Histoire de la littérature grecque/Chapitre XXII

Librairie Hachette et Cie (p. 316-338).


CHAPITRE XXII.

ANCIENNE COMÉDIE.


Origines de la comédie. — Susarion. — Comédie dorienne. — Caractère politique de la comédie athénienne. — Vie d'Aristophane. — Caractère d'Aristophane. — Style d'Aristophane. — Intérêt historique des comédies d'Aristophane. — Comédies d'Aristophane. — Un côté peu connu de la poésie d'Aristophane. — Poëtes contemporains d'Aristophane.

Origines de la comédie.


« On connaît, dit Aristote au chapitre cinquième de la Poétique, les transformations de la tragédie et leurs auteurs ; il n’en est pas de même de la comédie, parce que, dans le principe, elle attira peu l’attention. Ce ne fut qu’assez tard que l’archonte donna un chœur aux poëtes comiques ; et les auteurs ne dépendirent d’abord que d’eux-mêmes. Mais, une fois que la comédie a pris certaines formes, on commence à citer les noms des poëtes comiques. Ainsi on ignore qui introduisit les masques et le prologue, et qui augmenta le nombre des acteurs, et tous les détails de ce genre. Mais on sait qu’Épicharme et Phormis inventèrent la fable comique. Cette partie est donc d’origine sicilienne. À Athènes, Cratès fut le premier qui renonça à la satire personnelle, pour traiter des fables et des sujets généraux. »

Il y avait en Attique, dès le temps de Solon et de Thespis, quelque chose qui se nommait déjà comédie, mais qui n’était pas plus la comédie que la tragédie-dithyrambe ne ressemblait aux drames de Sophocle et d’Euripide. C’était un chant de buveurs, le chant du comos, selon la plus vraisemblable étymologie. Toutes les fêtes se terminaient par un comos ou banquet ; mais ce mot désignait plus particulièrement le banquet des fêtes de Bacchus. Le dithyrambe était la partie grave et sérieuse de la solennité ; mais la joie éclatait bien vite après que le poëte s’était tu et que la ronde avait cessé. Une procession plus animée que recueillie promenait le phallus, emblème de la génération ; et les phallophores chantaient, comme on peut croire, des hymnes qui différaient quelque peu du récit des aventures héroïques de Bacchus. Les chants phalliques accompagnaient des danses désordonnées, et qui ne ressemblaient guère non plus à la ronde dithyrambique. Quand l’ivresse physique venait se mêler à cette ivresse de l’imagination et des sens ; quand les banqueteurs, tout pleins de leur dieu, tout hors d’eux-mêmes et saisis d’un frénétique délire, gambadant, gesticulant, trébuchant, se mettaient à chanter à tue-tête, s’injuriaient à qui mieux mieux, se poussaient, se battaient ; quand on les voyait se barbouiller de lie, se grimer, se déguiser en bêtes ; quand ce tohu-bohu, cette espèce de carnaval, ce comos enfin, dansait et chantait à sa manière, on disait : « Voilà la comédie ! » Le mot comédie ne signifie en effet autre chose que chant du banquet : κωμῳδία, de κῶμος, banquet, et de ᾠδή, chant. Les campagnes avaient, comme les carrefours d’Athènes, des comédies de ce genre. Celle de la saison d’automne se nommait, comme de raison, trygédie, c’est-à-dire chant des vendanges[1] ; mais le mot comédie était le nom générique, et il finit par prévaloir sur tous les autres.


Susarion.


Ce fut un homme de génie, celui qui le premier essaya de ramener à des règles tous ces éléments confus, et de faire passer le chœur comique sous le joug de la Muse. Les Athéniens en attribuaient la gloire à un poëte né à Mégare, mais qui avait vécu en Attique, Susarion, contemporain de Thespis. Il est même probable que c’est lui qui fit monter ses choreutes sur le tombereau attribué à Thespis, et qui promena par les bourgs, comme dit Boileau, cette heureuse folie. La comédie devint, entre ses mains, une satire dialoguée et chantée, avec accompagnement de danses appropriées au sujet. Cette satire n’était ni moins licencieuse dans les paroles, ni plus réservée dans les gestes, que ne l’avait été la primitive comédie. Mais le coryphée et sa troupe chantaient ou parlaient en vers, tantôt récités par cœur, tantôt improvisés. Le chœur comique se perfectionna peu à peu, insensiblement, par l’œuvre de poëtes dont nous ne connaissons pas plus qu’Aristote la date et les noms. Mais la grande invention, le perfectionnement par excellence, ce fut l’introduction de la fable, de l’épisode comme on disait, de l’élément dramatique enfin, dans la comédie. Que ce soit la Sicile ou l’Attique qui ait vu la première s’opérer cette révolution littéraire, assurément peu nous importe : il nous suffit que c’est au temps où florissait Eschyle, c’est-à-dire dans le premier tiers environ du cinquième siècle, qu’on joua les premiers drames intitulés comédies. Nul doute que cet art nouveau ne soit né, à Athènes ou ailleurs, des succès fortunés du spectacle tragique, suivant l’expression de Boileau : il est même assez étrange qu’on ait attendu si tard avant d’appliquer au chœur comique le procédé qui avait si merveilleusement réussi sur le dithyrambe, et qui en avait fait sortir, grâce à Thespis, à Phrynichus, à Pratinas, la tragédie et le drame satyrique.


Comédie dorienne.


