Histoire de la littérature grecque/Chapitre L

Librairie Hachette et Cie (p. 569-584).



CHAPITRE L.

ÉCOLE D’ATHÈNES.


Athènes au quatrième siècle. — Libanius. — Thémistius. — Julien. — Julien et la Gaule. — Ouvrages de Julien. — Proclus. — Traités philosophiques de Proclus. — Proclus poëte. — Successeurs de Proclus.

Athènes au quatrième siècle.


Les écoles d’Athènes n’avaient jamais perdu leur vieille réputation ; et la cité de Minerve passait encore, du temps de l’Empire, pour le séjour favori des Muses. Mais les maîtres qui perpétraient, dans la patrie de Socrate et de Sophocle, le culte de la philosophie et des lettres, semblent s’être bornés à un enseignement oral : c’est à peine si les noms de quelques-uns d’entre eux sont arrivés jusqu’à nous. C’étaient des hommes instruits, et fort capables de transmettre aux autres les principes des sciences et des arts. Seulement ils ne s’inquiétaient pas beaucoup d’ajouter eux-mêmes quelque chose à l’antique héritage. Ce n’est pas que la liberté leur fît défaut : ils formaient entre eux comme une petite république, où l’on n’entrait que par l’élection, et dont les empereurs respectaient les coutumes et les franchises. Ils se contentaient de jouir des trésors jadis amassés par le génie, et ils vivaient dans cette quiétude un peu molle que donnent et le contentement de soi-même et les succès obtenus sans beaucoup d’efforts, et le bien-être présent et la sécurité du lendemain. Les progrès du christianisme, la suppression des écoles païennes dans les villes où dominait l’esprit nouveau, les tendances de la politique impériale, qui menaçait d’adorer bientôt ce qu’elle avait brûlé et de brûler ce qu’elle avait adoré, enfin le souffle puissant des doctrines néo-platoniciennes : il n’en fallait pas tant, j’imagine, pour réveiller ce monde de philosophes et de beaux esprits, pour les tirer de leurs agréables rêves, pour les rappeler au sentiment de la réalité. Leur vie, au quatrième siècle, devint un combat ; et la lutte ne cessa plus, jusqu’au jour où un empereur abolit l’enseignement des sciences et des lettres profanes, et rendit muets les échos qui avaient redit les accents harmonieux du divin Platon.

C’est à Athènes que le polythéisme fit le plus d’efforts pour se rajeunir, et qu’il s’arrêta le plus longtemps sur le penchant de sa décadence. Là brillèrent les dernières lueurs du génie païen ; là se formèrent les hommes qu’on peut nommer les derniers des Grecs. C’est à Athènes que Julien apprit le détail des opérations théurgiques, et qu’il se pénétra de ce mysticisme alexandrin qui fit de lui, sous la pourpre impériale, un personnage si original et si étrange ; c’est à Athènes qu’avaient étudié et enseigné les Libanius, les Thémistius, avant de devenir des hommes considérables dans l’empire ; c’est à Athènes enfin que vécurent et enseignèrent les derniers païens dignes du beau nom de philosophes.


Libanius.


Libanius était né en 314 ou 315, à Antioche sur l’Oronte ; et c’est à Antioche qu’il mourut, vers la fin du quatrième siècle, après avoir brillé sur différents théâtres, surtout dans la nouvelle capitale où Constantin avait transporté le siége de l’empire. Libanius était un païen fervent, mais non point fanatique. Il avait pour amis quelques-uns des plus illustres représentants des doctrines chrétiennes, les Basile, les Chrysostome, les Grégoire de Nazianze. Malgré son amour et son admiration pour Julien, il blâme le restaurateur des vieilles croyances d’avoir porté trop loin le zèle, et d’avoir exercé contre les chrétiens de fâcheuses rigueurs. Il nous reste de lui un grand nombre d’ouvrages, mais qui appartiennent tous plus ou moins au genre sophistique. Ce sont des discours sur divers sujets d’histoire, de mythologie, de morale ; ce sont des harangues officielles ; ce sont des modèles à l’usage des adeptes de l’art oratoire, etc. La seule partie vraiment intéressante des œuvres de Libanius, c’est le recueil de ses lettres. Il y en a plus de deux mille, et c’est là qu’on peut étudier avec le plus de fruit l’état de la littérature et de la société grecques au quatrième siècle. Libanius n’est pas moins sophiste ni moins affecté dans un billet de quelques lignes que dans un discours destiné à être déclamé en public. Mais quand ce billet s’adresse à saint Basile, et que saint Basile ne dédaigne pas de répondre aux compliments du rhéteur païen par des éloges presque fabuleux, le lecteur moderne ne peut s’empêcher d’éprouver un plaisir piquant et singulier en parcourant ces monuments de la courtoisie antique. Je n’ai pas besoin de remarquer qu’il n’y a rien de commun entre Libanius et l’éloquence, et que l’orateur de Constantinople, comme l’appellent quelques-uns, n’est qu’un habile artisan de phrases, un écrivain beaucoup plus soucieux des tours du beau langage que du naturel des sentiments et de la vérité des pensées.


