Histoire de la littérature grecque/Chapitre XIX

Librairie Hachette et Cie (p. 281-292).


CHAPITRE XIX.

SOPHOCLE.


Comparaison de Sophocle et d'Eschyle. — Système dramatique de Sophocle. — Tragédies de Sophocle. — Vie de Sophocle.

Comparaison de Sophocle et d’Eschyle.


L’art d’Eschyle n’était pas un pur instinct : il y avait en cet homme extraordinaire autre chose que le dieu dont parle Platon, qui se sert à sa guise du génie des poëtes inspirés. Je ne crois donc guère à ce mot qu’on prête à Sophocle : « Eschyle fait ce qui est bien, mais sans le savoir. » Si Sophocle tenait ce langage, il faut le taxer de prévention et d’injustice. Mais ce que Sophocle eût pu dire avec toute raison, c’est ce qu’un pareil mot donne à entendre ; car personne n’a jamais su, mieux que Sophocle, ce qu’il faisait : Sophocle est l’artiste par excellence, l’artiste habile entre tous à préparer l’effet qu’il veut produire, à disposer les moyens, en vue de la fin. Il n’est pas difficile de relever, dans Eschyle, des invraisemblances quelquefois choquantes, des comparaisons fausses, des images outrées, des expressions bizarres ; défauts bien plus rares pourtant qu’on ne le crie, et rachetés par combien de qualités ! Mais Sophocle échappe au blâme, et n’a pas même ces instants de sommeil qu’Horace pardonne à Homère. C’est la perfection, autant qu’il est donné de la réaliser ; non pas une simple absence de défauts, qui est le pire de tous les défauts, mais un ensemble continu de beautés, et dans l’invention, et dans la coordination des parties, et dans la pensée, et dans la diction.

Sophocle n’a pas toute l’audace d’Eschyle ; et, s’il atteint quelquefois au sublime, pourtant le sublime n’est pas son élément ordinaire. « Il respecte tellement, dit l’abbé Barthélemy d’après les anciens, les limites de la véritable grandeur, que, dans la crainte de les franchir, il lui arrive quelquefois de n’en pas approcher. Au milieu d’une course rapide, au moment qu’il va tout embraser, on le voit soudain s’arrêter et s’éteindre. » Il ne faut pourtant pas prendre au pied de la lettre ces vives expressions. Sophocle a la modération dans la force : voilà à quoi il les faut réduire. Les héros qu’il peint n’ont plus rien de titanique ni de gigantesque ; mais ce sont toujours de vrais héros. Ils sont au-dessus de nous, mais non pas trop loin de nous ; et rien de ce qui les concerne ne nous est étranger. C’est l’homme idéal, plus beau, plus noble que la réalité, mais qui s’en rapproche parce qu’il n’est exempt ni de faiblesses ni d’erreurs, et que l’infortune ne le trouve jamais complètement insensible à ses atteintes. Avec Sophocle, le ton de la tragédie est descendu à cette juste limite où la poésie conserve encore la grandeur et la dignité, et où déjà nous trouvons en elle ce que nous aurions pu penser et ce que nous aurions pu dire. La diction de Sophocle est loin de ressembler à celle des prosateurs, beaucoup moins loin toutefois que celle d’Eschyle. Ce ne sont plus les impétueux élans du dithyrambe, les tours extraordinaires, les mots volumineux ; mais Sophocle n’est guère moins difficile à lire qu’Eschyle même. Il emploie les termes de la langue dans le sens étymologique, bien plus que dans leur acception vulgaire ; et l’esprit est forcé à chercher au-dessous de la surface, pour trouver la pensée du poëte. Sophocle n’a ni cette clarté ni cette fluidité dont le dotent certains critiques, si ce n’est dans quelques récits où il semble avoir voulu rivaliser, avec Euripide, de facilité et d’abondance oratoire. Ses chœurs sont d’un style non moins savant que toute cette ancienne poésie lyrique dont avait hérité la tragédie ; mais le pathétique y domine, et surtout une grâce et une douceur ineffables. Beaucoup de ses odes, même considérées en soi, et indépendamment de l’action où elles concourent, peuvent être comptées parmi les chefs-d’œuvre de la muse lyrique. Sophocle a mis dans le choix des mètres les plus propres à l’expression des sentiments affectueux un soin délicat dont notre ignorance même peut encore saisir les heureux effets. Les Athéniens donnaient à Sophocle le nom d’abeille attique ; et ce nom, qu’il méritait, nous pouvons nous-mêmes en apprécier la justesse et l’exquise convenance.

