Histoire de la littérature grecque/Chapitre LI

Librairie Hachette et Cie (p. 585-592).



CHAPITRE LI.

APPENDICE.


Héliodore. — Longus. — Achille Tatius. — Xénophon d’Éphèse. — Aristénète. — Stobée. — Eunape. — Nonnus. — Coluthus. — Tryphiodore. — Quintus de Smyrne. — Musée le Grammairien. — Agathias.


Nous pourrions nous dispenser de pousser plus loin l’énumération des auteurs qui ont écrit en grec et se sont fait un certain nom dans le quatrième et le cinquième siècle, ou même plus tard encore. Ceux qui n’appartiennent point à la littérature chrétienne font partie de cette littérature byzantine qui ne produisit jamais une œuvre originale, et dont les pastiches plus ou moins ingénieux sont aussi peu classiques que le sont, dans un autre genre, les écrits latins des plus habiles cicéroniens de la Renaissance. Il y a cependant quelques prosateurs et quelques poëtes qu’on est accoutumé à compter parmi les Grecs proprement dits, et dont deux au moins, Héliodore et Longus, ont en France une réputation égale à celle des plus grands génies de l’antiquité. Il est donc nécessaire de dire un mot de chacun de ces auteurs, et de caractériser leurs ouvrages.


Héliodore.


Héliodore était un chrétien. Il fut même, dans sa vieillesse, évêque de Tricca en Thessalie. Il vivait à la fin du quatrième siècle et dans la première moitié du siècle suivant. Son fameux roman intitulé Éthiopiques, cette histoire des amours du Thessalien Théagène et de l’Éthiopienne Chariclée, serait parfaitement inconnu chez nous si Jacques Amyot ne s’était donné la peine de le traduire, et si Racine, dans sa jeunesse, ne s’était passionné pour les amoureux tableaux de l’évêque de Tricca. Ce roman, tout fantastique, n’est qu’un tissu d’aventures sans vérité, sans vraisemblance, sans rien qui se rapporte à aucun temps ou à aucun lieu particulier. Les mœurs que peint Héliodore ne sont pas moins fausses et imaginaires. Quant aux combinaisons dramatiques, en quoi consiste tout l’intérêt de la fable, elles n’ont pas dû coûter à l’auteur de grands efforts d’esprit. Il s’est borné à entasser dans son livre les inventions éparses à travers les œuvres des poëtes anciens, et surtout des poëtes de la Comédie nouvelle : pirates, brigands, combats, enlèvements, captivités, reconnaissances, etc. Malgré le mouvement qu’il se donne, Héliodore n’aboutit guère qu’à être ennuyeux. Mais notre vieux Amyot l’a gratifié de ce style naïf et charmant qui ferait lire des écrits plus mauvais encore que les Éthiopiques.


Longus.


Longus a eu le même bonheur qu’Héliodore ; il a été traduit par Jacques Amyot. Longus, dont l’époque est inconnue, est un des écrivains les plus sophistiques et les plus affectés qu’il y ait. Il n’a d’autre souci que le jeu des mots et des syllabes ; son récit pastoral ne lui est qu’une matière à sentences et à descriptions ; la vérité des tableaux l’occupe infiniment moins que leur vivacité et leur éclat. Le roman de Daphnis et Chloé est un livre mal composé, où tout est faux, aventures, mœurs, caractères, style surtout ; je dis le livre de Longus ; mais tous ces défauts ou s’atténuent ou disparaissent, dans la prose exquise du vieux traducteur français. Un original plus que médiocre, un ouvrage spirituel sans doute, mais dénué de naturel et de grâce, indécent et obscène plutôt que voluptueux, est devenu, sous la main d’Amyot, non pas un livre bien chaste, mais un tableau plein de charme et d’agrément. Paul-Louis Courier, qui a complété et corrigé la version d’Amyot, a eu le bon esprit de n’en point altérer la physionomie, et de comprendre que Longus serait presque illisible s’il était reproduit autrement que sous ce costume gaulois qui dissimule ou transforme ses imperfections.


Achille Tatius.


Achille Tatius l’emporte sur Longus et sur Héliodore par la pureté du style et par l’intérêt des récits. Mais il n’a point eu d’Amyot pour illustrer son nom, et pour naturaliser chez nous son œuvre. Le roman de Leucippe et Clitophon n’est pas composé avec beaucoup d’art. Tatius ne sait pas mieux qu’Héliodore et Longus observer les lois de la vraisemblance ; mais il est amusant parce qu’il rit quelquefois, et parce que les poëtes comiques lui ont prêté quelque chose de leur gaieté, et non pas seulement des inventions bizarres, des aventures, des péripéties, en un mot le bagage dramatique.

