Histoire de la littérature française sous la restauration 1814-1830/Chateaubriand

III.

Chateaubriand. — Le Génie du christianisme.


Le Génie du christianisme ne fut pas le livre d’un écrivain, ce fut le livre d’une situation. Il venait à son heure, et on pourrait le comparer au drapeau porté par un seul homme, soutenu par une armée. Pour avoir une idée du succès qui l’attendait, il faut donc, comme disent les mathématiciens, multiplier son mérite intrinsèque par son opportunité. Le dix-huitième siècle avait été un long effort pour détrôner le christianisme dans les cœurs et dans les esprits. Ce moqueur impitoyable avait renouvelé envers la religion le système de Julien l’Apostat ; il l’avait traitée comme un fanatisme ténébreux, coupable d’arrêter l’essor de la civilisation, et l’avait peinte comme une ennemie de l’intelligence humaine, afin que l’intelligence humaine la traitât en ennemie. L’attaque avait porté sur tous les points, et s’était étendue à toutes les branches des connaissances : l’histoire, la philosophie, les sciences, la politique, la législation, les arts, la littérature. De là le caractère antireligieux comme antimonarchique de la révolution française. Toutes les idées et tous les sentiments dont on avait ensemencé les esprits et les cœurs dans l’âge philosophique, devaient porter et avaient, en effet, porté leurs fruits dans l’âge politique. Aussi les derniers actes de la révolution avaient été empreints d’une double haine, haine de la royauté, haine de la religion ; et, dans le martyrologe de ce temps, les massacres de l’église des Carmes apparaissent en face de l’immolation du 21 janvier.

Après cette terrible expérience, un grand nombre d’esprits, désenchantés de ces utopies démenties par les faits, attendaient, dans un doute douloureux, cet aliment dont toutes les intelligences ont besoin, et qui leur manquait ; car si elles avaient cessé d’appartenir au philosophisme, elles n’appartenaient pas encore aux idées chrétiennes. C’est alors qu’en l’absence des prêtres dispersés, et qui rendaient témoignage, par les souffrances de leur exil, à cette religion à laquelle un grand nombre d’entre eux avaient rendu témoignage sur les échafauds révolutionnaires, un jeune laïque se présente pour faire au christianisme la première et la plus nécessaire des réparations. Le nom seul du livre en indiquait la portée : le Génie du christianisme. Il fallait, avant tout, réconcilier l’esprit français avec la religion chrétienne, lui réapprendre ses beautés intellectuelles et morales, et replanter la croix sur toutes les avenues de l’intelligence humaine où elle avait été abattue ; et ce fut là le but, ce fut là aussi l’œuvre du livre de M. de Chateaubriand.

L’auteur était dans des conditions admirables pour l’écrire. Appartenant par les traditions de sa famille au passé, à l’avenir par son esprit, homme nouveau issu des temps anciens, voyageur au nouveau monde, soldat, exilé, gentilhomme et novateur littéraire, un moment entraîné vers les idées philosophiques et politiques du dix-huitième siècle par le courant de l’époque, puis ramené au christianisme et à la monarchie par le souvenir d’une parole de sa mère mourante, et par l’expérience qui commençait pour lui à vingt-cinq ans, c’était un néophyte qui parlait du christianisme en poëte, en artiste, en philosophe, en littérateur, en politique, en homme du monde, comme il fallait en parler à des auditeurs encore si éloignés ; enfin, un de ces prédicateurs extérieurs qui annoncent la bonne nouvelle sur le parvis de l’église, et ramènent vers le sanctuaire les populations qui plus tard y entreront pour écouter des voix plus autorisées.