Thémistius.


Thémistius est un esprit plus sérieux et plus élevé. C’est un philosophe, un homme d’État ; et, quoiqu’il ne soit pas toujours exempt des défauts qu’on peut reprocher à Libanius, et qu’il se souvienne un peu trop de son métier de maître de rhétorique, la chaleur de ses convictions, la noblesse de ses sentiments, la hauteur de ses idées, impriment à son style cette gravité éloquente, cette onction, ce je ne sais quoi qui fait estimer l’écrivain, parce que sous cet écrivain il y a un homme. Thémistius était né vers l’an 325, dans la Paphlagonie. Il prolongea sa vie jusqu’à la fin du quatrième siècle, car on sait qu’il vivait encore sous Arcadius. Il remplit à Constantinople des charges importantes, et ses vertus lui concilièrent l’estime des chrétiens mêmes comme celle des païens. Théodose n’hésita pas à le donner pour maître à son fils Arcadius. Cependant Thémistius resta toute sa vie un païen, ou plutôt un libre penseur. Sa réputation d’éloquence lui avait fait donner le surnom d’Euphradès ou parleur distingué.

Nous possédons plusieurs ouvrages de Thémistius. Ses commentaires sur quelques-uns des traités d’Aristote sont estimés et méritent de l’être. Mais ce ne sont pas ces utiles travaux qui lui avaient valu son surnom. Ses discours ne sont quelquefois que des harangues d’apparat, des panégyriques d’empereurs, des pièces de chancellerie, et non pas des monuments littéraires. Mais la plupart roulent sur des objets d’une importance éternelle, et n’ont rien perdu, même aujourd’hui, de leur intérêt et de leur à-propos. Voyez, par exemple, avec quelle vigueur de bon sens et de raison il s’adresse à l’empereur Valens, pour lui recommander la tolérance religieuse[1] : « Il est des bornes où expire le pouvoir de la force. Les décrets et les colères des rois sont forcés d’avouer la liberté des vertus, et, par-dessus tout, du sentiment religieux. On commande, on impose les opérations du corps ; mais aux sentiments du cœur, aux actes et aux dispositions de la pensée appartiennent l’indépendance et la souveraineté… Un despotisme insensé a déjà osé cette violence sur les hommes, et, méprisant leurs résistances, a prétendu imposer à tous les opinions d’un seul ; mais il aboutit à ceci, que tous, en face des supplices, dissimulaient leurs sentiments véritables sans se convertir à sa doctrine… Ce qui est hypocrite ne saurait durer : or, une religion née de la crainte, et non de la volonté, qu’est-ce autre chose qu’une hypocrisie ? Dieu a déposé l’idée de sa divinité au fond de toute âme, même de celle du sauvage et du barbare ; et cette idée est si souveraine en nous, que la violence et la persuasion ne peut rien contre elle. Quant à la manière de l’exprimer, il l’a laissée à la volonté de l’homme. En appeler à la force contre la conscience, c’est donc entrer en guerre avec Dieu, puisqu’on essaye d’arracher aux hommes un pouvoir qu’ils tiennent de Dieu même… C’est la variété des opinions religieuses qui a nourri et développé la piété ; c’est elle qui l’entretiendra éternellement. Les coureurs, dans le stade, se dirigent tous vers le même juge, mais ceux-ci d’un côté, ceux-là d’un autre : de même, au terme de notre vie, il est un juge unique, souverain et juste ; mais différentes routes mènent à lui, routes tortueuses, droites, rudes, planes, qui toutes se réunissent au même lieu de repos. L’ardeur et l’émulation des athlètes s’éteindraient sans cette multiplicité des chemins : intercepter ces mille sentiers, n’en laisser qu’un seul pour tous, ce serait étouffer le combat dans un étroit défilé. Enfin, s’il faut dire la vérité, l’accord de toutes les opinions, ce rêve des hommes ignorants, ne peut que déplaire à Dieu. Ne semble-t-il pas, en effet, interdire et condamner lui-même cette uniformité de culte ? La nature, dit Héraclite, aime le mystère. Le père de la nature l’aime davantage encore. Ainsi, en se tenant loin de nos regards et hors de la portée de la science humaine, ne nous déclare-t-il point assez qu’il ne demande pas à tous le même culte, mais qu’il veut que nous le méditions chacun par notre intelligence, et non par celle d’un autre ? »

