quelqu’un des autres poëtes patentés du Musée lui en rendait-elle le séjour insupportable. Il revint à Syracuse, et il ne quitta plus guère la Sicile. C’est là qu’il composa la plupart de ses poésies. Quelques-uns prétendent qu’il fut négligé d’Hiéron, ce que j’ai peine à croire. Dans la pièce intitulée les Grâces ou Hiéron il se plaint en effet que les puissants de la terre aient peu de souci des Muses ; mais rien ne prouve que ce soient là des reproches indirects au héros dont il fait ensuite un si magnifique éloge ; et, à supposer qu’Hiéron jusque-là n’eût point encore songé à lui, il ne manqua pas sans doute de réparer sa faute, après avoir lu ces aimables et piquantes remontrances. Il parait que Théocrite mourut à un âge très-avancé, et même qu’il eut le malheur d’assister, dans son extrême vieillesse, à la prise de Syracuse par les Romains.

Il avait laissé des poésies de plusieurs sortes, élégies, hymnes, ïambes, dont nous ne possédons rien ; des épigrammes, dont nous avons quelques-unes, et ces pièces diverses intitulées Idylles, qui nous sont presque toutes parvenues, et, peu s’en faut, sans altérations ni lacunes.


Idylles de Théocrite.


Le mot idylle, εἰδύλλιον, est le diminutif d’un autre mot, εἰδος, qui signifie proprement image. L’idylle est donc une image en raccourci, une esquisse, et, par extension, un petit poëme d’un genre quelconque. Le titre du recueil des poésies de Théocrite répond à peu près à ce que nous nommons des poésies fugitives. Comme un certain nombre des pièces de ce recueil sont des chants bucoliques, et notamment la première, on comprend que le mot idylle soit considéré par quelques-uns comme la désignation du genre pastoral, et que Théocrite ne soit connu du vulgaire que comme un chantre de bergers. En réalité il y a, dans ses trente idylles, des poëmes de toute nature, et qui n’ont, pour la plupart, rien de commun avec les chevriers ni les pâtres. Il y a des morceaux épiques, il y en a même de lyriques ; telle idylle est un mime, telle autre un épithalame ; telle autre est une épître, comme on disait du temps de Boileau ; telle autre est une simple épigramme ; quelques-unes enfin sont tout simplement des idylles dans le sens propre du terme, et ne sauraient rentrer dans aucune classification connue. Presque tous ces poëmes sont écrits en dialecte dorien ; presque tous sont en vers hexamètres. Toutefois le vingt-cinquième est en dialecte ionien ; le trentième est dans la langue et dans le mètre des chants anacréontiques ; enfin le vingt-huitième et le vingtneuvième appartiennent, par la forme du vers et un peu par la couleur de l’idiome, à certaines variétés de la poésie lyrique des Éoliens, celles où dominaient les combinaisons du trochée et de l’ïambe.


Idylles bucoliques.


Il nous importe assez peu que Théocrite ait été le premier poëte bucolique, ou que tels et tels aient essayé avant lui de faire parler des bergers. C’est à peine si on sait les noms des prédécesseurs de Théocrite. Il nous suffit que Théocrite est le poëte bucolique par excellence. D’ailleurs, l’idée de faire parler des bergers n’avait par elle-même rien de bien original, après que tant de poëtes avaient déjà fait dialoguer entre eux des gens de tous états, et après que Sophron, dans ses mimes, s’était attaché à reproduire les allures, l’esprit, le langage des classes populaires.

Théocrite est le seul des poëtes bucoliques aujourd’hui connus qui ait peint les bergers d’après nature : je veux dire que Théocrite avait sous les yeux, dans son pays, des chevriers, des pâtres, des bouviers, musiciens et chanteurs ; que les figures qu’il a tracées avaient leurs types plus ou moins parfaits dans la réalité même, et qu’il s’est borné à faire sur eux ce que les poëtes dramatiques faisaient pour mettre en scène des fils de famille, des esclaves fripons, des prostitueurs, des sycophantes ou des soldats. Il a élevé ses modèles à la dignité de l’art. Tous les autres poëtes bucoliques ont imité ou Théocrite ou les imitateurs de Théocrite ; ou bien encore ils ont créé un monde pastoral complètement imaginaire. Il n’est donc pas étonnant que la plupart d’entre eux n’aient guète fait que des œuvres factices, sans vie, sans intérêt, et qui ne sont pas plus comparables à celles du poëte syracusain que la nuit ne l’est au jour.

