Histoire de la littérature grecque/Chapitre X

Librairie Hachette et Cie (p. 160-175).


CHAPITRE X.

LYRIQUES ÉOLIENS.


Terpandre. — Musique grecque. — Nomes de Terpandre. — Successeurs de Terpandre. — Alcée. — Odes politiques d'Alcée. — Autres odes d'Alcée. — Mètres lyriques d'Alcée. — Sappho. — Condition des femmes chez les Éoliens et les Doriens. — Rôle de Sappho à Lesbos. — Poésies de Sappho. — Érinna. — Arion.

Terpandre.


Les Lesbiens contaient que la tête et la lyre d’Orphée, jetées dans l’Hèbre par les Ménades, avaient été portées par le fleuve jusqu’à la mer, et par les vents jusque sur les côtes de l’île de Lesbos. Ils montraient à Antissa un tombeau renfermant, disaient-ils, ces précieuses reliques du chantre de Thrace. C’est au culte dont elles étaient l’objet qu’ils attribuaient non-seulement les heureuses facultés dont étaient doués leurs musiciens et leurs poëtes, mais même les charmes incomparables du chant des rossignols qui nichaient dans les bosquets de la contrée. Cette gracieuse légende avait son fondement, sans nul doute, dans les traditions domestiques de la nation. Les Éoliens de Lesbos étaient venus de l’ancienne Béotie, c’est-à-dire du pays des Muses et des aèdes piériens ou thraces. En apportant dans leur nouveau séjour les rudiments de la poésie, ils y avaient apporté aussi le respect de ces noms sacrés qui étaient comme le symbole des premiers efforts du génie poétique et de ses premières merveilles. Il n’est donc pas surprenant qu’ils aient rendu des honneurs particuliers à la mémoire d’Orphée, et qu’ils aient cru sentir revivre en eux-mêmes l’inspiration de l’antique aède. Ce n’est toutefois qu’au septième siècle avant notre ère, vers le temps de Callinus et de Tyrtée, que Lesbos commença à faire admirer à la Grèce les œuvres de la muse éolienne. C’est l’époque où vivait Terpandre, Lesbien d’Antissa, l’inventeur de la lyre à sept cordes, le fondateur du système musical des Grecs, le père de la poésie lyrique. Tout ce qu’on sait de la vie de ce musicien fameux prouve que ses contemporains le tinrent en haute estime ; et son renom ne fit que s’accroître après sa mort. Ses voyages dans la Grèce continentale ne furent que des triomphes. Il charma les Lacédémoniens par ses chants. Il l’emporta sur tous ses rivaux, dans les fêtes d’Apollon Carnius, la première fois qu’y furent convoqués les aèdes. Aux luttes musicales de Pytho, il fut quatre fois de suite couronné vainqueur. Il ne reste rien de ses poésies, sinon quelques vagues souvenirs épars çà et là dans les auteurs, quelques rares citations, deux vers entre autres où Terpandre lui-même se fait gloire d’avoir perfectionné le luth d’autrefois : « Pour nous, dédaignant le chant à quatre sons, nous ferons retentir des hymnes nouveaux sur la phorminx à sept cordes. »


Musique grecque.


La musique ancienne affectait, comme la moderne, des caractères fort différents, selon la diversité des sentiments qu’il s’agissait de faire naître dans les âmes. Les Grecs désignaient chacun de ces caractères par des expressions distinctes, entre lesquelles trois surtout sont fameuses, à savoir celles de mode dorien, de mode phrygien et de mode lydien. Le mode dorien, le vrai style national, était le plus sérieux et le plus grave, et, comme dit Aristote, le plus calme et le plus viril. Le mode phrygien, né dans le culte orgiastique des Corybantes, avait quelque chose de violent, de passionné et de criard, propre à l’expression de l’enthousiasme et même du délire. Quant au mode lydien, il avait les notes plus élevées que le dorien et le phrygien, et il allait mieux aux voix féminines. Plus doux et plus faible que les deux autres, il admettait aussi une plus grande variété d’expression, tantôt triste et mélancolique quelquefois joyeux et plaisant. Aristote, qui a donné, dans sa Politique, de judicieux préceptes sur l’emploi de la musique dans l’éducation, considère le mode lydien comme particulièrement propre à la culture de la première jeunesse. Il est vraisemblable que c’est par l’intermédiaire des musiciens de Lesbos, et particulièrement de Terpandre, que les modes en usage chez les Phrygiens et les Lydiens s’introduisirent dans la Grèce. Leur relation fixe et systématique avec le mode dorien, et les transcriptions nécessaires pour les réduire à la notation grecque, ne purent être déterminées qu’au temps où la musique grecque, par l’invention de l’heptacorde, sortit de sa longue enfance, et devint propre à exprimer toutes les nuances du sentiment.


