Histoire de la littérature française (Lanson)/Sixième partie/Livre 4/Chapitre 1

Librairie Hachette (p. 1105-1133).
Sixième partie. Livre 4.

CHAPITRE UNIQUE

LA LITTÉRATURE EN FORMATION[1]

1. État général du milieu littéraire et social. Fin du naturalisme. Influences étrangères. Malaise moral et tendances sociales. — 2. Les genres et les œuvres : la critique. M. Brunetière et la doctrine de l’évolution. MM. Faguet et Lemaître. F. Sarcey. La crise de la critique. — 3. Le roman. Renouvellement de MM. Zola et France. MM. Barrès, Rod, Margueritte, Marcel Prévost, Paul Adam. Renaissance du roman historique. Vogue du roman social. — 4. Le théâtre. M. Becque. Échec du théâtre naturaliste. Le Théâtre-Libre. MM. du Curel, de Portoriche, Brieux, Donnay, Hervieu. MM. Lemaître et Rostand — 5. Poésie. M. de Heredia. Le mouvement symboliste et sa signification. Mallarmé et Verlaine. M. Henri de Régnier. MM. Moréas, Rodenbach, Verhæren, etc.

Notre étude doit demeurer sans conclusion : les faits sont trop près de nous et nous ignorons trop ce qui sera demain pour qu’il nous soit permis d’arrêter en quelque sorte le compte de la littérature à l’année 1900. Nous ne saurons la valeur de ce qui est que par ce qui sera, et en viendra : et il serait bien imprudent de porter un pronostic précis sur ce que le vingtième siècle réalisera.

Mais sans prétendre juger les œuvres d’aujourd’hui ou d’hier comme fixes ou complètes, nous pouvons nous en figurer assez nettement le caractère et la direction : d’autant, que, par une heureuse rencontre, nous sommes évidemment placés à un point de partage, ou, si l’on veut, à un tournant de la littérature. Nous sentons bien que quelque chose vient de finir, et nous commençons à entrevoir plus distinctement ce qui commence.


1. ÉTAT GÉNÉRAL DU MILIEU LITTÉRAIRE ET SOCIAL.


Le fait capital, en littérature, est ce qu’on a appelé la banqueroute du naturalisme. L’école de M. Zola, qui regardait plus ses théories que ses œuvres, s’est perdue dans l’insignifiance et dans la grossièreté. Tout caractère d’art et toute poésie ont disparu des productions de ses disciples. Un moment est venu où les meilleurs parmi les jeunes naturalistes ont senti le besoin de s’affranchir : ils ont pris le premier prétexte de lâcher le maître[2]. Si le naturalisme n’existe plus, rien ne le remplace encore. Chacun va de son côté, innove, imite, selon son tempérament intime ou son affection actuelle. Des symptômes de religiosité apparaissent, une certaine soif de mystère, d’incompréhensible. Les uns vont se satisfaire aux confins de la science, dans les phénomènes anormaux, d’apparence irrationnelle, insuffisamment expliqués ou établis : hallucination, hypnotisme, maladies de la personnalité, télépathie, etc. D’autres exploitent — avec quelle sincérité ? — les sciences occultes, astrologie, magie. D’autres prennent pour thèmes les phénomènes psychologiques du mysticisme et de l’extase religieuse. Par réaction contre le naturalisme, on a fui les réalités finies, les idées définies ; le symbolisme, qui en poésie a succédé à l’art Parnassien, a semblé un moment vouloir étendre sa domination sur toute la littérature ; mais voici que déjà la fièvre symboliste semble se calmer, et la mode se retirer de ce mouvement.

À cette dissolution du naturalisme et a l’absence d’une doctrine dirigeante, se lie cet autre fait que l’on est allé chercher au dehors des formules et des modèles d’art. Depuis 1880 la littérature française a reçu de l’étranger certainement plus qu’elle ne lui a donné. Toutes les littératures européennes ont versé dans lu nôtre leurs œuvres et leurs influences. L’Angleterre nous a donné d’abord sa George Eliot[3], puis la Russie son Dostoïevski[4] et son Tolstoï[5] : et sont venus les Scandinaves avec leur Ibsen[6], et leur Bjœrnson[7]. L’Allemagne nous a envoyé le romancier Sudermann[8] et le dramaturge Hauptmann[9], sans parler de son apocalyptique Nietzsche[10] ; l’Italie, d’Annunzio[11] et Fogazzaro[12]. Nous nous sommes même avisés qu’une renaissance du roman s’opérait dans la léthargique Espagne, et les noms de Pereda, de Perez Galdos, de Pardo Bazan[13], de Blasco Ibanez, ne nous sont pas inconnus. Puis une incarnation de l’âme anglaise, combien différente de celle que nous offrait George Eliot, s’est manifestée à nous par le romancier impérialiste, Rudyard Kipling[14], et du côté de la Russie, derrière le vieux Tolstoï, s’est levé le jeune Gorki[15], pendant qu’une vogue inouïe, pour des raisons diverses et d’inégale valeur, répandait en France et dans le monde entier les romans du Polonais Sienkievicz[16].

Tous ces écrivains étaient si différents, tant par le caractère individuel que par le tempérament national, qu’ils ne pouvaient concourir à établir en France une doctrine d’art ou favoriser la domination d’une école. Ils ne s’accordaient guère que sur un point : ils portaient le coup de grâce au naturalisme français. Il y avait parmi eux d’assez puissants naturalistes pour nous affermir dans le respect du principe essentiel, excellent, de l’observation exacte et de l’expression intense de la nature, dans le goût de la vérité objective de imitation. Mais leur naturalisme était psychologie, poésie, pitié. Ils montraient de l’âme dans les choses, et leur âme en sympathie parfaite avec les choses. Dans les rouages du mécanisme social, et dans les phénomènes de la physiologie, ils voyaient et faisaient voir des créatures humaines : et même impure, même dégradée, même mesquine, ils nous faisaient aimer la vie ; ils nous faisaient respecter la souffrance, même méritée et avilissante. Un souffle de charité évangélique, de solidarité humaine passait sur nous, et achevait de fondre la dureté de notre naturalisme.

Même Ibsen — chez nous — travaille en ce sens. Il a rappelé notre théâtre, qui se perdait dans l’insignifiance dégoûtante ou féroce, dans la « rosserie » plate ou grimaçante, il l’a rappelé au souci des idées, à l’expression de la lutte des volontés affirmant leurs diverses conceptions de la vie ou du bien. Il a représenté l’individu travaillant à se délivrer des servitudes intérieures de l’hérédité ou de l’éducation, ou de l’oppression extérieure de la société et de l’opinion. Son symbolisme, dans ses meilleures œuvres, se traduit en formes vivantes d’action et de sentiment. Bjœrnstierne Bjœrnson et Hauptmann, si éloignés d’Ibsen par la philosophie de leurs œuvres, ont par leur forme renforcé son influence : ils ont fait la guerre au vaudeville, à l’intrigue bien faite, aux « joujoux » dramatiques de Scribe et de M. Sardou. Ce qui importait pour notre théâtre, c’était seulement que l’on montrât comment la forme dramatique pouvait, devait exprimer de la pensée et de la vie, quelle que fût d’ailleurs la nature de cette pensée et de cette vie.

M. Jules Lemaître a reproché à tous ces étrangers de nous avoir rapporté ce que nous avions trouvé il y a cinquante ou soixante ans, ce que nos romantiques, Victor Hugo, George Sand, nous avaient donné. Il y a du vrai dans ce reproche : mais les étrangers après tout ne nous le rapportaient que parce que nous l’avions laissé perdre. D’autres ont craint que le génie national ne s’altérât sous ces influences exotiques : crainte puérile. Ces influences sont trop incohérentes, trop peu convergentes pour être oppressives ; et d’ailleurs, comme toujours, nous ne prenons au dehors que ce qui répond au besoin de nos consciences et de nos pensées, quand notre littérature nationale, figée momentanément dans des formules surannées, ne correspond plus à l’état présent de nos âmes. Ce qui en nous est proprement français est inaltérable comme incommunicable : et il serait absurde de croire que pour un peuple, ou pour un individu, l’ignorance et l’infatuation soient des préservatifs de l’originalité.

Il est aisé de voir qu’à chaque moment nous demandons ou chérissons chez les étrangers l’art et les doctrines qui flattent notre prédisposition intérieure. Eliot et Tolstoï nous ont servi à manifester certaines tendances évangéliques qui nous travaillaient, une égale aversion pour les dogmatismes étroits et intolérants des Églises constituées et pour la sécheresse brutale des négations matérialistes et de l’égoïsme individualiste. Tolstoï et Hauptmann et Bjœrnson ont donné une nourriture aux esprits avides de fraternité et de justice sociale, pendant qu’Ibsen venait au secours des défenseurs du droit individuel de la conscience, et maintenait l’indépendance de la personne humaine contre toutes les contraintes sociales, même les plus réellement nécessaires ou les plus apparemment légitimes. Cependant le droit d’être soi, et le devoir d’agir pour les autres, dans les œuvres de ces maîtres, se confondaient plus souvent qu’ils ne s’opposaient. Le magnifique épanouissement de l’individualité égoïste, le jeu effréné et splendide de l’animalité robuste et de l’intelligence esthétique se sont étalés dans l’œuvre immorale et lyrique de Gabriel d’Annunzio, à la joie de nos esthètes appliqués à la culture de leur moi : et la brutale énergie d’une race qui s’affirme supérieure, et faite pour la domination ou l’exploitation du monde, s’est exprimée dans les récits si puissamment pittoresques d’un Kipling, juste au moment où la concentration violente du sentiment national semblait menacer chez nous la longue tradition humaine et généreuse de la France.

Autant qu’on en peut juger lorsqu’on a si peu de recul, l’invasion des littératures étrangères a été un effet plutôt qu’une cause. Depuis vingt ans, un travail profond s’est opéré dans l’âme et dans la société françaises ; et des faits considérables se sont produits dans l’ordre moral, politique et social, qui ont eu leur contre-coup sur la littérature.

Il a semblé d’abord entre 1880 et 1890 que la République avait définitivement triomphé des anciens partis monarchistes. La question politique paraissait résolue ; et l’on abordait les problèmes sociaux.

L’Église, par la politique adroite de Léon XIII[17], revenant à la doctrine thomiste, se déclarait indifférente et supérieure aux formes de gouvernement[18], laissait les nations organiser à leur fantaisie ces choses relatives et éphémères : en France, elle acceptait la République comme gouvernement légal et légitime, elle refusait de se mettre plus longtemps au service des partis monarchistes, et de recevoir des coups pour leur intérêt. On put même croire, à la lecture de certaine encyclique (De conditionne opificum) que le chef de l’Église ouvrait les yeux sur les injustices sociales, et que l’Église allait, sous sa direction, redevenir une grande force démocratique.