Thémistius a dirigé quelques-uns de ses discours contre ceux qui s’enorgueillissaient du nom de sophistes ; et il repousse énergiquement ce titre pour lui-même, comme une qualification infamante. On voit qu’il était en droit de se compter parmi les membres d’une famille plus noble que celle de Gorgias, et qu’il n’était pas complétement indigne de ce grand Platon dont il étudiait assidûment les œuvres.


Julien.


Julien n’était point, comme Thémistius, un homme sage et réfléchi. Il ne connut bien ni son temps ni les hommes de ce temps. La passion, dans son âme, l’emportait sur la prudence, et son mysticisme l’entraîna aux plus fâcheux écarts. Il ne gagna que de l’odieux dans l’entreprise de restaurer le polythéisme, et de ramener la foule aux anciens temples. Ses vertus personnelles, ses talents militaires, son courage, son esprit, tout ce qui aurait suffi en un autre siècle pour le placer au rang des héros de l’humanité, n’a abouti qu’à faire de lui un sophiste d’une espèce bizarre, ou, si l’on veut, un artiste dont les fantaisies archéologiques ont un instant compromis le sort du monde. Mais nous n’avons point à juger ici le politique malhabile. Il s’agit de l’écrivain ; et les ouvrages de Julien méritent de figurer parmi les plus remarquables et les plus originales productions du génie antique. On n’a pas souvent écrit, dans les siècles de décadence, avec cette verve, avec cette spirituelle vivacité, ni surtout avec ce bon goût classique et cette pureté de diction, peu s’en faut irréprochables.


Julien et la Gaule.


Il n’y a pas, dans toute la littérature grecque, un auteur dont la lecture soit plus intéressante pour nous ; je dis pour des Français, pour des Parisiens. C’est en défendant la Gaule contre les barbares que Julien conquit sa gloire militaire. C’est près de Lutèce, au palais des Thermes, que Julien fut proclamé empereur. C’est dans un écrit de Julien qu’on trouve le premier tableau de ce qui fut plus tard Paris. Qui de nous pourrait être indifférent devant une page comme celle que je vais transcrire ?

« J’étais alors en quartiers d’hiver près de ma chère Lutèce. Les Celtes appellent ainsi la petite ville des Parisii. C’est un îlot jeté sur le fleuve, qui l’enveloppe de toutes parts. Des ponts de bois y conduisent de deux côtés. Le fleuve diminue ou grossit rarement ; il est presque toujours au même niveau, été comme hiver ; l’eau qu’il fournit est très-agréable et très-limpide à voir et à qui veut boire. Comme c’est une île, les habitants sont forcés de puiser leur eau dans le fleuve. L’hiver y est très-doux, à cause de la chaleur, dit-on, de l’Océan, dont on n’est pas à plus de neuf cents stades, et qui peut-être répand jusque-là quelque douce vapeur : or, il paraît que l’eau de mer est plus chaude que l’eau douce. Que ce soit cette cause, ou quelque autre qui m’est inconnue, le fait n’en est pas moins réel : les habitants de ce pays ont de plus tièdes hivers. Il y pousse de bonnes vignes, et quelques-uns se sont ingéniés d’avoir des figuiers, en les entourant, pendant l’hiver, comme d’un manteau de paille ou de tout autre objet, qui sert à préserver les arbres des injures de l’air. » C’est aux habitants d’Antioche que Julien parle de Lutèce, à propos de la rude vie qu’il menait en Gaule, et dont il oppose le tableau, dans le Misopogon, aux mœurs sensuelles et efféminées de la cité orientale.