Épicharme était un Dorien de Cos, mais il avait été transporté à Syracuse dès son bas âge. Il vécut en Sicile à la cour de ces souverains dont j’ai si souvent parlé, qui attiraient auprès d’eux, de toutes les parties de la Grèce, les poëtes, les musiciens, les artistes. Il était célèbre surtout comme philosophe. Voici l’inscription que les Syracusains avaient fait graver sur sa statue : « Autant le grand soleil l’emporte par son éclat sur les autres astres et autant la mer a une puissance supérieure à celle des fleuves, autant l’emporte par sa sagesse Épicharme, à qui Syracuse a décerné des couronnes. » Il avait écrit un grand nombre d’ouvrages très sérieux, et il passait pour le plus illustre représentant de l’école pythagoricienne. Il fut pourtant poëte, et poëte de génie. C’est grâce à lui que la comédie prit rang parmi les œuvres littéraires. Ses comédies, ou plutôt ses satires dramatiques, semblent avoir été surtout des parodies antireligieuses. Les sujets en étaient pris dans la mythologie, et les dieux y jouaient des rôles plus ou moins bouffons et ridicules. C’est là qu’on voyait, par exemple, Jupiter transformé en gourmand obèse, Minerve en musicienne de carrefour, Castor et Pollux en danseurs obscènes, Hercule en brute vorace et insatiable. On admet généralement que l’original de l’Amphitryon de Plaute, et par conséquent de celui de Molière, était l’œuvre d’Épicharme. Ce qu’on ne saurait du moins contester, c’est que Plaute prenait souvent Épicharme pour modèle. Horace le dit en propres termes ; il dit aussi que les admirateurs de Plaute mettent le poëte latin sur la même ligne que le poëte sicilien. Cette seule remarque est de nature à nous faire vivement regretter la perte des comédies d’Épicharme ; mais ce qui rend les regrets plus vifs encore, c’est qu’Horace donne clairement à entendre que Plaute, dans ses imitations de la comédie dorienne, était resté bien au-dessous de son modèle. Nous n’avons pas même de quoi, dans les tristes reliques du génie d’Épicharme, contrôler sur aucun point ou l’opinion des admirateurs de Plaute ou l’opinion sous-entendue d’Horace.

Épicharme fonda en Sicile une sorte d’école poétique. Le plus célèbre des comiques siciliens après Épicharme, c’est Phormis. Nous le connaissons moins encore que son maître. On conjecture seulement que Phormis n’avait pas quitté les voies ouvertes par Épipharme, et que ses comédies, comme celles d’Épicharme, étaient avant tout des satires mythologiques, des parodies antireligieuses.


Caractère politique de la comédie athénienne.


La comédie athénienne, dans une démocratie ombrageuse et passionnée, devait être et fut avant tout une satire politique. Ce n’est pas qu’elle épargnât toujours les dieux, et qu’elle ne fît son profit de mainte scandaleuse légende peur égayer las auditeurs. Mais l’intérêt prédominant sinon unique de ses tableaux, c’était la critique des actes, des opinions, de toutes les fautes, de toutes les folies ; une critique acerbe, mordante, impitoyable, qui n’épargnait ni grand, ni petit, ni le talent, ni le génie, ni la vertu même.

J’ignore, comme tout le monde, ce qu’étaient les pièces de ce Cratès mentionné par Aristote ; mais je n’hésite pas à affirmer que Cratès fut essentiellement un poëte politique. Il en est de même de Cratinus et d’Eupolis, qui sont rangés, dans le canon alexandrin, parmi les classiques de l’ancienne Comédie, et qui précédèrent, mais d’assez peu, Aristophane. C’étaient, comme Aristophane, des moralistes à leur manière, et qui s’imaginaient aussi rendre de grands services à la chose publique et travailler dans l’intérêt du juste et de l’honnête : « Eupolis, Cratinus et Aristophane, dit Horace, et tous les autres poëtes de l’ancienne Comédie, rencontraient-ils quelque caractère digne d’être dessiné, un méchant, un voleur, un impudique, un coupe-jarret, ou tout autre vaurien, ils ne se gênaient pas pour le signaler à tous[2]. »

Ce n’est pas seulement par la nature des sujets ou par le choix des personnages, que les poëtes se donnaient toute licence satirique. Il y avait, dans le chœur, des passages où les acteurs n’étaient plus des acteurs, et où le coryphée parlait pour le compte de l’auteur même. C’est ce qu’on nommait parabase, c’est-à-dire passage en rang, à raison du mouvement que faisait le chœur pour se mettre en face du public, avant de lui chanter ou de lui débiter ce qui s’adressait directement à lui :

« La parabase, dit Otfried Müller, formait une marche de chœur au milieu de la comédie. Elle est évidemment sortie de ces cortèges phalliques qui avaient été l’origine de tout le drame. Elle est l’élément primitif de la comédie, depuis développée et devenue une œuvre d’art. Le chœur qui, jusqu’au moment de la parabase, a eu sa position entre la scène et la thymèle le visage tourné vers la scène, fait un mouvement, et passe en rangs le long du théâtre, dans le sens le plus étroit du mot, c’est-à-dire devant les bancs des spectateurs. Telle est proprement la parabase. Le chœur l’accompagne d’un chant qui consiste d’ordinaire en tétramètres anapestiques ou autres vers longs. » Puis vient l’adresse directe au peuple. Le poëte parle de ses affaires personnelles, du but qu’il se propose dans ses ouvrages, des services qu’il a rendus à l’État, de ses rapports avec ses rivaux. Il dit ses griefs contre la cité, lance des boutades par-ci par-là à sa fantaisie. C’est ainsi que s’était transformée la licence de l’ancien chœur ambulant : « Il était naturel, remarque à ce propos Otfried Müller, dès que la parabase devint comme le centre de la comédie, qu’on mît, à la place des brocards contre les individus, quelque pensée importante, une pensée d’intérêt général, tandis que les plaisanteries à l’intention de tel ou tel spectateur pouvaient toujours, conformément aux traditions comiques, être placées dans la bouche du chœur, à n’importe quel endroit de la pièce, et sans aucun égard ni au sujet ni à la vraisemblance. » On trouve en effet, dans plusieurs pièces d’Aristophane, des sorties de ce genre ; et c’est bien en vain que certains commentateurs ont cherché à les expliquer autrement que par les caprices du poëte. La moindre réminiscence passagère suffit, comme dit très-bien l’illustre critique, pour déterminer de pareilles sorties.