On ignore si Achille Tatius est antérieur à Héliodore ou Héliodore à Achille Tatius. Au reste, son ouvrage ressemble si fort à celui de l’évêque de Tricca, qu’il n’est guère impossible ou qu’Héliodore ait imité Leucippe et Clitophon, ou qu’Achille Tatius ait imité les Éthiopiques. Seulement Héliodore est chaste, et ne peint jamais le vice que pour en inspirer l’horreur, tandis qu’Achille Tatius se complaît dans certains sentiments et dans certaines idées qui prouvent que les lecteurs de ce temps-là n’étaient pas très-difficiles en fait de morale et de pudeur. Leucippe conserve comme Chariclée sa pureté virginale, à travers toute sorte d’aventures ; mais le résultat final n’excuse nullement les moyens, et les tableaux d’Achille Tatius méritent trop souvent les plus graves reproches. Pour rendre complète justice à cet auteur, il est indispensable, comme le remarque M. Zevort, de s’arrêter surtout aux détails, à la forme, au style, dans lequel brille encore, à travers les grâces fardées et l’afféterie, un visible reflet de l’élégance antique, quelque chose de la manière de Platon.


Xénophon d’Éphèse.


Le roman d’Anthia et Habrocome, autrement dit les Éphésiaques, ressemble aux livres de Tatius et d’Héliodore, et pour la marche des événements, et pour le choix des épisodes, et pour le mépris de la réalité. C’est surtout, comme chez Tatius, une parfaite indifférence morale, et un cynisme étrange dans l’emploi des matériaux les plus immondes. Mais Xénophon d’Éphèse, l’auteur de ce roman, est bien loin d’avoir le talent de ses devanciers : « L’élégance travaillée de Tatius, dit M. Zevort, a fait place à la sécheresse ; à la manière épique d’Héliodore a succédé une froide exposition historique ; les inventions, de plus en plus communes, s’enflent et s’exagèrent jusqu’à l’absurde ; l’unité même est sacrifiée : Habrocome et Anthia, séparés dès le début, ont chacun un roman à part ; l’auteur court sans cesse de l’un à l’autre, et est obligé de renouer vingt fois le fil de leur histoire. On sent, en lisant les Éphésiaques, que Xénophon s’efforce de renchérir sur ses prédécesseurs, pour ne point leur ressembler ; mais, comme les couleurs lui manquent, il va d’une hyperbole à une autre, et finit par perdre entièrement le sens du vrai et du possible. S’il veut donner une idée de la beauté des deux amants, il montre tous les peuples prosternés devant eux, et les adorant comme les dieux. Pour mieux éprouver leur vertu et intéresser à leurs maux, il invente de bizarres supplices. » En somme, le livre de Xénophon d’Éphèse ne mérite guère d’être lu, même dans le français excellent de son dernier traducteur. Cela est sec, comme l’avoue le traducteur lui-même, et pauvre d’idées, et d’un intérêt plus que médiocre, et digne enfin de ces arrangeurs de mots qui pullulaient dans les derniers siècles de la Grèce.


Aristénète.


Aristénète, qui est du cinquième ou du sixième siècle, est un sophiste, ou, si l’on veut, un romancier, dans le genre d’Alciphron. Ses Lettres sont des contes amoureux, ou plutôt des exercices de style sur des sujets érotiques. Il ne faut chercher, dans ces compositions sophistiques, que ce qu’y a voulu mettre l’auteur, c’est-à-dire des phrases assez habilement construites, pleines d’ornements d’un goût suspect et de locutions empruntées aux poëtes. Aristénète est un déclamateur sans talent. Ses amoureux sont des fous de sens rassis, dissertant à perte de vue sur des sentiments qui leur sont étrangers, et impuissants à produire en nous aucune émotion véritable.


Stobée. Eunape.


A tous ces écrivains soi-disant originaux, qui n’ont d’original que leurs défauts de toute espèce, je n’hésite guère à préférer ce Stobée qui s’est borné à recueillir et à mettre en ordre les extraits de ses lectures, ou même cet Eunape qui a rédigé en mauvais style et avec peu de critique les Vies des philosophes et des sophistes de son temps. Leurs livres sont très-précieux pour nous, surtout celui de Stobée, où l’on trouve d’admirables morceaux de prose et de poésie qui, sans la compilation de ce Philosophe amateur, seraient perdus à tout jamais.


Nonnus.


Les poëtes du cinquième et du sixième siècle, ou du moins les versificateurs qu’on s’accorde à faire vivre dans cette période, sont en général au-dessous du médiocre, et bien dignes de l’oubli où les a laissés la postérité. Il n’y a pas, dans les quarante-huit chants des Dionysiaques de Nonnus, la moindre étincelle de ce génie poétique qui brille encore dans Proclus d’un si vif éclat. Nonnus est très-savant dans la mythologie ; il n’ignore aucune des traditions qui concernent Bacchus son héros ; il fait le vers avec facilité : peut-être de son temps l’a-t-on pris pour un Homère. Mais cette érudition et cette versification habile n’ont produit qu’un poëme insipide. Nonnus était un Égyptien de Panopolis. Il se fit chrétien, et il écrivit, après sa conversion, une paraphrase en vers de l’Évangile de saint Jean.


Coluthus. Tryphiodore.