Les bergers de Théocrite n’ont pas plus d’esprit qu’on ne leur en peut supposer, et ils n’ont que la sorte d’esprit qui se développe spontanément dans la vie la moins sophistiquée. C’est une finesse naïve et gracieuse, ce n’est jamais du bel esprit. Ils sont passionnés, violents, outrageux même : Ce sont de vrais enfants de la solitude, et qui ne se doutent que médiocrement des bienséances sociales. En un mot, ils sont vivants, on les voit. Ce sont bien des chevriers, des pâtres, des bouviers : ils ne ressemblent à rien au monde qu’a eux-mêmes. La langue qu’ils parlent est d’une extrême simplicité, mais énergique comme leurs passions, mais pleine de chaleur et de force ; et, quoiqu’ils n’aillent pas chercher bien loin leurs expressions ni leurs images, ils ne cessent pas un instant d’être dignes de la poésie, même quand ils s’accablent d’injures, même quand ils disent de ces choses qu’un rustre peut seul proférer sans rougir. Ils sont poétiquement brutaux, ils ne sont point obscènes : J’aimerais mieux sans doute que Théocrite eût effacé quelques traits un peu plus que vifs ; mais je n’ai pas le courage de lui reprocher le tort d’être un peintre fidèle. Toutefois il est permis de préférer, même à ses plus admirés tableaux de la vie champêtre, même à ceux où il a exprimé avec le plus de bonheur les brûlants transports de l’amour, d’autres idylles non moins charmantes, mais plus chastes et plus pures. C’est dans les idylles non bucoliques que sont, à mon avis, les plus parfaits chefs-d’œuvre de Théocrite.


Les Syracusaines.


Les Syracusaines sont regardées avec raison comme un mime ; seulement c’est un mime en vers. Théocrite y présente, à la manière de Sophron, une suite de scènes empruntées à la vie commune, mais sans nœud dramatique, et qui ne tiennent de la comédie que par le ton du dialogue et les caractères des personnages.

Deux commères de Syracuse, dont les maris habitent Alexandrie, se sont donné rendez-vous chez l’une d’elles, afin d’aller voir ensemble, au palais de Ptolémée, la célébration des fêtes d’Adonis. Elles causent de choses et d’autres, médisent quelque peu de leurs maris, et finissent par se mettre en route. Ce n’est pas sans peine qu’elles arrivent au palais. La rue est pleine d’une foule énorme ; elles rencontrent les chevaux de guerre du roi ; il leur faut fendre, à la porte du palais, la presse des gens que la curiosité amène comme elles. Elles s’en tirent bravement. Les voilà en face des merveilles de la fête, et près du lit où repose Adonis. Ce sont des exclamations à n’en plus finir. Un voisin les veut faire taire, mais il n’a pas de dernier mot avec elles. Elles se taisent pourtant : c’est quand la prêtresse chante un hymne en l’honneur d’Adonis. Après le chant, elles voudraient bien rester encore ; mais l’une des deux se rappelle que son mari est à jeun, et qu’il ne serait pas bon de le faire trop longtemps attendre.

Si la traduction pouvait donner une idée approchante de l’esprit des deux commères et de leur malicieuse naïveté, je transcrirais quelque chose de leur conversation entre elles ou avec des gens de la foule. Mais je ne me hasarderai pas à gâter leur aimable caquetage, en faisant évaporer cette senteur dorienne qui lui donne tant de piquant et de grâce.


Idylles mythologiques.