Système dramatique de Sophocle.


Sophocle n’a point fait de trilogies proprement dites. Du moins il ne paraît pas que, même au temps où l’on exigeait encore quatre pièces de chacun des concurrents dramatiques, Sophocle ait jamais tiré ses trois tragédies de la même légende, ni construit un ensemble dramatique dans le genre de l’Orestie. Que si trois des pièces qui nous restent de lui se font à peu près suite l’une à l’autre, Œdipe-Roi, Œdipe à Colone, Antigone, il n’y a rien là que de fortuit, car ces trois pièces n’ont pas été composées à la même époque, ni représentées le même jour. Mais les drames de Sophocle ont assez d’étendue pour suffire, chacun en particulier, au complet développement d’une action, et pour satisfaire à toutes les exigences de l’esprit du spectateur. Les personnages y sont plus nombreux que dans ceux d’Eschyle, mais non point assez pour diviser l’intérêt et nuire à l’unité d’impression. Tout ce que la fable comporte d’incidents et de péripéties s’y déroule successivement, mais sans confusion, sans encombre, sans aucune surcharge inutile. Le temps y est réglé d’une manière calme et ferme ; rien ne s’y fait par sauts, rien n’y rappelle les brusques suppressions de la durée et de l’espace qu’Eschyle s’est permises dans l’Agamemnon et dans les Euménides. Sophocle ne se borne pas à un trait unique, dans le dessin des caractères : ses personnages se développent eux-mêmes avec l’action, et révèlent peu à peu leur âme. On ne les connaît tout entiers qu’au dénouement, et après qu’ils ont passé par les épreuves que leur fait subir le poëte.

Sophocle réduit à un rôle moral ce chœur dont Eschyle faisait encore quelquefois le principal personnage de ses tragédies. Toutefois il ne le désintéresse nullement de l’action qui se passe sous ses yeux : le chœur y est personnage, mais conseillant, dissuadant, plutôt qu’agissant ; mais représentant, pour ainsi dire, la conscience publique, et répondant à ce qui se passe dans l’âme même des spectateurs. J’ai dit, en parlant d’Eschyle, que Sophocle faisait dans le dialogue un habile usage du troisième interlocuteur. C’est par le dialogue à trois qu’il aima à faire saillir les oppositions de caractères, et à mettre dans toute sa lumière la grandeur du principal personnage. Chrysothémis à côté d’Électre, Ismène à côté d’Antigone, ont une valeur poétique, dans l’économie de la fable, que le système dramatique d’Eschyle n’aurait pu leur donner. Quant au dialogue à deux, je ne saurais faire de Sophocle un plus bel éloge qu’en disant qu’il a dignement suivi les traditions d’Eschyle.


Tragédies de Sophocle.


Sophocle avait composé plus de cent pièces de théâtre. Il nous reste sept tragédies, qui sont toutes des ouvrages de son âge mûr ou de sa vieillesse, et dont la plupart ont été citées par les anciens au nombre de ses chefs-d’œuvre. Dans l’ordre chronologique, ou de composition, ces tragédies se rangent comme il suit : Antigone, Électre, les Trachiniennes, Œdipe-Roi, Ajax, Philoctète, Œdipe à Colone. Les fragments des autres pièces, tragédies on drames satyriques, ne sont pas très-considérables.

Quelle que soit la date à laquelle on fixe la naissance de Sophocle, il avait plus de cinquante ans à l’époque de la représentation de l’Antigone ; et cette pièce, selon un témoignage authentique, était déjà la trente-deuxième de celles qu’il avait fait représenter. Elle fut mise au théâtre vers les années 442 ou 440 avant notre ère. Tout nous prouve qu’elle eut un prodigieux succès.