En même temps, un malaise avait saisi beaucoup d’âmes. On accusait la science de n’avoir pas tenu toutes ses promesses : elle n’avait pas trompé les savants, mais elle n’avait pas réalisé les illusions téméraires de la foule, qui en avait attendu ce qu’elle ne s’était vanté jamais d’apporter, la certitude absolue et le bonheur parfait. La voyant demeurer inadéquate aux rêves et aux désirs, on se mit çà et là à en proclamer la faillite[19]. Le goût de la religion se réveilla : le dilettantisme idéaliste et poétique de Renan, les influences évangéliques du dehors, dont je disais un mot tout à l’heure, remirent à la mode le sentiment chrétien. Des gens qui, trente ans plus lot, auraient été des matérialistes fanatiques et de fervents irréligieux à la suite de Robin ou de Littré, narguaient la science, et sentaient fondre leurs âmes aux souffles tièdes d’un christianisme nouveau. M. de Vogüé[20], M. Édouard Rod, M. Paul Desjardins[21], venus de trois camps ennemis, l’un de chez les catholiques, l’autre de chez les protestants, et le troisième du camp des dilettantes ironistes, se réunissaient pour prêcher la valeur moralisatrice des croyances religieuses, pour affirmer énergiquement le postulat moral et la nécessité d’en l’aire une règle de vie, le devoir de se conformer à la volonté de Dieu, même sans croire à Dieu. Toutes ces prédications étaient imprégnées d’un vif sentiment de la fraternité humaine, qui semblait devoir apporter au collectivisme dogmatique le secours d’un socialisme sentimental, très propre à énerver la défense de la bourgeoisie.

Il y avait, en réalité, dans cette situation beaucoup de trouble, d’équivoque et de malentendu. Une crise qui constitua véritablement le pays pendant deux années en état de guerre civile, éclaircit la situation et dissipa les équivoques. Chaque groupe, chaque individu montra, si je puis dire, le fond de son sac, et sa tendance intérieure.

L’Église renonça à peu prés aux velléités d’action démocratique, et choisit la fonction, dont les avantages étaient plus immédiats, de protectrice de l’ordre social contre le collectivisme et l’anarchie : elle offrit son autorité, sa hiérarchie, son enseignement, son ascendant moral à la bourgeoisie, qu’elle a en grande partie ramenée à elle et arrachée au voltairianisme irrespectueux. Le néo-christianisme se scinda, et les uns retournèrent dans le camp conservateur et catholique, tandis que les autres s’enfonçaient davantage dans la voie de la liberté, à la poursuite d’une vérité relative et d’une justice absolue. Même scission parmi les républicains : les uns, plus conservateurs et persuadés qu’il y a dans une société des principes et des lois intangibles, ont achevé l’évolution qui les rapproche de l’Église et des anciens partis monarchistes, au point que, d’une part, l’Église, longtemps obligée de se tenir sur la défensive, a pu reprendre l’offensive contre les lois ou les idées de la société moderne qui contredisent son autorité et sa doctrine, d’autre part les partis monarchistes ont senti renaître leur espoir, longtemps découragé, de jeter à bas la République. D’autres républicains, plus démocrates, et convaincus qu’il n’y a rien dans les institutions comme dans les idées des hommes que de relatif et de conditionné, se sont avancés vers le socialisme, jusqu’à combattre avec lui, et, en réalité, à le servir, même sans y adhérer expressément. Ainsi s’est opérée la séparation du libéralisme et de la démocratie. Les libéraux, les conservateurs et les catholiques, malgré leurs divergences de principes et leurs vieilles rancunes, marchent maintenant ensemble. Il n’y a plus réellement que deux grands partis en présence, le parti de la défense sociale et le parti de la révolution sociale, les bourgeois et les collectivistes. Voilà les deux oppositions irréductibles : tout le reste n’est plus que nuances, ou le parait être momentanément.

La lutte est plus vive que jamais, et elle est partout. C’est là un fait grave dont lu conséquence pour la littérature est facile à constater. Dans l’état de division et d’excitation des consciences, l’écrivain dilettante a presque disparu. Les gens aimables qui prêchent la retraite dans l’étude, dans le culte fervent et solitaire des lettres ou de la science, tout l’effet d’hommes d’un autre âge, et, pour dire le mot, d’égoïstes obstinés. Savants, historiens, romanciers, dramaturges, portes, il n’est presque personne qui ne se croie le devoir de prendre parti, de dire dans quel camp il combat, et pour quel idéal. La neutralité déshonore. Tandis que M. Duclaux quitte son laboratoire, M. Émile Zola, M. François Coppée, M. Maurice Barrès, M. Ferdinand Brunetière, M. Maurice Bouchor, M. Jules Lemaitre même et M. Anatole France sortent de leurs cabinets de travail, pour s’exposer aux coups dans la mêlée politique et sociale. La littérature désintéressée, indifférente, ne se trouve plus guère : il y a un élément de polémique dans presque toutes les œuvres d’art et de critique. Même où la polémique fait défaut, un élément d’actualité se laisse discerner, une préoccupation inquiète ou enthousiaste des problèmes sociaux dont la France est travaillée.

En même temps, un souci, longtemps inconnu à nos écrivains, travaille un bon nombre d’entre eux. Ils pensent au peuple. Notre littérature classique était faite pour les salons : notre littérature romantique était faite pour les cénacles et les coteries, pour le monde spécial de la littérature, du journalisme et des arts. Notre littérature naturaliste avait la haine aussi du philistin, du bourgeois et de la foule. Le roman et le théâtre, les genres dont l’extension est la plus ample, ne dépassaient guère les limites de la bourgeoisie parisienne et européenne ; notre bourgeoisie provinciale n’était que rarement entamée. Aujourd’hui beaucoup d’écrivains, et non les moins artistes, songent à n’étre pas entendus d’une élite seulement, mais de toute la France. Le problème d’une poésie populaire, d’un théâtre populaire, en un mot d’une littérature populaire — toujours artistique en sa forme, mais populaire par sa diffusion — s’est posé. Et sans doute cette préoccupation nouvelle a été pour quelque chose déjà dans le choix de plus d’un sujet de pièce, de poème ou de roman : elle contribue à détourner les littérateurs des éternels thèmes de l’adultère et du lyrisme égotiste vers les cas d’un intérêt humain, national et social.


2. LES GENRES ET LES ŒUVRES. — LA CRITIQUE.


Depuis que Taine et Renan ont disparu, les maîtres de la critique ont été des hommes qui paraissaient se soucier peu ou être peu capables de construire une philosophie générale, et dont l’activité semblait s’enfermer dans le domaine de la littérature. Tous, cependant, en ont franchi les limites un certain jour, pour tirer les conséquences pratiques de leurs idées, et s’attaquer aux problèmes politiques et sociaux.

Au premier rang, par l’importance de l’œuvre et l’originalité du caractère, se place M. Brunetière[22]. Malgré sa volonté hautement publiée de faire une construction impersonnelle et objective, ses écrits laissent deviner un fonds de pessimisme un peu amer et très énergique. Il a appliqué à l’étude de la littérature un fort tempérament de polémiste et d’orateur, une rare puissance d’abstraction, de logique et de synthèse, une grande richesse d’information bibliographique et chronologique ; et tout cela par soi-même valait déjà beaucoup : mais il y a ajouté, heureusement, des impressions fines et originales, de vives intuitions déterminées au contact des œuvres, un goût esthétique enfin aussi sur que prompt, qui lui ont fourni des matériaux excellents pour ses imposantes constructions. Il a plus que personne remis en honneur le xviie siècle et le naturalisme classique. Il a un peu durement d’abord, puis avec un excès, à mon sens, de plus en plus injuste, proclamé l’infériorité littéraire du xviiie siècle, comparé à son devancier. Il a fait une rude et efficace guerre au naturalisme français : il a anéanti les prétentions tapageuses et confirme les titres durables du roman contemporain. Il a défendu l’autorité et la tradition, en marchant assez librement dans des voies nouvelles. Il a toujours recommandé l’objectivité de l’œuvre d’art, le respect de la nature fidèlement rendue, et il a toujours affirmé que les œuvres d’art valent par les idées qu’elles traduisent, par la force morale qu’elles contiennent. Venant après Taine, il a ouvert et rempli un chapitre nouveau de l’histoire de la critique. En appliquant la doctrine de l’évolution à la littérature il a obtenu deux résultats : évaluer plus justement la pression des œuvres déjà écrites sur les esprits qui créent ensuite d’autres œuvres, faire saillir par conséquent parmi toutes les causes de détermination la force de la tradition littéraire ; ensuite, et surtout, laisser à l’individualité son libre jeu, marquer nettement, toutes les causes étant définies et classées, ce que l’accident imprévu d’un grand homme qui survient peut apporter de perturbation dans le mouvement littéraire, en le déviant ou en le transformant. Cette doctrine a forcé les historiens de la littérature à rechercher plus scrupuleusement la continuité soit dans les courants d’idées soit dans les genres d’art, et par suite à examiner de prés les problèmes multiples des époques de transition, si longtemps négligés. On peut seulement reprocher à M. Brunetière d’avoir poussé trop loin, par une logique artificielle, l’analogie ou l’identification des sciences naturelles et de la littérature, et d’avoir multiplié les formules d’apparence scientifique, aboutissant par là malgré lui à masquer la réalité plutôt qu’à l’exprimer, et à donner l’impression d’une construction arbitraire dans les cas même où il travaillait réellement sur une base d’observations exactes. Il lui est arrivé quelquefois aussi de suppléer par la logique aux lacunes de l’observation, et de donner ses idées un peu témérairement pour des faits. Mais le principal vice de son système est d’être un système : excellent, en somme, pour appeler l’attention sur certains ordres de problèmes, faire surgir des questions, définir des champs de recherche, la doctrine de l’évolution des genres ne saurait s’imposer à l’histoire littéraire comme suffisant à elle seule et embrassant toute l’étendue d’une littérature. Si on prétend employer cette méthode à l’exclusion de toute autre, on arrive à mutiler la réalité, et à rejeter des écrivains importants, sous le prétexte que la méthode ne les rencontre pas. On ignore systématiquement de grandes œuvres, parce que la loi de l’évolution des genres ne semble pas s’y manifester.

Jusqu’en 1894 on pouvait croire M. Brunetière uniquement appliqué à l’étude de la littérature. Depuis 1894, il nous a montré que toute une conception sociale était inscrite dans son esthétique. Il s’est fait dans l’ordre social, comme en littérature, l’avocat de la tradition, de l’autorité, et par suite de l’Église, qui incarne pour lui la tradition et l’autorité. Positiviste, il s’est voué à la restauration du catholicisme. Il n’a pas fait, comme Chateaubriand, un acte de foi, ni la confession publique de sa croyance intime ; ce n’est pas sa manière. Mais il a vu dans l’Église le pouvoir spirituel et la hiérarchie séculaire qui pouvaient procurer la paix sociale. Il a mis au service de sa doctrine politique, d’éclatantes qualités de polémiste et d’orateur. Mais il a du même coup renoncé à cette impersonnalité dont il faisait avec raison la qualité fondamentale du critique ; il a souvent sacrifié l’observation impartiale et l’étude exacte des faits à la fougue de l’imagination et aux subtilités de la logique ; et même dans les morceaux de littérature qu’il a donnés en ces dernières années, l’éloquence passionnée et apologétique s’est glissée. Il faut souhaiter qu’il revienne bientôt à l’histoire littéraire : s’il se donnait tout entier à l’action politique, la perte, pour la littérature, ne serait pas actuellement réparable[23].