Je ne crois pas exagérer en mettant les Syracusaines au premier rang parmi les œuvres de Théocrite. A côté d’elles, mais non pas au-dessous, il faut placer la complainte amoureuse de Polyphème adolescent. Car Théocrite a eu le don de rendre la mythologie aussi vivante que l’imitation même des tableaux de la vie réelle ; non pas une fois seulement, mais toutes les fois qu’il a touché à ces sujets antiques. Le récit du premier exploit d’Hercule, par exemple, dans la vingt-quatrième idylle, est égal au morceau analogue qu’on lit chez Pindare. C’est que les thèmes mythologiques sont pour Théocrite autre chose que des matières à versification. Il ne s’est pas borné, comme ses contemporains d’Alexandrie, à ressasser les mythes anciens et à combiner des épithètes : sous les personnages imaginaires qu’il met en scène, il y a des êtres véritables ; dans le cadre fourni par la tradition antique, il y a une pensée, un sentiment, quelque chose qui sort des entrailles mêmes du poëte. Ce qu’aperçoit Théocrite, ce qu’il peint des plus vives couleurs, c’est l’amour maternel d’Alcmène, c’est la vaillance des Dioscures, c’est la beauté de l’épouse de Ménélas, c’est un premier amour, respectueux et passionné, c’est l’efficacité de l’étude et de la poésie pour guérir ou du moins pour calmer les souffrances du cœur. Cela signifie simplement que Théocrite est un poëte ; car, pour les poëtes dignes de ce beau nom, il n’y a pas de sujets usés ni rebattus. Voici la dix-neuvième idylle, la plus courte de tout le recueil, et une idylle mythologique. La poésie anacréontique elle-même n’a rien de plus gracieux ni de plus frais que cette petite allégorie : « Un jour l’Amour voleur pillait les rayons d’une ruche. Une abeille fâchée lui piqua de son aiguillon le bout des doigts. L’Amour est pris d’une vive douleur ; il souffle sur sa main ; il frappe du pied la terre, et s’envole. Il va montrer sa plaie à Vénus, et se plaint qu’un animal aussi petit que l’abeille fasse de si grandes blessures. Et la mère, souriant : « N’es-tu pas semblable aux abeilles ? Tu n’es qu’un petit enfant ; mais quelles blessures tu fais ! »


Épîtres.


Les épîtres de Théocrite, c’est-à-dire les idylles où le poëte s’adresse en son propre nom à tel ou tel personnage, et où il garde d’un bout à l’autre la parole, ne sont pas les pièces les moins précieuses de ce petit livre, où tout a son prix. L’éloge de Ptolémée (idylle XVII) ne sort peut être pas assez des formes officielles du panégyrique, et montre un peu trop de vertus, de noblesse, de puissance, de munificence, dans le roi d’Égypte et dans ses ancêtres. Ces apothéoses et ces éloges par-dessus les nues se sentent du pays où le poëte écrivait alors. L’idylle ne vaut que par quelques détails heureux, et par ce style qui ne perd jamais rien de son naturel et de sa vérité, même dans l’expression de sentiments exagérés et de pensées quelquefois suspectes. Mais l’épître à Hiéron (idylle XVI) ne laisse rien à désirer au goût le plus difficile. L’éloge du chef des Syracusains est simple et vrai ; les souhaits de Théocrite pour le bonheur de sa patrie partent du cœur d’un citoyen dévoué ; et l’apologie de la poésie et des poëtes, qui remplit les deux tiers de l’idylle, a je ne sais quelle teinte de mélancolie douce et plaintive, qui ajoute son charme à celui des éloquentes invectives de Théocrite contre l’esprit mercantile des hommes de son temps, plus soucieux d’augmenter leurs richesses que de s’ennoblir par l’amour des belles choses.

