Histoire de la littérature grecque/Chapitre XLVI

Librairie Hachette et Cie (p. 541-547).


CHAPITRE XLVI.

AUTRES ÉCRIVAINS DU SIÈCLE DES ANTONINS.


Hérode Atticus. — Élius Aristide. — Hermogène. — Iamblique le romancier. — Maxime de Tyr. — Sextus Empiricus. — Appien, etc.

Hérode Atticus.


Un grand nombre de sophistes eurent, en ce siècle, le renom d’orateurs excellents ou d’écrivains de génie. Tel fut, par exemple, Tibérius Claudius Atticus Hérodès, autrement dit Hérode Atticus. Il était né à Marathon en Attique, dans les premières années du deuxième siècle. Son père lui avait laissé une immense fortune, dont il fit un noble usage. Antonin le Pieux le choisit pour précepteur de ses deux fils adoptifs, Lucius Vérus et Marc-Aurèle. Il fut élevé, en 143, à la dignité de consul, et il fut chargé du gouvernement d’une partie de l’Asie et de la Grèce. Il embellit Athènes de magnifiques monuments, dont quelques restes subsistent encore de nos jours. Hérode Atticus était un improvisateur plutôt qu’un écrivain ; et c’est par des déclamations qu’il s’était fait sa grande renommée. On peut croire qu’en sa qualité d’Athénien, il se piquait d’une pureté de diction irréprochable. Du moins le peu qu’il avait écrit, ses Dissertations et ses Éphémérides, se recommandait par cette qualité, sinon par l’originalité des idées. Ces deux ouvrages ont péri. La déclamation sur le Gouvernement, qui porte son nom, est trop vide de bon sens et écrite avec trop peu de goût, pour qu’on puisse l’attribuer à un homme qui fut doué de talents politiques, qui avait pratiqué les affaires, et qui passait pour un continuateur des bonnes traditions oratoires.


Élius Aristide.


Nous possédons un grand nombre de discours d’Élius Aristide, disciple d’Hérode Atticus ; et ces ouvrages sont d’un grand intérêt pour l’histoire de la décadence du paganisme. Aristide était un païen fervent, et même une sorte d’illuminé. Il était Bithynien de nation. Après de longs voyages, il se fixa à Smyrne, et il y remplit jusqu’à sa mort les fonctions de prêtre d’Esculape. Smyrne ayant été renversée en 178 par un tremblement de terre, il détermina Marc-Aurèle à la rebâtir. Aristide ne fut guère moins célèbre que son maître : les contemporains n’hésitaient pas à le mettre au premier rang des orateurs. Je n’ai pas besoin de dire qu’il n’a rien de commun avec Démosthène. C’est un déclamateur habile et un écrivain châtié ; il imite assez heureusement les antiques modèles ; il traite les lieux communs de morale avec une véritable supériorité. Mais ce style élégant et clair, ces idées empruntées à tout le monde, tout cet art et tout cet esprit ne constituent, en somme, que des œuvres d’un genre faux, fade et ennuyeux, sinon, comme je l’ai déjà dit, aux yeux de ceux qui étudient l’état moral des âmes durant cette période extraordinaire. On sent, dans les écrits d’Aristide, l’influence des prédications chrétiennes. Ainsi il adresse aux Smyrnéens un discours contre l’usage des représentations comiques, qui semble avoir été inspiré par les sermons des premiers Pères de l’Église sur cet inépuisable sujet. Au reste, Aristide s’occupe, en général, beaucoup plus du choix et de l’arrangement des mots que des choses mêmes. Pourvu qu’il charme l’oreille, il s’inquiète assez peu de parler au cœur ou à l’esprit. Cette éloquence n’est pas celle que Socrate définit dans le Gorgias. Je ne m’étonne donc point qu’Aristide ait écrit deux discours consacrés à la défense de la rhétorique contre les attaques de Platon.


Hermogène.


