Histoire de la littérature grecque/Chapitre XXVI

Librairie Hachette et Cie (p. 357-362).


CHAPITRE XXVI.

SOPHISTES.


Éducation des enfants à Athènes. — Les sophistes. — Doctrines et éloquence des sophistes. — Prodicus. — Polus.

Éducation des enfants à Athènes.


Aristophane introduit, dans la comédie des Nuées, deux personnages fantastiques, le Juste et l’Injuste, qui se disputent entre eux l’honneur de donner leurs leçons au fils de Strepsiade. Le Juste vante l’ancienne éducation et les anciennes mœurs. L’Injuste fait le panégyrique des mœurs du jour et des nouvelles doctrines. Autrefois, selon le Juste, les enfants recevaient chez le maître d’école une instruction simple et solide ; le cithariste, ou maître de musique, ne leur enseignait que des chants mâles et belliqueux ; le pédotribe, ou maître d’exercices, en faisait des hommes adroits, vigoureux, infatigables : « C’est ainsi, dit le Juste, que se formèrent les héros de Marathon. » Il promet à Phidippide, s’il suit les vieux et salutaires exemples, une santé parfaite et un esprit non moins dispos, la poitrine robuste, le teint frais, les épaules larges, la langue réservée. L’Injuste entre en lice contre le Juste, et vante à son tour ce qu’il sait faire. Tout se résume en quelques mots : enseigner à jouir de la vie. Mais la vertu dont l’Injuste est surtout fier, c’est l’art d’en imposer aux hommes : « Les philosophes, dit-il, me nomment l’Injuste, parce que le premier j’ai imaginé les moyens de contredire la justice et les lois ; mais c’est chose qui vaut des sommes d’or de prendre en main la cause la plus faible, et puis de la gagner. » Il est impossible de mieux résumer que ne l’a fait Aristophane, non pas, comme Aristophane le prétendait, les principes moraux de Socrate et le but de ses enseignements, mais la morale, mais les desseins avoués ou secrets de ceux qui s’enorgueillissaient en ce temps-là du nom de sophistes.


Les sophistes.


Le mot sophiste signifie, dans son acception propre, un homme habile, un savant. C’est le nom dont se parèrent, vers le milieu du cinquième siècle, une foule d’hommes venus de tous les coins de la Grèce, et qui s’abattirent sur Athènes, où ils trouvèrent ce qu’ils cherchaient : l’argent et la réputation. Gorgias de Léontium, Protagoras d’Abdère, Prodicus de Céos, Hippias d’Élis, Thrasymaque de Chalcédoine, Polus d’Agrigente, Euthydème de Chios et d’autres encore, tous les sophistes enfin, maîtres et disciples, se vantaient de posséder la science universelle. Ils discouraient sur tous les sujets avec une abondance intarissable, et ils enseignaient, moyennant finance, l’art d’en faire autant. Ils assemblaient la foule au théâtre, dans les gymnases, sur la place publique, et ils défiaient les auditeurs de proposer aucune question qu’ils ne fussent en état de résoudre. Ils improvisaient indifféremment un discours politique ou une dissertation grammaticale ; une oraison funèbre ou l’éloge de la fièvre ; un plaidoyer en faveur de la mouche, de l’escarbot, de la punaise, ou la défense d’un innocent traduit en justice. Et ils s’enrichissaient. Les disciples affluaient ; tout le monde aspirait à parler aussi de tout ce qui se peut savoir et d’autres choses encore.


Doctrines et éloquence des sophistes.


