Histoire de la littérature grecque/Chapitre IX

Librairie Hachette et Cie (p. 152-159).


CHAPITRE IX.

POÉSIE CHOLIAMBIQUE. PARODIE. APOLOGUE.


Hipponax. — Ananius. — Apologue. — Ésope. La Batrachomyomachie.

Hipponax.


Hipponax était célèbre, dans l’antiquité, pour avoir fait subir au vers ïambique sénaire ou trimètre, une modification importante, et pour avoir inventé un nouveau genre de poésie. Le vers sénaire, tel que l’avaient employé Archiloque, Simonide et Solon, et tel qu’il est resté dans la poésie dramatique, a pour le moins trois ïambes, un au second, un au quatrième et un au sixième pied : l’ïambe final est surtout de rigueur. Hipponax imagina de remplacer cet ïambe final par un spondée, et de donner au vers, par cette altération, une marche brisée et irrégulière, je ne sais quoi de heurté et de sarcastique, parfaitement approprié à la satire. On donnait à ce vers mutilé le nom de choliambe, ou d’ïambe boiteux, et celui aussi de trimètre scazon, qui a le même sens.

Le genre nouveau dont on attribuait l’invention à Hipponax est la parodie, ou ce que nous nommons le poëme héroï-comique. C’est lui, dit-on, qui le premier fit servir les nobles formes et le langage solennel de l’épopée à la peinture de caractères grotesques, d’événements ridicules, de sentiments vulgaires. Il ne reste des satires épiques d’Hipponax qu’un court fragment ; et les fragments de ses satires choliambiques, fort courts aussi, n’ont guère d’intérêt que pour les grammairiens et les amateurs de métrique et de prosodie.

La vie d’Hipponax est mieux connue que celle de la plupart des poëtes dont nous nous sommes occupés jusqu’ici. Il était né dans la ville ionienne d’Éphèse, et il vivait dans la dernière moitié du sixième siècle. Persécuté dans sa patrie par les tyrans Athénagore et Comas, il se retira à Clazomènes, et c’est là probablement qu’il passa ses dernières années. L’exil ne contribua pas à adoucir son humeur, naturellement aigre et misanthropique. Hipponax était Ionien, mais il n’avait rien de cette affabilité et de ce laisser-aller qui distinguait ses compatriotes. Il eût mérité de vivre à Sparte et de manger le brouet noir. Il voyait avec douleur l’abaissement de son pays ; il s’indignait contre des hommes qui ne songeaient qu’à leur bien-être et à leurs plaisirs, et qui avaient perdu le sentiment des grandes choses et le souvenir des jours de la liberté. Impuissant à ranimer leur torpeur, il ne se laissa pas entraîner, comme autrefois Mimnerme, aux séductions du luxe et aux enivrements de la volupté. Il attaqua avec une indomptable énergie tous les vices, tous les ridicules, tous les goûts dépravés ou frivoles. On devine du moins, en parcourant ce qui reste de ses poésies, qu’il avait quelquefois traité la satire en moraliste curieux des choses et des principes, bien plus qu’en détracteur acharné des personnes. Le plus considérable de ses fragments est une diatribe contre ces prodigues qui dévorent, dans de splendides festins, la fortune péniblement amassée par leurs pères. Ce n’est pas qu’Hipponax se fit faute d’user contre ses ennemis, et même d’abuser cruellement, de ses armes poétiques. Il était maigre, fort laid et de taille chétive. Deux sculpteurs de Chios, Bupalus et Athénis, s’étaient permis de faire rire à ses dépens, en le figurant sous des traits qui n’étaient sans doute rien moins que flattés. Cette caricature mit le poëte en fureur. Il fut pour Bupalus et Athénis ce qu’Archiloque avait été pour Lycambès et ses filles. Il les poursuivit de ses sarcasmes et de ses injures avec une rudesse impitoyable, sans relâche et sans trêve. On conte qu’eux aussi finirent par se pendre de désespoir.


Ananius.