Quoi qu’il en soit, c’est au talent poétique de Cratinus et d’Eupolis que la comédie dut son installation au théâtre de Bacchus sur le pied d’égalité avec la tragédie et le drame satyrique. L’archonte éponyme accorda enfin le chœur aux poëtes comiques, et il y eut, pour la comédie aussi, des concours, des prix solennellement décernés. On dit que Périclès obtint momentanément la suppression des représentations comiques, dont la licence choquait son goût délicat, et qui nuisaient, par la rude franchise des attaques, à ses desseins ambitieux. Mais le peuple ne put se passer longtemps des plaisirs accoutumés. La comédie rentra, au bout de trois ans, dans tous ses privilèges. Il paraît seulement qu’on imagina de refuser le chœur à tout poëte qui n’était pas âgé de quarante ans au moins selon les uns, de trente selon les autres. On ne voulait pas laisser cette arme terrible de la censure politique et morale à des mains inexpérimentées. Mais cette limite d’âge s’éludait sans trop de peine, à l’aide de prête-noms, ou, grâce à des magistrats complaisants. Au reste, quand Aristophane débuta dans la carrière, vers le commencement de la guerre du Péloponnèse, nul ne contestait plus aux poëtes comiques le droit de traduire sur la scène tous les personnages vivants, avec le masque et le costume qui les rendaient à l’instant reconnaissables ; le droit de les peindre et même de les défigurer ; le droit de médire de tout et de tous ; que dis-je ? le droit de calomnier, d’outrager, d’imputer aux plus honnêtes gens ou des actions ou des pensées honteuses :

« L’usage des masques, dit Otfried Müller, et d’un costume varié et très-apparent, était commun à la comédie et à la tragédie ; mais rien ne se ressemblait moins que ce qu’on voyait sur les deux scènes. D’après les allusions d’Aristophane, car nous n’avons point de renseignements précis, les acteurs de l’ancienne Comédie différaient beaucoup des acteurs mêmes de la Comédie nouvelle, de la comédie de Plaute et de Térence. Ceux-ci nous sont connus par de curieuses miniatures des vieux manuscrits. Ils portaient à peu près le costume de la vie ordinaire, la tunique, le pallium des personnages représentés. Le costume des acteurs d’Aristophane se rapprochait de celui des bouffons de tréteaux peints sur certains vases de la Grande-Grèce : veste et pantalons collants, rayés de diverses couleurs et rappelant ceux de l’arlequin moderne ; de grosses panses et autres enlaidissements et accessoires d’une indécence et d’une insolence intentionnelles ; toute la figure grotesque voilée par un petit mantelet tout au plus ; des masques enfin à traits marqués, exagérés jusqu’à la caricature, quoiqu’il fut facile d’y reconnaître le personnage réel, au cas où il y en avait quelqu’un dans la pièce. On sait qu’Aristophane obtint à très grand’peine des faiseurs de masques qu’ils lui fissent, pour la représentation des Chevaliers, le visage reconnaissable du redouté démagogue Cléon. Mais c’est surtout le costume du chœur qui avait un caractère fantastique et bizarre. »

La comédie était donc, sous une forme fantastique, l’image ou, si l’on veut, la caricature de la vie publique des Athéniens ; une répétition des scènes de la rue et de l’agora ; quelque chose enfin de vif, de violent, de populacier ; un composé d’ ordures, d’obscénités, de mensonges, de folies, de bon sens, de vérités, de peintures souvent pleines de charme, de fraîcheur et de grâce ; un monstre sans doute, mais un monstre athénien, c’est-à-dire la beauté encore, quoique souillée et flétrie par d’impurs éléments. Aussi les hommes seuls assistaient-ils à ces représentations, où se remuaient tous les intérêts, toutes les passions, toutes les idées, et où les femmes et les enfants n’auraient trouvé que des leçons de cynisme et d’immoralité. Aristophane fut le maître du genre ; et, comme il est le seul poëte comique de l’antiquité grecque dont nous ayons autre chose que des débris, nous devons nous arrêter quelque temps sur ce nom fameux.


Vie d’Aristophane.


On ne sait ni en quelle année Aristophane naquit, ni en quelle année il mourut. On croit seulement qu’en 427, quand il fit représenter sa première comédie, il n’avait pas encore l’âge légal pour être apte à obtenir un chœur, c’est-à-dire, selon toute vraisemblance, qu’il n’avait pas encore trente ans. Aussi fit-il recevoir sa pièce sous un nom d’emprunt ; et il usa plusieurs fois, avec les archontes, du même subterfuge. Les Nuées, jouées en 424, sont, comme il le dit lui-même dans la parabase, c’est-à-dire dans l’endroit de la pièce où il parle directement par la bouche du chœur, la première comédie qu’il ait donnée sous son nom. Le Plutus, son dernier ouvrage, ou du moins le remaniement du Plutus et sa remise au théâtre, est de l’an 390. A partir de ce temps, ou Aristophane est mort, ou il a cessé tout commerce avec la scène.

On croit que la famille du poëte était originaire de l’île de Rhodes ; et il est possible que lui-même il ne fût pas né en Attique. Le démagogue Cléon, qu’il avait attaqué dans sa première comédie, intitulée les Babyloniens, que nous n’avons plus, chercha à se venger de ses sarcasmes et l’accusa de n’être pas citoyen d’Athènes. Mais Aristophane échappa heureusement aux poursuites de son ennemi, et se vengea à son tour, en traduisant Cléon, de sa personne sur le théâtre, et en l’y flagellant sans pitié. C’est Aristophane lui-même qui joua le rôle de Cléon, aucun acteur n’ayant eu le courage de s’exposer aux ressentiments de cet homme vindicatif et presque tout-puissant.


Caractère d’Aristophane.


Aristophane est un adversaire de toute nouveauté bonne ou mauvaise, en politique, en morale, en littérature. Tel il s’est montré dès son début, en gourmandant le peuple et en frondant ses favoris ; tel il est resté durant toute sa carrière. C’est le plus aristocrate des poëtes, malgré ses semblants de respects pour la multitude ; et le peuple est un des personnages dont il a le plus souvent et le plus heureusement persiflé les vices et les travers. Aristophane lui adresse à chaque instant les plus sévères leçons ; et ce mentor étrange prodigue tant de sel et tant d’esprit, qu’on l’écoute et qu’on lui pardonne. Il se fait applaudir par ceux-là mêmes sur lesquels il frappe à coups redoublés : « Jamais aucun souverain, dit W. Schlegel, et le peuple d’Athènes en était un dans ce temps-là, ne s’est laissé dire d’aussi bonne grâce des vérités aussi fortes, et n’a mieux entendu la plaisanterie. » Mais je doute fort que ce souverain ait fait grand profit, pour s’amender, de ces réprimandes si vertement et si joyeusement administrées. Il est allé se corrompant de jour en jour davantage ; et la comédie, en assaisonnant de poisons et d’ordures le bon sens et la vérité, n’a travaillé, en définitive, qu’à l’avilissement des mœurs, à la destruction des idées saintes, à l’abaissement des caractères. Je condamne donc, et en soi et dans leurs résultats pratiques, les moyens employés par Aristophane pour se faire accueillir de ses contemporains. Je n’examine pas même s’il lui était loisible d’en employer d’autres, et d’épurer la comédie.