M. Faguet[24], se gardant avec soin des théories générales comme de l’information érudite, nous a donné de curieuses analyses d’esprits. Il ne s’applique qu’à distinguer, à définir les êtres moraux qui se révèlent par les œuvres ; et tous ces mélanges de tempéraments, d’intelligences, et d’affections sont dosés par lui avec une fine précision. Il n’a point d’égal pour construire un esprit, pour en dessiner la structure et en démêler les fonctions essentielles. Il n’y a presque point de grands écrivains ou penseurs dans les cinq siècles de la littérature moderne, dont il n’ait ainsi pris les mesures et donné la description. Son influence a surtout été sensible dans le relèvement du xviie siècle aux dépens du xviiie, qu’il a assez maltraité, en regardant les individus plutôt que la société et le mouvement général des idées. Car il a fait beaucoup de monographies, et n’a presque jamais essayé d’étude d’ensemble : il s’est contenté de mettre des préfaces, substantielles et fortes, avec des partis pris un peu tranchants, aux recueils de monographies qu’il publiait. On n’a de lui qu’un livre d’esthétique littéraire, sur le théâtre : œuvre’de jeunesse visiblement malgré sa tardive publication, mais pleine de vues originales et intéressantes. En ces derniers temps, M. Faguet s’est donné lui aussi à la discussion des questions actuelles d’organisation politique et sociale : il y a porté la même indifférence à l’égard de l’érudition méthodique, la même puissance d’analyse, et la même richesse d’idées personnelles.

M. Jules Lemaître[25] a eu une fortune analogue à celle de Renan : il a passé par un petit séminaire ; et puis il a traversé l’École normale. Il a su, comme Renan, retenir la grâce et la force de deux cultures opposées ; et son charme complexe vient de là. Poète, sans s’être mis au premier rang, auteur dramatique, sans avoir réussi à s’imposer décidément au public, il a fait bénéficier sa critique de se dons d’invention poétique et de création dramatique. Ce qui n’a pas suffi pour l’aire un grand artiste, a donné au critique une grâce artistique dont on est irrésistiblement séduit. On a vu sa puissance le jour où il a coupé en pleine floraison le succès de M. Ohnet : depuis l’article de M. Lemaître, bien des gens ont continué de lire M. Ohnet, mais personne plus ne s’en est vanté. Avec son ondoyante et nonchalante allure, ses souples passages du pour au contre, ses balancements ironiques, M. Lemaître a longtemps eu l’air d’un dilettante qui jongle avec les idées, d’un fantaisiste qui s’amuse. « Au fond, disais-je en 1894, je crois sentir en lui certaines directions d’esprit très précises, certaines tendances morales très nettes ; c’est un Français, un Beauceron, de ferme sens, amoureux de clarté, de vérité, déliant de tout ce qui est trouble, lointain, hors de prise et de portée, de l’exotisme et du symbolisme, très positif en somme en même temps que très artiste. Son scepticisme m’a bien l’air de n’être qu’un moyen de défense. » Il a eu en effet des curiosités et des gambades de jeune chat : l’âge venant, il s’est assis dans son vrai caractère, beaucoup plus conservateur et plus attaché à l’étroite tradition française que son agilité juvénile ne laissait croire. La politique aussi a pris M. Lemaître, et là encore il a développé son vrai caractère, son esprit de Beauceron. Il mène avec une ardeur exempte de dilettantisme la guerre contre le socialisme ; il est un des grands chefs du nationalisme. Il en a un peu oublié la littérature et s’en laisse oublier[26].

Seul, Francisque Sarcey[27], qui jadis avait été un solide champion de la libre pensée, n’a pas cédé à la tentation des polémiques récentes, et s’est jusqu’à son dernier jour claquemuré dans son emploi de critique. Son feuilleton dramatique a été son seul champ de bataille. Trente ans durant, et plus, il a défendu dans le même journal sa vérité : et cette vérité, au fond, c’est la doctrine de l’art pour l’art. Ceci est du théâtre, cela ne l’est pas. Il n’y a on ceci ni vérité d’observation, ni valeur de pensée : mais c’est du théâtre ; applaudissons. Ceci est philosophie, ou poésie, ou nature prise sur le vif ; mais ce n’est pas du théâtre : bon à siffler. Il y a un fonds de vérité dans cette doctrine, en ce qui touche la valeur de la technique, pour chaque art et pour chaque genre. Sarcey connaît comme personne la technique du théâtre français, et je crois bien qu’à peu près tout ce que savent là-dessus les hommes venus à maturité entre 1870 et 1890, ils le lui doivent.

Mais voici la première erreur : Sarcey a fini par ne plus voir que la technique, et certaine technique, celle d’une école française, de Scribe, de Dennery, de M. Sardou. Il a jugé Sophocle, Racine, Shakespeare par rapport à Scribe, à Dennery et à M. Sardou, et ne les a admirés que par ce qu’il retrouvait chez eux ou croyait retrouver de la technique qu’il aimait. Il l’a considérée comme immuable et intangible : tout ce qui ne s’y réduit pas est répréhensible. Par cette vue, il continue la critique classique, maintenant un idéal absolu pour tous les siècles et tous les pays. Et voici la seconde erreur : Sarcey a excellé-à flairer, démêler, dégager le goût du public ; au lieu de le hausser à lui, il s’y est rabaissé. Cependant il se vantait volontiers de résister au public et de combattre les succès qu’il savait injustifiés. La vérité était qu’il s’opposait aux inconséquences du public : il le blâmait de mal appliquer son critérium et de se laisser surprendre par de mauvais vaudevilles et des mélodrames mal faits ; il ne lui en voulait pas moins d’élargir son goût par une surprise d’admiration, et de se laisser parfois élever à goûter simplement, en dehors de toute habileté d’intrigue, la réalité saisissante ou la poésie profonde de la vie. Au lieu d’aider la foule à s’affranchir, il la flattait dans la médiocrité de ses goûts, il l’entretenait dans l’illusion béate qu’il n’y a rien de mieux à chercher au théâtre que les satisfactions du vaudeville et du mélodrame. Par la solidité de l’éducation universitaire, Sarcey garda jusqu’au bout l’intelligence de Corneille, de Racine, de Molière, qu’il expliquait pourtant un peu trop par Scribe. Il ferma ses oreilles aux abominations russes et scandinaves. Et il a fini par rejeter Shakespeare, qu’en sa folle jeunesse il avait presque accepté. Voilà où trente ans de pratique du théâtre, et d’auscultation trop curieuse du goût commun, ont mené un esprit des plus libres, hardis et vifs qu’il y eût. Malheureusement, par sa compétence, par son esprit, par toute sa ronde, robuste et spirituelle personne, Sarcey s’était acquis sur le public une autorité incroyable. S’il avait entrepris d’en faire l’éducation, il aurait pu faciliter l’évolution du théâtre. Il a préféré la retarder, dans la mesure où un homme peut s’opposer au cours des choses. Son jugement donnait aux gens le droit d’estimer ce dont ils s’amusaient : chose énorme en France. Et ainsi il barrait la route aux nouveautés, plus que tous les vaudevillistes ensemble et directeurs de théâtre.

Le genre de la critique subit actuellement une crise grave. M. Brunetîère a disparu, M. Lemaître s’est détourné. Avec Sarcey, un âge du feuilleton dramatique a pris fin. Presque partout dans les journaux le reportage a remplacé la critique. On rend compte des pièces de théâtre le lendemain de leur première représentation[28] : on se réduit forcément à l’analyse hâtive, on encense amicalement, ou l’on assomme curieusement auteurs et acteurs. L’étude réfléchie, approfondie, curieuse des pièces et de l’interprétation n’est plus possible. La critique des livres, elle aussi, a fait place à l’annonce, à la réclame, aux interviews : on aime à faire causer l’auteur sur son œuvre. Même les Revues sont de moins en moins hospitalières à la critique littéraire : une grande revue s’est fondée (1894) en excluant de parti pris l’examen périodique des ouvrages nouveaux. Journaux et revues suivent le goût du public : les études d’esthétique, les discussions de doctrines ne le divertissent guère ; il veut des biographies, de l’histoire, des faits[29].

Et d’autre part la critique n’est pas moins menacée par l’orientation actuelle des études littéraires[30]. Il y a dans la critique une part d’arbitraire, de subjectivité, de préférence sentimentale ou de logique a priori, qui en détourne les esprits dressés à la discipline des sciences historiques et philologiques. On en applique les méthodes exactes à l’étude du développement et des chefs d’œuvre de la littérature ; et tandis que la critique languit, l’histoire littéraire se fait ; de ce côté, l’activité est grande, et les résultats excellents. Il semble bien que, prise ainsi entre le journalisme et l’histoire, la brillante critique d’autrefois ait peine à subsister comme genre : si elle n’était plus permise qu’aux esprits exceptionnels qui nous intéressent plus à eux-mêmes qu’à ce dont ils parlent, on n’aurait pas à regretter ce changement.


3. LE ROMAN.


Le roman est stationnaire. Il n’y a plus d’école, ce qui n’est pas un mal : chacun va à son idéal, selon sa nature, par ses procédés, et change parfois d’idéal ou de procédés sous des pressions extérieures, par la vertu des circonstances, plutôt que par la tendance de la nature intime.

Les maîtres de l’époque précédente continuent de produire. Mais qu’ajoutent Loti et Bourget à leur définition, par leurs œuvres récentes ? Loti est éternellement le même dans des paysages et sous des costumes toujours divers. M. Bourget ne change rien à son art en changeant ses doctrines politiques et religieuses. Le renouvellement est plus sensible chez M. Zola et M. France. M. Zola, en ses derniers romans, n’est plus le témoin impassible des mœurs contemporaines : il juge, il prêche, il combat, dans ses Trois Villes, dans Fécondité et dans Travail ; il défend des thèses philosophiques et sociales[31]. C’est un article important de la doctrine naturaliste qui est changé. Pour M. Anatole France, il nous a fait comprendre, par son Histoire contemporaine[32], ce que dans sa philosophie sceptique et négative il y avait de positif, ce que son apparent dilettantisme admettait, commandait de foi et d’action ; il a révélé qu’il avait, comme Montaigne, son dogmatisme et son énergie pratique. En même temps, par contre-coup, son art s’est modifié : les grâces ondoyantes, l’ironie détachée ont fait place souvent, dans ses derniers écrits, à l’attaque directe, à la véhémence indignée ; sa phrase a pris une tension, un nerf, une âpreté qu’on n’en aurait pas attendus : les préoccupations et les passions de la lutte sociale ont élargi la facture de l’artiste.

