Histoire de la littérature française sous la restauration 1814-1830/Lutte des deux écoles constatée dans l’histoire d’un journal

II.

Lutte des deux écoles constatée dans l’histoire d’un journal.


On peut saisir d’une manière assez claire les alternatives de cette lutte, dans les destinées d’un journal qui eut le privilége, bien rare à cette époque, de parler quand tout le monde se taisait, et qui continua, dans une certaine mesure et avec des précautions commandées par les circonstances, le mouvement de la réaction intellectuelle dont Chateaubriand, Bonald et de Maistre avaient donné le signal. Il s’agit du Journal des Débats. C’est là qu’il faut chercher, à l’aide des documents intimes, publiés dans ces dernières années, les traces de la lutte incessante que nous avons signalée et qui, pour être moins éclatante, n’en continuait pas moins.

Jamais fortune de journal ne fut plus grande ; mais jamais aussi circonstances plus favorables ne se présentèrent et ne furent mieux mises à profit, par un concours d’écrivains aussi heureusement associés à une œuvre commune. Un des esprits les plus ingénieux de ce petit bataillon intellectuel qui fit de la critique une puissance, M. de Féletz, a exposé d’une manière trop fidèle[1] la nouveauté de cette situation, pour qu’on essaye de l’expliquer après lui. Voici ses paroles : « J’oserai dire qu’à aucune autre époque de notre littérature cette partie de l’art d’écrire, qui consiste à rappeler les règles du goût, à en invoquer l’application, à en observer les infractions et à s’en plaindre, à réprimer autant qu’il lui est possible le désordre des idées et les irrégularités du style, et qui, s’élevant même à de plus hautes considérations et saisissant le lien qui unit souvent les vérités littéraires aux vérités morales et à toutes les idées d’ordre, de raison et de convenance, agrandit sa sphère, donne à ses observations et plus d’étendue et plus d’importance, n’a jamais exercé une plus heureuse influence et un plus utile empire qu’au commencement du siècle que nous parcourons. À cette époque, toutes les fausses doctrines en philosophie, en morale, en politique, en littérature, longtemps proclamées, régnaient audacieusement sur les esprits ignorants ou subjugués. Le vrai seul dans tous les genres n’avait plus ou presque plus d’interprètes ni de défenseurs, et la vérité eut alors un attrait qu’elle n’a pas toujours, celui de la nouveauté ; ce fut un grand avantage pour la critique, et elle en profita. Parlant à une génération nouvelle qui, pendant la tourmente révolutionnaire, n’avait rien appris ou avait tout oublié, elle put tout lui dire, chargée pour ainsi dire de lui tout apprendre : tantôt répéter, tantôt réfuter ce qui avait été dit, juger ce qui avait été jugé, rétablir toutes les doctrines, revenir sur tous les anciens écrivains et sur toutes les littératures, et mêler à ces questions pleines d’intérêt des discussions plus graves encore. C’est ainsi qu’elle devint, plus que dans tous les autres temps, un cours de principes littéraires, philosophiques, moraux et religieux, appliqué à une foule d’écrits anciens, modernes, contemporains, français et étrangers. C’est une chose incontestable qu’à cette époque véritablement neuve et peut-être unique dans les annales de la critique, elle excita une attention que jusque-là elle n’avait point obtenue, du moins au même degré. Fatigués des mauvaises doctrines, éclairés par leurs tristes résultats, les esprits accueillirent avec intérêt celles qui les ramenaient aux lois immuables de l’ordre et du goût. Accablés par le despotisme, leur ardeur se porta vers les lettres, qui devinrent autant et plus qu’à toute autre époque une occupation générale et un attrait universel. On crut voir d’ailleurs dans les principes philosophiques et politiques de quelques-uns de ceux qui obtinrent le plus de célébrité dans ce genre, et dans leur respect et leur attachement pour les beaux siècles de notre littérature, étroitement liés avec les beaux siècles de notre monarchie, une sorte d’opposition à la tyrannie, et on leur en sut gré. Ainsi donc, par une sorte de réciprocité, les journaux excitèrent l’attention du public, et l’attention du public excita l’émulation des critiques quand ils s’aperçurent qu’ils étaient beaucoup plus lus, ils firent plus d’efforts pour n’être pas trop indignes de l’être. Je n’ai pas cru, Messieurs, que la petite part que j’ai eue à tout cela pût m’empêcher de vous en parler avec franchise. »