La Quenouille (idylle XXVIII) est aussi une sorte d’épître. Théocrite avait pour ami intimé un certain Nicias, médecin et poëte, qui vivait à Milet en Ionie. C’est à lui que Théocrite avait déjà dédié et l’idylle du Cyclope et celle où il raconte la disparition d’Hylas (XIII). Cette fois, il envoie à la femme de son ami une quenouille d’ivoire faite à Syracuse ; et c’est à la quenouille elle-même qu’il adresse ses vers : « O quenouille, amie de la laine, don de Minerve aux yeux brillants, les bonnes ménagères se plaisent aux travaux qu’on accomplit avec toi. Suis-moi avec confiance dans la belle ville de Niléus, près du temple de Cypris, qu’ombragent de flexibles et verdoyants roseaux. Car c’est là que je demande à Jupiter de pousser mon navire d’un vent favorable, afin que j’aie le bonheur de voir mon ami Nicias, et d’échanger des embrassades avec lui, ce nourrisson sacré des Muses à la voix séduisante. Et toi, formée d’un ivoire artistement travaillé, je t’offrirai en don à l’épouse de Nicias. Dans ses mains, tu serviras à préparer la matière de toute sorte de tissus propres à vêtir des hommes, de toutes sortes de transparentes étoffes telles qu’en portent les femmes. Aussi, puissent, dans leurs pâturages, les mères des agneaux se dépouiller deux fois l’année de leur molle toison en faveur de la belle Theugénis ! C’est à ce point qu’elle est laborieuse ; et elle aime tout ce qui plaît aux femmes d’un noble caractère. Car je ne voudrais pas te donner à une maison indolente et paresseuse, toi née dans mon pays, puisque ta patrie c’est la ville que fonda jadis Archias d’Éphyre, c’est la moelle de l’île aux trois promontoires, la cité des héros fameux. Tu vas donc être dans la maison d’un homme qui sait une foule de savants remèdes pour préserver les mortels des funestes maladies ; tu vas habiter l’aimable Milet dans la terre d’Ionie, afin que Theugénis se distingue entre ses compagnes par la beauté de sa quenouille et que tu rappelles à son esprit le souvenir du poëte son hôte. Oui, l’on se dira en te voyant : Le présent est petit, mais la gratitude est grande ; tout est précieux qui vient d’un ami. » La Muse n’a jamais parlé avec plus de délicatesse et de grâce ; et l’on comprend le mot de Louis XIV, qui ne connaissait pourtant qu’une traduction de l’idylle : « C’est un modèle en galanterie. » Ce jugement d’un homme qui s’entendait si bien aux choses de ce genre me dispense d’insister sur le mérite singulier de cette pièce délicieuse.


Epigrammes de Théocrite.


Les épigrammes de Théocrite ne sont des épigrammes que dans le sens primitif de ce mot. Ce sont de courtes inscriptions pour des statues, pour des offrandes, pour des tombeaux. Elles ne sont pas toutes en vers élégiaques, ni en dialecte dorien. Elles sont remarquables seulement par la précision du style, et par cette élégante simplicité qui est le caractère commun de tous les écrits du poëte. Il y en a une pourtant, le Vœu à Priape, qui a quelque étendue, et qui mériterait d’être placée parmi les idylles. La fraîche et riante description du site champêtre où s’élève la statue du dieu rappelle sans trop de désavantage les agréables tableaux dont Théocrite a souvent égayé ses poëmes bucoliques.


Jugement sur Théocrite.


« Théocrite est admirable dans son genre : au reste, cette muse rustique redoute non-seulement le barreau mais aussi la ville elle-même. » Ces paroles sont de Quintilien. L’éloge est un peu vague ; et le rhéteur latin n’a vu dans le poëte de Syracuse que le chantre des Thyrsis et des Damœtas. Oui sans doute, Théocrite est admirable dans le genre pastoral ; mais il est admirable aussi dans bien d’autres genres, et dans ceux-là même qui ressemblent le moins à la poésie des champs. La trompette d’Homère ne sonnait pas faux à sa bouche, et la lyre d’Anacréon rendait sous sa main de mélodieux accords. Ce poëte si bien doué n’a laissé que de courts morceaux. C’est là le point par où il est inférieur aux antiques maîtres, à ceux dont les œuvres se nomment l’Iliade, Agamemnon, Antigone, Iphigénie. Mais il est de leur famille. Il marche l’égal d’Hésiode, de Tyrtée, de Théognis. Pourquoi faut-il que si peu de noms soient venus s’ajouter au sien dans la liste des poëtes de génie enfantés par la Grèce ?