Dans la génération suivante des romanciers, les talents distingués abondent : aucune personnalité capable de reléguer toutes les autres au second plan n’a émergé. Il faut nous contenter d’indiquer les principales physionomies d’écrivains, et les principales directions du genre. M. Maurice Barrès[33] nous a fait connaître un art subtil, obscur, tourmenté : insupportable parfois dans la culture prétentieuse de son moi, il a une puissance originale dans ses analyses d’états moraux, une délicatesse exquise dans ses impressions des paysages ; il excelle à faire tenir toute l’histoire d’un pays et la psychologie d’une race dans la description du sol. M. Rod[34], néo-chrétien, critique, moral comme un protestant et cosmopolite comme un Genevois, fait de vigoureux romans, un peu lourds, un peu ternes, un peu lâchés de facture, solides du moins et intéressants, où il scrute l’âme contemporaine et débat les problèmes les plus troublants de la vie contemporaine : ce sont des œuvres intelligentes, où se révèle un critique clairvoyant plutôt qu’un artiste créateur. M. Paul Margueritte[35], un révolté de naturalisme, a su garder la scrupuleuse étude des réalités, en y joignant l’intuition de la vie intérieure et une large pitié philosophique : il a donné deux ou trois œuvres qui, à leur date, étaient ce que l’art français soumis aux influences d’Éliot et de Tolstoï avait produit de meilleur. Il faudrait encore nommer M. Paul Hervieu[36], écrivain d’abord bizarre et tourmenté, en marche vers une lecture plus sobre et plus simple, observateur pénétrant et féroce des classes aristocratiques, créateur de types solides et lins : il était en train de prendre la première place dans le roman contemporain, lorsqu’il s’est détourné vers le théâtre ; — M. Marcel Prévost[37], peintre subtil de cas compliqués et de mœurs singulières, amateur de sujets où l’analyse psychologique confine à l’observation pathologique, invinciblement attiré par le mystère des âmes féminines ; — M. Paul Adam[38], improvisateur hâtif et fougueux, imagination puissante, esprit curieux, tour à tour attiré vers les sujets les plus divers, depuis l’idéalisme le plus fantaisiste jusqu’au plus pur réalisme, capable tour à tour de voir le présent, d’imaginer le passé et de rêver l’avenir, de peindre largement les masses ou de noter minutieusement les plus infimes détails[39]. Je ne dois pas surtout oublier M. Huysmans, un vigoureux et personnel disciple de M. Zola, dont il s’est mis un beau jour à appliquer le procédé naturaliste à la peinture de la vie religieuse. Cathédrales, couvents, culte, plain-chant, dévotions mystiques, superstitions, sacrilèges, agitations de la conscience et progrès de la pénitence, M. Huysmans nous peint toutes ces choses et tous ces états avec une prodigieuse richesse de vocabulaire et d’images ; son art fougueux et brutal a conquis le public, et même l’Église, où quelques voix seulement ont exprimé des craintes sur la qualité de cette foi et la vertu de son expression[40].

Dans la multiplicité incohérente des œuvres, plusieurs directions se laissent distinguer. Le roman psychologique et le roman d’étude de mœurs continuent de subsister. Mais le roman historique a eu une renaissance brillante avec le Saint-Cendre de M. Maindron[41] (xvie siècle) et la Force de M. Paul Adam (Révolution et premier Empire) : deux restitutions minutieuses qui sont en même temps des évocations vigoureuses du passé[42]. M. Barrès aussi a fait du roman historique, mêlé de plaidoyer politique et social, dans ses Déracinés et dans son Appel au soldat ; romans historiques aussi, le Désastre avec les trois œuvres qui lui font suite de MM. Paul et Victor Margueritte, et l’Apprentie de G. Geffroy, tableaux pathétiques et navrants de la guerre de 1870 et de la Commune[43]. Mais l’espèce dominante, et à laquelle se rattachent la plupart des œuvres les plus distinguées du temps, est celle du roman social ou sociologique : les ouvrages de MM. Barrès et Margueritte que je viens de nommer y rentrent aisément. La psychologie et les tableaux de mœurs sont employés à illustrer ou a démontrer une idée sociale. M. Hervieu nous fait voir la décomposition morale de l’aristocratie (Peints par eux-mêmes) et la toute-puissance de l’argent (l’Armature). M. Prévost, après avoir étudié la corruption féminine dans les hautes classes, le mal qui détourne la femme de son vrai rôle social, s’applique à observer le féminisme et son effort pour protéger et relever la femme dans la société actuelle (les Vierges fortes). Paul Adam nous fait le tableau de la misère et de l’injustice qui résultent du régime économique, et nous décrit avec un idéalisme ardent la réforme nécessaire de la société (la Force du mal, Cœurs nouveaux). M. Estaunié[44], un nouveau venu d’un talent bien personnel, nous dépeint l’éducation cléricale, plus précisément la prise de possession des consciences enfantines dans les collèges de Jésuites (l’Empreinte), et nous découvre les bassesses ou les révoltes que la disproportion de la culture et des moyens d’existence produisent dans une classe où nous croyons le succès facile et la fortune assurée, dans la classe des ingénieurs (le Ferment). Ainsi, par l’entremise des romanciers, les principales causes du trouble social à l’heure présente, sont mises et remises sous les yeux du public, qui s’habitue lentement à croire à la réalité du mal, et à admettre la nécessité des remèdes[45].


4. LE THÉÂTRE.


An théâtre, le renouvellement nécessaire se fait lentement, par l’inerte et frivole incuriosité du public, par la routine étroite et la médiocrité générale de la critique. Nous ne parvenons pas à nous débarrasser de l’art habile et insincère, du toc et du truc ; on nous offre toujours du vaudeville prétentieusement déguisé en comédie et en drame ; on rafraîchit au petit bonheur tous les oripeaux, tous les clichés romantiques ; on nous fabrique à l’occasion du symbolisme et du mysticisme en faux. Et la vie, la vie vraie, saisie en sa profondeur, dégageant cette essence de poésie que le plus vulgaire événement humain recèle, c’est là ce que la production courante et ses ordinaires fournisseurs songent le moins à nous montrer. Cependant de grands efforts ont été faits, le mouvement se dessine et des résultats considérables ont apparu. Peut-être même la situation est-elle plus nette que dans le roman.

La comédie naturaliste, minutieusement exacte, brutalement pessimiste, n’a pu arriver à s’établir. M. Becque[46] y a usé son rare talent, son ironie aiguë, son observation sèche et perçante : le public a méconnu l’originale valeur de ces œuvres dont l’impression était douloureuse et dure. Il n’a pas fait un meilleur accueil à ses successeurs, aux implacables réalistes qui prétendaient lui servir des tranches de vie toutes crues ; après les avoir encouragés un moment par amusement, par mode, il s’en est brusquement détourné dès que la nouveauté et le scandale ne l’y ont plus attiré : voyez l’histoire de la réputation de M. Ancey[47].

Le fait important, pour l’évolution du genre dramatique, en ces dernières années, n’en a pas moins été la tentative du Théâtre-Libre[48]. Ce Théâtre, a été fondé en 1887, pour établir l’art naturaliste. Grossièreté allant jusqu’à l’obscénité, puisque c’est notre erreur favorite, à nous autres Français, de croire que plus le modèle est répugnant, plus l’imitation est réelle, et d’autre part, minutieuse exactitude du décor, de la mise en scène, du jeu et du débit des acteurs, voilà les deux caractères apparents que présente d’abord le Théâtre-Libre. M. Antoine n’a pas réussi comme il voulait : il a réussi peut-être mieux qu’il ne voulait, et plus utilement. On s’est blasé sur le genre brutal, ou amer, ou immoral : c’est un « poncif » qui ne vaut pas mieux que celui de Scribe. Mais M. Antoine a certainement inoculé à quelques-uns de ses acteurs, à beaucoup de ses spectateurs, le sens de la vérité de l’imitation dramatique. Sa mise en scène, à quelques détails près, a le mérite d’être toujours expressive, de traduire, donc de renforcer le sentiment, l’idée, la couleur de la pièce. Son jeu et celui de quelques acteurs qu’il est parvenu à instruire n’a rien qui étonne : mais, après, les meilleurs comédiens ne paraissent que des comédiens. Ce jeu a un tel caractère de naturel, que les défauts de l’acteur collent, si je puis dire, au personnage : ils font l’effet d’en être les tics ou les imperfections, et en augmentent l’originale individualité : c’est un homme qui parle vite, ou sourdement, voilà tout ; on ne songe pas que c’est un rôle débité vite ou sourdement.

Il est remarquable que, du réalisme, insensiblement, par la force des choses, le Théâtre-Libre est passé au symbolisme. Les œuvres étrangères qu’il nous présentait, l’engageaient dans cette voie : le naturalisme cru et sans signification idéale ne s’y contrait guère, et Tolstoï, Ibsen, Hauptmaim n’offraient qu’un réalisme gonflé de pensée et de poésie. Naturellement le Théâtre-Libre s’est ouvert aux Français téméraires qui voulaient faire comme ces étrangers. Et dans la guerre entreprise pour détruire la religion du vaudeville, pour ruiner le machinisme dramatique le genre Scribe, le genre Sardou, les pièces poétiques ou sociales n’étaient pas moins utiles que le simple naturalisme. Le Théâtre-Libre contribuait donc aussi à faire aimer les idées au théâtre idées psychologiques, morales, sociologiques, traduites lyriquement et dramatiquement, en états de conscience, en résonances de la sensibilité, en tensions de la volonté.

Le succès d’Antoine lui a suscité des imitateurs : je ne citerai que le Théâtre de l’Œuvre[49], spécialement voué au théâtre symboliste, idéaliste, exotique ; son influence et ses résultats, au total, ont été médiocres, quoique point du foui indifférents.

De ces Théâtres à côté, affranchis de la servitude de la recette et du grand public, du Théâtre-Libre et du Théâtre de l’Œuvre, sont sortis plusieurs des auteurs marquants qui se sont imposés, sinon toujours à la faveur, du moins au respect du grand public sur les autres scènes : MM. de Curel, de Portoriche, Brieux et Donnay.

M. François de Curel[50] a fait jouer plusieurs pièces d’une conception curieuse, parfois profonde, toujours originale. Certaines gaucheries d’exécution, certaines outrances de logique qui portent parfois ses caractères au delà de la limite des possibilités morales que le public admet, enfin, il faut le dire, un lier et franc dédain des petites habiletés qui escroquent le succès, et des mensonges scéniques qui sont doux aux bourgeois, ont fait que ni le public ni la critique n’ont encore rendu à M. de Curel la justice qui lui est due. Ses études de psychologie individuelle et sociale sont tout à fait fortes et neuves. Il unit une poésie intense à une réalité saisissante ; il pose et discute les idées dramatiquement avec un précision et une vigueur singulières. Il écrit la plus belle langue qu’on ait de nos jours entendue sur le théâtre. Il faut le mettre très haut pour l’estimer assez.