C’est l’époque où Geoffroy commence dans le feuilleton du Journal des Débats, contre Voltaire en particulier et le philosophisme en général, cette guerre implacable qui ne déplaisait pas à l’empereur, mais qui, par sa forme, déplaisait à Fontanes, ce délicat appréciateur des convenances, dont les mœurs élégantes et polies ne pouvaient se faire aux brutalités de style de Geoffroy, donnant sans cesse des férules à Voltaire. Le feuilletoniste, qui avait bien souvent raison dans le fond, mais qui se donnait presque aussi souvent tort par la forme, car le respect d’autrui fait partie du respect de soi-même, n’avait garde d’omettre, à l’intention du vainqueur d’Iéna, quand il parlait de Voltaire, le billet dans lequel ce philosophe courtisan disait au roi de Prusse : « Toutes les fois que j’écris a Votre Majesté, je tremble comme nos régiments à Rosbach. » Le lendemain il citait cette autre phrase : « Il me fallait le roi de Prusse pour maître et le peuple anglais pour concitoyen. » Puis venaient ces paroles étranges, à l’occasion d’un procès intenté en France à un officier du grand Frédéric, paroles dans lesquelles le philosophe cosmopolite traitait bien durement les Welches, c’est-à-dire les Français, qui avaient la faiblesse de lui décerner des ovations : « L’uniforme prussien ne doit servir qu’à faire mettre à genoux les Welches. » Enfin, pour tout couronner, Geoffroy, homme de beaucoup de lecture et de mémoire, apportait les témoignages des historiens contemporains de l’événement, afin de prouver que l’infériorité de nos armes, pendant la guerre de Sept ans, provint surtout du découragement répandu dans l’armée par l’espèce de fanatisme des officiers pour le roi de Prusse, fanatisme si grand qu’ils ne voulaient pas même admettre la possibilité de vaincre les soldats du grand Frédéric. C’est entre la censure des adulations antinationales de Voltaire et l’éloge perpétuel du génie de l’empereur que le feuilleton de Geoffroy, se gardant ainsi militairement, marchait à l’assaut des renommées du dix-huitième siècle et de la politique révolutionnaire, et développait cet aphorisme de Fiévée, un peu plus tard appelé à être le rédacteur en chef du Journal des Débats : « Quand je dis philosophie du dix-huitième siècle, j’entends tout ce qui est faux en législation, en morale et en politique. »