Aristophane n’est certes point le plus grand des comiques. Mais nul satirique ne l’a jamais égalé, ni dans l’antiquité ni dans les temps modernes ; nul homme n’a jamais été doué d’une imagination plus puissante et plus féconde ; nul poëte n’a jamais réuni en sa personne plus de qualités opposées, la verve sarcastique et la rêverie, le calcul de la raison et les élans lyriques, la fougue indomptable de la pensée et l’exquise perfection de la forme ; nul poëte enfin n’a jamais été plus complètement poëte qu’Aristophane. Et l’on ne peut pas même dire qu’il ait traîné la Muse dans la fange : c’est la fange, que son esprit a pétrie, façonnée, dorée, animée du souffle de la vie, et qu’il a rendue digne, s’il est permis de profaner ce mot, des regards et des embrassements de la Muse. La Bruyère disait du livre de Rabelais, que c’était le charme de la canaille, et que ce pouvait être aussi le mets des plus délicats. Mais il n’y a que la canaille athénienne, c’est-à-dire le plus fin, le plus spirituel, le plus dédaigneux, le plus lettré des peuples du monde, qui fût en état de dignement goûter Aristophane. Les plus délicats ont été de tout temps les plus décidés admirateurs du génie de ce grand poëte, à commencer par Platon, à finir par l’auteur du Télémaque. Platon, qui avait fait figurer Aristophane au banquet d’Agathon, et qui lui avait prêté un discours digne tout à la fois de son esprit et de son cynisme, écrivit, après sa mort, cette épigramme, qui n’a rien de trop exagéré : « Les Grâces, cherchant un sanctuaire indestructible, trouvèrent l’âme d’Aristophane. »

Il est vrai que Platon n’a pas connu les poëtes de la Comédie nouvelle. Peut-être eût-il moins admiré l’atticisme d’Aristophane, s’il avait eu pour point de comparaison l’atticisme de Ménandre. Ce qui reste de l’ouvrage de Plutarque sur les deux grands comiques de la Grèce nous montre que Ménandre avait fait tort à Aristophane, et que la comédie de mœurs, c’est-à-dire la vraie comédie, avait rendu les esprits plus délicats, plus sévères par conséquent dans l’appréciation des mérites de la comédie-satire : « Le style d’Aristophane, dit Plutarque, est un mélange de tragique et de comique, de sublime et de bas, d’enflure et d’obscurité, de sérieux et de badin, qui va jusqu’à la satiété. C’est, en un mot, une inégalité continuelle. Il ne donne pas à ses personnages le ton qui convient à leurs caractères. Chez lui, un prince parle sans dignité, un orateur sans noblesse ; une femme n’y a pas la simplicité de son sexe ; un bourgeois et un paysan, le langage commun et grossier de leur état. Il les fait tous parler au hasard, et il leur met à la bouche les premières expressions qui se présentent ; en sorte qu’on ne peut distinguer si c’est un fils ou un père qui parle, un homme rustique, un dieu, une femmelette on un héros. » Il est probable que Ménandre observait mieux qu’Aristophane la vérité des caractères, et que ses personnages avaient plus de tenue, une harmonie de sentiments plus parfaite, et qu’ils parlaient toujours le langage même de la nature. Voilà ce qui a fait porter à Plutarque ce jugement plus que rigoureux, sur un poëte qui n’eut jamais d’autre but que de soulever le rire, et qui traçait non point des portraits vivants, mais des charges de la réalité. Il y a donc bien des réserves à faire sur cette impitoyable condamnation. Le style d’Aristophane ne doit point être confronté avec un idéal comique qu’Aristophane n’a pu deviner. C’est en lui-même qu’il le faut sentir ; c’est aux effets produits qu’il le faut mesurer, c’est-à-dire à la force des coups satiriques, à la verve du sarcasme, au succès du fou rire. Même encore aujourd’hui, il ne tient qu’à nous de nous convaincre qu’Aristophane fut bien le favori des Grâces, et que Platon n’a point à rougir de son épigramme.


Style d’Aristophane.


Un pareil éloge n’eût pas été au-dessous de ce que méritait Sophocle lui-même. C’est qu’en effet ces deux hommes si dissemblables en tout le reste, Sophocle et Aristophane, furent deux écrivains de même famille, et doués de plusieurs talents parfaitement comparables. Oubliez un instant l’absolu contraste des sujets traités par les deux poëtes ; ne faites attention qu’à l’expression de la pensée, au tour de la phrase, aux choix des termes, à leur position, à la physionomie du style, à l’harmonie intérieure de cette poésie et à son harmonie musicale : c’est la même vigueur et la même souplesse, le même tact infaillible, la même plénitude de sens ; ce sont les mêmes grâces et le même charme ; c’est la perfection de l’art consommé. Le seul défaut du style d’Aristophane, et ce défaut n’en est un que pour nous, c’est d’être chargé d’ allusions, que saisissait à l’instant la malice des contemporains, et où nous ne distinguons trop souvent que d’indéchiffrables énigmes. J’ajoute encore que, de tous les mérites que prisaient les Athéniens dans cette diction à la fois savante et naïve, qui fut le secret d’Aristophane, les plus grossiers seulement nous sont perceptibles. Mais, en dépit de tant de siècles écoulés, et malgré l’imperfection de nos connaissances, nous y savourons quelque chose encore de ce parfum pénétrant et léger, qui était comme la naturelle émanation du sol de l’Attique, et dont est imprégnée toute la poésie d’Aristophane. C’est là, ou nulle part, qu’il peut nous être donné de comprendre ce qu’était l’atticisme tant célébré par les critiques anciens.


Intérêt historique des comédies d’Aristophane.