M. de Portoriche[51] est le peintre de l’amour, de ses fièvres, de ses fougues, de ses souffrances. Il en exprime l’éternelle essence dans une note très curieusement moderne.

M. Brieux[52], talent probe, puissant, un peu fruste et un peu gros, étudie des cas sociaux. Il découvre et sonde, d’une main un peu rude, les plaies vives, de la conscience et de la société moderne. Il applique successivement son observation, à la fois précise et sommaire, aux institutrices, aux courses, à la corruption politique, aux institutions charitables, à la magistrature, aux nourrices, au divorce, aux désespérantes doctrines de l’hérédité : il dit sur toutes ces choses un mot juste, sans nuance. Son art est comme sa pensée : clair, fort, sans tricherie et sans finesse. Ni Renan ni Sainte-Beuve n’ont été ses maîtres : qui sait s’il en a eu ? Il est lui, il dit ce qu’il a à dire, sa pensée laborieusement conquise, dans une forme qui l’exprime loyalement. Et ce n’est pas un mérite médiocre.

M. Donnay[53] est un ironiste, qui de la fantaisie aristophanesque est passé à l’étude des formes les plus modernes de l’amour et de l’âme féminine. Puis de la peinture non flattée de la moralité déconcertante des gens qui mènent la haute vie, il s’est tourné, emporté par le courant de l’époque, vers l’examen des problèmes sociaux du féminisme et du collectivisme. Il a beaucoup d’esprit, un dialogue vif et charmant, une fantaisie amusante avec un arrière-goût d’âcreté, une psychologie subtile et imprévue, avec des trouvailles d’une justesse qui saisit, un dédain content de s’étaler des artifices scéniques et de toute la vieille technique.

M. Hervieu[54] est plus austère. Il produit peu ; il se concentre. Il a simplifié sa forme, d’abord, même au théâtre, compliquée, tortueuse et alambiquée. Il a mis sa force à nu. Il étudie des cas sociaux, les iniquités de la loi, l’oppression des faibles par la loi, l’expression de l’égoïsme de l’homme dans la loi. C’est à la loi qu’il fait la guerre, pour l’individu, pour la justice et pour l’humanité. Il lui arrive de regarder la loi, non plus de la société, mais de la nature : et les effets qu’il en observe ne sont pas plus consolants. La loi de la nature est aussi créatrice de mal, de souffrance et d’injustice pour les individus : et le dévouement maternel a pour envers l’ingratitude filiale. La nature, comme la loi, se moque de la raison et de la justice. Observateur âpre, sans illusion et sans complaisance, M. Hervieu s’est fait un art conforme à sa pensée. Sa pièce est une démonstration vigoureuse ; il n’y a plus que les personnages, les effets, les propos qui font ressortir sa thèse. Tout porte, avec une justesse écrasante, qui ne laisse pas respirer le spectateur. M. Hervieu atteint ainsi à l’émotion puissante, une émotion un peu sèche, qui étreint sans réjouir. Aussi est-il plus estimé du petit nombre que de la foule, qui vient au théâtre pour se réjouir.

Voilà quels sont à l’heure actuelle les maîtres de la scène. Je dois pourtant nommer encore M. Jules Lemaître et M. Rostand.

M. Lemaître[55], sans répudier bruyamment la technique établie, sans déconcerter les habitudes du public, sans prétention philosophique aussi et sans fracas de symboles, nous avait, dès son début, donné la sensation rafraîchissante d’une originalité sincère. Une fine psychologie, vécue et sentie, non livresque ni théâtrale, d’où l’émotion sortait d’elle-même sans violences et sans ficelles, fait le mérite éminent des principales œuvres qu’il a écrites, où par surcroit il a rais toutes les grâces de son esprit et la forme exquise de son style. Il a traité les problèmes de la vie intérieure avec plus de bonheur et de délicatesse que les études sociales, où il a porté une observation un peu grosse. Il a débattu des cas de conscience subtils et douloureux avec une philosophie clairvoyante et humaine. Mais la politique et la polémique l’ont, semble-t-il, détourné du théâtre, où l’on pouvait espérer qu’il apporterait un jour le chef-d’œuvre complet dont jusqu’ici il ne nous a donné que la promesse et l’ébauche.

Pour M. Rostand[56], son étonnant succès n’est pas un accident individuel. Le public, secoué dans son prosaïque amour du vaudeville, harcelé, inquiété, prêché par les œuvres de l’étranger et des théâtres particuliers, s’est senti sollicité de changer quelque chose à son goût, d’élargir le cercle ordinaire de ses amusements. Et qu’a-t-il fait ? Puisque le temps d’Ibsen. d’Hauptmann et de la poésie au théâtre était venu, il est retourné au drame romantique. Il a fait des succès aux attardés, aux survivants de l’idéalisme lyrique : il a porté aux nues des drames de M. Coppée el de M. Richepin[57], sans s’inquiéter trop si cet idéalisme était creux et si ce lyrisme était verbal. Ce courant une fois déterminé, Cyrano de Bergerac s’est présenté : et ce qu’il y avait de facile et claire abondance, de gaieté jeune, de poésie à la portée de tout le monde, dans cette pièce romantique, a séduit le public jusqu’à un degré incroyable. Cyrano est le plus grand succès du théâtre contemporain, depuis le Maître de Forges, les Deux Orphelines, et les Cloches de Corneville. Des critiques avisés ont cru que M. Rostand venait de faire une révolution sur la scène française, alors qu’avec un charme personnel dans l’exécution, il la ramenait à la formule de Tragaldabas et des Trois Mousquetaires. Les autres œuvres dramatiques de M. Rostand, avant après Cyrano, manifestent les mêmes qualités poétiques, plus de grâce sentimentale au début, dans la suite plus d’abondance chatoyante : elles pourront assurer à M. Rostand un rang personnel dans l’histoire de la littérature contemporaine ; elles n’intéressent pas, je crois, l’évolution de la forme dramatique, autrement que comme de brillantes survivances d’un art antérieur[58].


5. POÉSIE.


C’est dans la poésie que l’évolution a été le plus nette : elle a pris même une apparence de révolution. Sans doute, il se fait encore de bons vers, des vers délicats et parfois puissants, dans les formes traditionnelles. Sans rien innover dans la technique, M. Jean Lahor[59] nous a offert une poésie bouddhique, dont le pessimisme a un accent énergique et bien personnel. M. Maurice Bouchor, dans ses drames pour marionnettes[60], comme dans ses Symboles, a su, par le vers et le style que les romantiques et le Parnasse lui avaient appris, exprimer un exquis mélange de philosophie et d’émotion, un fin sentiment des antiquités et des religions.

C’est aussi par une erreur singulière, qui est une victoire du goût spontané sur la théorie réfléchie, que les jeunes ont salué comme un maitre M. de Heredia[61], un pur parnassien, un excellent faiseur de sonnets, qui procède même encore plus de Gautier que de Leconte de Lisle. Son éclatante poésie semble moins reproduire la nature vivante que des pièces d’orfèvrerie. Chaque sonnet est comme un plat somptueux, où, dans nu champ limité, la fantaisie d’un puissant artiste aurait enfermé des sujet historiques ou mythologiques. Ce maitre ciseleur a réussi par la splendeur de son art : mais c’est un art qui n’est pas du tout dans le mouvement.

La réaction contre les formes dures, arrêtées, métalliques ou marmoréennes dé la poésie parnassienne, et contre les photographies impassibles des scènes naturelles et sociales, a commencé à devenir sensible aux environs de 1885. On a repris goût aux idées, et aux émotions, dans lesquelles s’expriment les lois du monde ou de la vie, et l’intime essence de l’individualité. Vigny et Lamartine sont revenus à la mode concurremment. Des jeunes, groupés en écoles ou en coteries, autour de quelques revues batailleuses, ont déclaré la guerre à la tradition de la poésie française et annoncé l’aurore d’une poésie nouvelle. Le public a connu cette agitation par les étiquettes voyantes de poésie décadente, ou symboliste, ou romane ; il a entendu parler de vers libérés, libres, ou polymorphes. Il a entendu porter aux nues avec Baudelaire, qui était mort, deux vivants, Mallarmé et Verlaine : les vers énigmatiques de l’un, la vie scandaleuse de l’autre l’ahurissaient. La bizarrerie et l’obscurité des œuvres, le fracas fumeux des doctrines, le nombre des noms étrangers qu’on rencontrait parmi ces restaurateurs de la poésie française[62], la légèreté railleuse des informations des journaux, plus occupés d’amuser le lecteur que de l’éclairer, tout, pendant un temps, fit croire qu’il n’y avait là qu’une immense mystification, ou une immense prétention, une furieuse réclame, et un magnifique avortement. En réalité le mouvement était sérieux et fécond, et la révolution tumultueuse enveloppait une très raisonnable évolution[63].

Les deux maîtres dont on se réclamait, étaient fort inégaux. Mallarmé[64], qui a exercé par sa conversation, paraît-il, exquise, une action considérable, est un artiste incomplet, inférieur, qui n’est pas arrivé à s’exprimer. Verlaine[65] est un vrai poète : et plus d’une fois, il a été un grand poète. Naïf et compliqué, très savant et très spontané, il a exprimé avec un art raffiné et sincère le duel de l’esprit et de la chair, les douloureuses angoisses de l’âme élancée vers son Dieu, et les furieuses joies du corps vautré dans sa corruption. Il retournait au romantisme, en faisant de la poésie le cri d’une âme manifestant sa destinée.

Mais décadents et symbolistes, en rompant avec le Parnasse, ne voulaient pas retourner au romantisme. Ils en avaient assez des tableaux d’histoire ou de mœurs, des paysages précis et comme solides, des discours de science et de philosophie, de toute la poésie objective et impersonnelle ; mais ils ne voulaient pas recommencer le journal ou la confession de leur vie, emplir leurs vers de leurs expansions biographiques. Dans les paysages, ils saisirent non la forme fixe des choses matérielles, mais le reflet fugitif de l’heure ou de la saison, du temps qui passe, mais le rythme incessant de la vie en travail, la décomposition et la recomposition qui ne s’arrêtent pas. Dans le moment et dans le mouvement ils inscrivirent les choses éternelles, les lois secrètes de la nature et de l’être. Entre la fluidité des apparences et l’éternité des causes, la réalité particulière du corps sembla s’évaporer. Toute la nature ne fut plus qu’une image mobile, un symbole voilé et flou des conditions qui la déterminent.

Et, d’autre part, les choses ne sont, ou, si l’on veut, ne sont atteintes par nous que dans notre sensation : elles sont en nous, elles sont nous. Ma vision de la nature est la vie même de mon esprit ; et c’est moi que je sens, que je trouve dans les choses. Peindre les paysages que je vois, en la nuance que je vois, assembler dans mes vers les fragments des choses qui coexistent ou s’attirent en ma pensée, c’est — sans indiscrétion biographique — raconter le secret de mon âme ; c’est dire la saveur de la vie à mes lèvres, et comment les lois de la destinée humaine se réfractent en mon individuelle singularité. Toute la nature sera le symbole de mon être et de ma vie.