Deux autres plumes plus finement taillées, deux esprits de provenance royaliste, M. de Féletz et M. Hoffmann, apportaient aux mêmes idées l’appui d’un remarquable talent de polémique, et d’un savoir rendu plus piquant par les grâces du savoir-vivre, de sorte que l’influence du feuilleton du Journal des Débats grandissait tous les jours. M. de Féletz, ceux qui ont connu son caractère aimable et enjoué auraient difficilement deviné cette particularité de sa carrière, avait préludé à sa vocation de journaliste par le martyre. Élevé pour le sacerdoce avant la révolution, maître de conférences à l’ancien collège de Sainte-Barbe, il avait pensé en chrétien convaincu, qui ne croit pas que le péril puisse dégager, et en bon gentilhomme qui y voit un engagement de plus, qu’il devait suivre, après comme avant la révolution, la carrière ecclésiastique à laquelle il était destiné. Il reçut donc les ordres, en 1792, des mains d’un évêque insermenté, dans une chambre ; car il fallait se cacher dès lors pour obéir à Dieu, et le refus du serment civil le conduisit plus tard sur un de ces pontons de Rochefort, enfers de mains d’hommes, où ceux qui ne mouraient pas étaient les plus malheureux. Il ne mourut point, et cet esprit délicat, qui joignait à la politesse d’un homme de bonne compagnie un savoir solide, un sens juste, un tour d’intelligence vif et prompt, et cette facilité de pensée et de style qui fait le journaliste, devint, en 1801, un des écrivains les plus utiles et les plus ingénieux du Journal des Débats. Pour les principes littéraires, il était à peu près d’accord avec Geoffroy ; il blâmait le dix-huitième siècle, attaquait sa philosophie, mais sans violence contre les personnes, sans brutalité surtout dans son style. Le style, c’est l’homme : or, M. de Féletz, qui sortait d’une des meilleures familles du Périgord, avait un style qui se sentait de son origine. Il y avait encore un autre point sur lequel M. de Féletz différait essentiellement de Geoffroy : il était royaliste de conviction et de sentiment, et il fut toujours impossible d’obtenir de lui aucun éloge du pouvoir existant. Il profitait du droit qu’on lui laissait d’attaquer les doctrines du dix-huitième siècle, les mauvaises pensées et les mauvaises actions de la révolution ; mais il se montrait résolu à ne point l’acheter par le moindre grain d’encens brûlé sur l’autel de la fortune napoléonienne. Il était sourd aux insinuations, rebelle aux invitations directes.

C’est ainsi qu’il répondit à un ami tout-puissant alors, qui le pressait de se rallier à l’empire, héritier à la fois du royalisme comme de la liberté, et lui demandait de ne pas être plus difficile que ne l’avaient été M. de Chateaubriand, au commencement du siècle, et M. de Bonald un peu plus tard : « Je voudrais bien ne pas l’être, mais cela m’est impossible. J’ai trop d’honneur pour être acheté, et je n’ai pas assez d’imagination ou de métaphysique en tête, pour être innocemment séduit à force de gloire et de batailles gagnées[2]. » M. Villemain, à qui nous empruntons cette anecdote, résume ainsi la part de M. de Féletz dans la collaboration du journal : « Pendant douze ans, il écrivit avec succès sous l’empire, sans jamais abandonner une conviction ni une amitié, et sans louer jamais l’empereur. »

C’est ainsi que le Journal des Débats, faisant passer, à l’aide des complaisances de Geoffroy, les rigueurs de M. de Féletz, put, pendant un certain temps, continuer le mouvement littéraire et philosophique que Chateaubriand, Bonald et de Maistre avaient commencé au début du siècle ; louer la gloire disgraciée de Delille, le génie rebelle de Chateaubriand ; envelopper la question politique dans la question littéraire, le culte de Louis XIV dans celui de Racine ; rendre justice au gouvernement du passé, sous prétexte d’histoire ; rappeler parfois les principes du droit et de la justice, sous prétexte de philosophie, et poursuivre le parti révolutionnaire sous les traits de l’école de Voltaire.

De son côté, le philosophisme, qui avait aussi accès dans la presse, et qui remplissait les corps savants et l’administration, cherchait à rendre coup pour coup, et à irriter l’empereur contre le Journal des Débats. Il accusait l’école religieuse et sociale à laquelle ses écrivains appartenaient d’être royaliste, et le reproche, pour plusieurs du moins, n’était pas immérité. Mais comme la haine exagère toujours, il ne perdait aucune occasion de signaler à l’empereur la conspiration latente des royalistes, marchant vers une restauration à l’ombre des épigrammes de Geoffroy ; et on alla un jour jusqu’à prendre à partie Geoffroy lui-même, qui n’avait jamais conspiré que contre les solécismes, et à l’accuser, lui paisible en politique comme un commentateur, et timide comme un érudit, d’avoir trempé dans la conspiration du terrible et audacieux Georges Cadoudal.