On exagère assez volontiers l’importance des comédies d’Aristophane, considérées comme des monuments de l’histoire d’Athènes. Oui sans doute, sous ces fictions plaisantes, sous ces masques grotesques, sous ce monde fantastique né du cerveau d’un homme, il y a dés réalités, il y a quelque chose de ce qui se remuait et vivait, au cinquième siècle avant notre ère, dans la société athénienne. Les comédies d’Aristophane sont la gazette, si j’ose ainsi parler, de la cité de Périclès, durant sa période la plus turbulente, la plus remplie d’événements, la plus féconde en péripéties. Mais cette gazette a été écrite par un homme de parti. C’est assez dire qu’Aristophane est loin de toujours mériter créance, et que ses assertions ont généralement besoin d’être soumises à un contrôle sévère. Cicéron a eu raison de le remarquer : la partialité des poëtes de la Comédie ancienne avait quelque chose de révoltant. Médire des Cléon ou des Hyperbolus, passe encore ; mais calomnier un héros comme Lamachus, un sage comme Socrate, un homme d’État comme Périclès ! Il est évident que, si nous n’avions qu’Aristophane pour nous renseigner sur ceux-là mêmes qui furent l’honneur et la gloire du peuple athénien, nous courrions risque de tomber dans d’étranges bévues. On conte pourtant que, Denys le Jeune voulant connaître le gouvernement d’Athènes, Platon lui envoya les comédies d’Aristophane. Mais Platon lui-même n’était pas exempt de préjugés politiques. Comme Aristophane, il détestait la démocratie : il n’est donc pas très-surprenant que la caricature ait eu à ses yeux les traits d’un tableau véritable, et qu’il l’ait donnée pour telle au tyran. Quant à nous, que rien n’aveugle plus sur les mérites ou les défauts des personnages joués par Aristophane, et qui n’aspirons point à réformer les mœurs et les institutions des Athéniens, nous ne devons accepter les renseignements fournis par le poëte satirique, que sous bénéfice d’inventaire. Même avec ces réserves, il reste beaucoup à puiser dans ses œuvres, et l’histoire peut se féliciter, elle aussi, de l’heureux hasard qui en a préservé une portion si considérable. Le temps a traité Aristophane avec autant de faveur, peu s’en faut, qu’Euripide même. De cinquante-quatre comédies, ou, selon d’autres, de quarante-quatre seulement, il nous en reste onze, et qui se sont conservées jusqu’à nous dans un parfait état d’intégrité. Ces onze comédies, ou, si l’on veut, ces onze satires, se peuvent partager en groupes, à peu près comme il suit : satires politiques, les Acharniens, les Chevaliers, la Paix, Lysistrate ; satires philosophiques, les Nuées, les Guêpes, l’Assemblée des Femmes, Plutus ; satires littéraires, les Fêtes de Cérès, les Grenouilles. Une seule pièce, les Oiseaux, ne rentre dans aucun de ces trois groupes. C’est une sorte de revue critique où tout est mêlé, politique, philosophie, littérature, mille choses encore, et dont le but n’est pas très-nettement indiqué. C’est de la fantaisie, bien plus que de la polémique ; c’est de la poésie qui ne vise guère qu’à être de la poésie et à charmer l’imagination des hommes.


Comédies d’Aristophane.


Aristophane est un partisan de la paix, et même de la paix à tout prix. La guerre suscitée, selon lui, par Périclès, et que la mort de Périclès n’avait point suspendue, ne pouvait aller à ses goûts. Il essaya, en 426, de ramener ses concitoyens à des sentiments plus calmes, et de leur démontrer qu’un bon accommodement avec les ennemis était préférable à cent victoires désastreuses. La rude population du dème d’Acharne, composée presque tout entière de bûcherons et de charbonniers, était la plus animée contre les Lacédémoniens, la plus infatuée de passions belliqueuses. On voit pourquoi Aristophane a mis en scène des hommes d’Acharne, et pourquoi la pièce porte ce titre, les Acharniens. Donc, l’Acharnien Dicéopolis, c’est-à-dire, comme l’indique son nom, le bon citoyen, l’homme de bien qui connaît les droits et les devoirs de la justice, est un ami de la paix comme Aristophane. Voyant qu’il ne peut faire partager ses idées à personne, il imagine de conclure un traité avec les Lacédémoniens, pour lui seul et sa famille. Pendant que tout le reste de l’Attique souffre mille maux, sa maison devient un séjour de plaisir et de bombances. Tous les habitants des contrées voisines de l’Attique apportent en foule leurs denrées au marché ouvert par Dicéopolis. Une irruption soudaine des ennemis appelle les Athéniens aux combats : Dicéopolis, qui a fait sa paix, ne s’occupe que d’un pique-nique où il doit ce jour-là prendre part. D’un côté du théâtre, le général Lamachus prépare son harnais de guerre et tout l’attirail de la tuerie ; de l’autre, Dicéopolis fait plumer la grive et apporter le pot au vin. On part des deux côtés, mais pour revenir bientôt : Lamachus, la tête fêlée, le pied brisé, geignant et se lamentant, soutenu par deux de ses soldats ; Dicéopolis, conduit par deux jeunes filles complaisantes, riant, chantant, se gaudissant, ivre déjà et buvant encore.

En 425, Aristophane donna les Chevaliers, pièce ainsi nommée à cause des personnages qui formaient le chœur, et qui étaient d’une classe de citoyens particulièrement odieuse à Cléon : c’étaient les chevaliers qui lui avaient fait rendre ses comptes, et dégorger cinq talents qu’il avait pris indûment pour lui. Voici en quelques mots l’esquisse de la comédie. Le vieux bonhomme Peuple a deux esclaves fidèles et dévoués, Démosthène et Nicias ; mais Cléon, un de leurs camarades, un Paphlagonien, un corroyeur, un vil scélérat, s’est emparé de d’esprit du vieillard, et le gouverne à son gré. Pour combattre l’influence du corroyeur, les deux esclaves fidèles se servent d’un charcutier, plus fripon, plus outrageux, plus impudent encore que Cléon, et que les oracles destinent au gouvernement de la république. Le charcutier, aidé du chœur, triomphe de son rival. Cléon est chassé comme indigne, et dépouillé de tous ses honneurs. Peuple, miraculeusement rajeuni, ne veut plus entendre parler de charlatans et de démagogues. Le charcutier lui-même quitte désormais son caractère d’ignoble coquin, et sert consciencieusement son maître.