Le récit de la révolte des légions contre Constance est trop long pour être transcrit. On le lira dans l’Épître au Sénat et au Peuple d’Athènes. J’en citerai quelques traits seulement : « Tout à coup les soldats entourent le palais. Ils crient tous ensemble, pendant que je me demande ce que je dois faire et que je ne m’arrête à aucun parti. Je prenais quelque repos dans une chambre voisine de celle de ma femme, alors vivante ; de là, par une embrasure entr’ouverte, je me prosterne devant Jupiter. Au moment où les cris redoublent, et où tout est en désordre dans le palais, je demande au dieu un signe de sa volonté. Il me l’accorde sur-le-champ, et m’ordonne d’y obéir et de ne point m’opposer au vœu des soldats… Vers la troisième heure environ, je ne sais quel soldat m’offre un collier ; je le passe autour de mon cou, et je fais mon entrée dans le palais, soupirant, les dieux le savent, du plus profond de mon cœur… Les amis de Constance, jugeant à propos de saisir l’occasion, ourdissent contre moi de nouvelles trames, et distribuent de l’argent aux soldats… Un des officiers de la suite de ma femme surprend cette intrigue… Il se sent pris d’enthousiasme comme les gens qu’inspirent les dieux, et se met à crier en public, au milieu de la place : Soldats, étrangers et citoyens, ne trahissez point l’empereur  ! À ces mots, le cœur revient aux soldats. Tous accourent en armes vers le palais ; et là, m’ayant trouvé vivant, ils se livrent à la joie comme des hommes à la vue inespérée d’un ami. Ils m’entourent de tous côtés, m’embrassent, me portent sur leurs épaules… Cependant la foule qui m’environne me demande les amis de Constance pour les livrer au supplice. Les dieux savent quels combats j’ai rendus pour leur sauver la vie. »

Quand Julien arriva en Gaule, les Germains étaient maîtres de toute la rive gauche du Rhin ; ils occupaient toutes les contrées entre le fleuve et les Vosges, tout le massif de ce qu’on nomme aujourd’hui le Hundsrück, l’Eifel et l’Ardenne. Les riches plaines de la haute Moselle, de la haute Meuse, la Belgique même, avaient été dévastées et n’étaient plus qu’un immense désert. En quatre campagnes, Julien reporta l’empire à ses frontières, rétablit le prestige des armes romaines, et eut raison des Germains jusque dans la Germanie même. Ammien Marcellin raconte admirablement ces grandes guerres. Mais combien plus admirable encore est le simple et modeste récit qu’en fait Julien lui-même à ces Athéniens qui s’étaient dévoués dès le premier jour à sa cause ! Julien, dans cette page, est digne des plus illustres narrateurs de l’antiquité ; et sa façon de dire a je ne sais quelle ingénuité charmante à quoi je ne saurais rien comparer. Il n’y a que le héros qui puisse parler ainsi de ce qu’il a fait, et peindre sans y penser son génie, son courage, la noblesse et la beauté de son âme. Ce n’est pas sans émotion que je transcris cet admirable passage : « Ayant trouvé la Gaule dans cette situation, je reprends Agrippina (Cologne), ville située sur le Rhin, prise depuis dix mois environ, et ensuite Argentoratum (Strasbourg), forteresse voisine du pied même des monts Varsègnes (Vosges). Ce fut un glorieux combat, et la renommée en est peut-être arrivée jusqu’à vous. Les dieux firent tomber en mon pouvoir le roi des ennemis ; mais je n’enviai point ce succès à Constance. Quoique privé des honneurs du triomphe, j’étais le maître de faire égorger mon prisonnier, ou bien de le mener à travers toute la Celtique, de le donner en spectacle aux villes, et de me faire une sorte de plaisir des malheurs de Chnodomaire : personne ne m’en empêchait. Je ne jugeai point à propos cependant de rien faire de semblable ; mais je le renvoyai droit à Constance, qui revenait alors de chez les Quades et les Sauromates. Ainsi, tandis que je combattais, Constance avait fait un voyage d’agrément, bien accueilli par les nations qui habitent les rives de l’Ister (du Danube) ; et ce n’est pas moi, c’est lui qui triomphait. Dans la seconde et la troisième année qui suivent, la Gaule entière est purgée de barbares ; la plupart des villes sont relevées ; un grand nombre de vaisseaux tirés de la Bretagne viennent y mouiller. J’appareille avec une flotte de six cents navires, dont trois cents construits par mes soins en moins de dix mois, et j’entre dans les eaux du Rhin : opération difficile, vu les incursions des barbares qui habitent les rives. Florentius (préfet du prétoire) croyait la chose tellement impossible, qu’il avait promis deux mille livres d’argent pour obtenir d’eux le passage ; et Constance, instruit du marché, y avait donné les mains. Il m’écrit d’y consentir, à moins que je ne trouve la condition par trop déshonorante. Or, comment ne l’eût-elle pas été, puisqu’elle paraissait l’être à Constance, trop habitué à céder aux caprices des barbares ? Je ne leur donne rien, je marche contre eux ; et, les dieux protecteurs s’étant déclarés pour moi, je soumets les territoires de la nation des Saliens, j’expulse les Chamaves, je m’empare d’une grande quantité de bœufs, de femmes et d’enfants ; enfin j’inspire à tous une si grande terreur, et l’appareil de mon invasion est si redoutable, qu’ils m’envoient sur-le-champ des otages, et qu’ils assurent des vivres à mes soldats. Il serait trop long d’énumérer et de vous raconter en détail tout ce que j’ai fait durant ces quatre années. En voici le résumé. Quand j’eus le titre de César, je traversai trois fois le Rhin, et je ramenai d’au delà de ce fleuve vingt mille prisonniers repris sur les barbares. Deux batailles et un siége me mirent en possession de mille hommes capables de servir et à la fleur de l’âge. J’envoyai à Constance quatre cohortes d’excellents fantassins, trois autres de bons cavaliers et deux légions superbes. Je suis maître en ce moment, grâce aux dieux, de toutes les villes, et j’en pris alors près de quarante. »