La position de l’empereur entre les deux écoles finit par devenir embarrassante. D’un côté, on lui disait, en lui montrant les écrivains du philosophisme : « Prenez garde ! ces hommes-là sont des destructeurs ; ils démolissent, à mesure qu’il s’élève, l’édifice que vous construisez, et vous devez les repousser, ne fût-ce qu’en qualité d’architecte. » On lui criait de l’autre : « Prenez garde ! ces hommes-là veulent vous faire bâtir un édifice dont ils vous demanderont les clefs pour un autre, dès qu’il sera construit ; si vous les écoutez, vous travaillerez à vous rendre inutile. Il arrivera un jour où l’ordre sera si bien rétabli, qu’il ne restera plus d’autre désordre que vous en France, et alors on priera l’ouvrier de se retirer, comme il convient de le faire, après l’achèvement de la maison, pour que le propriétaire vienne l’habiter. »

Il y avait de la vérité dans ces remontrances contradictoires, et l’empereur se trouva plus d’une fois dans une assez grande perplexité d’esprit. Il aimait les idées d’ordre, les principes de stabilité, les doctrines de pouvoir, et c’étaient autant de liens qui le rattachaient à l’école religieuse et sociale ; mais il ne pouvait complétement oublier son origine, pour ne se rappeler que son but. Il devait lui-même exprimer un peu plus tard le regret de ne pas être son petit-fils ; mais il ne dépendait pas de lui de le devenir. Il était donc continuellement entre ces deux écueils : faire trop pour les idées religieuses et sociales, ou trop peu ; c’est-à-dire craindre la monarchie, jusqu’à tomber dans les idées révolutionnaires, ou reculer devant les idées révolutionnaires, jusqu’à se trouver précipité dans le principe monarchique. Ce n’était point là seulement une difficulté de conduite, c’était un vice de situation.

Il existe un document à la fois historique, philosophique et littéraire de cette époque, où l’on peut suivre, avec une remarquable exactitude, les phases de cette espèce de duel du parti philosophique et révolutionnaire contre le parti religieux et social, autour de l’empereur : c’est un journal, non pas alors public, mais secret, écrit par un seul homme pour un abonné solitaire ; nous voulons parler de la correspondance adressée à l’empereur par M. Fiévée[3]. Napoléon, en effet, cet intelligent égoïste, qui avait détruit le journal politique pour le public, l’avait rétabli pour son usage personnel. Il avait trouvé un homme d’esprit assez confiant en lui-même pour oser penser avant l’empereur, assez peu modeste pour préférer toujours son opinion à l’opinion impériale et assez hardi pour la dire, et il autorisa cet homme à traiter, dans sa correspondance, le souverain, comme un journal honnête et franc traite ordinairement le public, en lui disant la vérité toute nue, sauf à traiter le public dans le Journal des Débats qu’il lui confia plus tard pour un moment, comme on traite ordinairement le souverain, plus souvent trompé qu’éclairé et endormi qu’averti. On voit, dans cette correspondance qui lève tous les voiles, les efforts prodigieux que fit l’école philosophique et révolutionnaire pour enlever à l’école religieuse et sociale l’appui de l’empereur, et le puissant instrument de publicité qu’elle possédait dans le Journal des Débats. On voit en même temps la vive résistance opposée aux efforts du parti philosophique, et le désir de l’empereur de maintenir en équilibre la balance que ses soupçons, sans cesse entretenus et irrités par des dénonciations nouvelles, semblent toujours au moment de faire pencher contre le journal dont son correspondant, M. Fiévée, lui représente cependant les tendances littéraires et philosophiques comme essentiellement propres à favoriser l’affermissement du pouvoir de l’empereur. C’est pour répondre à une note conçue dans ce sens, que l’empereur adressa à M. Fiévée une note impériale, qui montre, au lieu de la raconter, comme nous l’avons fait jusqu’ici, la situation générale de la littérature sous l’empire, et celle de la presse périodique en particulier[4].