Un des hommes les plus spirituels de l’émigration, le chevalier de Panat, écrivait avec autant de grâce que de sens à l’auteur, après avoir entendu à Londres la lecture de plusieurs morceaux de son grand ouvrage : « Si les vérités de sentiment sont les premières dans l’ordre de la nature, personne n’aura prouvé mieux que vous celles de notre religion ; vous me retracez ces philosophes anciens qui donnaient leurs leçons la tête couronnée de fleurs et les mains remplies de doux parfums. »

Le plan seul de l’ouvrage de M. de Chateaubriand en indique la portée. Le Génie du christianisme se divise en quatre parties : la première traite des dogmes et de la doctrine ; la deuxième et la troisième, c’est le coeur de l’ouvrage, renferment la poétique du christianisme, ou les rapports de la religion avec la poésie, la littérature et les arts ; la quatrième contient le culte, c’est-à-dire tout ce qui concerne les institutions religieuses et les cérémonies de l’Église. De cette division, l’auteur tire trois genres de développements pour faire apprécier le génie véritable du christianisme, si méconnu dans les temps qui venaient de s’écouler. Il montre ce que le christianisme offre de touchant pour le cœur et de satisfaisant pour l’esprit dans ses mystères et dans ses dogmes ; ce que l’esprit lui doit de jouissances, ce que la société lui doit d’institutions utiles et de bienfaits.

Qu’on se représente ce cadre majestueux, rempli par un homme d’une intelligence supérieure, déjà éprouvé par tant de vicissitudes, et qui, avant trente ans, laissait derrière lui toute une odyssée voyageuse et une révolution ; rappelez-vous que cet homme était dans toute la verdeur d’un talent original, et que son imagination, dans toute sa richesse, prodiguait les couleurs qu’elle avait rassemblées sur cette palette intérieure que les grands écrivains portent en eux et qui s’enrichit de tous les spectacles qu’ils contemplent et de toutes les émotions qu’ils éprouvent ; puis ramenez votre pensée sur les dispositions intellectuelles et morales du public, sur le désenchantement qu’avait laissé dans les âmes l’essai qui venait d’être tenté, pour appliquer les doctrines du dix-huitième siècle, sur le vide profond des cœurs et des intelligences, et alors vous comprendrez l’effet que produisit l’apparition du Génie du christianisme.

C’était, plus qu’un livre, c’était une bataille intellectuelle qui se livrait. Aussi, les deux camps opposés étaient dans l’attente et l’anxiété. Pendant la composition de son grand ouvrage, M. de Chateaubriand avait souvent consulté M. de Fontanes, auquel il était uni par la triple communauté des sentiments, de l’amitié et de l’exil. Après 1796, en effet, M. de Fontanes, compris sur la liste de déportation par le directoire, et ne voulant pas compromettre plus longtemps ceux qui lui donnaient un asile en France, était allé en chercher un en Angleterre, et il avait retrouvé à Londres M. de Chateaubriand, alors émigré, et qu’il connaissait depuis 1790. Dans les longues promenades que les deux amis firent ensemble sur les bords de la Tamise, qu’ils suivaient jusqu’à Chelsea[1], ils conversaient sur les lettres, la politique et les arts ; puis le père de la littérature du dix-neuvième siècle récitait des fragments de René, d’Atala, des Natchez, au plus ingénieux des survivants de la littérature du dix-septième siècle, et M. de Fontanes, l’homme de la tradition, donnait des conseils dictés par le goût à ce jeune novateur dont il applaudissait l’audace avec une admiration mêlée d’un peu d’effroi. M. de Fontanes, qui connaissait depuis longtemps, on le voit, l’auteur et l’ouvrage, se chargea de préparer dans la presse périodique l’avénement du Génie du christianisme, que M. de Chateaubriand, arrivé en France au mois de mai 1800, avait soumis, par son conseil, à une entière retouche. Pour bien disposer l’opinion, on choisit dans l’ouvrage un épisode marqué d’un caractère de nouveauté qui devait frapper les esprits ; Atala, comme la Colombe biblique, se détacha gracieusement de l’arche pour aller effleurer de ses blanches ailes ce monde lui aussi récemment sorti d’un déluge, et où toutes les idées, tous les sentiments que le Génie du christianisme rapportait à la France, avaient hâte de s’élancer. D’autres extraits du Génie du christianisme parurent aussi dans le Mercure, auquel M. de Fontanes avait la principale part. L’effet fut grand, et La Harpe, qui tenait en ce moment la tête de la critique, envoya sur-le-champ chercher l’auteur : « Voici de la critique, s’écriait-il, voici de la littérature. Ah ! messieurs les philosophes, vous avez affaire à plus fort que vous ! Dans son enthousiasme d’homme de parti, le vieil athlète s’élevait au-dessus de sa propre poétique, et défendait contre Fontanes le merveilleux chrétien, condamné par Boileau. Les incorrections, les nouveautés, les hardiesses, il acceptait tout, parce qu’il sentait que le coup portait en pleine poitrine contre les philosophes. — « Bah ! bah ! disait-il, ces gens ne voient pas que cela tient à la nature de votre talent. Oh ! laissez-moi faire, je les ferai crier, je serre dur. »