Je n’ai rien à dire d’Ananius, sinon que c’était un poëte satirique de l’école d’Hipponax, son contemporain selon toute apparence, et qui s’était servi comme lui du choliambe. On ne sait pas dans quel pays il était né ; et il n’est pas bien sûr que les vers cités sous son nom par certains auteurs ne soient pas d’Hipponax lui-même, car plusieurs de ces vers sont attribués par d’autres à Hipponax. D’après les règles ordinaires du trimètre ïambique, les pieds impairs peuvent être indifféremment des spondées ou des ïambes. Il paraît qu’Hipponax n’usait pas, ou du moins n’usait qu’accidentellement, de la liberté de mettre un spondée au cinquième pied. Ananius, au contraire, pour donner à sa versification un caractère d’originalité, et sans doute afin d’enchérir sur son maître, se fit une loi de ce qui n’était qu’un accident chez Hipponax : ses choliambes se terminaient régulièrement par deux spondées. C’est ce qu’on a nommé le vers ischiorrhogique, autrement dit le vers dégingandé, le vers déhanché.


Apologue.


L’apologue, que nous avons vu apparaître dans la poésie grecque dès le temps d’Hésiode, et dont nous avons trouvé aussi la trace dans les fragments d’Archiloque, ne commença pourtant à être cultivé comme genre particulier de littérature que dans le sixième siècle, et peut-être même après Hipponax et Ananius. Encore n’est-ce que par conjecture qu’on reporte jusqu’à cette époque les premiers essais des poëtes fabulistes. Ésope, que les Grecs regardaient comme l’auteur de tous ces apologues qui couraient par le monde, vivait, il est vrai, dans la première moitié du sixième siècle. Mais Ésope n’était ni un Grec ni un poëte ; et il est douteux qu’Ésope ait jamais rien écrit, en quelque langue que ce soit. Les inventions de ce conteur moral, ou, si l’on veut, les emprunts qu’il avait faits aux trésors des littératures orientales, n’arrivèrent sans doute que lentement, apologue par apologue, aux oreilles des Grecs ; mais, quand cette matière poétique eut grossi, et que toutes les conversations s’égayaient des mots heureux attribués au vieil esclave, il ne dut pas manquer de poëtes pour s’exercer sur des sujets si bien préparés, et pour dessiner les premiers traits de ce qui devint un jour l’ample comédie à cent actes divers. Mais les noms mêmes de ces fabulistes ne nous sont point parvenus. Les poëtes du sixième ou même du cinquième siècle dont on cite des apologues, n’étaient fabulistes, comme Hésiode et Archiloque, qu’en passant et par occasion. Nous savons que Socrate, dans sa prison, se récréait en versifiant des fables ésopiques. Dira-t-on qu’il était le premier qui eût eu l’idée d’ajouter par la forme au mérite de ces leçons de sagesse ? C’est par conjecture aussi qu’on suppose que les premiers fabulistes grecs se servirent de l’ïambe, de préférence à tout autre mètre, et du trimètre scazon, de préférence au trimètre d’Archiloque et de Simonide d’Amorgos. Babrius et d’autres ont écrit leurs fables en choliambes. Ils ne faisaient sans doute que se conformer à un usage établi.


Ésope.


Quant à l’homme fameux dont tous les fabulistes ne sont, suivant la tradition vulgaire ; que les héritiers et les copistes, voici ce qu’on sait d’à peu près authentique sur sa personne et sa vie. Il était né à Mésembrie dans la Thrace, et il était contemporain du roi égyptien Amasis. Il fut d’abord esclave d’un Samien, nommé Iadmon. Son esprit et sa bonne conduite lui valurent la liberté. Il ne cessa pas pourtant de vivre dans la famille de son ancien maître, comme ami, comme conseiller, ou à quelque autre titre honorable. Ce qui prouve qu’il ne resta pas toujours esclave, c’est qu’on le voit se porter pour défenseur en justice d’un homme accusé de délits politiques, et faire ainsi acte de citoyen. Ce que l’on conte de ses pérégrinations est assez vraisemblable, et n’est point en contradiction avec les témoignages qui concernent son long séjour à Samos. Il habitait d’ordinaire dans la maison. d’Iadmon, mais une humeur aventureuse, le désir de voir et de s’instruire, le soin peut-être des affaires de son protecteur, suffisent pour expliquer ses courses en Asie, en Égypte et en Grèce. Il est très-probable aussi que, dans sa jeunesse, et avant de venir aux mains d’Iadmon, il avait été esclave dans quelque contrée de l’Orient, et y avait puisé ce goût des sentences et des récits allégoriques, qu’il répandit plus tard à Samos et dans la Grèce continentale. On admet généralement qu’il périt à Delphes. Les Delphiens, irrités de ses remontrances, et des sarcasmes qu’il leur avait décochés sous le couvert de l’apologue, le mirent à mort, comme coupable d’un vol qu’il n’avait pas commis. Aristophane, dans les Guêpes, fait allusion en passant à cet événement déplorable : « Aime-Cléon. Un jour Ésope, étant à Delphes… Hait-Cléon. Peu m’importe. — Fut accusé d’avoir dérobé une coupe du dieu. Alors il leur conta comment une fois l’escarbot… - Ah ! tu m’assommes avec tes escarbots. »