Antigone se dévoue à la mort, pour rendre à son frère Polynice les honneurs de la sépulture. C’est la femme-héros ; mais, malgré la décision et l’austérité de son caractère, c’est la femme encore. Son âme est tout entière dans sa réponse à Créon, à propos du crime commis par Polynice contre Thèbes : « Mon cœur est fait pour aimer, non pour haïr[1]. » Quand sa mort est décidée, elle pleure sa jeunesse, elle pleure les joies de la vie et les douceurs inconnues d’un hymen heureux. Elle est touchante, quoiqu’elle laisse à peine soupçonner son penchant secret pour le fils de Créon. Elle meurt ; mais ce sang précieux est payé par la ruine et la destruction de la famille entière du tyran. Tout est disposé, dans la tragédie, pour concentrer l’intérêt sur la grande figure d’Antigone : et le farouche caractère de Créon, devant lequel son dévouement pieux ne fléchit pas, et l’affection profonde d’Hémon, et la faiblesse craintive d’Ismène, et la lâcheté même des vieillards du chœur, qui obéissent sans résistance aux ordres de Créon, et qui ne savent que gémir sur les malheurs de ses victimes.

Électre est le même sujet qu’Eschyle avait traité dans les Choéphores ; mais ici ce n’est plus Oreste, c’est sa sœur qui joue le principal rôle. Oreste n’est guère que le bras qui exécute. La pensée de vengeance, la passion, l’impitoyable rigueur, sont dans l’âme d’Électre. Électre pousse jusqu’à l’excès sa juste haine pour la meurtrière d’Agamemnon. Elle n’est plus, elle ne veut plus être la fille d’une telle mère. Mais l’art du poëte nous fait entrer peu à peu dans les ressentiments qui ulcèrent son cœur ; et les côtés mêmes par où elle tient à son sexe, surtout son affection pour son frère, sont ceux précisément dont Sophocle a profité, pour légitimer à nos yeux les résolutions plus que viriles où s’est fixée sa volonté, et pour préparer le parricide qui punira l’assassinat d’un époux par une épouse adultère. Il n’est guère douteux que le succès d’Antigone n’ait influé considérablement sur la manière dont Sophocle a traité ce dramatique sujet. La prédominance absolue, trop absolue peut-être, du caractère d’Électre, semble comme une exagération du système suivi dans Antigone. Chrysothémis joue un rôle qui rappelle de près celui d’Ismène. Créon se retrouve, mais bien effacé, dans Clytemnestre et dans Égisthe. Oreste est sans physionomie, et ne nous inspire pas même cet intérêt secondaire que mérite si bien la noble figure d’Hémon. Au reste, on ignore la date précise de la représentation d’Électre, et on ne sait pas davantage si cette œuvre nouvelle fut reçue avec les mêmes applaudissements que celle qui en était, pour ainsi dire, le prototype.

Les Trachiniennes, ainsi nommées parce que le chœur est formé de jeunes filles de la ville de Trachine au pied du mont Œta, sont le tableau de la jalousie de Déjanire et de la mort d’Hercule, empoisonné par la tunique du centaure Nessus. C’est un ouvrage inférieur aux autres tragédies de Sophocle, mais non pas, comme quelques-uns le disent, sans unité de plan, sans force dramatique, ni dénué de grandes qualités. Que si l’intérêt passe de Déjanire à Hercule, c’est par la progression naturelle des événements, et non pour aucun manquement du poëte aux règles fondamentales de l’art. L’impression est une, en définitive ; et ce que le spectateur emporte de la tragédie, c’est un double exemple des effets désastreux de l’amour. D’ailleurs, le caractère de Déjanire et celui d’Hercule sont tracés de main de maître, sinon encadrés dans une action bien serrée et bien saisissante.

Œdipe-Roi, qui est postérieur d’une dizaine d’années à l’Antigone, n’eut que la seconde place au concours des tragédies. Philoclès, neveu d’Eschyle, remporta le prix. Cette fois l’arrêt des Athéniens, ou celui des cinq juges, fut dicté par la passion et par des préventions aveugles. Toutes les productions de Philoclès étaient la médiocrité même ; et l’Œdipe-Roi est la plus dramatique, je ne dis pas la plus belle, des tragédies de Sophocle. L’intérêt de curiosité y est ménagé avec un art extrême. Une première lueur jetée sur les sombres mystères où se trouve abîmé le roi de Thèbes amène des clartés de plus en plus manifestes, jusqu’au moment terrible où Œdipe s’écrie : « Hélas ! hélas ! hélas ! tout est révélé maintenant. O lumière du jour, je te vois pour la dernière fois[2] ! » La fierté un peu présomptueuse d’Œdipe, et la légèreté ou plutôt l’irréflexion de Jocaste, sont les moyens dont s’est servi le poëte pour dérober presque complètement au spectateur le sentiment des invraisemblances dont est pleine la légende des forfaits d’Œdipe et de son expiation.