Ainsi s’explique la prédominance de la forme symbolique dans la poésie récente. Par le symbole se renouvelaient à la fois la traduction artistique des choses de l’âme et celle des choses du dehors.

Pour mettre la forme d’accord avec l’inspiration, la langue et le vers ont été bouleversés. On a essayé de rendre la langue poétique plus individuelle, de l’affranchir de toutes les lois générales qui tendaient à uniformiser l’expression, à imposer à la pensée d’un seul le verbe de tous[66]. La limite de l’expression individuelle, c’est l’inintelligible, et plus d’un décadent ou symboliste, Mallarmé en tète, a héroïquement ou ingénument affronté cette conséquence. Mais sans aller aussi loin, beaucoup se sont efforcés de se dérober aux associations tyranniques, aux convenances de régularité, de dignité, de bon ton : ils ont tâché de se faire le style qui n’exprimait qu’eux, et exprimait tout d’eux. Surtout une tendance s’est prononcée pour changer la nature des rapports grammaticaux et syntaxiques. Les lois qui président aux relations des mots ont eu pour fin jusqu’ici l’intelligible : les nouvelles écoles ont voulu qu’elles eussent pour fin le sensible. Grouper les mots non plus selon la logique, pour réaliser un sens perceptible à tous, mais selon la sensation, pour manifester une impression perçue par le poète ; seul, a été le but plus ou moins consciemment poursuivi.

On a achevé la réforme romantique de l’alexandrin, en faisant dis parai ire les derniers vestiges de césure à l’hémistiche, eu effaçant le repos et même l’accent final du vers. La distinction individuelle des vers s’est abolie dans la continuité fluide du poème, où les pauses et les accents se sont posés hors de toutes les places connues et régulières. Ceux qui ont continué de considérer le vers comme une unité, comme un long mot, se sont évertués à en détruire uniformité, la fixité par la suppression des rapports internes de nombre : à l’alexandrin libéré de Verlaine, ont succédé les vers libres de Laforgue, Gustave Kahn, et autres[67]. Le vers est composé d’un nombre quelconque de syllabes : quelconque, pour le profane, mais déterminé pour l’oreille du poète par la loi mystérieuse du rythme. On a créé des vers de dimensions inusitées, on a défait les strophes précises et fermes, on a tenté des rythmes instables et mobiles. On a remplacé les rimes par des assonances ; on s’est dispensé de la rime. On a cherché en un mot, en bousculant toute l’ancienne métrique, à rendre le vers plus varié, plus souple, capable d’harmonies plus fines, plus expressives. Le but a été encore ici de trouver le rythme individuel, je ne dis pas de chaque poète, mais de chaque poème, l’accompagnement musical (car c’est à la musique que s’assimile toute cette poésie, comme celle du Parnasse aux arts plastiques), l’accompagnement musical uniquement et exclusivement propre à chaque vibration intime de l’être.

Qu’il y ait eu beaucoup de fracas, de présomption, d’incohérence, dans cet assaut livré à toute la tradition poétique de la France ; que l’ancienne inspiration et l’ancienne facture, entre les mains d’artistes sincères, gardent leurs droits et leur vertu, cela ne fait pas de doute. Mais il ne faut pas nier que cette remise à la fonte des formes traditionnelles de notre poésie ne soit venue à son heure et n’ait eu d’excellents effets. Après un grand siècle de production intense et glorieuse, cette vérification s’imposait. Plus d’un procédé, plus d’une règle en sortirent déconsidérés. Les parties excellentes de la technique traditionnelle en ressortirent plus solides. Et l’art est enrichi par le symbole, s’il ne s’y doit pas réduire ; la langue et le vers, après tous ces exercices de dislocation, sont assouplis.

Enfin le symbolisme nous a donné de belles, de fortes œuvres. M. Henri de Régnier[68], dès aujourd’hui, est reconnu comme un maitre : personne n’a des rythmes plus souples et plus enveloppants, un sentiment plus intense de la vie mobile des choses, une plus vive aperception de l’éternel dans l’éphémère. M. Moréas[69], sobre et fin, Rodenhach, le mélancolique amant de Bruges, Verhaeren[70], emplissant d’une amertume tragique ses visions claires du monde sensible, Samain[71], coulant en discrets symboles ses langoureuses tristesses, M. Viélé-Griffin[72], dont l’ambition noble évoque les symboles héroïques autour des mystères de la vie, sont des compagnons avec lesquels l’âme française d’aujourd’hui aime à faire son étape : et j’en pourrais nommer d’autres encore, qui, à de certaines heures, ont été de beaux poètes, allant au cœur par les images et par le rythme.

L’heure du symbolisme, en tant qu’école et crise révolutionnaire, est passée. Il restera, de cette heure orageuse, quelques œuvres ; mais surtout, mêlé dans la tradition qu’il aspira d’abord a remplacer, élargissant ou brisant les formules antérieures, sans pouvoir rendre la sienne tyrannique, le symbolisme aura façonné l’instrument des artistes de demain, il aura rendu de nouveau possible l’éclosion d’une grande poésie qui ne soit pas la répétition de la poésie d’hier ni de la poésie d’avant-hier[73].