Ouvrages de Julien.


La lecture de Julien est sans danger. Ce qui reste de ses écrits contre le christianisme est fort peu de chose, et d’une telle faiblesse, ou plutôt d’une telle puérilité, qu’on a peine à comprendre que des Pères de l’Église aient daigné relever de pareilles attaques. Il n’est pas à craindre qu’aucun Français d’aujourd’hui répudie l’Évangile pour les fictions des poëtes païens, et se mette à offrir des sacrifices aux dieux de l’Olympe. Il n’est guère plus vraisemblable que les deux opuscules sur le Roi Soleil et sur la Mère des Dieux fassent beaucoup d’adeptes au mysticisme alexandrin et à la théurgie d’Iamblique. D’ailleurs ces écrits sont obscurs et peu intéressants. S’il n’y en avait, dans Julien, que de ce fond et de ce style, nous ne parlerions pas de leur auteur. Mais quelles œuvres que le Misopogon et les Césars ! disons mieux : quelles merveilles de verve et de grâce, de bon goût classique, de diction pure et élégante ! c’est Lucien même. L’Épître au Sénat et au Peuple d’Athènes est d’une beauté qui ne pâlit pas à côté des plus nobles monuments de l’éloquence antique ; et les traités où Julien se borne au rôle de philosophe et de moraliste ne sont pas trop indignes de ce Marc-Aurèle dont il méditait sans cesse la vie et les Pensées. L’épistolographe et le poëte même, dans Julien, méritent aussi plus qu’un regard distrait. Il n’y a que les Panégyriques qui aient aujourd’hui médiocre chance de plaire. Ils m’ont déplu. Cela est par trop factice et déclamatoire. Ce qui gâte encore ces exercices de rhétorique, ce sont les sujets, évidemment imposés par des convenances politiques, ou même par des nécessités fâcheuses. Je conçois encore que Julien ait loué Eusébie, à qui il devait beaucoup ; mais Constance, le meurtrier de tous les siens ! On n’est pas obligé de lire ces éloges. Il y a pourtant, dans ces discours d’un genre si faux, des passages fort remarquables. Ainsi ce portrait idéal d’un bon prince que l’Essai sur les Éloges nous a rendu familier, et dont Thomas signale à bon droit la vérité, la justesse, la parfaite raison. Mais des morceaux brillants, des traits heureux, des vérités de détail, des qualités de style éminentes, ce n’est point assez. L’éloquence continue, même avec Trajan pour objet, est à peine tolérable. Qu’est-ce donc que l’éloquence intermittente, appliquée aux mérites imaginaires de l’abominable Constance ?