Ajax est une composition beaucoup plus simple, mais pleine aussi de passion et de vie. Les armes d’Achille ont été décernées à Ulysse. Ajax, irrité de cet affront, a juré de se venger des Grecs. Mais Minerve lui enlève sa raison : ce ne sont pas ses ennemis qu’il égorge, mais de vils animaux, que la déesse lui fait prendre pour des hommes. Revenu à lui-même, le héros se sent déshonoré : il se voit devenu la fable de l’armée s’il reste devant Troie, et la honte de son vieux père s’il retourne à Salamine. Il se condamne lui-même à la mort. Sa résolution prise une fois, rien au monde ne peut plus le dissuader. Tecmesse sa captive, les guerriers salaminiens ses compagnons, n’obtiennent autre chose qu’une apparence de résignation. Ajax, après avoir pourvu aux intérêts de tous ses proches, consomme le sacrifice, et se dépouille de la vie, mais non pas sans regret. Il dédaigne la pitié d’autrui, mais c’est pour cela même qu’il la soulève avec tant de force : dans ses dernières paroles, il y a une émotion profonde, un vif sentiment d’admiration pour la lumière du jour. Les scènes qui suivent la mort d’Ajax s’expliquent par l’importance qu’avaient aux yeux des Grecs les cérémonies funèbres, sans lesquelles les ombres des morts ne trouvaient pas le repos dans les régions infernales. Le désespoir de Teucer, frère d’Ajax, ses véhémentes invectives contre les ennemis du héros, et la noble générosité d’Ulysse, qui prend la défense du mort, relèvent ce qu’il y a d’un peu languissant dans une discussion à propos d’un cadavre.

Le Philoctète a été représenté en 410, quand Sophocle était plus qu’octogénaire, et peu de temps probablement après l’Ajax, car il y a, dans le Philoctète même, une évidente allusion à la scène de l’Ajax entre Teucer et Ménélas ; ce qui suppose que les spectateurs avaient encore cette scène présente à l’esprit. Le Philoctète remporta le prix des tragédies nouvelles. C’est la plus pathétique des pièces de Sophocle, malgré la simplicité de la fable, et quoique presque tout s’y passe entre trois personnages, Ulysse, Néoptolème et Philoctète. La lutte, dans l’âme de Philoctète, entre le désir de quitter une affreuse solitude, de recouvrer la santé et d’aider efficacement à une glorieuse entreprise, et cette haine qu’il a vouée à ceux qui l’ont abandonné jadis ; le tableau des souffrances physiques du héros, et celui de ses tortures morales, plus poignantes encore, quand il croit que Néoptolème l’a trompé, ne sont pas choses moins frappantes que ces coups de théâtre qu’on obtient en multipliant les incidents et les personnages. C’est un autre genre d’intérêt que celui de l’Œdipe-Roi, mais non moins vif, ni moins saisissant.

Œdipe à Colone, le dernier ouvrage de Sophocle, n’est pas un drame du même genre que ses autres tragédies. Il n’y a guère plus d’action que dans les Suppliantes ou dans le Prométhée. Mais nulle part Sophocle ne s’est élevé à une plus grande hauteur poétique. Sa pièce est un hymne magnifique en l’honneur d’Athènes, et où les plus pures idées morales sont exprimées dans un langage maintes fois sublime.

Œdipe a expié par de longs malheurs ses crimes involontaires. Les dieux lui ont rendu leur affection ; ils lui ont annoncé sa mort prochaine, et ils lui ont prédit que le peuple qui posséderait son tombeau serait assuré de la victoire sur tous les peuples ennemis. Arrivé à Colone, tout proche d’Athènes, Oedipe s’arrête dans le bois des Euménides, et il reconnaît que c’est là qu’il doit disparaître du monde. C’est là en effet qu’une voix divine le somme, du haut du ciel, de venir dans un meilleur séjour : « Œdipe ! Œdipe ! pourquoi tardons-nous à partir[3] ? » Mais, avant l’instant suprême, plus d’une scène se passe, où figurent des personnages intéressés à savoir si Œdipe restera dans l’Attique, ou s’il retournera dans la Béotie.