Nomes de Terpandre.


La forme rythmique des compositions de Terpandre était d’une extrême simplicité. Quelquefois même il s’était borné à appliquer des récitatifs nouveaux à d’anciennes poésies, à certains passages des poëmes d’Homère. Il avait écrit des hymnes dans le mètre épique, analogues à ceux que nous possédons, et dont l’accompagnement n’était aussi qu’un récitatif plus ou moins animé. Mais il ne s’était pas borné à perfectionner la déclamation des aèdes et des rhapsodes. Les airs guerriers que chantaient les Lacédémoniens, ces nomes qu’ils tenaient pour la plupart de Terpandre, devaient être autre chose que des chants épiques. Les noms d’orthien et de trochaïque, sous lesquels sont mentionnés deux de ces nomes, suffiraient à prouver que Terpandre s’était servi de quelques-uns des mètres inventés de son temps. Il y a d’ailleurs un fragment de Terpandre uniquement spondaïque, et non moins grave par le ton du style que par la forme de la versification : « Jupiter, principe de toutes choses, toi qui gouvernes tout ; Jupiter je t’adresse ce commencement de mes hymnes. » Quelques-uns de ces hymnes, de ces chants si divers, dont Terpandre avait fait les paroles et la musique, offraient probablement des combinaisons de mètres variés, unis dans des proportions harmonieuses, et se formant déjà en assemblages réguliers, en strophes, comme on les appelle, qui répondaient par leur étendue aux exigences de la conception musicale.


Successeurs de Terpandre.


La plupart des musiciens grecs ou étrangers qui recueillirent l’héritage de Terpandre semblent n’avoir été, pendant assez longtemps, que des compositeurs de nomes, des inventeurs de mélodies, ou même de simples instrumentistes. Aucun d’eux n’est cité à titre de poëte par les auteurs anciens, ni le deuxième Olympus, ni Thalétas, ni Cléonas de Thèbes, ni Xénodamus de Cythère, ni tant d’autres dont les noms seuls sont connus. Quant à l’école de Lesbos, elle rentra pour quelques années dans l’obscurité d’où Terpandre l’avait tirée. Mais le travail poétique et musical fut loin de s’interrompre autour du saint monument d’Antissa : le feu sacré fut soigneusement entretenu dans l’île entière ; et, vers la fin du septième siècle, le génie lesbien recommença à luire de tout son éclat. Alcée et Sappho étaient tous les deux nés à Mitylène, dans l’île de Lesbos.


Alcée.


Alcée appartenait à une noble famille, et sa vie fut mêlée aux événements politiques qui changèrent plusieurs fois en peu d’années le sort de Mitylène. En 612, il combattait, dans la Troade, contre les Athéniens, qui s’étaient emparés de la ville de Sigée. À la même époque, ses deux frères, Antiménidas et Cicis, conjurés avec Pittacus, tuaient le tyran Mélanchrus à Mitylène. Mais d’autres tyrans naquirent bientôt du sang de Mélanchrus ; et le parti aristocratique, loin de ressaisir ses privilèges, ne fit qu’encourir la vengeance de ses adversaires. Beaucoup furent bannis, et, parmi eux, Alcée et son frère Antiménidas. Celui-ci alla offrir ses services au roi de Babylone, et suivit les armées de Nabuchodonosor dans la guerre contre le roi d’Égypte Nécho. Alcée courut longtemps aussi par le monde, ou seul ou en compagnie de son frère. Il traversa la mer dans plusieurs directions, et il poussa jusqu’en Égypte ses pérégrinations aventureuses. Plus tard, Alcée et Antiménidas reparaissent dans l’île de Lesbos à la tête des bannis, pour rentrer à Mitylène les armes à la main. Ils échouèrent dans leur entreprise. Pittacus avait été mis à la tête du gouvernement, sous le titre d’ésymnète ou distributeur de la justice. Il repoussa énergiquement les attaques des bannis ; mais en même temps il préparait les voies à un accommodement honorable. À la fin, les bannis se réconcilièrent avec leurs concitoyens, et abdiquèrent de hautaines prétentions en se soumettant à la loi commune. Alcée lui-même, qui s’était montré le plus violent détracteur de Pittacus, ne fut point excepté de l’amnistie générale. Il put se reposer des longues agitations de sa vie errante, et mourir dans cette patrie qu’il avait désespéré de revoir.