  1. G. Pellissier, le Mouvement littéraire contemporain, 1901.
  2. Après la Terre (1887). Le principal de ces dissidents est M. Paul Margueritte.
  3. G. Eliot (1819-1880) : Adam Bede, 1859, trad. 1861 et 1886 ; le Moulin sur la Floss, 1860, tr. 1887 ; Silas Marner, 1861, tr. 1885-1889 ; Daniel Deronda, 1876, tr. 1881.
  4. Dostoïevski (1821-1881) ; Crime et Châtiment, tr. 1884 ; Souvenir de la maison de morts. tr. 1886 ; Krotkaia, tr. 1886 ; les Possédés, tr. 1886.
  5. Léon Tolstoï (né en 1828) a renonce à la littérature d’art et s’est fait, en dehors de tout dogmatisme confessionnel, l’apôtre de l’Évangile ; par le livre et par sa vie, il a enseigné la justice, l'humilité, la pitié, l’amour. Le saint-synode orthodoxe l’a récemment excommunié (1901). L’influence de son christianisme démocratique et philanthropique a été très grande sur notre littérature. Au comte Léon Tolstoï doit surtout se rapporter l’esprit nouveau, plus largement philosophique et plus profondément humain, que je signale ici dans nos romans et notre théâtre. — La Guerre et la Paix, 1872, tr. 1880 et 1885 ; Anna Karénine, 1877, tr. 1885 ; Ma religion, tr. 1885 ; les Cosaques, souvenirs de Sébastopol, tr. 1887, ; la Puissance des ténèbres, drame, tr. 1887 ; Souvenirs, tr. 1887 ; la Sonate à Kreutzer, tr. 1890 ; Qu’est-ce que l’art ? tr. 1898 ; Résurrection (3 parties), tr. 1900. — À consulter : Melchior de Vogüé, le Roman russe ; E. Dupuy, les Grands Maîtres de la littérature russe au xixe siècle.
  6. Henrik Ibsen (né en 1828) : les Revenants ; Maison de Poupée ; le Canard sauvage ; Rosmersholm ; Hedda Gabler : voilà les cinq pièces supérieures ; la Dame de la Mer, Un Ennemi du peuple, Solness le Constructeur ; le Petit Eyolf ; Jean Gabriel Borkmann ; Quand nous nous réveillerons d’entre les morts, œuvres plus inégales, avec des parties de premier ordre ; Empereur et Galiléen, les Prétendants à la couronne ; les Guerriers à Helgoland ; les Soutiens de la société ; l’Union des Jeunes ; la Comédie de l’Amour, œuvres de jeunesse, ou de tâtonnement, ou manquées ; Brand et Peer Gynt, deux poèmes puissants en forme dramatique : le second délicieux parfois de fantaisie ironique. En tout 12 vol. in-18 de 1889 à 1900. — À consulter : A. Ehrhard, H. Ibsen et le Théâtre contemporain ; J. Lemaître, Impressions de théâtre ; G. Larroumet, Nouvelles études de littérature et d’art, 1894.
  7. Bjœrnstierne Bjœrnson : les Voies de Dieu, roman. Drames ou comédies : le Roi ; le Journaliste ; Un Gant ; et les chefs-d’œuvre : Une Faillite, 1893 ; Au delà des forces humaines, 2 parties, tr. 1896 et 1897. — On avait commencé dès 1880 à traduire cet auteur en français.
  8. Sudermann : la Femme en gris, tr. 1895 ; l’Indestructible Passé (es war), tr. 1897. Drame : Magda.
  9. Gérard Hauplmaun. Ames solitaires, tr. 1893 ; l’Assomption de Hannele Mattern, tr. 1894 ; la Cloche engloutie, tr. 1898. L’œuvre qui a fait la plus profonde sensation est un drame social, les Tisserands, 1893.
  10. Nietzsche : A travers l’œuvre de Nietzsche, 1893 ; Ainsi parlait Zarathoustra, 1898 ; Humain, trop humain, 1er partie, tr. 1899 ; le Crépuscule des Idoles ; le Cas Wagner ; 1893 ; Nietzsche contre Wagner ; Par delà le bien et le mal, 1898 ; Pages choisies, tr, 1899 ; Aphorismes, 1899 ; Généalogie de la morale, 1900.
  11. Gabriel d’Annunzio, l’Intrus, tr. 1893 ; Épiscopo et Cie, tr. 1895 ; Enfant de Volupté (il Piacere), tr. 1895 ; le Triomphe de la Mort, tr. 1896 ; les Romans du Lys ; les Vierges aux rochers, tr. 1897 ; le Feu, tr. 1900. Tragédie : la Ville morte, 1898.
  12. Fogazzaro : Daniel Cortis, tr. 1896 ; Un petit monde d’autrefois, tr. 1897. — Et puis nous est venue Mathilde Serao avec ses tableaux de mœurs napolitaines.
  13. Cf. René Bazin, Terre d’Espagne, 1895. — Sotileza, de Pereda, a eu les honneurs d’une traduction dans la Révue des Deux Mondes, et Pequeñeces, du P. Coloma, adapté en 1893 sous le titre de Bagatelles, a fait un certain bruit.
  14. Rudyard Kipling, le Livre de la Jungle, tr. 1899 ; la Lumière qui s’éteint, tr. 1900.
  15. Maxime Gorki : Voyez la Révue de Paris, 1900.
  16. Le prodigieux succès de Quo vadis (1900. tr.) de Sinkievicz a excité entre les éditeurs français une rivalité, à qui jetterait le plus vite dans la circulation de reste de l’œuvre abondante du mémé auteur.
  17. Je nommais Léon XIII dans ma 1re édition un « grand » pape : j’ai ultérieurement modifie le texte. Je maintiens ce changement. Plus on voit les choses à distance, avec les informations que le temps apporte, plus il me semble que le mot adroit est le mot juste (11e éd.).
  18. Le Toast du Cardinal Lavigerie, 1800, fui suivi bientôt d’une encyclique pontificale, qui définissait l’attitude de l’Église vis-à-vis des gouvernements.
  19. F. Brunetière, la Science et la Religion, 1895.
  20. Le vicomte Melchior de Vogüé (né en 1850), le Roman russe, 1882 ; Souvenirs et Visions, 1888, et divers recueils d’articles. Il a publié divers romans dont le plus significatif est Les morts qui parlent.
  21. Pour Rod, voyez p. 1119. — Paul Desjardins, ironiste subtil, est devenu un moraliste grave et pénétrant. Esquisses et Impressions, 1888 ; le Devoir présent, 1891. Il a fondé l’Union pour l’action morale, et mis beaucoup de pages de direction spirituelle dans le Bulletin de cette société.
  22. Ferdinand Brunetière (1849-1907), de l’Académie française, maître de conférences à l’École normale supérieure, directeur de la Revue des Deux Monde, le Roman naturaliste, 1883 ; Histoire et littérature, 3 séries, 1884-1886 ; Questions et nouvelles questions de critique, 1890. Études critiques sur la littérature française, 1880-1899 l’Évolution des genres dans l’histoire de la littérature française (évol. de la critique), 1890 ; les Époques du théâtre français, 1892 ; l’Évolution de la poésie lyrique, 1894 ; Discours de combat, 1900. H. de Balzac, 1906. Histoire de la littérature française classique, en cours de publication depuis 1905.
  23. Il n’est pas revenu à la littérature, ou du moins il a voulu se partager : il n’a pu achever la publication ni la rédaction de sa grande Histoire. Et il a laissé une place qui, en effet, de longtemps ne sera pas remplie (11e éd.).
  24. Émile Faguet (né en 1847), de l’Académie française, professeur à la Sorbonne, la Tragédie au xvie siècle, 1883 ; Notes sur le théâtre contemporain, 3 séries, 1888-90 ; Seizième siècle, 1894 ; Dix-septième siècle, 1885 ; Dix-huitième siècle, 1890 ; Dix-neuvième siècle, 1887 ; Politiques et moralistes, 3 séries, 1891, 1898, 1900 ; Drame ancien, drame moderne, 1898 ; Gustave Flaubert, 1899 ; Questions politiques, 1899 ; Problèmes politiques du temps présent, 1901.
  25. Jules Lemaître (né en 1853), de l’Académie française. Les Contemporains, 6 séries, 1886-1896 ; Impressions de théâtre, 8 séries, depuis 1888. Poésies : les Médaillons, 1880 ; Petites orientales, 1883. Romans : Serenus, 1886, les Rois, 1893 ; Dix Contes, 1889. Théâtre : voyez plus bas, p. 1126.
  26. Il y est revenu en ces derniers temps. Sans abandonner son rôle politique, converti même à la monarchie et prodiguant dans les journaux et les banquets les témoignages de su ferveur candide de néophyte, M. Lemaître a donné deux études littéraires où les amis de son ancienne manière l’ont retrouvé, ou à peu près : l’une sur Jean-Jacques Rousseau, dont par malheur sa foi nouvelle ne lui a pas permis de regarder de près les idées, l’autre sur Racine, non exemple d’exagération idolâtrique : toutes les deux charmantes en beaucoup de parties, surtout dans les parties biographiques (11e éd.). Une étude sur Fénelon, un peu faible en sa grâce, une autre sur Chateaubriand, où la foi politique de l’auteur tient fréquemment son admiration littéraire en échec, sont venues depuis (12e éd.).
  27. Cf. p. 1038. — Depuis, on a entrepris de publier un choix de ses feuilletons (Quarante ans de théâtre), qui comprend sept volumes in-18.
  28. Les Débats et Le Temps maintiennent à peu près seuls la tradition du compte rendu hebdomadaire.
  29. Cependant une réaction semble prochaine, au moins dans les Revues (11e éd.).
  30. Cf. G. Lanson, Revue de synthèse, 1re année, no 1. G. Renard, la Méthode scientifique de l’histoire littéraire, 1900.
  31. Cf. p. 1078.
  32. Cf. p. 1087.
  33. Sous l’œil des Barbares, l’Homme libre, le jardin de Bérénice, trois romans idéologiques sous le titre commun : le Culte du moi, 3 vol., 1888-1891 ; Huit jours chez M. Renan, broch., 1888 ; l’Ennemi des lois, 1893 ; Du sang, de la volupté et de la mort (voyage en Espagne), 1894 ; les Déracinés, 1897 ; l’Appel au soldat, 1900 ; Au service de l’Allemagne, 1905. — Dans ses romans sociaux et nationaux (ou nationalistes) la forme de M. Barrès s’est dépouillée de ses complications ; sans perdre de sa finesse et de son élégance, elle est devenue plus sobre, plus nette, plus forte (11eéd.).
  34. M. Ed. Rod (né en 1857) a travaillé dans le même sens que M. de Vogüé et M. Desjardins : Études et Nouvelles études sur le xixe siècle, 1888 et 1898 ; Idées morales du temps présent, 1892 ; le Sens de la Vie, 1889 ; Michel Teissier, 1892 ; la seconde Vie de Michel Teissier, 1893 ; Essai sur Gœthe, 1898 ; etc.
  35. Pascal Gefosse, 1887 ; Jours d’épreuve, 1888 ; la Force des choses, 1882 ; la Tourmente, 1893 ; l’Essor, 1896. Avec son frère Victor, il a donné : le Désastre, 1898 ; les Tronçons du glaive, 1901 ; les Braves gens, 1901 ; la Commune, 1904 quatre volumes qui font un ensemble puissant et pathétique. Comme pour la Débâcle de Zola, je regrette que les auteurs n’aient pas pris le parti de renoncer aux invention romanesques, si mesquines toujours en de tels sujets (11e éd.).
  36. L’Alpe homicide, 1885 ; l’Inconnu, 1887 ; Peints par eux-mêmes, 1893 ; l’Armature, 1895 ; etc.
  37. Le Scorpion, 1887 ; Mademoiselle Jaufre, 1889 ; Lettres de femmes, 1892 ; les Vierges fortes (Léa ; Frédérique), 1900 ; etc.
  38. La Force du mal, Cœurs nouveaux, 1896 ; la Bataille d’Uhde, 1897 ; Basile et Sophia ; la Force, 1899 ; l’Enfant d’Austerlitz, 1901 ; Au soleil de Juillet, 1903 ; la Ruse, 1903 ; le Serpent noir, 1905.
  39. Je nommerais aussi ces incompréhensibles frères Rosay, poètes et philosophes qui dans leurs romans d’une écriture trop personnelle ou, si l’on veut, d’un français trop douteux, ont posé les problèmes moraux et sociaux les plus actuels avec un sens aigu de la vie et une sympathie sincère pour les souffrants, ou parfois, s’emparant des hypothèses de la science contemporaine, ont introduit dans le roman la vision épique des temps préhistoriques : je devrais m’y arrêter s’ils n’avaient, par une production incessante et surabondante, renoncé à faire œuvre de littérateurs pour chercher les succès plus faciles du feuilleton populaire. — Nell Horn, 1886 ; le Bilatéral, 1887 ; le Termite, 1890 ; Vamireh, 1892 ; l’Indomptée, 1894 ; etc.
  40. J. K. Huysmans, Les Sœurs Vatard, 1879 ; A Rebours, 1884 ; Là-Bas, 1891 ; En route, 1894 ; la Cathédrale, 1898 ; Pages catholiques, 1899.
  41. Saint-Cendre, 1898 ; Blancador l’avantageux, 1900.
  42. Il ne faut pas oublier M. H. de Régnier dont le roman « Le bon plaisir » (1902), est une merveille de couleur et de psychologie historique (11e éd.)