La Paix est de l’an 420. Il y avait onze ans que durait la guerre. On avait ri des Acharniens, mais on avait continué à se battre. La mort de Cléon, qui s’était bravement fait tuer à Amphipolis, était une occasion favorable pour reprendre le thème pacifique au théâtre ; et Aristophane ne manqua pas d’en profiter. Vigneron, le principal personnage de la comédie, monte au ciel sur un escarbot. Il n’y trouve que Mercure pour lui rendre raison des maux dont la Grèce est affligée. Mercure révèle à Vigneron que la Paix est prisonnière au fond d’une caverne, dont l’ouverture est obstruée par des monceaux de pierre. Vigneron, aidé de citoyens de tous les pays, délivre la déesse. La joie et les fêtes renaissent de toutes parts. Les armuriers seuls sont désespérés. Vigneron épouse l’Abondance, compagne de la Paix.

Lysistrate est un nouveau plaidoyer en faveur de la paix, et de huit ans environ postérieur à la comédie précédente. Voici la fable imaginée cette fois par le poëte. Lysistrate, on comme qui dirait Pacifique, femme d’un des principaux citoyens d’Athènes, veut forcer les Athéniens et les Lacédémoniens à s’entendre. Elle réunit les femmes de l’Attique et des principales villes grecques, et elle leur fait jurer de s’interdire toute accointance avec leurs maris, jusqu’à la conclusion de la paix. Cette armée nouvelle s’empare de la citadelle d’Athènes. Les hommes se trouvent bientôt dans une situation fort embarrassante. Lysistrate, de son côté, ne maintient pas sans peine la discipline parmi les femmes. On entre en pourparlers ; on conclut un accommodement. Sparte et Athènes négocient leur traité ; les portes de la citadelle s’ouvrent ; chaque mari retrouve sa femme, et tous les peuples grecs oublient, dans les festins et dans les danses, leurs longues et implacables inimitiés.

Si l’on pouvait retrancher des Nuées le nom de Socrate, et substituer à ce nom révéré celui de quelqu’un des sophistes qui pullulaient en ce siècle, il faudrait applaudir d’un bout à l’autre à cette comédie si vive et si originale. Mais c’est bien Socrate qu’Aristophane a voulu peindre si ridicule et si odieux ; ce sont bien les idées de Socrate qu’il a voulu personnifier dans ces nuées qui dansent et chantent en chœur ; et c’est à l’école de Socrate, et non point à celles des sophistes, qu’il envoie Strepsiade et son fils, pour y apprendre à prouver que le jour est la nuit et la nuit le jour, surtout pour se rendre experts dans l’art de ne pas payer leurs dettes. Aussi ne regrette-t-on pas qu’Aristophane ait reçu des Athéniens une leçon un peu sévère, puisque ce chef-d’œuvre de verve comique, de haute éloquence et de poésie inspirée n’eut point de succès au théâtre, et ne fut point admis à y reparaître après correction et remaniement. Socrate se reconnut si peu à ce portrait d’un instituteur athée et immoral, qu’il n’eut contre Aristophane ni colère ni rancune. Les Nuées sont de l’an 424 : or, Platon nous représente Aristophane et Socrate conversant, au banquet d’Agathon en 416, comme deux bons camarades dont rien n’a jamais troublé l’amitié. Mais il faut bien le dire, la comédie dut avoir une fatale influence sur le sort du philosophe. Elle fit naître et elle nourrit, durant de longues années, des préventions contre lui. C’est là qu’Anytus et Mélitus puisèrent le texte de leurs accusations, et les juges probablement les motifs de la sentence. Les vingt-cinq ans écoulés entre l’apparition des Nuées et la mort de Socrate ont fait germer et mûrir les semences jetées dans le peuple par Aristophane ; et l’échec théâtral fut malheureusement trop compensé par le succès littéraire.

Les Guêpes, si connues par la charmante imitation qu’en a faite Racine dans les Plaideurs, sont une leçon adressée au peuple athénien, et non pas seulement, comme la pièce française, le portrait d’un juge maniaque. En 425, quand Aristophane écrivit sa comédie, tout citoyen âgé de trente ans pouvait être élu membre des tribunaux, qu’on renouvelait tous les ans ; et tous les Athéniens avaient la passion de gagner les trois oboles que Périclès avait fait autrefois décréter pour le salaire de la journée des juges. Or, Aime-Cléon, c’est-à-dire le peuple, est devenu presque fou à force de juger. Hait-Cléon, son fils, le fait enfermer et garder à vue par deux esclaves. Le vieillard cherche à s’évader, et appelle à son secours les juges ses amis, qui sont déguisés en guêpes et armés de l’aiguillon, comme insectes toujours prêts à piquer. Bataille entre les gardiens d’Aime-Cléon et les guêpes. Hait-Cléon intervient, et persuade à son père de rester à la maison, où il jugera tous les délits domestiques. Jugement du chien Labès, qui a volé dans la cuisine un fromage de Sicile. Par méprise, Aime-Cléon absout le coupable, et s’en désespère ; mais son fils le console, et le vieillard finit même par se transformer en un bon vivant, joyeux et égrillard.

L’Assemblée des Femmes est la critique des utopies de quelques philosophes qui avaient rêvé, avant Platon, une république idéale. C’est une satire toute morale, malgré l’immoralité de plusieurs scènes ; je veux dire que le poëte n’y fait nulle part de la politique militante. La date de l’ouvrage en explique la raison. Après la prise d’Athènes par Lysandre et l’établissement de la tyrannie des Trente, un décret interdit aux poëtes comiques de désigner par son nom aucun personnage vivant, et de faire usage de la parabase, c’est-à-dire de parler directement aux spectateurs par la bouche du coryphée. L’Assemblée des Femmes est de l’an 393, suivant une conjecture parfaitement probable. La loi des Trente n’était pas rapportée ; et on ne la rapporta point, on l’aggrava au contraire de jour en jour.

Les femmes d’Athènes, conduites par Praxagora, se déguisent en hommes, et s’introduisent dans l’assemblée du peuple. Fortes de leur nombre, elles font passer un décret qui dépouille les hommes du gouvernement, et établissent une constitution nouvelle, fondée sur la communauté absolue, et sur la suprématie du sexe féminin. De là une suite de scènes fort gaies, où le poëte dépeint la confusion produite par le mélange des biens, par la promiscuité des femmes, par l’égalité de droit en amour, concédée aux vieilles comme aux jeunes, aux laides comme aux jolies. La conclusion, qu’il ne tire pas, saute d’elle-même aux yeux, toute étincelante à la fois de poésie et de raison.