Odes politiques d’Alcée.


Alcée, homme d’action et homme de parti, se servit de la poésie comme d’une arme contre ses ennemis politiques, et plus d’une fois ses vers menaçants les firent trembler. Mais il faut bien dire que le poëte ne consultait guère que sa passion. C’est donc la verve, l’enthousiasme, c’est la vivacité des expressions et la frappante originalité des images, que les anciens admiraient dans ses satires, comme dans celles d’Archiloque, bien plus qu’un profond bon sens et une parfaite raison. Je ne prétends pas que ces qualités aient fait défaut au poëte lesbien ; je remarque seulement qu’hommes et choses, il voyait tout avec ses préjugés de caste. Le renversement de l’aristocratie était pour Alcée le renversement de tout ordre et de tout droit dans le monde. Je veux bien croire que tout n’était pas pour le mieux dans Mitylène, quand les chefs des factions démagogiques cherchaient par tous les moyens à se supplanter les uns les autres, et même quand Myrsilus eut triomphé de ses compétiteurs. La belle ode qu’Horace a imitée[1], dans laquelle Alcée comparait la cité à un navire battu par la tempête, devait être un tableau vrai du désordre et des troubles fomentés par les ambitieux. Mais Myrsilus, tout scélérat qu’il pût être, ne méritait probablement pas que sa mort fût chantée sur le ton qu’annonçait un début comme celui-ci : « C’est maintenant qu’il faut s’enivrer, c’est maintenant qu’il faut se forcer à boire ; car Myrsilus est mort. » L’ode n’existe plus, et Horace même, qui s’en est inspiré dans un de ses plus beaux chants[2], n’en a pris que le mètre, le mouvement et quelques mots ; mais il n’est pas difficile de deviner qu’Alcée avait dépassé, dans ses invectives contre Myrsilus, les bornes d’une juste colère.

Je ne décide point si le poëte, en attaquant d’autres démagogues, tels que Mégalagyrus et les Cléanactides, ne fit qu’un légitime usage de ses armes puissantes. Quant à sa conduite envers Pittacus, ni les malheurs d’un long exil, ni la rancune aristocratique, ni le dépit d’une défaite en rase campagne, ne le sauraient justifier de ses torts. Ce n’était pas d’un tel homme qu’on pouvait dire : « Ce mauvais citoyen, ce Pittacus, le peuple, d’une voix unanime, l’a établi tyran de la cité infortunée, dévolue à un funeste destin. » Alcée n’épargnait à Pittacus aucune outrageante épithète. Il enrichissait même la langue de mots nouveaux, pour égaler l’injure à ses ressentiments. Il va jusqu’à ’reprocher au sage la frugale simplicité de sa vie. Il l’appelle zophodorpide, c’est-à-dire soupant dans les ténèbres, et non point à la façon des gens bien nés, qui faisaient leurs festins aux flambeaux. Il regrette, au prix du maître d’aujourd’hui, ce Mélanchrus même, à la mort duquel ses frères avaient coopéré avec Pittacus : « Mélanchrus est digne du respect de la cité. » Voilà ce qu’on trouve encore dans le peu qui reste des œuvres d’Alcée. Que serait-ce donc si nous avions quelqu’un de ces poëmes où il avait distillé sa bile contre Pittacus ?

Alcée du moins était un brave. Son âme connaissait aussi les nobles pensées ; et, quand il s’adressait à ses compagnons d’armes, il savait parler le langage des héros. Comme les Spartiates, il pensait que les murailles ne sont rien par elles-mêmes : « Les hommes, dit-il, sont le meilleur rempart de la cité. » Il avait dit avant Eschyle : « Des emblèmes sur des boucliers ne font point de blessures. » Il rappelle avec fierté les exploits de son frère dans l’armée babylonienne, et les trophées qu’Antiménidas avait rapportés de l’Orient : « Tu es venu des extrémités de la terre avec un glaive à la poignée d’ivoire enrichie d’or. » Une fois pourtant il avait songé, de son propre aveu, plus à la vie qu’à la gloire. C’était à la bataille de Sigée, contre les Athéniens. Mais il était jeune alors, et il n’avait point encore appris à regarder le danger sans pâlir. Comme jadis Archiloque, il parlait sans rougir de sa mésaventure. Il a pris soin lui-même de faire connaître à la postérité qu’il avait jeté ses armes dans le combat, et que les ennemis en avaient décoré le temple de Pallas à Sigée.