Nous ne connaissons que par fragments le livre de Julien pour la défense de l’hellénisme, c’est-à-dire des traditions religieuses de la Grèce, contre les attaques du christianisme. Nous n’avons rien de ses Mémoires sur ses campagnes en Germanie. S’il était permis, dit un critique, de juger de cet écrit par le caractère général de ses œuvres littéraires, il semble qu’on devait y retrouver la simplicité et la précision de César, avec plus de grâce, mais avec moins de nerf et de concision. Le chef-d’œuvre de Julien, c’est la satire intitulée les Césars ou le Banquet. C’est le tableau des vertus, des vices et des travers des empereurs. Les figures y sont tracées de main de maître, avec une finesse de touche et une vérité de couleurs admirables. Constantin n’y est pas flatté ; mais cet homme sanguinaire, hypocrite, efféminé, couvert de crimes, méritait peut-être moins de ménagements encore. La satire contre les habitants d’Antioche, intitulée Misopogon, c’est-à-dire l’ennemi de la barbe, n’est guère moins pleine de sel et d’agrément. Toutefois on éprouve une sorte de sentiment pénible en voyant le maître de l’univers commettre la majesté impériale dans l’ironie et l’invective, parce que les Galiléens d’Antioche se sont moqués de ses prétentions philosophiques, et de son costume négligé, et de sa barbe mal peignée, et de ses manières brusques et sans dignité. Mais c’est là surtout, c’est dans les aveux qu’il ne peut s’empêcher de faire lui-même, qu’on aperçoit le plus visiblement quel était alors l’état général des âmes, et combien le paganisme décrété par ordonnance répondait peu aux instincts et aux besoins des peuples : « Vers le dixième mois, arrive l’ancienne solennité d’Apollon ; et la ville devait se rendre à Daphné, pour célébrer cette fête. Je quitte le temple de Jupiter Casius, et j’accours, me figurant que j’allais voir toute la pompe dont Antioche est capable. J’avais l’imagination remplie de parfums, de victimes, de libations, de jeunes gens revêtus de magnifiques robes blanches, symboles de la pureté de leur cœur ; mais tout cela n’était qu’un beau songe. J’arrive dans le temple, et je n’y trouve pas une victime, pas un gâteau, pas un grain d’encens. J’en suis étonné ; je crois pourtant que les préparatifs sont au dehors, et que, par respect pour ma qualité de souverain pontife, on attend mes ordres pour entrer. Je demande donc au prêtre ce que la ville offrira dans ce jour si solennel : « Rien, me répondit-il ; voilà seulement une oie que j’apporte de chez moi, car la ville n’a rien offert aujourd’hui. »

Les discours et les lettres de Julien prouvent, non moins éloquemment, que la réaction païenne s’était arrêté à la société officielle, et qu’elle n’avait point gagné la grande société de l’empire. Pour donner au polythéisme une apparence de vie, Julien est réduit à prêcher, pour ainsi dire, la contrefaçon du christianisme. Ainsi, dans ses instructions à un gouverneur de la Galatie, il reconnaît que les chrétiens l’emportent en vertus extérieures sur les païens ; et c’est à cette contagion du bien, apparent ou réel, qu’il attribue tous les progrès de la secte abhorrée. Puis, après avoir recommandé à ceux qui la détestent comme lui de ne plus se laisser vaincre ainsi aux yeux des peuples, et après avoir dit à Arsace de ne pas souffrir que les prêtres des dieux mènent une vie inconvenante ou dissipée, Julien ajoute ces paroles : « Établis dans chaque cité des hospices, pour que les gens sans asile ou sans moyens de vivre y jouissent de nos bienfaits, quelle que soit d’ailleurs la religion qu’ils professent. Il serait trop honteux que nos sujets fussent dépourvus de tout secours de notre part, tandis qu’on ne voit aucun mendiant ni chez les Juifs, ni même parmi la secte impie des Galiléens, qui nourrit non-seulement ses pauvres mais souvent les nôtres. »

L’historien de l’École d’Alexandrie, qui a consacré à Julien des pages excellentes, caractérise comme il suit le talent littéraire de l’auteur des Césars : « Écrivain plein de grâce et de naturel, il laisse rarement échapper des traits de mauvais goût ou des mouvements déclamatoires. Il a plus d’esprit que d’imagination, plus de vivacité que d’éloquence, plus de finesse que d’élévation et de grandeur. Aucun auteur du temps ne peut lui être comparé pour la simplicité de la composition, pour la clarté et l’élégance du style. »


Proclus.