Le Plutus se sent, bien plus encore que l’Assemblée des Femmes, des effets de la loi portée par les Trente. On l’avait représenté en 409, plusieurs années avant la loi ; mais, pour le remettre au théâtre en 390, Aristophane supprima la parabase et les chœurs même. Sans doute il effaça aussi plus d’un trait licencieux ; car, dans la pièce telle que nous la possédons, quelques mots malsonnants rappellent seuls les gravelures des autres comédies. Il est à croire qu’on avait dès lors étendu au chœur tout entier la proscription dont la parabase seule était primitivement frappée, et que déjà le chœur se taisait honteusement, comme dit Horace, dépouillé qu’il était du droit de nuire. Au reste, le Plutus est bien fait pour donner gain de cause à ceux qui blâment dans Aristophane la personnalité des injures, l’indécence des tableaux et l’obscénité du langage. Cette comédie, pour être moins libre, n’en est ni moins piquante, tant s’en faut, ni moins animée ; et c’est peut-être la mieux conduite, la mieux composée, la plus dramatique des pièces d’Aristophane.

Plutus, c’est-à-dire Richesse (ce mot en grec est du masculin), est aveugle. Un homme pauvre, nommé Chrémyle, est allé demander à l’oracle d’Apollon comment il devait s’y prendre pour s’enrichir. Le dieu lui dit d’emmener avec lui la première personne qu’il rencontrera hors du temple. Chrémyle rencontre Plutus, et l’emmène. Mais Plutus n’y voit pas ; et ce n’est point le compte de l’honnête Chrémyle, que tant d’intrigants et de coquins profitent des largesses du dieu. Il entreprend donc de rendre la vue à Plutus ; et, pour cela, il le conduit au temple d’Esculape. Le miracle s’opère : les gens de bien seuls vont avoir désormais la richesse. Les métamorphoses ne se font pas attendre. Aristophane en fait passer successivement plusieurs sous nos yeux, des plus comiques et des plus divertissantes.

Aristophane détestait Euripide. Il voyait en lui, autant pour le moins qu’en Socrate, un sophiste dangereux, un novateur, le corrupteur du bon goût et de la morale antique.

Déjà, dans les Acharniens, il s’était spirituellement moqué des gueux tragiques, en envoyant Dicéopolis chez Euripide, emprunter les haillons de Télèphe, pour émouvoir à l’aide de cette défroque le peuple athénien, qu’il voulait haranguer.

C’est la misogynie d’Euripide, et en général la morale relâchée de ses héros et de ses héroïnes, qu’Aristophane tourne en ridicule dans les Fêtes de Cérès. Les femmes sont réunies dans le sanctuaire de la déesse, dont l’entrée, à certains jours solennels, était interdite aux hommes. Elles méditent de se venger d’Euripide leur ennemi. Euripide, pour conjurer l’orage, prie le poëte Agathon de se déguiser en femme, costume sous lequel il ne courra pas risque d’être reconnu, vu son extérieur et ses manières efféminées, et d’aller au temple prendre sa défense. Sur le refus d’Agathon, Euripide y dépêche Mnésilochus, son propre beau-père. Mnésilochus est bientôt reconnu, et on lui fait un mauvais parti. Euripide essaye de le délivrer. Après divers stratagèmes inutiles, le misogyne conclut avec les femmes un traité de paix. Il s’engage à ne plus médire d’elles, et il obtient la liberté de Mnésilochus.

Cette pièce est pleine de parodies d’une foule de passages d’Euripide. Ces parodies, dont le sel n’a plus pour nous beaucoup de saveur, semblent n’avoir été que médiocrement du goût des Athéniens. Quoique le poëte eût tout mis en œuvre pour leur plaire, et quoique nulle de ses pièces n’ait plus de vivacité et d’entrain ; enfin malgré des priapées qui ne sont ni moins audacieuses ni répandues avec moins de profusion que dans Lysistrate, les Fêtes de Cérès n’eurent pas plus de succès, en 412, que les Nuées en 424. Aristophane les remania aussi. Nous ne savons pas même s’il parvint à les faire reparaître au théâtre ; mais nous savons que notre texte est la première version de la comédie.

Les Grenouilles, nouvel assaut livré à la gloire d’Euripide en 406 ou au plus tard en 405, trouvèrent plus de faveur, malgré l’engouement des Athéniens pour les œuvres du poëte mort naguère en Macédoine. Il faut dire qu’Aristophane s’y est maintenu à peu près dans les bornes permises ; que sa critique, pour être vive, n’est pas toujours injuste ; que le ton de la pièce est décent, et que l’admiration du poëte pour Eschyle et Sophocle y tempère l’odieux de son acharnement contre Euripide.

Eschyle, Euripide et Sophocle sont morts, Agathon a quitté Athènes. Bacchus, dégoûté des tragédies qu’on joue dans ses fêtes, va aux enfers chercher un tragique digne de lui. Il part, travesti en Hercule, mais non pas armé du courage que suppose un tel nom. Son esclave Xanthias, monté sur un âne, n’est ni moins poltron ni moins amusant. Après avoir traversé le Styx au milieu des grenouilles coassantes, Bacchus arrive aux enfers. Il y trouve tout en émoi. Euripide y disputait le trône de la tragédie, occupé depuis longtemps par Eschyle. Eschyle défendait avec une vigueur invincible sa domination menacée. Bacchus assiste en juge à ce grand débat. Il fait exposer aux deux parties tous leurs arguments ; puis, sur l’invitation de Pluton, il prononce la sentence. C’est à Eschyle que Bacchus décerne l’empire ; c’est lui qu’il emmène sur la terre. Euripide n’a pas même la satisfaction de remplir aux enfers l’interrègne. Pendant l’absence d’Eschyle, le sceptre tragique restera aux mains de Sophocle.

La dernière pièce dont il nous resté à parler, les Oiseaux, est de l’an 415. Deux Athéniens, Pisthétère et Évelpide, quittent l’espèce humaine, pour aller vivre parmi les oiseaux. Ceux-ci veulent se venger sur les deux arrivants des injures que leur ont faites les hommes. Les deux Athéniens se tirent d’affaire, en démontrant à la gent emplumée sa supériorité sur tous les êtres vivants. Ils persuadent aux oiseaux de bâtir une grande ville dans les airs ; et bientôt accourent dans le nouvel État toutes sortes d’hôtes non conviés, prêtres, devins, poëtes, législateurs, etc. On les renvoie chacun chez eux. On crée des dieux à l’image des oiseaux, et on bloque l’ancien Olympe, afin que l’odeur des offrandes n’y parvienne plus. Les anciens dieux, réduits à l’extrémité, sont forcés d’en passer par les conditions qu’on leur pose, et l’empire du monde reste aux oiseaux.