Le sophiste Hermogène, né à Tarse en Cilicie, passa dans son temps pour un prodige. Il est inconnu aujourd’hui, et il mérite de l’être. Sa Rhétorique, que nous possédons presque entière, est l’ouvrage d’un esprit très-délié, très-subtil, d’un anatomiste consommé en fait de mots et de figures. Mais ces catégories savantes et ces règles géométriquement déduites n’apprennent rien d’essentiel ; et l’imitation de Démosthène, qu’il prêche sans cesse, n’est pas cette contemplation du beau qui élève notre âme, et qui la sollicite à produire à son tour de nobles pensées : c’est quelque chose de quasi mécanique ; c’est l’éloquence prise à la main et transportée hors de chez elle, c’est-à-dire anéantie. On s’étonne, dit un critique, d’une telle indifférence pour ce qui fait l’âme de la véritable éloquence ; et l’on est humilié à la pensée que la Rhétorique d’Hermogène ait pu si longtemps éclipser, dans les écoles, Platon, Aristote et Cicéron. Je dois remarquer que la précocité extraordinaire des talents de ce sophiste fut sans doute pour beaucoup dans l’engouement dont furent l’objet sa personne et ses écrits. À quinze ans, Hermogène professait la rhétorique avec éclat, et Marc-Aurèle lui-même fut alors curieux de l’entendre. Il n’avait que dix-huit ans quand il composa le traité tant admiré jadis. À vingt-cinq ans, il avait cessé d’être un homme : il perdit la mémoire et la parole ; et il végéta, dans un état presque complet d’idiotisme, jusqu’à un âge très-avancé.


Iamblique le romancier.


Un livre qui serait plus curieux pour nous que la Rhétorique d’Hermogène, c’est le roman intitulé Babyloniques ; mais ce roman ne nous est connu que par l’analyse de Photius. L’auteur se nommait Iamblique ; mais il ne faut pas le confondre avec Iamblique le philosophe, qui lui est bien postérieur. Il était né en Syrie, et il avait été élevé par un savant babylonien. Il se donnait lui-même comme un adepte des sciences occultes et comme un digne disciple des mages. Non-seulement il avait étudié la langue et la littérature chaldéennes, non-seulement il s’entendait à la magie, mais il avait fourni des preuves signalées de ses talents prophétiques : ainsi il avait prédit l’expédition de Vérus contre les Parthes, et le succès de cette expédition. C’est du moins ce qu’il voulait que l’on crût, ce qu’il avait écrit en toutes lettres dans son livre. Ce qui nous intéresserait dans ses récits, ce n’est pas peut-être le tableau du bonheur conjugal de Rhodanès et de Sinonis, ni celui de la passion de Garmos roi de Babylone, qui veut ravir Sinonis à son époux, ni celui des atroces vengeances du tyran, de la fuite des deux victimes, de la poursuite sans fin dont les accidents et les péripéties remplissaient l’ouvrage. On aurait là sans doute de précieuses révélations sur cette étrange société où Iamblique avait passé sa vie, et sur les contrées qu’avait parcourues ce mage à la fois grec et barbare, ce rhéteur nourri aux lettres babyloniennes, et qui avait assisté aux grandes révolutions de la haute Asie. Photius nous apprend d’ailleurs qu’Iamblique était un écrivain de talent. Quelques-uns des épisodes cités par le patriarche semblent même indiquer une certaine grâce d’imagination, je ne sais quoi de riant et d’aimable. Il n’y a pas trois siècles, les Babyloniques subsistaient encore en manuscrit dans la bibliothèque de l’Escurial et dans une bibliothèque de Florence ; mais ce livre a disparu on ne sait comment, et l’on renonce presque à le retrouver désormais, à moins de quelque heureux hasard.


Maxime de Tyr.


Maxime de Tyr est plutôt un philosophe qu’un sophiste. Il a eu le bon esprit de n’écrire que sur des sujets sérieux, et de viser à être utile. L’ouvrage que nous possédons sous son nom se compose d’une suite de petits traités sur des questions de philosophie morale. C’est la doctrine platonicienne mise à la portée de tout le monde. Maxime de Tyr n’a rien d’original : il se borne à commenter les pensées de Platon ; mais il s’exprime en bons termes, et il ne manque ni d’imagination ni de goût. C’est un des auteurs de ce temps-là qui méritent le mieux d’être lus. Quoiqu’il n’ait jamais passé pour un phénix d’éloquence, il est plus éloquent en réalité que tous les déclamateurs qui pullulaient alors ; ou, si l’on veut, il est moins étranger qu’eux aux choses du sentiment et de l’âme. Cet homme estimable vivait à Rome sous le règne de Commode. Il ne faut pas le confondre avec le stoïcien Maximus, qui fut un des maîtres de Marc-Aurèle.