Entre Julien et Proclus, il y a un laps de temps assez considérable ; mais la littérature païenne n’offre de l’un à l’autre que des noms obscurs. Les moins indignes d’être cités sont ceux des hommes modestes qui enseignaient la philosophie à Athènes, vers la fin du quatrième siècle et dans la première moitié du cinquième : ainsi Plutarque fils de Nestorius et Syrianus, les deux maîtres qui transmirent à Proclus le riche héritage de la science alexandrine. Mais ces deux philosophes eux-mêmes nous sont peu connus. Leurs ouvrages ont péri, à l’exception du savant commentaire de Syrianus sur la Métaphysique d’Aristote. Peut-être quelques-uns des écrits de Proclus ne sont-ils que les rédactions des leçons de ses maîtres. Nous savons du moins que Plutarque, dans son extrême vieillesse, avait voulu lire et étudier, avec un jeune homme de si grande espérance, certains dialogues de Platon, et qu’il lui avait fait rédiger des commentaires, en lui disant : « C’est sous ton nom que les connaîtra la postérité. »

Proclus était né en 412 à Xanthe en Lycie, ou, selon d’autres, à Constantinople, mais d’une famille lycienne. Il alla fort jeune faire ses premières études à Alexandrie ; puis il vint, à l’âge de vingt ans, se mettre à Athènes sous la direction de Plutarque et de Syrianus. Après avoir complété son éducation par les voyages, il se fixa à Athènes, et il succéda, vers l’an 450, à Syrianus dans la direction de l’école. De là le surnom de Diadochus, c’est-à-dire successeur, qu’on joint quelquefois à son nom. Il enseigna pendant plus de trente années avec un succès extraordinaire, et il mourut en l’an 485. C’est le dernier des grands philosophes grecs ; c’est aussi le dernier des grands prosateurs et le dernier des grands poëtes. La littérature grecque eut l’insigne honneur de finir avec un homme en qui revivait tout à la fois quelque chose de l’âme d’Homère et quelque chose de l’âme de Platon.


Traités philosophiques de Proclus.


Proclus avait beaucoup écrit. Quoique nous ne possédions qu’une portion de ses œuvres, ce reste est très-considérable, et contient des traités d’une importance capitale, entre autres les immenses commentaires sur le Timée, sur le Parménide, sur l’Alcibiade, et les Éléments de Théologie. Il y a aussi certains opuscules fort remarquables, dont les originaux grecs ont péri, et qui n’existent plus que dans une grossière et défectueuse traduction latine du treizième siècle. La manière de Proclus n’a rien de la brusquerie impétueuse, du désordre, de la confusion que nous avons signalés dans les écrits de Plotin : elle se rapproche plutôt de l’élégance facile et agréable de Longin et de Porphyre. Le penseur profond et le savant universel ne font jamais tort à l’écrivain. Proclus s’avance méthodiquement, lentement, avec détail, mais avec clarté, disant tout ce qu’il a à dire, ne laissant rien à deviner au lecteur. C’est un excellent auteur didactique. Si Plotin fait sentir plus vivement et plus fortement la vérité, Proclus, comme dit M. Vacherot, la fait mieux comprendre. Le même critique caractérise excellemment l’entreprise du philosophe d’Athènes : « Proclus fut, plus qu’aucun autre philosophe de cette époque, pénétré de l’esprit alexandrin, de cet esprit qui aspire à tout comprendre, tout expliquer, tout concilier. Il n’est pas une tradition du sens commun, quelles qu’en soient la nature et l’importance, dont il n’ait tenu compte. Toute la philosophie alexandrine d’abord, et en outre toute la science du passé, viennent se résumer dans ce système, qu’on pourrait définir avec raison la synthèse universelle des nombreux éléments de la sagesse antique, élaborée sous l’influence du platonisme. Proclus exprimait énergiquement le caractère de sa mission, quand il s’appelait le pontife de toutes les religions ; il aurait pu ajouter : et le philosophe de toutes les écoles. »


Proclus poëte.