Cette note, pleine de renseignements et de révélations, est un de ces flambeaux qui illuminent tout à coup la situation d’une époque. On voit à la fois les idées de l’empereur sur la presse, les limites imposées à la presse sous l’empire, les désirs de Napoléon, contradictoires comme sa position, les défiances dont l’école religieuse et sociale était l’objet, les conditions auxquelles on obtenait la parole, les raisons qui la faisaient perdre. Tout est remarquable dans ce document, qui fait apparaître la physionomie de l’époque. La

forme ne mérite pas moins l’attention que le fond. La forme, avec son style d’abord indéterminé, son langage indirect, voile d’un moment jeté sur le moi du maître, qui bientôt, las de cette dissimulation, s’élance impérieux et menaçant ; le fond, c’est la théorie sur la presse qui, même en matière de nouvelles, n’a le droit de savoir et de dire que celles qui sont favorables au gouvernement. Quant aux autres, elle doit les taire, d’abord parce qu’elles ne sont pas connues, plus tard parce qu’elles sont trop connues ; de sorte que la presse, dont le métier est de parler, avait un devoir bien nouveau pour elle, celui de garder le silence. L’empereur qui convient, au commencement de la note, que le bavardage des journaux peut être utile, leur demande, à la fin, de la discrétion. Le maître voudrait, on le voit, réunir à son profit les avantages des deux régimes, celui de la liberté politique et du pouvoir absolu. L’idéal de la presse, à ses yeux, c’eût été une indiscrétion disciplinée et un bavardage obéissant.

On découvre clairement, en lisant cette note, que le correspondant de l’empereur devait lutter en vain pour maintenir aux opinions religieuses et sociales la direction d’un puissant instrument de publicité. Tout ce qu’il put faire, ce fut d’obtenir un sursis. Pourtant, il n’omit rien, il ne ménagea rien pour fléchir le maître. N’osa-t-il pas répondre un jour à l’empereur qui, en parlant de ses préventions contre le Journal des Débats, avait dit qu’il ne revenait point de préventions une fois conçues : « Sire, quand on est né sur le trône, on n’a point de préventions conçues, mais des préventions reçues, car on ne connaît pas même ceux contre lesquels on les nourrit. » — « Né sur le trône passa à merveille », continue M. Fiévée, sans se douter qu’en trahissant l’excès jusqu’où l’enivrement du maître était monté, il trahit en même temps l’excès jusqu’où la complaisance était descendue chez ceux qui abusaient tellement de la parole humaine, que leurs adulations prenaient un air d’ironie. Mais les phrases ne changent rien aux faits, et la situation que nous avons essayé de décrire était plus forte que toutes les protestations, plus forte que l’empereur lui-même, plus forte que les preuves de bon vouloir que donna le Journal des Débats échangeant son titre contre celui de Journal de l’Empire, et M. Fiévée en en prenant la direction. L’empereur lutta encore ; il patienta, espérant que les choses s’arrangeraient, et que les inconvénients de l’ombre de liberté qu’il laissait au Journal de l’Empire seraient moindres que les avantages qu’en retirait son gouvernement. Puis les dénonciations recommencèrent, les agressions revinrent. Le parti philosophique et révolutionnaire, Fouché, qui était alors ministre de la police, en tête, poursuivait implacablement un journal dans lequel on voyait à la fois un ennemi et une riche proie. À toute occasion, la guerre qui était dans les sentiments et dans les idées, éclatait. Tantôt c’est une proclamation après la bataille d’Austerlitz, écrite dans ce style un peu trop ossianique qu’affectionnait l’empereur, et que le Journal de l’Empire a publiée d’après un journal allemand, sans attendre l’édition modifiée et rectifiée, ce qui donne à Fouché l’occasion d’accuser le correspondant du journal d’être un intrigant vendu aux Anglais, accusation banale dirigée contre tous ceux qu’on voulait perdre. Tantôt c’est une polémique sur la réception du cardinal Maury à l’Académie française, qui devient l’occasion d’une nouvelle escarmouche entre le parti philosophique et révolutionnaire et le parti religieux et social. À l’Institut, le premier de ces deux partis était en force : il eut un moment la prétention d’exiger que le cardinal se présentât avec l’uniforme de l’Institut et l’épée au côté, ce qui eût été une dérision jetée sur son caractère, et il se rabattit ensuite à la résolution de lui refuser la qualification honorifique attachée à sa dignité dans l’Église, ce qui amena cette vive réponse du cardinal au citoyen Chénier, dont l’opposition était la plus violente : « Pourquoi ne me dirait-on point, Monseigneur ? je vous dis bien, Monsieur. » Puis, dans une autre circonstance, Fouché profère publiquement la menace de faire arrêter M. Fiévée, directeur du Journal de l’Empire, ce qui provoque, de la part de celui-ci, une lettre adressée à l’empereur, et dans laquelle il raconte que plus de trente personnes sont venues chez lui pour lui demander les motifs de son arrestation, et que plusieurs n’étaient pas sans crainte de se compromettre par cette marque d’intérêt ou de curiosité[5].