Bion et Moschus.


Bion et Moschus, dont on rapproche quelquefois les noms de celui de Théocrite, n’ont pas manqué de talent, mais ils ont trop souvent manqué de naturel et de simplicité. Leurs grâces sont souvent affectées ; et l’esprit, chez eux, remplace quelquefois le sentiment. Mais quelquefois aussi ils ne sont pas indignes du poëte qu’ils avaient pris pour modèle. Théocrite, qui put lire leurs ouvrages, et qui était leur ami, leur reprocha sans doute les ornements dont ils aimaient à parer leur style ; il dut regretter que leur muse délaissât trop les champs, ou qu’elle songeât trop, dans la ville, aux applaudissements des gens raffinés. J’imagine pourtant qu’il dut trouver beaucoup à louer dans ces vers si bien faits, et dans cette diction qui rappelle si heureusement la sienne. Bion et Moschus, malgré leurs défauts, font véritablement honneur à la poésie dorienne et à la Sicile.

Bion n’était pas Sicilien ; mais il avait passé sa vie à Syracuse. C’est par Moschus que nous savons où il était né, et comment il est mort. Dans sa lamentation funèbre sur Bion : « Voici pour toi, s’écrie-t-il, ô le plus harmonieux des fleuves ! une seconde douleur ; voici une nouvelle douleur, ô Mélès ! Tu perdis autrefois Homère, le doux interprète de Calliope ; et tu pleuras cet illustre fils par le gémissement de tes flots, et tu remplis la mer entière de tes plaintes. Maintenant tu verses des larmes sur un autre de tes fils, et tu te consumes dans un récent chagrin[2]. » Ainsi Bion était de Smyrne, et probablement d’origine ionienne. La contrée où il vécut, surtout les exemples et les succès de Théocrite, expliquent suffisamment pourquoi il n’écrivit pas dans la langue de sa ville natale, et comment Moschus a pu lui donner le surnom d’Orphée dorien. Il est probable que Bion ne parvint pas à un grand âge, car il périt empoisonné : « Le poison est venu, ô Bion ! vers ta bouche ; et tu as vu le poison. Comment a-t-il passé par tes lèvres et ne s’est-il point adouci ? Quel mortel assez féroce pour t’avoir préparé du poison, pour te l’avoir donné quand tu parlais ? Il a donc échappé au charme de ton chant[3] ! » Les amis du poëte eurent du moins la satisfaction de voir punir les scélérats qui lui avaient ôté la vie : « La justice, ajoute Moschus les a tous atteints. » Moschus énumère quelques-uns des contemporains qui mêlaient leurs regrets aux siens ; et c’est là que nous voyons que Théocrite, vieux déjà sans doute, avait survécu à Bion : « Tous ceux à qui les Muses ont donné une bouche retentissante, tous les poëtes bucoliques pleurent ton destin et ta mort. Il pleure, ce Sicélidas la gloire de Samos ; et, chez les Cydoniens, Lycidas fond en larmes, lui qu’on voyait auparavant l’œil souriant, le front joyeux. Philétas gémit chez les Triopides ses concitoyens, sur les bords du fleuve Hales, et Théocrite gémit dans Syracuse[4]. »

Quant à Moschus, tout ce qu’on sait de lui, c’est qu’il était de Syracuse, et qu’il avait été disciple de Bion. Il dit en propres termes que Bion avait formé des poëtes, et qu’il est lui-même un de ces poëtes que Bion avait formés : « Pour moi, je te chante les accords du gémissement ausonien. Car je ne suis point étranger au chant bucolique. Je suis un des héritiers de cette muse dorienne que tu enseignas à tes disciples. Tu nous as fait la plus belle part de tes biens : d’autres possèdent tes richesses, mais tu m’as légué le chant[5]. »

Ce qui reste des œuvres de Bion et de Moschus n’a rien de commun, ou presque rien, avec la poésie bucolique ; et le titre d’Idylles, qu’on lit en tête de ces compositions, répond encore moins que dans le recueil de Théocrite à la définition accréditée. Ce sont des lamentations funèbres, des morceaux épiques, des fragments d’épithalames, etc. Mais il est assez vraisemblable que les chants bucoliques tenaient une large place dans ce qui a péri ; et ce n’est pas sans raison que Moschus donnait à Bion le titre de berger, et qu’il tenait sur lui-même le langage qu’on vient d’entendre.