Autres odes d’Alcée.


La passion politique n’empêchait pas Alcée d’être un homme de plaisir. Les fragments de ses compositions bachiques prouvent qu’ils ne s’abandonnait pas tous les jours aux chagrins de la vie. C’est à lui qu’Horace a emprunté l’idée et les principaux détails de la belle ode : « Tu vois comme s’élève le Soracte, blanc d’une neige épaisse ; » et c’est à Alcée qu’il doit probablement la plupart de ses autres chansons à boire. Pour celle-là du moins le doute n’est pas permis, car il reste six vers de l’original, qui débute ainsi : « Jupiter verse la pluie ; une tempête violente descend du ciel ; le courant des eaux est pris par la glace. » La philosophie d’Alcée semble se résumer tout entière dans ce vers d’une autre ode, où l’on reconnaît encore la preuve qu’Horace avait puisé largement aux trésors de la poésie lesbienne : « Ne plante aucun arbre avant la vigne. » Il célèbre avec enthousiasme les dons du fils de Jupiter et de Sémélé. Il presse les convives de boire, même avant qu’on ait allumé les flambeaux ; il veut que pas un ne chôme, et que toujours une coupe en chasse une autre.

L’amour dut tenir aussi une assez large place dans l’existence d’Alcée, et la perte de ses poésies érotiques n’est pas ce qu’il y a de moins regrettable. Ce que je voudrais surtout connaître, ce sont les chants qu’il adressait à Sappho, et dont quelques traces subsistent encore. Il la salue en ces termes : « Couronnée de violettes, chaste et doucement souriante Sappho. » Il lui déclare son amour avec tout l’embarras d’un cœur vivement épris : « Je veux dire quelque chose, mais la honte me retient. » Horace a imité aussi plus d’une fois, mais en les amollissant peut-être, les chansons amoureuses d’Alcée. C’est Alcée, dit-il lui-même, qu’il se propose sans cesse pour modèle ; c’est le poète « qui, au milieu des armes, ou quand il venait d’amarrer au rivage humide son navire battu des flots, chantait Bacchus, et les Muses, et Vénus, et l’enfant toujours présent aux côtés de Vénus[3]. »

Les poésies religieuses d’Alcée, ses hymnes aux dieux, ne devaient pas différer beaucoup, pour le fond des pensées, de ce qu’on trouve dans les vieilles poésies ioniennes inspirées du souffle d’Homère. Mais si Alcée se conformait, comme les poëtes qui l’avaient précédé, aux traditions consacrées, aux formules ordinaires, aux épithètes reçues, il chantait du moins d’une façon nouvelle, car il ne s’adressait aux dieux ni dans le mètre héroïque, ni dans les rythmes de Tyrtée et de Solon. Il est probable enfin que ces hymnes n’affectaient guère la forme narrative, et qu’ils se distinguaient des hymnes anciens par un ton plus vif et plus animé.

Horace a célébré le plectre d’or d’Alcée, c’est-à-dire la beauté de son style. Quintilien dit que l’orateur peut puiser, dans la lecture d’Alcée, d’heureuses ressources pour l’expression des idées morales. Il compare le style d’Alcée à celui d’Homère. Nous pouvons constater par nous-mêmes que Quintilien n’a pas tort de vanter la précision, la magnificence et l’énergie de la diction du poëte lesbien ; mais ce qui nous reste d’Alcée ne rappelle guère l’Iliade. Le commentaire de la comparaison de Quintilien, dans Anacharsis, n’est lui-même qu’une vague et imparfaite image. Ce n’est rien dire que de nous affirmer qu’Alcée s’élève presque à la hauteur d’Homère, lorsqu’il s’agit de décrire les combats et d’épouvanter un tyran. Barthélemy a eu tort aussi de faire des réserves à propos de ce qu’il nomme les défauts du dialecte de Lesbos. Alcée n’avait rien à se faire pardonner pour sa langue. Il a été classique dans toute la Grèce. Sa langue, à Athènes même, n’a jamais été taxée de patois. C’est du grec aussi légitime et aussi pur que celui d’Homère. C’est même le plus conforme au type premier de l’idiome que parlaient les Grecs.


Mètres lyriques d’Alcée.