Vie de Sophocle.


Ce poëme admirable était la dette que payait le génie de Sophocle non-seulement à la grande ville dont il était citoyen, mais à l’humble bourgade qui avait été son berceau. C’est à Colone même, c’est dans ce village situé sur la rive gauche du Céphise, que Sophocle était né, dès 498 selon les uns, en 495 selon les autres. Sa famille, comme celle d’Eschyle, tenait dans l’Attique un rang distingué, s’il en faut croire certains témoignages ; mais quelques-uns rapportent, avec plus de vérité peut-être, que Sophile son père était forgeron. Eupatride ou fils d’artisan, peu nous importe. Il reçut une éducation brillante, et il révéla de bonne heure ses heureuses dispositions naturelles. Après la bataille de Salamine, à l’âge de quinze ans, de dix-huit au plus, il fut choisi pour conduire le chœur des adolescents qui chantèrent l’hymne de victoire, et qui dansèrent autour des trophées formés des dépouilles de l’ennemi. Il n’était pas moins remarquable par sa beauté que par la précocité de ses talents. Il est probable que Sophocle s’exerça, dès sa tendre jeunesse, dans divers genres de poésie, surtout dans le genre lyrique, et que les péans et autres poëmes lyriques qu’on avait de lui étaient quelques-uns des essais par lesquels il avait préludé à de plus vastes compositions. C’est à l’âge de vingt-huit ans, entre les années 470 et 467, qu’il reçut pour la première fois un chœur de l’archonte éponyme. Il débuta par un coup de maître, car il l’emporta sur Eschyle même, non pas au jugement d’une populace légère ou de juges ignorants ou passionnés, mais d’après la sentence portée par des hommes qui ne pouvaient avoir à cœur que la vérité et la justice. Plutarque raconte, dans la Vie de Cimon, que les juges du concours n’avaient point été tirés au sort selon l’ancien usage. Cimon, qui venait de rapporter à Athènes les ossements de Thésée, ayant paru dans le théâtre avec les autres généraux, l’archonte Aphepsion les avait retenus, leur avait fait prêter le serment des juges, et c’était Cimon et ses collègues qui avaient préféré le jeune homme à son illustre compétiteur. On ignore jusqu’aux titres des pièces qui furent jouées ce jour-là. Sophocle, durant sa longue carrière dramatique, triompha vingt fois dans les concours. Quand il ne fut pas vainqueur, il eut toujours le second rang, jamais le troisième. Après la représentation de l’Antigone, l’estime dont il jouissait le fit choisir par ses concitoyens pour un des stratèges ou généraux qui commandèrent, avec Périclès, l’expédition contre Samos. Il ne paraît pas que Sophocle ait déployé, durant ce commandement, de grands talents militaires. Mais une armée qui avait Périclès à sa tête pouvait se consoler de ce que l’auteur d’Antigone n’était à la guerre, comme le prétend Ion de Chios, qu’un homme aimable et d’une conversation charmante. Et pourquoi d’ailleurs les Athéniens s’étaient-ils avisés de se figurer qu’un grand poëte devait faire un bon général ; non pas seulement un bon soldat, comme avait été Eschyle, mais un homme capable de commander à des soldats ?

La vieillesse de Sophocle fut admirable de noblesse et de sérénité. Platon, qui l’avait vu sans doute chez son père, cite un mot de lui, au commencement de la République, qui prouve que Sophocle avait su vieillir : il se félicitait d’avoir secoué depuis longtemps le joug des passions sensuelles. Et cette sagesse ne dut pas être sans influence et sur sa longévité, et sur ce merveilleux phénomène d’un esprit qui a toujours été grandissant et n’a touché son apogée qu’à l’âge ordinaire de la décrépitude. C’est à quatre-vingts ans et plus que Sophocle composait le Philoctète et l’Œdipe à Colone. Il mourut en 406, à quatre-vingt-douze ans, ou tout au moins à quatre-vingt-neuf, dans toute la plénitude de ses facultés et de son génie.