La première idylle de Bion, qui a près de cent vers, et qui passe pour son chef-d’œuvre, est une complainte sur la mort du bel Adonis. Ce poëme est gracieux et touchant, plein de sentiments doux et d’attendrissantes images. Il y a même une scène vraiment pathétique, et qui a fourni au Tasse un de ses tableaux les plus admirés. Vénus arrive près d’Adonis mourant, comme Herminie près de Tancrède ; et l’expression de la douleur et du désespoir d’une amante n’est guère moins poignante et vraie dans les vers du poëte grec que dans ceux du grand poëte italien. Cependant il y a plus d’un trait, plus d’un mot, qu’eût effacés Théocrite, s’il avait écrit l’idylle de Bion. Il y en a jusque dans le discours que Bion prête à Vénus. Ce n’est pas Théocrite qui eût fait dire à la déesse : « Ma ceinture a péri avec toi. » L’idée est juste ; mais Théocrite l’eût présentée autrement, et sous une image moins recherchée. Aussi, quel que soit le charme de ce poëme, je ne puis m’empêcher de préférer d’autres morceaux où le langage de Bion est plus simple, et où le goût, même sévère, n’a rien à désavouer. Tel est le fragment de l’idylle qui était intitulée Épithalame d’Achille et de Déidamie ; telle est surtout la deuxième idylle, que je vais transcrire en entier : « Un oiseleur encore tout jeune, qui chassait aux oiseaux dans un bocage épais, aperçut le volage Amour perché sur la branche d’un buis. Ravi à la vue de cet oiseau, qui lui apparaissait si grand, il réunit ensemble tous ses gluaux, et il se mit à guetter l’Amour, qui voltigeait çà et là. Mais bientôt l’enfant se dépite du peu de succès de ses efforts : il jette ses gluaux, et il s’en va trouver un vieux laboureur, qui lui avait enseigné l’art de la pipée. Il lui conte son aventure, il lui montre l’Amour perché sur la branche. Mais le vieillard hoche la tête, et répond à l’enfant : « Suspends ta chasse, et n’attaque pas cet oiseau. Fuis loin de a lui, car c’est une bête dangereuse. Tu seras heureux tant que tu ne l’auras pas pris ; mais, quand tu auras atteint l’âge d’homme, cet oiseau, qui maintenant fuit et voltige, il viendra soudain de lui-même se poser sur ta tête. »

Les vers que j’ai cités de la complainte sur la mort de Bion sont les meilleurs de Moschus. On a pu remarquer, à côté des accents d’une douleur vraie et bien sentie, une certaine emphase et je ne sais quoi de forcé. D’ailleurs, l’idylle est bien loin d’être un chef-d’œuvre. Moschus, pleurant son maître et son ami, a été moins bien inspiré que Bion pleurant un héros imaginaire. Mais peut-être le modèle qu’il avait sous les yeux a-t-il nui plutôt qu’aidé à la perfection de son poëme. Bion avait montré toute la nature en deuil à la mort d’Adonis, les Amours se lamentant, puis Vénus, puis les Grâces, puis les Muses ; mais c’est la douleur des Amours, surtout celle de Vénus, qui remplit presque toute l’idylle. Moschus nous peint à son tour un deuil universel ; mais ici l’énumération n’en finit pas. Avant d’arriver à ces traits d’éloquence et de sentiment que j’ai notés, il faut passer à travers les gémissements et les soupirs, non-seulement des Muses siciliennes, non-seulement de Phœbus, non-seulement des rossignols et des cygnes, mais des abeilles et des hirondelles, mais des brebis et des dauphins, mais des arbres et des fleurs, des vallons et des montagnes, et, comme on l’a vu, des fleuves eux-mêmes.