  43. Gustave Geffroy, romancier, critique d’art et journaliste, est un réaliste dont la passion intérieure brûle d’autant plus qu’elle est plus contenue : sa manière nette et âpre donne à tous ses tableaux un relief saisissant. (L’Enfermé, 1897, l’Apprentie, 1904) (11e éd.).
  44. L’Empreinte, 1895 ; le Ferment, 1899 ; l’Épave, 1902 ; la Vie secrète, 1908.
  45. Nommons aussi Marcelle Tinayre, dont le talent vigoureux et frémissant excelle à peindre la conscience de la femme d’aujourd’hui et tous les aspects des choses, vieilles villes, vieux logis, campagnes de France, impressions changeantes du ciel et de la lumière (la Maison du péché, 1902 ; la Rebelle, 1905 ; l’Ombre de l’amour, 1909) ; Romain Rolland, l’auteur de cet original et curieux Jean Christophe (3 vol., 1904), biographie psychologique d’un musicien, riche étonnamment d’idée d’observations et d’émotions ; le spirituel Abel Hermant dont la manière sobre sèche et nerveuse, dessine avec une sûreté impitoyable les figures des fantoches où il incarne les travers de certains milieux et de certaines classes d’aujourd’hui (le Cavalier Miserey, 1887 ; la Carrière, 1891 ; le Faubourg, 1900 ; etc.) (11e éd.).
  46. H. Becque (1832-1899), les Corbeaux, 1882 : la Parisienne, 1885 ; Théâtre complet, 2 vol., Charpentier, 1889 ; 3 vol., édit. de la Plume, 1898.
  47. Monsieur Lamblin, 1888 ; les Inséparables, 1889 ; l’École des veufs, 1889 ; Grand’mère, 1890 ; la Dupe, 1891 ; l’Avenir, 1899. — Ancey est le pseudonyme de M. G. de Curnieu (né en 1860).
  48. Cf. les Annales du Théâtre et de la Musique, 1887 et suiv., et les comptes rendus dramatiques de J. Lemaître, Sarcey, Faguet, Jean Jullien. — A. F. Hérold, M. Antoine et le Théâtre-Libre, dans The International Monthly, mai 1901. A. Thalasso, le Théâtre Libre, 1909.
  49. Fondé par M. Lugné-Poë.
  50. L’Envers d’une Sainte, 1892 ; les Fossiles, 1892 ; l’invitée, 1893 ; l’Amour brode, 1893 ; la Nouvelle idole (R. de Paris, 13 mai 1895) ; la Figurante, 1896 ; le Repas du Lion, 1897 ; la Fille sauvage, 1902.
  51. Amoureuse, 1891 ; le Passé, 1897 ; Théâtre d’Amour, 1898 ; le Vieil homme, 1901.
  52. Blanchette, 1892 ; l’Engrenage, 1891 ; l’Évasion, 1896 ; les Bienfaiteurs, 1896 ; le Berceau, 1898 ; Résultat des Courses, 1898 ; la Robe rouge, 1900 ; les Remplaçantes, 1901 ; la Française, 1907 ; Simone, 1903.
  53. Lysistrata, 1893 ; Amants, 1895 ; la Douloureuse, 1897 ; l’Affranchie, 1898 ; le Torrent, 1899 ; avec L. Descaves, la Clairière, 1900 ; l’Autre danger, 1903 ; le Retour de Jérusalem 1901 ; Oiseaux de passage, 1904 ; l’Escalade, 1904 ; Paraître, 1906 ; la Patronne. 1908.
  54. Théâtre, 3 v. in-16, 1902. Les Paroles restent, 1893 ; les Tenailles, 1895 ; la Loi de l’Homme, 1897 ; la Course du flambeau, 1901 ; Théroigne de Méricourt, 1903 : le Dédale, 1904 ; le Réveil, 1905.
  55. Révoltée, 1889 ; le Député Leveau, 1891 ; le Mariage blanc, 1891 ; Phlipote, 1893 ; l’Age difficile, 1891 ; le Pardon. 1895 ; l’Ainée, 1898 ; la Massière, 1905.
  56. Les Romanesques, 1894 ; la Princesse lointaine, 1895 ; la Samaritaine, 1897 ; Cyrano de Bergerac, 1897 ; l’Aigloh, 1900 ; Chantecler, 1910.
  57. Pour la Couronne, 1895. de Coppée ; le Flibustier, 1888, le Chemineau, 1897, de Richepin.
  58. On devrait aujourd’hui mentionner M. A. Capus, vaudevilliste aimable et un, qui trouve moyen d’unir l’observation fine et l’optimisme (Brignol et sa fille, 1895 ; la Veine, 1902 ; l’Adversaire. 1904 : Monsieur Piégois, 1905 ; Notre jeunesse, 1904 ; les Passagères. 1900 ; les Deux Hommes, 1908) ; M. H. Bataille, talent nerveux et hardi, parfois profondément humain (Maman Colibri, 1901 ; la Marche Nuptiale, 1905 ; Potiche, 1906 ; la Femme nue, 1908) ; M. Bernstein, dramaturge vigoureux et malin, qui produit et exploite l’émotion avec un peu trop d’artifice, capable pourtant de remuer de la vie (le Détour, 1902 ; le Bercail, 1901 ; la Rafale, 1905 ; le Voleur, 1906 ; Samson, 1907 ; Israël, 1908 ; l’Assaut, 1912) ; M. Émile Fabre, peintre clairvoyant et censeur âpre des mœurs politiques et financières (l’Argent, 1895 : la vie publique, 1902 ; les Ventres dorés, 1905 ; la Maison d’argile, 1907). Enfin M. Courteline a ramené la farce à l’observation des caractères et des mœurs : ses charges de militaires, de magistrats et de bourgeois sont d’une justesse fine dans leur outrance hardie (les Gaietés de l’escadron, 1886 ; la Vie de Caserne, 1888 ; Boubouroche, 1893). (11e éd.).
  59. Jean Lahor (le Dr Cazalis, 1810-1909), l’Illusion, 1888, la Gloire du Néant, 1896.
  60. Tobie, 1889, éd. revue, 1899, Noël, 1890, la Légende de Sainte-Cécile, 1891, les Mystères d’Eleusis, 1894. Ce sont les quatre drames pour marionnettes. M. Bouchor a donné encore la Première vision de Jeanne d’Arc, 1900. Les Symboles ont paru en deux séries, 1888-1895. — Il faut noter ici le rôle considérable joué en ces dernières années par M. Bouchor, pour le développement de l’éducation populaire. Il s’est assigné pour mission de présenter au peuple ouvrier et aux enfants des écoles les plus purs chefs-d’œuvre artistiques, de mettre la joie esthétique et l’élargissement intellectuel qui en résulte à la portée des âmes enfermées dans les vies les plus humbles et les plus dures. Rompant avec l’inepte tradition qui consiste à offrir au peuple des œuvres faites exprès peur lui, vulgaires et propres à maintenir la vulgarité, il n’offre que de l’exquis, où il introduit, apprivoise, élève doucement son public par un très habile enseignement dissimulé sous une bonne humeur et une rondeur charmantes. C’est un effort original et heureux pour faire pénétrer notre grande littérature là où il semblait bien qu’il lui fût impossible d’avoir accès.
  61. José-Maria de Heredia, né à Cuba (1842-1906). Les Trophées ont paru en 1893 (Lemerre, in-8 et in-16). Beaucoup de ces sonnets étaient connus depuis longtemps.
  62. Mockel, Mæterlinck, Rodenhach, Verbaeren, Wallons ou Flamands ; Viélé-Griffin, Stuart Merrill, Américains ; Marie Krysinska, Polonaise ; Moréas, Créc. Et puis Kahn, de Souza, etc. Je ne parle que des noms, de leur physionomie et consonance. Plus d’un de ces écrivains est un bon et excellent Français, d’esprit et de cœur : pour le public qui voit du dehors, les noms étaient exotiques.
  63. Sur le, symbolisme, consulter : Charles Morice, la Littérature de tout à l’heure, 1889 ; R. de Souza, le Rythme poétique, 1892 ; E. Vigié-Lecoq, La poésie contemporaine, 1897 ; Ad. van Bover et Paul Léautaud, Poètes d’aujourd’hui, 1900 ; J. Lemaître, Revue bleue, 7 janv. 1888 ; F. Brunetiere, Revue des Deux Mondes, 1er nov. 1888 et 1er avril 1891 : Hurel, Enquête sur l’évolution littéraire, 1891 ; W.G. C. Byvanck, Un Hollandais à Paris en 1891, 1892 ; G. Lanson. The new poetry, dans The International Monlhly, oct. 1901. — L’éditeur ordinaire des symbolistes est l’éditeur Vanier.
  64. Stephane Mallarmé, 1842-1898. Vers et Prose, Perrin et Cie, 1893 : c’est un florilège. Les œuvres de Mallarmé avaient paru en éditions généralement coûteuses ; L’après-midi d’un faune, 1876 ; Poésies complètes, 1888 ; Pages, 1890-1891 ; Les poèmes de Poé, 1888 ; Divagations, 1897.
  65. Paul Verlaine (1844-1896) : Poèmes saturniens, 1866 ; Sagesse, 1881 ; Jadis et naguère, 1885 ; Parallèlement, 1889 ; etc. Œuvres complètes, Vanier, 6 vol., 1899-1903. — Il faut nommer Jean-Arthur Rimbaud (1854-1891). Les illuminations, 1886 ; Œuvres, 1898. Il fut un des ouvriers de la première heure du symbolisme.
  66. Deux tendances : Verlaine, Laforgue, raillant la noblesse académique et le verbe Parnassien, imitant artistement l’incorrection et la grossièreté du langage populaire ; Mallarmé, René Ghil, Péladan, distinguant la langue artistique de la langue pratique et se créant un verbe, a part pour la communication des émotions esthétiques.
  67. Jules Laforgue (1860-1887) : Les Complaintes, 1885 ; Poésies complètes, 1895. Gustave Kahn, né à Metz (1859) : La Vogue, journal, 1886 ; avec Jean Moréas et Paul Adam, le Symboliste, journal, 1886 ; études dans la Revue indépendante. 1888 ; les Palais nomades, 1887 ; Premières poèmes, 1897. Cf. R. de Souza, le Rythme poétique.
  68. Henri de Régnier, né en 1864. Lendemains, 1885, Sites, 1887, etc., recueillis dans Premiers poèmes (1899) ; Poèmes (1887-1892). 1896 ; les Jeux rustiques et divins, 1897 ; les Médailles d’argile, 1900 ; la Cité des eaux, 1902. — M. H. de Régnier, sans déserter la poésie, s’est fait une place place dans le roman (cf. p. 1121, n. 3).
  69. Jean Moréas né à Athénes, 1856. Les Syrtes, 1884 ; les Cantilènses, 1886 ; les Premières armes du symbolisme, 1880 ; le Pèlerin Passionné, 1891 et 1893 ; Poésies (1886-1896), 1898 ; Stances, 1. I et II. 1899 ; III-VI, 1900.
  70. Emile Verhaeren, né près d’Anvers, 1855. Les Flamandes, 1883 ; les Soirs, 1887 ; les Débâcles, 1888, etc. Ces recueils et ceux qui les ont suivis ont été rassemblés en trois séries de Poèmes, 1895, 1896, 1899 ; les Heures claires, 1896 ; le Cloitre, drame en vers, 1900, Philippe II, 1901 ; les Forces tumultueuses, 1902.
  71. Albert Samain (1859-1900), Au jardin de l’infante, 1893 ; Aux flancs du vase. 1898.
  72. Francis Viélé-Griffin, né à Norfolk (États-Unis), 1864. Cueille d’avril, 1886 ; Ancæus, 1888 ; Poèmes et poésies (1886-1893), 1895 ; la Clarté de vie, 1897 ; la Légende ailée de Wicland le forgeron, 1900.
  73. En avons-nous actuellement l’aurore ? Le talent abonde chez les poètes d’aujourd’hui. Je nommerai seulement M. Fernand Gregh, né en 1873 ; la Maison de l’enfance, 1897, la Beauté de vivre, 1900, Clartés humains, 1904, l’Or des minutes, 1905 ; Prélude féerique, 1909, sont des œuvres originales, où l’intelligence rend la sensibilité plus vibrante : M. Gregh s’est affranchi du symbolisme, mais il ne se serait pas fait sans lui ; — Mme la comtesse de Noailles, virtuose médiocre, mais si frémis ante, si joyeuse de vivre et si ardente à vivre, si énergiquement sensuelle et sympathique à toute la vie sensuelle de l’univers ; elle a pu écrire, avec des moyens techniques ordinaires, quelques pièces qui sont de complets chefs-d’œuvre (le Cœur innombrable, 1901 ; l’Ombre des jours, 1902) ; — Charles Guérin ; disparu trop tôt (1873-1902), un pur poète, simple, profond, tendre et consumé de passion, qui passait, lorsque la mort le prit, d’une forme plus abandonnée à une forme plus serrée et plus volontaire (le Cœur solitaire, 1898 ; l’Homme intérieur, 1905), etc. — À une génération antérieure appartient A. Angellier dont les sonnets à l’amie perdue (1896) sont un des plus beaux poèmes d’amour de notre temps : talent robuste, un peu fruste, âme vibrante et pensive, Angellier emploie dans ses derniers recueils (Dans la lumière antique, 1905 et suiv.) les formes de la vie grecque et romaine, à dégager ses expériences personnelles et ses idées modernes des éléments trop particuliers et trop actuels, et à donner à son expression la beauté des lignes simples. — Dans la diversité des écoles et des programmes, ce qui me parait dominer aujourd’hui, c’est un certain traditionalisme dans la technique, on, dans l’inspiration un effort vers une synthèse mesurée du romantisme, du naturalisme et du symbolisme, pour refléter toute la vie et exprimer toute l'humanité, en cherchant l’âme sous les foi mes de la vie, en manifestant le moi profond sans étalage de confidence et de biographie, en formulant sans symbole obscur les aspirations de la conscience sociale ou religieuse d’aujourd’hui (11e éd.).