Le fond de la sophistique est un scepticisme absolu. Gorgias enseignait qu’il n’y a rien de réel, que rien ne peut être connu, et que les mots ne répondent pas à des objets véritables. Protagoras faisait de l’homme, selon son expression même, la mesure de toutes choses. Il niait toute distinction entre la vérité et l’erreur, et il réduisait la réalité à l’opinion présente du sujet pensant. Les disciples enchérissaient à qui mieux mieux sur les assertions des maîtres, et prêchaient plus ou moins ouvertement l’athéisme, le nihilisme, surtout les satisfactions sensuelles. Le succès des sophistes tenait à leur impudence bien plus qu’à leurs talents. Un homme qui ne croit à rien, qui n’a respect de rien, ne saurait être à court de raisons bonnes ou mauvaises ; et toute la rhétorique des sophistes consistait à emporter, coûte que coûte, l’assentiment des auditeurs. Ils avaient toute sorte d’arguments captieux en réserve, toute sorte d’artifices dialectiques avec lesquels ils déconcertaient leurs adversaires et changeaient du blanc au noir l’aspect d’une cause. Leur style valait leur morale et leur système oratoire. Nous possédons une page authentique écrite de la main de Gorgias, qui est bien la plus sotte et la plus ridicule chose qu’il soit possible d’imaginer. C’est un fragment d’oraison funèbre en l’honneur de guerriers morts en combattant pour leur pays ; c’est le reste de quelque discours d’apparat, par lequel Gorgias espérait sans doute effacer le souvenir de ces adieux adressés, dans un simple et sublime langage, par des généraux vainqueurs, par un Périclès ou un Cimon, aux braves qu’ils avaient vus tomber à leur côtés. Gorgias construit ses phrases au cordeau ; les membres s’y correspondent comme les ailes d’un bâtiment régulier : ce sont des antithèse, des équations ; ce sont des combinaisons de semblables ou de contraires ; ce sont des assonances symétriques par l’identité des racines des mots ou de leurs désinences, et d’autres merveilles de ce genre à faire pâmer d’aise tous les amateurs. Il me suffira d’en citer les premières et les dernières lignes, pour faire apprécier à sa valeur celui qui fut, dit-on, le père nourricier de l’éloquence : « Que désirer en eux de ce qui convient à des hommes ? que regretter en eux qui fît tort à des hommes ? Je pourrais dire ce que je veux, mais je voudrais ne dire que ce qu’il convient… Aussi le regret de leur mort n’est pas mort avec eux il survit à ce corps mortel qui a cessé de vivre. »

Prodicus.


Il faut dire, pour être juste, que ces hommes de trop d’esprit étaient quelquefois des hommes ; que ces jongleurs littéraires oubliaient quelquefois leurs finesses et leurs tours de passe-passe, et qu’il leur arrivait de tomber assez souvent sur des idées justes, de les exprimer avec bonheur, et d’atteindre, en dépit de leurs systèmes, au beau moral et à l’éloquence. C’est un sophiste, Prodicus de Céos, qui a représenté le premier le Vice et la Vertu se disputant l’âme d’Hercule. Vous pouvez admirer, au deuxième livre des Mémoires de Socrate, les magnifiques développements qu’il avait donnés à cette sublime allégorie. Saint Basile a consacré quelque part tout un chapitre à Prodicus et à son Hercule, et parle du sophiste avec une véritable estime. Je vais citer ce passage du discours sur la Lecture des Livres profanes : « Le sophiste de Céos, Prodicus, a développé dans un endroit de ses écrits, au sujet de la vertu et du vice, des principes analogues à ceux-là. Lui aussi il est un de ceux qui méritent notre étude ; car ce n’est point un auteur méprisable. Voici à peu près quel est son récit, autant du moins que je me rappelle la pensée de l’écrivain ; car je ne sais point par cœur les termes mêmes dont il s’est servi ; je sais seulement qu’il s’exprime en simple prose, et non pas en vers. Hercule, selon lui, extrêmement jeune encore, et ayant à peu près l’âge que vous avez maintenant, délibérait sur celle des deux routes qu’il devait prendre, ou celle qui mène à la vertu à travers les fatigues ou celle qui est si facile à suivre, quand deux femmes se présentèrent devant lui ; et ces deux femmes étaient la Vertu et le Vice. Dès le premier abord, et même sans ouvrir la bouche, elles trahissaient par leur extérieur la différence de leur caractère. L’une faisait valoir sa beauté par tous les artifices de la parure. Elle était languissante de mollesse, et elle menait suspendu à sa suite tout l’essaim des plaisirs. Elle montrait ces objets à Hercule, lui faisait des promesses plus douces encore, et s’efforçait de l’entraîner vers elle. L’autre, au contraire, était desséchée, amaigrie, avait le regard sévère, et tenait un langage tout différent. Elle ne promettait à Hercule ni relâche ni agrément aucun, mais des sueurs, des fatigues et des dangers sans nombre sur toutes les terres et sur toutes les mers. Mais la récompense de ces travaux, c’était de devenir un dieu, comme s’exprime Prodicus. C’est celle-là que finit par suivre Hercule. »


Polus.