On conte que, peu de temps avant sa mort, son fils Iophon chercha à le faire interdire, comme atteint d’imbécillité ou de folie. Il paraît qu’Iophon était jaloux de l’affection extrême de Sophocle pour un de ses petits-fils, né d’Ariston et nommé Sophocle comme son aïeul, et qu’il craignait de perdre sa part de l’héritage paternel. La cause fut déférée au tribunal des phratores, espèce de justice municipale ; et les juges, après avoir entendu Sophocle, donnèrent tort à Iophon. On dit que Sophocle se borna, pour toute réponse aux imputations de son fils, à lire aux juges quelques passages de l’Œdipe à Colone, qu’il venait de composer, et entre autres le chœur où les vieillards de Colone énumèrent à Œdipe toutes les merveilles d’une contrée chérie des dieux. Peut-être toute cette histoire n’a-t-elle rien d’authentique ; peut-être Iophon est-il resté jusqu’à la fin un fils respectueux et dévoué. Mais, si le chant des vieillards de Colone n’a pas servi à l’apologie de Sophocle, on peut bien dire que nul plaidoyer n’eût été plus capable de mettre contre Iophon tous les juges du monde, à plus forte raison des hommes de cette terre d’Attique dont le poëte chantait les vertus. Je ne saurais mieux finir qu’en citant cette page, écrite par une main nonagénaire :

« Étranger, te voici dans le plus délicieux séjour de cette contrée riche en coursiers ; c’est Colone aux blanches maisons. Là gémissent, dans de verdoyantes vallées, une foule de rossignols à la voix mélodieuse, cachés sous le sombre lierre, sous l’épaisse feuillée de mille arbres chargés de fruits divers, où ne pénètrent jamais les rayons du soleil, où ne soufflent jamais les vents glacés. Là se promène sans cesse le joyeux Bacchus, escorté des nymphes ses nourrices.

« Sans cesse la rosée du ciel fait fleurir de jour en jour et le narcisse au calice gracieux, antique couronne des deux grandes déesses[4], et le safran à la couleur dorée. Les sources du Céphise ne tarissent jamais, et fournissent des flots en abondance à la rivière qui serpente à travers la plaine. Sans cesse et chaque jour ses eaux limpides fécondent en passant le vaste sein de la terre. Ni les chœurs des Muses ne dédaignent cette contrée, ni Vénus aux rênes d’or.

« Il y a aussi un arbre tel qu’il n’en pousse, dit-on, ni dans la terre d’Asie, ni dans la grande île dorienne de Pélops[5] ; un arbre que n’a pas planté une main mortelle ; qui croît sans culture ; devant lequel reculent les lances ennemies[6] ; qui nulle part ne verdoie plus vigoureux qu’en cette contrée : c’est l’olivier au pâle feuillage, le nourricier de l’enfance[7]. Jamais chef ennemi, ni jeune ni vieux[8], ne l’extirpera du sol avec sa main dévastatrice ; car toujours sont fixés sur lui les regards protecteurs de Jupiter Morius[9] et de Minerve aux yeux brillants.

« J’ai à dire encore un autre mérite de cette métropole, magnifique don d’un dieu puissant, et la plus noble gloire de notre pays : c’est l’art de dompter les coursiers, et l’empire des mers. O fils de Saturne, roi Neptune ! c’est toi qui l’as élevé à ce haut point de gloire, en inventant le frein qui maîtrisa le premier, à travers nos rues, la fougue des coursiers. Par toi aussi le navire, que meuvent des mains armées de rames, s’élance avec une agilité merveilleuse sur les flots des mers, à la suite des innombrables Néréides[10]. »

  1. Antigone, vers 523
  2. Œdipe-Roi, vers 1181, 1182.
  3. Œdipe à Colone, vers 1627, 1628.
  4. Cérès et Proserpine.
  5. Le Péloponnèse.
  6. Les Lacédémoniens, pendant la guerre du Péloponnèse, n’avaient pas osé détruire en Attique les oliviers sacrés.
  7. Dans les exercices du gymnase, les enfants se frottaient d’huile.
  8. Allusion à Xerxès, qui était jeune, et à Archidamus, qui était vieux.
  9. C’est le nom qu’on donnait à Jupiter protecteur des oliviers sacrés.
  10. Œdipe à Colone, vers 608 et suivants