Les poésies de Proclus prouvent que le philosophe n’était pas moins propre à exprimer lui-même la vérité sous des formes éclatantes et populaires, qu’à la retrouver au fond des symboles antiques, dans les vers d’Orphée, d’Homère ou de Pythagore. Ces poésies sont des hymnes religieux. C’était le temps où de prétendus poëtes mettaient sous le nom d’Orphée des prières hiératiques et mystiques, où la poésie fait complétement défaut, et qu’ils appelaient des hymnes (il y en a quatre-vingt-huit, qui n’ont rien de commun, je ne dis pas avec le génie d’Orphée, mais même avec le talent des sectaires orphiques qui vivaient au temps de Pisistrate et des Pisistratides). Les hymnes de Proclus, au contraire, sont tout étincelants de verve et d’inspiration ; et trois au moins de ces six morceaux peuvent passer pour des chefs-d’œuvre. Les deux hymnes à Vénus n’ont pas une grande importance peut-être ; celui d’Hécate et Janus est très-court et un peu insignifiant ; mais l’hymne au Soleil est magnifique de pensées et d’images, et l’hymne à Minerve Polymétis, c’est-à-dire à la Science et à la Sagesse, est plus élevé et plus brillant encore. L’hymne aux Muses, que je vais transcrire en entier, donnera une idée des transformations que Proclus faisait subir aux vieilles traditions. On verra que tout est nouveau dans ses prières, excepté les noms des divinités qu’il invoque, et que ce sont les dogmes de sa philosophie qu’il traduit poétiquement, alors même qu’il a l’air de marcher dans les chemins battus de la mythologie. C’est là ce qui fait le profond intérêt de ces vers ; c’est par là que cette poésie est vivante et immortelle, et comparable aux œuvres les plus admirées que nous ait léguées le génie littéraire de la Grèce. Proclus est un vrai poëte et un grand poëte ; non pas un des héros de la poésie, comme Homère ou Eschyle, mais un des plus grands après les premiers. C’est l’égal au moins de Cléanthe :

« Chantons, oui, chantons la lumière qui élève en haut les mortels : ce sont les neuf filles du grand Jupiter, les Muses à la voix harmonieuse. Quand nos âmes erraient au travers des abîmes de la vie, leurs livres salutaires les ont sanctifiées, et les ont préservées de l’atteinte funeste des terrestres douleurs. C’est par elles que nos âmes ont appris à s’élancer au-dessus des flots profonds de l’oubli, afin d’arriver pures vers l’astre associé à leurs destins, vers cet astre qu’elles ont abandonné jadis, lorsqu’elles tombèrent sur la plage de l’existence, follement éprises d’amour pour la matière. Quant à moi, déesses, calmez mes agitations tumultueuses, et enivrez-moi des paroles sensées des sages ; faites que la race des hommes impies ne puisse me dévoyer du sentier sacré, lumineux et fécond. Du sein de la foule sans règle et sans frein attirez continuellement vers la lumière sainte mon âme errante ; chargez-la des fruits de vos livres précieux, et accordez-lui de posséder toujours le don d’éloquence et de persuasion. Écoutez-moi, dieux qui tenez le gouvernail de la sagesse sacrée ; vous qui allumez dans les âmes des mortels la flamme qui les enlève en haut ; vous qui les ravissez au séjour des immortels, loin du gouffre ténébreux de ce monde, en les sanctifiant par les purifications des chants mystiques. Écoutez-moi, sauveurs puissants ; dans les saints livres montrez-moi la pure lumière ; dissipez le brouillard qui est sur mes yeux, afin que je distingue sans peine le dieu immortel et l’homme. Qu’un pernicieux démon ne me retienne pas éternellement loin des bienheureux, sous les courants profonds de l’oubli. Qu’un châtiment funeste n’enchaîne pas dans les liens de la vie mon âme tremblante au sein des flots de l’humanité glacée, mon âme qui ne veut plus errer ainsi désormais. Mais exaucez-moi, dieux guides de la sagesse resplendissante. Je fais effort pour gagner la voie qui conduit vers vous : révélez-moi les mystères, et les initiations des paroles sacrées. »

Le seul défaut qu’on puisse reprocher aux vers de Proclus, c’est un peu de redondance dans les épithètes, et la répétition trop fréquente des mêmes idées et des mêmes mots.


Successeurs de Proclus.


Proclus laissa après lui l’école d’Athènes assez florissante. Marinus, qui lui succéda comme lui-même avait succédé à Syrianus, était un homme de quelque talent et un philosophe distingué. Nous n’avons de lui qu’une Vie de Proclus, ouvrage intéressant quoique fort médiocre ; mais nous savons qu’il avait composé des traités estimés sur plusieurs points importants de la science. Damascius, qui était un écrivain élégant, et dont l’imagination enthousiaste s’était éprise d’une vive passion pour les doctrines particulières à Iamblique, se sépara plus d’une fois de Proclus son maître. C’est ce que nous apprend Simplicius, l’excellent commentateur d’Aristote et d’Épictète. Simplicius et Damascius étaient dans tout l’éclat de leur renommée quand Justinien, en l’an 529, ordonna de fermer les écoles de philosophie. Ils se réfugièrent, avec quelques-uns de leurs disciples, auprès du roi de Perse Chosroès. Ils rentrèrent plus tard dans l’empire ; mais ils furent impuissants à y ranimer le foyer éteint de la civilisation païenne.



  1. C’est dans le douzième Discours.