Enfin le parti philosophique, si souvent battu, songea à prendre sa revanche à l’Institut, où il était sur son terrain, et M. Suard se chargea de dénoncer, en séance académique, les rédacteurs du Journal de l’Empire comme partisans des Bourbons et travaillant à leur retour. Ce fut le sujet d’une nouvelle lettre de M. Fiévée à l’empereur[6].

Il fallait que cette lutte eût un terme, et, dans une des nombreuses conversations que l’empereur eut avec M. Fiévée, il avait fait pressentir le terme qu’elle aurait. « Vous avez le dessein, lui avait-il dit, de m’entraîner dans une autre monarchie que celle que je veux former. » Au fond, les appréhensions qu’éprouvaient Fouché et le parti philosophique, dès le premier pas que l’on faisait sur le terrain de la religion et de l’autorité, finissaient par gagner Napoléon lui-même quand on allait trop avant, car il y avait de la révolution dans son pouvoir et dans sa personne. Il était son dernier-né et son plus glorieux rejeton ; mais la filiation n’en était pas moins réelle, et, quelque absolue que parût sa puissance, il y avait entre le parti philosophique et révolutionnaire et lui des liens qui ne pouvaient être rompus. C’est là ce qui explique la résolution qu’il prit à la fin. M. Étienne, qui appartenait par ses tendances à l’école philosophique, et par son dévouement à l’empereur, fut, vers le milieu de l’année 1807, substitué à M. Fiévée dans la direction du Journal de l’Empire, qui conserva pour rédacteurs, dans sa partie littéraire, Geoffroy, Féletz, Dussault et Hoffmann. Après avoir tenté d’opposer l’une à l’autre les deux écoles dans des journaux différents, l’empereur leur donnait à la fois la parole dans le même journal, car M. Tissot suivit de près M. Étienne. Ce n’était pas une conciliation, ce n’était pas une fusion ; c’était un amalgame. Au lieu d’être un camp, le Journal de l’Empire devenait un champ de bataille. La contradiction qui existait dans la situation de l’empereur passait dans celle du journal, sorte de Babel bâtie sur les plans les plus divers, et où brillait dans tout son éclat la confusion des langues. Après tout, cet acte de puissance était, de la part de l’empereur, un aveu d’impuissance. Il n’avait pu ni concilier le débat des idées ni le juger ; il le continuait, sans prévoir qu’à la fin il ne serait plus ni assez révolutionnaire pour la révolution, ni assez monarchique pour la monarchie : de sorte que, dès que son omnipotence, passagère comme tout ce qui est excessif, viendrait à diminuer, il périrait sous l’action, sinon combinée, au moins simultanée des deux forces dont il s’était servi en les neutralisant l’une par l’autre.