Les mètres lyriques d’Alcée sont fort variés, et on conjecture que la plupart étaient de son invention. Il est certain que la strophe nommée alcaïque, dont Horace a fait tant d’usage, était inconnue en Grèce avant Alcée. Cette strophe est une des plus heureuses combinaisons possibles des anciens pieds, dactyle et spondée, avec le trochée et l’ïambe. Elle est courte, nette et preste, et je ne sache rien de mieux approprié à l’expression des sentiments passionnés, rien de plus vif, rien enfin de plus lyrique. La strophe sapphique elle-même, d’ailleurs composée des mêmes éléments et d’étendue analogue, n’a ni le même mouvement ni la même vigueur, et ne sent pas, comme la strophe alcaïque, le buveur et le soldat : aussi bien n’avait-elle guère été faite que pour exprimer des pensées d’amour. Je ne prétends pas que Sappho n’ait composé que des poésies amoureuses ; je dis seulement que Sappho employait de préférence, dans ses poésies amoureuses, cette strophe qu’elle avait inventée. Les fragments de Sappho, comme ceux d’Alcée, témoignent d’une riche variété et dans le choix des rythmes, et dans la combinaison des mètres poétiques.


Sappho.


La poétesse lesbienne doit être née quelques années plus tard qu’Alcée, car elle vivait encore en 568, et il ne paraît pas qu’elle ait prolongé sa vie jusqu’à une grande vieillesse. Vers l’an 596, elle quitta Mitylène, on ne sait pour quelle raison, et elle séjourna quelque temps en Sicile. Nous savons par Hérodote que son père se nommait Scamandronyme, et Hérodote nous apprend aussi que Charaxus, frère de Sappho, se passa un jour la fantaisie d’acheter en Égypte, au prix d’une somme considérable, la fameuse courtisane Rhodopis, et de lui rendre sa liberté. Il est difficile, par conséquent, de comprendre que Sappho n’ait été elle-même autre chose qu’une sorte de courtisane, comme quelques-uns le répètent encore aujourd’hui. De quel front cette courtisane aurait-elle osé reprocher à Charaxus l’indignité de son amour pour Rhodopis, et, comme dit Hérodote, le déchirer dans ses vers, quand il revint à Mitylène après avoir affranchi sa bien-aimée ?

Ce n’est pas non plus à une courtisane qu’Alcée eût adressé les vers où il parle de la chasteté de Sappho. Encore moins est-ce une courtisane qui eût inspiré au fier poëte la passion presque craintive qu’annoncent ces expressions que j’ai déjà citées : « Je veux dire quelque chose, mais la honte me retient. » Voici la réponse de Sappho à la transparente énigme dont Alcée lui voulait faire deviner le mot : « Si c’était la passion du bien ou du beau qui t’eût pénétré, et si ta langue ne s’apprêtait à dire quelque chose de mauvais, la honte ne couvrirait point tes yeux, mais tu ferais ta juste requête. » Est-ce là le langage d’une courtisane ?


Condition des femmes chez les Ioniens.


Il est vrai que des témoignages anciens, et en assez grand nombre, semblent autoriser l’opinion vulgaire. Mais ces témoignages sont bien loin d’être contemporains de Sappho ; et les plus importants, ceux des comiques d’Athènes, ne sont en définitive qu’un monument des préjugés de leur temps et de leur nation. Chez les peuples de race ionienne, et en particulier chez les Athéniens, la condition des femmes, au siècle de Périclès ou d’Alexandre, était bien différente de ce qu’elle avait été jadis. Confinées dans la partie la moins accessible de la maison, exclues de toute participation aux choses de l’esprit, condamnées par la jalousie de leurs époux à n’exercer leur intelligence que dans le cercle des occupations domestiques, les femmes athéniennes n’avaient plus rien de cette naïveté d’allure et de cette aimable liberté dont telle héroïne d’Homère, Nausicaa par exemple, nous offre la charmante image. Aux courtisanes seules, à Aspasie et à ses émules, on permettait de tout dire et de tout faire, de se mêler des affaires les plus importantes, de parler politique et de tenir bureau d’esprit. Une femme comme Sappho, une poétesse disputant hardiment aux hommes sa place parmi les privilégiés de la Muse, initiant le public à ses pensées intimes, lui contant ses amours et cherchant à lui faire partager ses affections ou ses haines, une telle femme ne pouvait être, aux yeux d’un Athénien, qu’une éhontée sans mœurs, qu’une impudique qui trafiquait de son corps.


Condition des femmes chez les Éoliens et les Doriens.