Sextus Empiricus. Appien, etc.


Sextus Empiricus, qui écrivait aussi sous le règne de Commode, est le plus savant de tous les sceptiques anciens. Son érudition est immense, sa logique imperturbable, son esprit net et délié. Nous avons de lui deux ouvrages écrits dans un très-bon style, très-simple et très-clair, les Hypotyposes pyrrhoniennes et le traité contre les Dogmatiques, vulgairement cité comme un ouvrage contre les mathématiciens. Sextus était un médecin, comme l’indique son surnom.

Appien d’Alexandrie, avocat et jurisconsulte à Rome, puis intendant des affaires domestiques des empereurs, fut contemporain de Trajan, d’Adrien et d’Antonin le Pieux. Il avait écrit en vingt-quatre livres une histoire romaine par peuples et par provinces, depuis les temps les plus reculés jusqu’à Auguste. Il reste environ la moitié de cet ouvrage. Appien est de l’école de Polybe ; mais il n’a pas le discernement et l’exactitude de ce grand historien, à plus forte raison sa profondeur et son génie. C’est un narrateur sec et froid, mais non pas pourtant ennuyeux, surtout quand il conte de grands événements, comme la guerre de Pont et la guerre civile. D’ailleurs l’ouvrage a une importance considérable par ce qu’il nous apprend. Appien n’est pas toujours une médiocre doublure de Polybe et de Plutarque. Sans lui, nous ignorerions une foule de choses. Montesquieu a tiré beaucoup de profit de la lecture d’Appien. Les chapitres d’Appien sur les proscriptions de Sylla, sur celles des triumvirs, ont fourni maint trait énergique au peintre de la grandeur et de la décadence des Romains. Appien n’est pourtant qu’un écrivain assez faible. Les rhéteurs font cas des harangues dont il a parsemé sa narration. Mais on peut dire, en général, que son style a peu de défauts graves et encore moins de remarquables qualités.

Je pourrais allonger beaucoup ce chapitre, car le siècle des Antonins fut d’une extrême fécondité en écrivains de toute sorte. Il n’y a guère de période, dans la littérature grecque, qui nous ait laissé un si grand nombre d’ouvrages. Mais bien peu de ces écrivains méritent de figurer dans notre galerie. Quelques-uns, illustres à d’autres titres, ainsi, les médecins Arétée et Galien, ne sauraient être appréciés par les profanes, et ne souffriraient pas même ce que nous avons pu nous permettre avec le vieillard de Cos. Je passerai sous silence et ces hommes justement fameux et le menu peuple des sophistes, des grammairiens, des écrivailleurs. Je nommerai pourtant Pausanias, non pas à cause de son talent, mais parce que son livre est un des plus utiles, et, en dépit même de son imperfection littéraire, un des plus intéressants que nous aient légués les anciens. C’est une description complète de la Grèce européenne. L’auteur, qui avait parcouru les contrées qu’il décrit, rédigea sa relation dans sa vieillesse, et compléta son travail en puisant aux meilleures sources d’informations. Pausanias manque d’ordre dans la disposition des parties ; il n’a pas cette imagination qui met les objets en relief, et qui peint pour faire comprendre ; enfin, son style est souvent négligé, affecté, diffus, obscur. Mais il rachète amplement tous ces défauts par l’innombrable quantité de renseignements précieux qu’il a réunis sous la main des historiens, des mythologues, des amateurs de beaux-arts et d’antiquités. L’homme qui a compilé et rédigé les descriptions de l’Attique, de la Corinthie, de la Laconie, de l’Élide, de l’Achaïe, de l’Arcadie, de la Béotie et de la Phocide, vivait à Rome vers la fin du deuxième siècle. Il était né en Cappadoce ou en Lydie, et il avait été disciple d’Hérode Atticus.