Bientôt après, le Génie du christianisme parut et produisit une sensation profonde et universelle. Rien ne manqua à son succès, les éloges enthousiastes du parti religieux, les vives attaques du parti philosophique, enfin l’intérêt général. Il y avait dans cet ouvrage un caractère qui, avec les rares qualités de l’auteur, devait lui assurer un grand succès ; il enrôlait l’esprit moderne au service des idées chrétiennes. Il ouvrait à l’élément chrétien, qui a joué un si grand rôle dans la civilisation française, les portes de notre littérature, et lui attribuait une prépondérance qu’il n’avait pas eue à un si haut degré depuis le double mouvement de la renaissance et du protestantisme, et que le dix-huitième siècle lui avait complétement enlevée. Il diminuait en même temps l’influence de l’esprit antique, et rapprochait notre littérature de ses sources nationales, en étant au rationalisme, qui avait desséché l’inspiration, ce qu’il rendait au sentiment, et en rapprochant l’homme des beautés naïves de la nature, éclairées et vivifiées par les révélations surnaturelles de la foi catholique. Il y avait, dans cette nouvelle manière de considérer les choses, je ne sais quoi de rêveur, comme l’espoir, et en même temps de désenchanté, comme l’expérience, qui tenait aux sentiments religieux de l’auteur et aux renversements auxquels il venait d’assister. Les tristesses du temps qui fuit en dissipant les plus chères illusions de notre vie, comme des nuées un moment dorées par les rayons du soleil, se fondaient dans ce talent avec les immortelles espérances que la religion murmure à l’oreille de l’homme, dans le trajet rapide qui sépare son berceau de sa tombe. Cette imagination qui, dans une poétique enfance, s’était éveillée au fond du vieux château de Combourg, et au bord de la mer qui berce le rivage breton de sa plainte mélancolique, avait subi la double influence du spectacle d’un vieux monde qui tombait, et du monde nouveau qui lui avait offert ses fleuves immenses, ses forêts vierges aux profondeurs impénétrables, qui semblaient sortir des mains du Créateur, ses peuplades sauvages, sa jeune physionomie sur laquelle la main de l’homme n’avait pas encore imprimé de rides, de sorte qu’on retrouvait à chaque instant dans ses inspirations d’écrivain les harmonies mystérieuses qui naissent des contrastes, et les fraîches couleurs d’une aurore mêlée aux tons plus sévères du couchant.