Il y a, outre la complainte en l’honneur de Bion, trois idylles entières, l’Amour fugitif, Europe, Mégare femme d’Hercule. La première est un signalement de l’Amour, fait par Vénus. Il me semble que cette mère connaît et dépeint beaucoup trop bien les défauts et la malice de son enfant ; et, si le portrait est vrai, on peut remarquer que ce n’était point à Vénus de le faire. Je crois aussi que Moschus eût pu se dispenser de faire dire à Vénus que le flambeau de l’Amour embrase le soleil lui-même. Europe est un morceau beaucoup plus développé, et écrit non plus en langue dorienne mais en dialecte épique. C’est le récit de l’enlèvement de la fille d’Agénor. Mais les préliminaires du récit sont d’une longueur disproportionnée. Le poëme entier n’a que cent soixante et un, ou, selon quelques éditeurs, cent soixante-deux vers ; et Jupiter n’aperçoit Europe qu’au vers soixante-quatorzième, et le taureau divin n’arrive qu’au quatre-vingt-neuvième dans la prairie où la jeune fille joue avec ses compagnes ! La troisième idylle est une conversation naïve et touchante entre la femme d’Hercule absent et la mère du héros. Mégare se lamente sur la mort de ses enfants, massacrés par leur père, et sur le triste abandon où se consume sa vie. Alcmène la console en gémissant avec elle, en lui témoignant une tendresse de mère, et en lui racontant un songe qui semble présager de nouveaux malheurs à celui qu’elles chérissent l’une et l’autre. Cette idylle est, selon moi, le chef-d’œuvre de Moschus. C’est du moins la plus simplement écrite. A peine peut-on reprocher au poëte tel mot recherché, telle image trop brillante, telle comparaison trop complaisamment épuisée. Quant aux fragments d’idylles qui suivent les pièces entières, ils sont tout à fait insignifiants. Le recueil se termine par une épigramme qui témoigne avec quelle facilité Moschus se laissait aller aux idées fausses et au mauvais goût. Voici cette épigramme, qui est intitulée l’Amour laboureur : « Le redoutable Amour, ayant déposé son flambeau et son arc, prit un aiguillon à piquer les bœufs, et suspendit la besace à son épaule. Puis il attela le cou des taureaux sous le joug pénible, et il ensemença le fertile sillon de Cérès. Puis il leva les yeux au ciel, et il s’adressa ainsi à Jupiter lui-même : « Féconde mes guérets, si tu ne veux pas que je te fasse traîner ma charrue, toi taureau d’Europe ! »

Ceux qui pourraient avoir la fantaisie de comparer cet article sur Bion et Moschus avec ce que j’ai imprimé dans la première édition de mon ouvrage, m’accuseront sans doute de contradiction, et s’étonneront que je consacre aujourd’hui plusieurs pages à ces deux poëtes, quand je m’étais contenté autrefois de leur accorder trente-deux lignes. Il est bien vrai qu’autrefois j’ai insisté presque uniquement sur leurs défauts. Aujourd’hui je leur rends plus impartiale justice. J’explique ce qu’ils ont d’excellent ; je les juge en eux-mêmes ; je ne leur demande plus si impérieusement de remplir cet idéal que j’avais conçu en lisant Théocrite. On a vu d’ailleurs que je ne dissimule aucune de leurs imperfections. Je suis heureux d’avoir obtempéré ainsi aux aimables remontrances que j’ai trouvées à mon adresse dans la Literatura griega du savant don Braulio Foz, et de m’être mis d’accord avec lui sur le seul point peut-être où ses opinions et les miennes paraissaient essentiellement différer, et dans le fond et surtout dans les termes.

  1. Polybe, Histoire générale, livre XII, chapitre XXV,i, o.
  2. Moschus, Idylles, III, vers 71 et suivants.
  3. Moschus, Idylles, III, vers 116 et suivants.
  4. Id., ibid., vers 94 et suivants.
  5. Id., ibid., vers 100 et suivants.