Les poëtes comiques ont jugé Sappho la Lesbienne, morte depuis deux siècles, d’après les idées qui avaient cours parmi leurs auditeurs. Mais les Éoliens et les Doriens en usaient plus libéralement que leurs frères d’Athènes ou d’Ionie avec le sexe féminin. Ils ne renfermaient pas les femmes dans le gynécée ; ils cultivaient leur esprit, et ne craignaient point de les voir s’élever à la gloire littéraire. Il y avait, à Sparte même, des associations féminines que présidaient les femmes les plus en renom pour leurs vertus et leurs talents, et où les jeunes filles se formaient aux nobles manières en même temps qu’elles apprenaient à chanter et à bien dire. A Lesbos, où les arts élégants étaient particulièrement en faveur, l’éducation des femmes avait un caractère plus poétique et plus relevé encore. Voilà ce que font observer les critiques qui ont pris parti pour Sappho, entre autres Otfried Müller, celui de tous les savants qui a le mieux connu les institutions et le caractère des peuples de race éolienne et dorienne. Sappho n’était pas la seule Lesbienne qui se fût fait un nom par ses ouvrages : elle cite elle-même, comme ses rivales en poésie, Gorgo et Androméda. Les femmes de Lesbos ne rougissaient pas de leurs talents ; elles s’en vantaient avec fierté ; et l’ignorance, même opulente, même entourée de luxe et d’honneurs, ne trouvait pas grâce devant elles. Voyez avec quel ton de hauteur dédaigneuse Sappho s’adresse à une femme qui n’avait d’autre mérite que sa naissance et sa richesse, et peut-être sa beauté ; « Morte, tu seras ensevelie tout entière ; nul souvenir ne restera de toi, et la postérité ignorera ton nom ; car tu n’as pas ton lot des roses de Piérie. Tu erreras sans gloire dans les demeures de Hadès, voltigeant parmi les ombres des morts les plus obscurs. »


Rôle de Sappho à Lesbos.


Quand Sappho parle à quelqu’une de ces jeunes filles dont elle était, suivant les mœurs de son pays, la poétique institutrice, ses reproches comme ses éloges ont quelque chose de si vif et de si passionné qu’on dirait un violent amour, bien plus qu’une calme affection maternelle. L’extrême vivacité du sentiment qui remplit l’ode fameuse conservée par Longin a même fait croire à quelques-uns que cette ode devait avoir pour titre, Au bien-aimé, et non pas, À la bien-aimée. C’est une opinion qui n’est pas insoutenable. Quant aux passages divers où l’on ne peut nier que Sappho s’adresse à des femmes, puisqu’elle les nomme, rien ne nous autorise à chercher, sous des expressions même passionnées, aucun sens détourné ou honteux. Un des traits essentiels du caractère hellénique, c’est que des sentiments qui ont toujours été parfaitement distincts chez les nations d’un tempérament plus calme, sont restés, chez les Grecs, comme mêlés et confondus, ou tout au moins se sont prêté l’un à l’autre leurs termes et leur vocabulaire. Cette judicieuse remarque, qui est d’Otfried Müller, ne sert pas seulement à décharger la mémoire de Sappho d’accusations infamantes, elle explique aussi comment Platon a pu prêter à Socrate, parlant à tel ou tel de ses disciples, un langage quelquefois si peu d’accord avec l’idée que nous nous formons de la décence et de la vertu. J’ajoute que nous avons nous-mêmes, dans notre poésie, un exemple fameux de cette confusion de l’amour et de l’amitié, et qu’il n’est jamais venu à personne l’idée d’incriminer les mœurs de la Fontaine, pour avoir terminé par l’affabulation qu’on sait le touchant récit des aventures de ses deux pigeons.

Sappho était femme, et elle a payé, je n’en doute pas, son tribut aux faiblesses humaines. Je n’ai pas la prétention d’en faire une prude insensible et farouche. Elle a connu l’amour, et l’amour malheureux. Je n’en veux pour preuve que cette belle ode à Vénus, où elle supplie la déesse de venir mettre un terme à ses cuisants chagrins. On voit là, par ses paroles mêmes, que celui qu’elle aime ne l’aime point encore. Est-il vrai que Sappho, méprisée ou repoussée par Phaon, se soit précipitée dans la mer du haut du rocher de Leucade ? Quand on prouverait, comme prétend le faire Otfried Müller, que Phaon n’est autre chose qu’un personnage mythologique que Sappho avait célébré dans ses vers, et quand l’historiette du saut de Leucade ne serait qu’une invention poétique, il n’est pas moins certain que Sappho a souffert et vivement souffert de l’amour, peut-être jusqu’à en mourir.