Coluthus, qu’on croit Égyptien aussi, nous a laissé un petit poëme, intitulé l’Enlèvement d’Hélène, qui n’a d’autre mérite que d’être extrêmement court, et de ne pas ennuyer trop longtemps le lecteur curieux de connaître ce pastiche homérique. Harles, un des éditeurs de Coluthus, dit en propres termes que l’auteur de l’Enlèvement d’Hélène n’est qu’un inepte imitateur d’Homère. Ses vers sont bien faits ; mais il na guère plus de mérite à les avoir faits que notre P. Giraudeau à avoir fabriqué ceux de son utile rhapsodie. Il y a pourtant une belle chose dans le poëme : c’est le tableau du désespoir d’Hermione, au moment où la fille d’Hélène s’aperçoit du départ de sa mère. Mais il est trop manifeste que Coluthus, là comme partout, n’a fait que copier, et que ce n’est pas à lui qu’il faut rapporter l’honneur d’avoir trouvé ces pathétiques accents. Cela vient de quelque poëme ou de quelque tragédie antique. Le rédacteur nouveau n’y est que pour les fausses notes qui y détonent de temps en temps, et surtout sans doute pour les derniers traits, qu’il m’est difficile d’attribuer à d’autres qu’à Coluthus : « Ce ne sont pas les bois que j’accuse de mon malheur, et je ne crains pas davantage les eaux sacrées de l’Eurotas. Serait-il possible qu’elles fussent assez calmes pour te retenir submergée, sans te porter de temps en temps à la surfaces ? Les fleuves ainsi que les mers sont peuplés de naïades ; et ces naïades ne font point de mal aux femmes qui vont les visiter. »

La Prise d’Ilion par Tryphiodore, compatriote, dit-on, et contemporain de Coluthus et de Nonnus, est un peu plus longue que l’Enlèvement d’Hélène, et n’en est pas beaucoup meilleure.


Quintus de Smyrne.


Le poëme de Quintus de Smyrne intitulé Reliefs d’Homère, ou les Posthomériques, est une sorte d’abrégé des épopées cycliques, divisé en quatorze chants. Il y a fort peu d’originalité de composition et de style dans ces récits, par lesquels Quintus a prétendu continuer l’Iliade. Mais si le poëte ignore l’art de former un tout de diverses parties et de soutenir l’intérêt par des gradations habilement ménagées, il a de temps en temps des veines assez heureuses, et l’on sent que ses vers ont été inspirés quelquefois par de bons modèles. Sans doute Arctinus, Leschès et d’autres pourraient revendiquer pour leur part presque tout ce qu’on est tenté d’admirer chez Quintus ; mais il y a quelque mérite littéraire à avoir su choisir avec assez de goût parmi les inventions dont les poëtes cycliques avait rempli leurs épopées.


Musée le grammairien.


Le chef-d’œuvre épique de cette période, c’est le petit poëme intitulé Héro et Léandre, de Musée le grammairien. Le récit de la catastrophe est simple et touchant ; le poëme est assez bien conduit, et écrit en général avec une pureté de style et une naïveté de sentiment qui rappelle les siècles de la belle poésie. Mais on y trouve aussi des traces d’affectation sophistique, et comme une marque manifeste des temps de la décadence. Ce n’est d’ailleurs qu’une bluette, puisque l’ouvrage entier n’a pas quatre cents vers ; mais c’est une bluette jolie et gracieuse.


Agathias.


L’Anthologie contient un certain nombre d’épigrammes assez piquantes, dont les auteurs appartiennent à la période que nous sommes en droit de regarder comme la fin de la littérature grecque proprement dite. Le genre épigrammatique est le seul où les Grecs n’aient pas cessé d’exceller, et même assez longtemps après Julien et Proclus. Ainsi Agathias, à la fin du sixième siècle, composait encore de très-spirituelles épigrammes, dont plusieurs comptent parmi les meilleures de l’Anthologie. Il n’était pourtant versificateur que par occasion, et c’est comme historien qu’il est plus ordinairement connu. Il avait formé un recueil d’épigrammes anciennes, qui a servi de base à ceux de Céphalas et de Planude ; et c’est en compilant ce recueil qu’il s’était avisé d’y introduire des morceaux de sa façon. En voici un que Lucien n’aurait pas désavoué peut-être, et qui terminera agréablement, je l’espère, cette interminable revue des dernières productions du génie grec expirant :

« Le paysan Calligène, après avoir ensemencé sa terre, vint dans la maison de l’astrologue Aristophane, et lui demanda : « Ferai-je une bonne moisson ? recueillerai-je des épis en grande abondance ? » Celui-ci, ayant pris des jetons, les disposa sur sa tablette, puis supputa sur ses doigts, puis dit à Calligène : « Si ton champ est suffisamment arrosé par la pluie ; s’il ne produit pas des touffes de mauvaises herbes ; si la gelée ne brise pas les sillons ; si la grêle ne déchire pas la pointe des gerbes naissantes ; si le gibier ne dévaste pas tes guérets ; enfin si la récolte n’éprouve aucun autre désagrément, soit de l’air, soit de la terre, je te prédis une bonne moisson, et tu couperas des épis magnifiques. Seulement, crains les sauterelles. »


FIN.