La Batrachomyomachie.


La poésie héroï-comique avait été inventée par Hipponax. D’autres la cultivèrent après lui, et non sans succès ; mais tous ne lui conservèrent pas ce caractère satirique et mordant qu’elle avait à l’origine. On peut l’affirmer hardiment, car la preuve en subsiste encore. La Batrachomyomachie, ou le combat des grenouilles et des rats, est un poème héroï-comique. C’est une parodie de l’Iliade, mais parfaitement pure de tout fiel, de toute intention malfaisante. Ce n’est point une satire morale ; ce n’est pas non plus une insulte au divin génie d’Homère. L’auteur semble ne s’être proposé que de prouver qu’il était homme d’esprit, et qu’il savait manier la langue et le mètre poétiques. S’il emprunte le style d’Homère, s’il fait parler ses humbles héros à la façon d’Ajax ou d’Achille, s’il fait délibérer les dieux dans l’Olympe, comme s’il s’agissait de fixer le destin des armées qui combattaient sous Ilion, s’il donne à son court poème quelque chose de la pompe et de l’appareil extérieur de l’épopée, c’est qu’il n’y avait guère d’autre moyen d’élever à la hauteur de la poésie les infortunes de Pille-Miettes, les perfidies de Joufflue et la lutte engagée par les rats contre les grenouilles. La poésie, dans cette bluette agréable, n’a d’objet qu’elle-même. Toute la valeur d’une telle œuvre est dans le piquant contraste du fond et de la forme, dans le charme des détails, dans la vivacité des expressions et des tournures, dans l’art surtout avec lequel la fable est soutenue et conclut.

Le rat Pille-Miettes, qui vient d’échapper à la dent d’une belette ou d’un chat, s’arrête près d’un marais pour se désaltérer, car il a couru fort et longtemps. Joufflue, reine des grenouilles, entre en conversation avec lui. Elle lui persuade de venir dans son palais ; et c’est sur son dos qu’elle le prend pour l’y transporter. La nouveauté du voyage enchante d’abord Pille-Miettes, mais sa joie n’est pas de longue durée. Une hydre apparaît sur les eaux : Joufflue effrayée plonge au fond ; Pille-Miettes, malgré ses efforts, périt submergé par les vagues, en dévouant Joufflue aux dieux vengeurs. Un rat, qui se trouvait sur le rivage, court annoncer au peuple rat la triste fin de Pille-Miettes. Une assemblée générale est convoquée ; et là, sur la proposition de Ronge-Pain, père de la victime, on se décide à faire la guerre aux grenouilles. Tout s’arme, et le héraut Fouille-Marmite est chargé de dénoncer les hostilités. Joufflue se déclare parfaitement innocente et même ignorante de la mort de Pille-Miettes. Entraînées par elle, les grenouilles se préparent à faire une vigoureuse résistance. Cependant les dieux, dans l’Olympe, s’inquiètent de cette agitation qu’ils remarquent sur la terre. Mais Minerve opine pour que personne ne descende, et tous les dieux se bornent au rôle de spectateurs. Bientôt la mêlée s’engage, terrible, acharnée, et avec des chances diverses. A la fin, les rats l’emportent, et Avale-Tout ne parle de rien moins que d’exterminer toute la gent batracienne. Alors Jupiter n’y tient plus. Il veut envoyer Pallas ou Mars, pour arrêter le féroce Avale-Tout. Mars recule devant cette rude besogne. Jupiter prend en main la foudre, mais la foudre elle-même est impuissante. Effrayés un instant, les vainqueurs se remettent bien vite de leur peur, et recommencent leurs exploits de plus belle. Jupiter fait avancer une autre armée contre la leur, des guerriers munis par la nature d’armes défensives et offensives, et qui changent en un clin d’œil la fortune de la bataille. Ces guerriers sont des crabes. Les rats prennent la fuite, et la guerre finit au coucher du soleil.