Poésies de Sappho.


Si la poétesse lesbienne n’avait chanté que ses amours, la Grèce n’eût pas laissé de lui assigner, parmi les noms les plus glorieux de sa littérature, une place éminente et glorieuse. Mais c’est dans presque tous les genres, et sur tous les tons propres à la poésie lyrique, que Sappho avait fait admirer à l’antiquité cette grâce et cette douceur que nul n’a jamais unies à plus de véhémence et de passion. Ceux qui avaient recueilli ses œuvres les avaient distribuées en divers livres, mais en ayant égard uniquement au mètre, et sans tenir compte de la nature même des sujets. Le premier livre contenait, par exemple, tout ce que Sappho avait écrit dans le mètre auquel est resté attaché le nom de sapphique. Il y avait, dans chacun de ces livres, des morceaux du caractère le plus différent, comme on en peut juger encore à la diversité des idées et des sentiments qu’on trouve dans les fragments dont la forme métrique est la même. Mais le genre où la poétesse avait particulièrement excellé, ce sont les épithalames ou chants d’hyménée. Il y a dans les œuvres de Catulle, outre l’Épithalame de Pélée et de Thétis, deux autres épithalames, qui paraissent n’être autre chose que des traductions ou des imitations de Sappho, et qui sont dignes non-seulement du talent de Catulle, mais du génie de la poétesse lesbienne. Nous possédons encore un certain nombre de vers incontestés des épithalames de Sappho, et ces vers comptent parmi les plus beaux qui nous restent d’elle. C’est là qu’on trouve les plus aimables images, les plus gracieuses comparaisons que la contemplation de la nature ait inspirées à la muse antique. Voici comment Sappho caractérise la fraîcheur de la jeunesse et de la beauté : « Comme la douce pomme rougit sur la haute branche, au sommet de la branche la plus haute : les cueilleurs l’ont oubliée ; non, ils ne l’ont pas oubliée, mais ils n’ont pu y atteindre. » La femme qui a un époux pour la protéger, c’est, selon Sappho, la fleur qui s’épanouit dans un jardin, et qui n’a rien à craindre des outrages du passant. Celle qui est abandonnée à elle-même, Sappho la compare à ces fleurs des champs dont nul ne prend souci. « Telle l’hyacinthe, que les bergers foulent aux pieds dans les montagnes : la fleur empourprée est gisante sur la terre. » Je pourrais multiplier les exemples.

L’étude seule des faibles reliques du génie de Sappho, et indépendamment de tous les témoignages, suffirait donc pour justifier l’enthousiasme qu’inspira aux Grecs, dès le premier jour, cette femme extraordinaire. Aussi n’ai-je pas de peine à comprendre le mot de Solon, cité par Stobée. Solon, entendant un de ses neveux qui récitait un poëme de Sappho, s’écria : « Je ne serais pas content si je mourais avant de savoir ce morceau par cœur. »


Érinna.