L’école religieuse et politique, qui regardait la victoire du Génie du christianisme comme la sienne propre, salua son succès avec une joie enthousiaste. Le livre fut traduit dans toutes les langues de l’Europe ; mais en revanche la colère du parti qui continuait les traditions du dix-huitième siècle et celles de la révolution fut très-vive, et ses attaques furent d’autant plus passionnées, que le succès, comme on était obligé de le reconnaître, avait été prodigieux. Pour avoir une idée de la sensation que fit l’ouvrage de M. de Chateaubriand, il faut lire les rapports présentés plusieurs années plus tard[2] dans le sein de la Classe de la langue et de la littérature française à l’Institut, qui, sur l’invitation du ministre de l’intérieur, avait procédé à l’examen du Génie du christianisme. Depuis le mémoire de l’Académie française contre le Cid, on n’avait rien vu de pareil. Les opinions exprimées par MM. Regnault de Saint-Jean d’Angely, Morellet, Lacretelle, Lemercier, et auxquelles se rallia M. Arnault, respirent un sentiment de dépit facile à comprendre, après un échec aussi considérable pour leurs opinions. On trouve là des révélations précieuses sur l’état des esprits et sur la situation des choses. Un des rapporteurs, Morellet, n’osant pas attaquer en face les éloges donnés au catholicisme, suppose qu’ils ont été donnés à la philosophie ; et moyennant ce changement de noms, il attaque toute la donnée du livre de M. de Chateaubriand sur les grandeurs intellectuelles de la religion chrétienne, et sur les services pratiques qu’elle a rendus aux sociétés humaines. Un autre le dénonce comme ne contenant aucun éloge du maître « qui lui a permis la célébrité en attendant qu’il obtînt la gloire, » et lui reproche d’avoir manqué d’égards envers la convention, d’esprit de conciliation et de « délicatesse dans son langage, » en racontant que, dans les jours de la terreur « des religieuses ont été publiquement fouettées. » Il y a des gens qui auraient voulu qu’on découvrît des périphrases élégantes, pour dire que le cœur de la princesse de Lamballe avait été dévoré publiquement, auprès du Temple, par des anthropophages, et qui condamnaient ceux qui racontaient les crimes, au lieu de condamner ceux qui les avaient commis. M. Lemercier ne voit dans le Génie du christianisme « qu’une œuvre dépourvue de bon sens, qu’un composé hétérogène de traductions des principaux poëmes des Hébreux, enluminé avec des couleurs empruntées à Bernardin de Saint-Pierre, et qui a dû son succès à l’esprit de parti. L’abbé Sicard, égaré dans ce monde philosophique, rappelait avec autant d’esprit que d’à-propos à ces critiques malveillants la lettre de Balzac à Scudéry, à l’occasion du Cid de Corneille. « Toute la France entre en cause avec lui, de sorte que, quand vos arguments seraient invincibles, et que votre adversaire y acquiescerait, il aurait toujours de quoi se consoler glorieusement de la perte de son procès, et vous dire que c’est quelque chose de plus d’avoir satisfait tout un royaume, que d’avoir fait une pièce régulière. Vous dites, monsieur, qu’il a ébloui les yeux du monde, et vous l’accusez de charme et d’enchantement ; je connais beaucoup de gens qui feraient vanité d’une telle accusation. » Lemercier lui-même parut, à la fin des conférences de l’Institut, frappé de la crainte de voir la prédiction de l’abbé Sicard se réaliser, et, après avoir exprimé une opinion fort hostile au Génie du christianisme, il termine en disant : « Je conclus à ce que vous hâtiez le résumé de vos avis, de peur que les procès-verbaux des séances de notre classe ne s’imprègnent, aux yeux de l’avenir, d’une petite teinte de ridicule, si nous prolongeons nos discussions sur l’examen du livre qu’on nous fait juger. Vous savez que la dignité d’une compagnie de lettrés l’oblige à quelques soins pour sa propre mémoire[3]. »

On voit par ces débats la situation vraie de la littérature française, au commencement de ce siècle, les influences rivales qui se heurtaient, les deux esprits qui se trouvaient en présence. Le rationalisme philosophique du dix-huitième siècle, et l’esprit chrétien renaissant en France après une longue éclipse, se rencontraient au sortir de la crise révolutionnaire. Le combat intellectuel qui semblait fini recommençait, et les chances en paraissaient changées non que l’on dût arriver de sitôt à la fin de la lutte : l’histoire de l’humanité finira en même temps que celle de ce long duel de l’esprit de libre examen poussé jusqu’à l’abus, contre les lois essentielles qui régissent la société spirituelle comme la société politique. Mais il y a des alternatives dans cette lutte et, quand les sociétés se sont senties entraînées sur la pente de l’abîme par des doctrines qui aboutissent à la négation absolue, elles se rejettent en arrière avec l’horreur désespérée du suicidé qui a senti les affres de la mort, et qui recule vers la vie de toute l’épouvante que l’auteur de notre être nous a inspirée de la mort quand il a dit au premier homme pour le punir : « Tu mourras de mort. » Or, on était dans un de ces moments de réaction salutaire, quand le Génie du christianisme parut, et ce livre, qui était l’expression du mouvement qui s’opérait dans les idées, leur imprimait en même temps une impulsion nouvelle.


  1. Essai sur la littérature anglaise, par Chateaubriand.
  2. En 1811.
  3. Rapports et opinions sur le Génie du christianisme, par ordre de la Classe de la langue et de la littérature française.