Polus et la plupart des autres sophistes ont eu un mérite littéraire, c’est d’avoir excellé dans ces énumérations brillantes, dans ces descriptions qu’ils regardaient à tort comme des définitions véritables, mais qui donnaient une idée vive, sinon complète, d’un vice, d’une vertu, d’une science ou d’un art.

On pardonne volontiers à Polus d’avoir été le zélateur de Gorgias, quand on lit ce morceau sur la justice[1], qui n’a guère d’autre défaut que de vouloir être une démonstration en forme, et de faire entrer le terme défini lui-même dans ce que Polus donnait peut-être comme une définition : « La justice, chez l’homme, mérite à mon avis le nom de mère et de nourrice des autres vertus. Il n’est pas possible, sans elle, d’être ni tempérant, ni courageux, ni sensé. Car elle est une harmonie, une paix, le concert bien réglé de l’âme entière. On verra bien mieux encore sa puissance, si nous examinons la nature des autres qualités morales. Elles n’ont qu’une utilité partielle, et elles ne s’appliquent qu’à des individus, tandis que la justice s’exerce sur l’ensemble de tous les êtres et se fait sentir à une multitude d’hommes. Oui, c’est elle qui dirige, avec un souverain empire, l’univers même : elle y est providence, harmonie, justice enfin. Ainsi l’ont décrété des dieux bienfaisants. Dans la cité, elle se nomme, non sans raison, paix et bonnes lois. Dans la famille, elle est la concorde mutuelle du mari et de la femme, l’affection des serviteurs pour leurs maîtres, la sollicitude des maîtres pour leurs serviteurs. Dans le corps, elle est la qualité par excellence, celle qu’aiment le plus tous les êtres vivants ; à savoir, une santé que rien n’altère. Dans l’âme, elle est cette sagesse qu’acquièrent les hommes par la science et la justice. Or, si elle gouverne et conserve ainsi le tout et les parties, et si elle y fait régner la concorde et l’amitié, comment ne l’appellerait-on pas, d’un suffrage unanime, la mère et la nourrice de tout ce qui existe au monde ? » Sans doute le sophiste se montre encore çà et là ; et l’on pourrait chicaner sur la justesse de quelques idées ou sur la façon dont Polus les a déduites. Mais on conviendra que celui qui était capable d’écrire ou de parler ainsi méritait d’être mieux qu’un sophiste. On peut dire de Polus, je crois, ce que saint Basile disait de Prodicus : « Ce n’est point un auteur méprisable. »

Il faut reconnaître aussi que les sophistes, en s’occupant, plus qu’on ne l’avait fait avant eux, de la forme des phrases, de la valeur et de la constitution organique des mots, n’ont pu manquer de faire quelques découvertes plus ou moins importantes, et de préparer les éléments d’un système grammatical raisonné. Protagoras fut le premier, suivant quelques-uns, qui distingua les trois genres de noms, le masculin, le féminin et le neutre, ou, pour me servir de ses termes, le mâle, la femelle et les choses. De pareilles trouvailles ont excité, je le conçois, l’admiration des contemporains, qui avaient jusque-là parlé mâle et femelle sans le savoir ; et c’était une compensation, et quelle compensation encore ! à la corruption de la morale publique et privée, à la perversion du bon goût, à l’avilissement de l’esprit, à la décadence de la poésie, à l’empoisonnement de l’éloquence. D’ailleurs, on avait la rhétorique !



  1. Il est écrit en dialecte dorien.