Pour donner une idée de la manière générale du poëte et de la flexibilité de son talent, je traduirai deux morceaux de différent caractère, le discours de Ronge-Pain pour animer les rats à la vengeance, et celui de Minerve pour engager les dieux à la neutralité entre les deux partis. Voici comment s’exprime l’infortuné père de Pille-Miettes :

« O mes amis ! quoique j’aie seul enduré mille maux de la part des grenouilles, mon mauvais sort doit vous intéresser tous. Je suis aujourd’hui bien digne de pitié, car j’ai perdu trois fils. Le premier, c’est cet animal destructeur, la belette, qui l’a saisi et tué, comme il sortait du trou. Les hommes cruels ont conduit le second à la mort, à l’aide de cet engin nouveau, de ce piège de bois qu’ils ont inventé : ils le nomment ratière, et c’est le fléau de notre engeance. Un troisième me restait, cher à moi, cher à sa chaste mère. Eh bien ! Joufflue l’a noyé en l’entraînant dans l’abîme. Allons donc, armons-nous, et marchons contre elles, le corps enveloppé de nos brillantes armures[1]. »

On a reconnu, dans la triste énumération que fait Ronge-Pain de ses pertes domestiques, l’évidente intention de rappeler les pathétiques regrets du vieux Priam quand il parle de ses cinquante fils, dont presque tous ont péri, et de celui qui était pour lui et pour son peuple le cher, le bien-aimé, l’unique. Minerve ne parodie les dieux d’Homère que dans la diction. Ses sentiments n’ont rien d’olympien, tant s’en faut, ni même de guerrier : on dirait une bonne ménagère, bien amoureuse de sa tranquillité, bien regardante, bien laborieuse. C’est encore, si l’on veut, Minerve, mais ce n’est guère Pallas, la fille d’un père puissant, la déesse qui tient en main la lance :

« O mon père ! jamais je ne marcherai au secours des rats dans leur détresse ; car ils m’ont fait trop de mal. Ils endommagent mes couronnes ; ils boivent l’huile de mes lampes. Mais voici un trait qui m’a surtout blessée au vif : ils ont rongé mon voile, un voile de si fine trame, que j’avais filé et tissu avec tant de soin ; ils me l’ont tout troué. Or, le raccommodeur me presse ; il exige son payement : aussi je suis furieuse. Il prétend même que j’aie à payer les intérêts de la somme : c’est un peu dur pour une immortelle. Enfin, j’avais emprunté pour faire ce voile, et je n’ai pas de quoi rendre. Mais je n’ai nullement envie pourtant de secourir les grenouilles. Il n’y a pas davantage à compter sur elles. Naguère encore, comme je revenais du combat, toute brisée de fatigue et ayant besoin de sommeil, leur vacarme ne me permit pas de fermer un instant les yeux ; et je suis restée étendue sans dormir, la tête malade, jusqu’au chant du coq. Ainsi donc, ô dieux, abstenons-nous de leur venir en aide. Peut-être un de nous serait percé d’un trait aigu, d’une lance ou d’un glaive ; car ils sont braves à ne pas reculer, eussent-ils même un dieu pour adversaire. Divertissons-nous, tous tant que nous sommes, à contempler la lutte des hauteurs du ciel[2]. »

Je n’ai pas besoin de démontrer que la Batrachomyomachie figure à tort parmi les œuvres d’Homère, et que ce n’est pas le poëte de l’Iliade qui s’est parodié lui-même. Une tradition assez vraisemblable en attribue la composition à Pigrès, frère de la première Artémise, reine d’Halicarnasse en Carie, celle qui seconda si vaillamment Xerxès dans son expédition contre la Grèce.



  1. Batrachomyomachie, vers 110 et suivants.
  2. Batrachomyomachie, vers 178 et suivants.