  1. Discours de réception à l’Académie française.
  2. De M. de Féletz et de quelques salons de son temps, par M. Villemain ; Revue contemporaine, tome II, page 182.
  3. Cette correspondance a été publiée, après la révolution de 1830, par M. Fiévée lui-même.
  4. Voici quelle était la teneur de cette note :

    « M. de Lavalette verra M. Fiévée, et lui dira qu’en lisant le Journal des Débats avec plus d’attention que les autres, parce qu’il y a dix fois plus d’abonnés, on y remarque des articles dirigés dans un esprit tout favorable aux Bourbons, et constamment dans une grande indifférence sur les choses avantageuses à l’État ; que l’on a voulu réprimer ce qu’il y a de trop malveillant dans ce journal ; que le système est d’attendre beaucoup du temps ; qu’il n’est pas suffisant qu’ils se bornent aujourd’hui à n’être pas contraires ; que l’on a droit d’exiger qu’ils soient entièrement dévoués à la dynastie régnante, et qu’ils ne tolèrent pas, mais combattent tout ce qui tendrait à donner de l’éclat ou à ramener des souvenirs favorables aux Bourbons ; que l’on est prévenu contre le Journal des Débats ; que cependant l’on n’a encore pris aucun parti que l’on est disposé à conserver les Débats si l’on me présente, pour mettre à la tête de ce journal, des hommes en qui je puisse avoir confiance, et pour rédacteurs des hommes sûrs, qui soient prévenus contre les manœuvres des Anglais, et qui n’accréditent aucun des bruits qu’ils font répandre.

    « Un censeur a été donné au Journal des Débats par forme de punition ; le feuilleton de Geoffroy a été soustrait à la censure, ainsi que la partie littéraire ; mais l’intention n’est point de le conserver, car alors il serait officiel, et il est vrai de dire que, si le bavardage des journaux a des inconvénients, il a aussi des avantages. La nouvelle relative au duc de Brunswick était certainement donnée avec malveillance, et l’on peut citer mille autres articles du Journal des Débats faits dans un mauvais esprit. Il n’y a pas d’autres moyens de donner de la valeur à la propriété du Journal des Débats que de le mettre entre les mains d’hommes d’esprit attachés au gouvernement. Toutes les fois qu’il parviendra une nouvelle défavorable au gouvernement, elle ne doit point être publiée, jusqu’à ce qu’on soit tellement sûr de la vérité, qu’on ne doive plus la dire, parce qu’elle est connue de tout le monde. Il n’y a pas d’autre moyen d’empêcher qu’un journal ne soit point arrêté. Le titre du Journal des Débats est aussi un inconvénient ; il rappelle des souvenirs de la révolution ; il faudrait lui donner celui de Journal de l’Empire ou tout autre analogue. Il faut que les propriétaires de ce journal présentent quatre rédacteurs sûrs, et des propositions pour acheter la rédaction de quelques autres journaux. »

  5. La lettre se termine ainsi : « Heureusement j’étais chez moi pour les rassurer et leur apprendre que les haines ministérielles ne sont rien sous un chef qui règne par lui-même, et seraient encore moins si le chef de l’État était faible : car alors que seraient les ministres ? Il est vrai que M. Fouché, qui a le malheur d’être nerveux, avait crié, m’a-t-on dit, qu’il me ferait arrêter ; et comme il y avait beaucoup de témoins, cela paraissait un engagement. En vérité, je ne sais ce qui tourmente ces gens-là ; je crois quelquefois que leur agitation est une punition de Dieu. »
  6. Voici cette lettre : « Nous avons il est vrai, disait-il, le tort d’attaquer, avec un succès toujours croissant, cette philosophie du dix-huitième siècle, mauvaise en morale, en littérature, autant qu’en politique ; et comme la réputation de M. Suard tient à cette philosophie, puisqu’il n’a fait aucun ouvrage qui puisse recommander sa mémoire, il ne peut nous pardonner notre irrévérence pour ses maîtres, irrévérence qui réduirait à rien les disciples comme lui. Mais aller jusqu’à une dénonciation politique faite en pleine séance d’Académie, appuyer avec un tel éclat les rapports secrets du ministre de la police, c’est une action d’autant plus lâche, qu’on a dû calculer d’avance que, le nom des Bourbons se trouvant mêlé dans cette attaque, il serait impossible de se défendre dans les journaux. »