Cette espèce de féerie, où le poëte transforme tout et dispose à son gré de l’univers ; cette satire universelle, qui a tant de buts qu’elle n’en a pas ; cette merveille fantastique, où la raison trouve sans cesse à applaudir, est la plus charmante composition d’Aristophane : « C’est, dit W. Schiegel, une poésie aérienne, ailée, bigarrée, comme les êtres qu’elle dépeint. C’est le jeu innocent, dit encore le même critique, d’une imagination pétulante et badine, qui touche légèrement à tout, et qui se joue de la race des dieux comme de celle des hommes, mais sans se diriger vers aucun but particulier. »


Un côté peu connu de la poésie d’Aristophane.


Je ne saurais quitter Aristophane sans citer un morceau pour le moins à l’appui de quelques-unes de mes assertions ; et, comme on ne conteste guère au poëte d’avoir excellé dans le dialogue, ou même dans la narration comique, je choisirai de préférence quelque chose de quasi sérieux, une sorte d’idylle demi-lyrique où l’on respire les plus fraîches senteurs de la campagne. C’est un délicieux tableau des douceurs de cette paix tant souhaitée d’Aristophane, et qui fut si lente à venir : « Il n’est rien de plus agréable, quand les semailles sont faites, que de voir Jupiter verser la pluie, et de se dire entre voisins : Dis-moi, que faisons-nous à cette heure, cher Comarchide ? Mon avis est de boire, tandis que le dieu fait si bien nos affaires. Allons, femme, fais griller trois chénices de fèves ; mêles-y du froment ; va chercher des figues. Que la Syrienne rappelle Manès des champs ; car il n’y a pas moyen d’ébourgeonner la vigne aujourd’hui ni de briser les mottes, vu que la terre est toute trempée. — Et qu’on apporte de chez moi la grive et les deux pinsons. Il doit y avoir aussi du petit lait et quatre morceaux de lièvre, à moins que le chat n’en ait volé quelqu’un hier au soir ; car j’ai entendu à la maison je ne sais quel bruit, quel remue-ménage. Enfant, apportes-en trois pour nous, et donnes-en un à mon père. Demande à Eschinade des branches de myrte, de celles qui ont des fruits ; et, par la même occasion, car c’est sur le chemin, qu’on appelle Charinade, afin qu’il boive avec nous, tandis que le dieu nous rend si bien service et féconde nos labours. — Quand la cigale chante son doux refrain, j’aime à visiter mes vignes de Lemnos, pour savoir si elles commencent à mûrir, car c’est un plant hâtif. J’aime à voir se gonfler la jeune figue ; et, quand elle est mûre, je la mange et la savoure, et m’écrie : Jours de bonheur[3]. » C’est bien là un de ces îlots de pure et gracieuse poésie, qu’on voit sortir, comme dit le spirituel critique Émile Deschanel, du milieu d’un fleuve d’imagination burlesque, amphigourique et ordurière.


Poëtes comiques contemporains d’Aristophane.


Aristophane, durant sa carrière dramatique, rencontra de nombreux rivaux, sans compter les deux poëtes qui avaient débuté avant lui, Cratinus et Eupolis. Les critiques anciens ne parlent pas avec beaucoup d’éloges de Phrynichus le comique, de Magnès, d’Hermippus, d’Amipsias, de plusieurs autres poëtes aussi peu connus aujourd’hui, qui l’emportèrent plus d’une fois, dans le concours des comédies, sur Cratinus, sur Eupolis ; sur Aristophane lui-même. Les Alexandrins n’ont admis dans leur liste, après le nom d’Aristophane, que ceux de Phérécrate et de Platon le comique. Mais on peut dire que Platon et Phérécrate ne sont pas moins inconnus que ceux dont je parlais tout à l’heure. L’ancienne Comédie, aux yeux des Grecs mêmes, se personnifiait tout entière dans trois hommes, Eupolis, Cratinus et Aristophane. Eupolis est représenté comme un poëte agréable et ingénieux, bien plus que comme un satirique véhément et redoutable. Il excellait dans l’allusion, dans la critique indirecte ; il n’avait pas besoin de la parabase pour faire entendre aux Athéniens tout ce qu’il voulait qu’on entendît, et pour adresser aux spectateurs de bonnes et piquantes leçons. Il paraît que ses attaques, pour être plus détournées et moins outrageuses, ne plaisaient guère plus, à ceux qui en étaient l’objet, que les sarcasmes et les invectives d’Aristophane. On conte en effet qu’Alcibiade fit noyer Eupolis, pour se venger d’avoir été livré par lui aux risées populaires. Cratinus manquait, dit-on, de grâce et de bonne humeur, et il ne savait ni combiner harmonieusement le plan de ses pièces, ni les conduire et les développer avec art. Il se distinguait surtout par son âpreté satirique, et par l’à-propos de ses saillies. Voici toutefois un passage qui prouve que Cratinus n’était pas toujours injuste, et qu’il s’entendait aussi à louer les hommes de bien : « Et moi je me flattais, moi Métrobius le greffier, que cet homme divin et le plus hospitalier du monde, le premier des Grecs en toutes vertus, Cimon enfin, me ferait passer heureusement ma vieillesse dans une douce abondance à ses côtés, jusqu’à la fin de mes jours. Mais Cimon m’a laissé ; il est parti avant moi. »

Aristophane, qui n’était pas seulement un homme de talent, mais un homme de génie ; qui réunissait en lui toutes les qualités et de Cratinus et d’Eupolis, la verve mordante et la passion de l’un, la gaieté, la finesse, la grâce et l’art plus savant de l’autre, et qui avait au souverain degré l’enthousiasme lyrique et la perfection du style, se plaça, dès son début, non pas à côté mais au-dessus d’eux, dans l’estime des contemporains ; et les siècles suivants n’ont fait que ratifier ses droits à cette espèce de royauté sur tous les poëtes de l’ancienne Comédie.

  1. De τρύγη, vendange, et de ᾠδή
  2. Horace, Satires, livre I, satire IV, vers 1 et suivants
  3. La Paix, vers 1141 et suivants.