Sappho nous a conservé les noms de quelques-unes de ses rivales en poésie. D’autres auteurs ont cité d’autres noms de femmes lesbiennes qui s’étaient aussi exercées, avec plus ou moins de succès, aux travaux littéraires. La seule qui semble avoir joui, dans la postérité, d’une célébrité véritable, c’est Érinna, morte à dix-huit ans, une de ces jeunes filles qui avaient reçu les leçons de Sappho. Érinna avait laissé un poëme de trois cents vers hexamètres, intitulé la Quenouille, dont on ne sait autre chose sinon qu’il passait pour une œuvre très-distinguée, et que plusieurs n’hésitaient pas à lui marquer sa place à côté même des épopées d’Homère. Faisons la part de ce que la pitié a mis du sien dans ce jugement sur l’œuvre d’une poétesse ravie si jeune à la vie et au culte des Muses. Mais qui empêche que, bien au-dessous de l’Iliade et de l’Odyssée, à côté, par exemple, des Hymnes et de la Batrachomyomachie, la Quenouille ait pu figurer avec honneur ? C’est à Érinna qu’on attribue d’ordinaire l’Hymne à Roma, c’est-à-dire à la Force, qui est une ode en strophes sapphiques, et dans le dialecte éolien. Ceux qui pensent que la Roma de cette ode est la ville de Rome elle-même, parfaitement inconnue en Grèce au temps de Sappho et d’Erinna mettent l’Hymne à Rome sous le nom d’une autre Lesbienne, de l’inconnue Mélinno, qu’on peut faire vivre, si l’on veut, à une époque où il était possible à une femme grecque de chanter les grandeurs de la ville éternelle. Sans prendre parti dans la question, je transcrirai cet hymne, qui ne fait point affront à la réputation d’Erinna, et qui est sans conteste l’ouvrage d’une main habile et surtout d’un talent inspiré : « Je te salue, Force [ou Rome], fille de Mars, déesse à la mitre d’or, à l’âme belliqueuse, toi qui habites sur la terre un Olympe à jamais invulnérable. À toi seule la Parque auguste a donné la royale gloire d’une puissance indestructible, afin que tu commandasses avec la vigueur qui se fait obéir. Sous le joug de tes courroies solides est enlacée la poitrine de la terre et de la mer blanchissante, et tu gouvernes avec autorité les villes des peuples. Le temps redoutable, qui ébranle toutes choses, et qui transporte la vie tantôt d’un côté tantôt d’un autre, pour toi seule ne change point le vent favorable qui enfle les voiles de ta puissance. Car toi seule entre toutes tu portas dans ton sein des hommes braves et belliqueux, et tu enfantes des bataillons de guerriers, aussi pressés que les gerbes dans les champs de Cérès. »


Arion.


Arion, Lesbien de Méthymne et contemporain d’Alcée, de Sappho et d’Erinna, semble pourtant appartenir à la fable encore plus qu’à l’histoire. Qui ne connaît le trait de sa légende conté par Hérodote, et comment un dauphin, charmé des accords de sa lyre, le reçut sur son dos et le sauva de la mort ? Ce qui est vraisemblable, c’est qu’Arion fut le plus habile des joueurs de lyre de son temps ; ce qui est certain, c’est que ses chants lui valurent les bonnes grâces des hommes les plus puissants de la Grèce, et qu’il jouit d’une faveur toute particulière auprès de Périandre, tyran de Corinthe.

Arion, suivant le témoignage de plusieurs auteurs anciens, avait perfectionné le dithyrambe, ou chant en l’honneur de Bacchus. Ce chant, à l’origine, n’avait presque aucune règle, et ne consistait guère qu’en cris de joie inarticulés, en évohé répétés mille fois, et accompagnés de sauts ou de contorsions bizarres. Arion imagina de mettre dans le dithyrambe le récit des aventures du dieu, et de donner au poëme la dignité et la régularité qui lui manquaient. Suidas dit que les dithyrambes d’Arion avaient un caractère tragique. Au lieu de la danse effrénée de buveurs avinés, il y eut un véritable chœur pour le dithyrambe, chœur vif et bondissant, mais dont les mouvements les plus impétueux n’étaient que la traduction des sentiments exprimés par les paroles et la musique. Les choreutes du dithyrambe, depuis le temps d’Arion, dansaient, en se tenant par la main, et en tournant autour de l’autel où brûlait le sacrifice. De là le nom de chœur cyclique, c’est-à-dire chœur circulaire, que portait la ronde dithyrambique, et celui de cyclodidascalie, qui désignait l’art d’instruire et de mener les choreutes de la ronde. De là aussi la synonymie, chez les auteurs anciens, des expressions maître de chœurs cycliques et poëte de dithyrambes.

C’est à Corinthe, c’est dans la noble et florissante cité de Périandre, qu’Arion fit subir au chant orgiastique de Bacchus ces graves modifications. C’est à Corinthe aussi que le dithyrambe fut cultivé, pendant longtemps, avec le plus de soin et de succès. Pindare ne l’oublie point, en célébrant un dés vainqueurs d’Olympie, Xénophon de Corinthe. Il rappelle en deux mots et l’invention d’Arion et le prix que les Corinthiens décernaient au vainqueur dans le concours dithyrambique : « A l’inventeur, toute œuvre. Qui a fait paraître aux fêtes de Bacchus le dithyrambe et le bœuf triomphal[4] ? »

  1. O navis, referent in mare… Ce qui reste des vers de l’ode d’Alcée semble prouver qu’il avait donné plus de développement qu’Horace aux détails de la description du navire en détresse.
  2. L’ode XXXVII du livre I, Nune est bibendum.
  3. Carmina, livre I, ode XXIII.
  4. Pindare, Olympiques, ode XIII, épode 1.