Histoire de la littérature française (Lanson)/Quatrième partie/Livre 2/Chapitre 2

Librairie Hachette (p. 428-445).


CHAPITRE II

CORNEILLE


Caractère de Corneille. — 1. Le théâtre de Corneille : la vérité morale est le but. Les règles. Les intrigues. Le choix des sujets. L’histoire dans Corneille : goût des réflexions sur la politique. Le type romain. — 2. Psychologie cornélienne. La conception de l’amour. L’héroïsme de la volonté : les généreux et les scélérats. Ce qu’il y a de peu dramatique dans la psychologie cornélienne. — 3. Les personnages de second plan : variété, vérité, finesse des études de caractère. — 4. La « mécanique » dans la tragédie cornélienne. Dialogue et style. — 5. Rotrou : imagination originale.

Corneille[1] n’a pas de biographie : il n’importe à son œuvre qu’il ait déménagé de Rouen à Paris en 1662, et qu’il se soit installé rue d’Argenteuil après 1676, non plus tôt comme certains l’ont cru. Nous noterons seulement qu’il était Normand, et avocat : deux garanties de subtilité d’esprit. Il fut élevé chez les jésuites, dont les théologiens seront précisément les défenseurs du libre arbitre contre le jansénisme. Ce fut un bonhomme, de mœurs très simples, marguillier de sa paroisse à Rouen, dévot, très sincèrement et naïvement dévot : il occupa ses loisirs, pendant qu’il fut éloigné du théâtre de 1652 à 1659, à traduire en vers des chants d’Église et l’Imitation de Jésus-Christ ; plus tard, il fera encore l’Office de la Vierge. Il était fier et besoigneux : de là vient qu’il quémandait ou remerciait tantôt bassement, tantôt avec quelque raideur : jamais adroitement. Les passions ne troublèrent pas sa vie : il était homme de famille, et vécut dans une étroite intimité avec son frère Thomas, de vingt ans plus jeune que lui. Il avait l’esprit timide et scrupuleux : il se tourmenta fort à chercher les fautes de ses pièces, et les excuses de ses fautes ; il n’avait pas la vanité contente, mais la vanité inquiète. Il prépara avec grand soin les éditions séparées de ses pièces et les éditions générales de ses œuvres, multipliant les corrections, épluchant avec une attention minutieuse chaque vers, chaque syllabe de son texte. Il porta l’esprit de Malherbe à la scène, jusque-là livrée aux raffinés négligents, et il y fit valoir la simplicité travaillée.

Étant homme, et poète, il aimait ce qui venait de lui, et préférait ce qu’il voyait mal reçu du public. Il quitta le théâtre par un dépit d’auteur sifflé, après Pertharite : il y rentra, au moment où disparaissaient et les modèles qu’il peignait et le public qui avait fait sa renommée. Cette retraite est le grand événement de sa vie. Quand il reparut, il lui fallut plaire à un autre goût, à une nouvelle génération, très infatuée d’elle-même et dédaigneuse des vieilles modes ; le grand Corneille se fit doucereux, gauchement, à la façon de Quinault. Mais il ne put tenir contre Racine : il fut jaloux, et malheureux. Sa pauvreté lui fut moins amère que cette gloire d’un rival, qui lui semblait un vol fait à son génie.


1. LA FORME DU DRAME CORNÉLIEN.


Le principe fondamental du théâtre de Corneille, c’est la vérité, la ressemblance avec la vie. Il a tâtonné d’abord, s’étant formé dans un temps où nul ne songeait à diriger l’œuvre dramatique vers cette fin : il a poussé sa fantaisie dans tous les sens : vers l’extravagance galante avec Mélite, vers l’imbroglio romanesque avec Clitandre, vers la rhétorique raffinée avec Médée, vers la bouffonnerie copieuse avec l’Illusion comique. Mais, dès ces premiers temps, il avait créé à son usage une forme de comédie, sobre, sérieuse, vraie, sur laquelle nous reviendrons. Puis il créa la tragédie vraie, à laquelle il se tint. Il accepta les unités, qui n’étaient pas encore établies quand il débutait, parce qu’elles étaient une méthode utile pour l’exposition dramatique de la vérité morale.

On s’est parfois singulièrement trompé sur l’attitude de Corneille à l’égard des fameuses règles : on a plaint trop facilement ce grand génie ligoté par de pédantesques lois, et se débattant en vain contre leur fatale contrainte. En fait, Corneille ne conteste pas du tout le principe des unités. Il chicane les formules absolues des critiques érudits, qui concèdent vingt-quatre heures, et en refusent trente, qui reconnaissent l’unité d’un palais, plutôt que l’unité d’une ville. Pour lui, il a sur les unités le sentiment qui est celui du public, et qui les a établies : elles sont l’expression de « la raison naturelle » ; elles donnent la vraisemblance, et un air de réalité au poème dramatique. Aussi faut-il les prendre moins comme des formules fixes de valeur constante, que comme des formules élastiques, de valeur variable, qui indiquent un idéal à poursuivre. « La représentation dure deux heures, et ressemblerait parfaitement, si l’action qu’elle représente n’en demandait pas davantage pour sa réalité. Ainsi ne nous arrêtons point ni aux douze ni aux vingt-quatre heures, mais resserrons l’action du poème dans la moindre durée qu’il nous sera possible, afin que sa représentation ressemble mieux et soit plus parfaite [2]. » Et pareillement pour le lieu. En d’autres termes, unité de lieu, unité de temps, signifie pour Corneille minimum de variation dans le lieu, minimum de durée dans le temps, donc maximum de vraisemblance : mais la quantité minima de temps ou d’espace n’est pas absolue, elle est relative, et se détermine par la constitution particulière de chaque sujet. Quand on a donné au sujet toute la concentration que ses propriétés essentielles rendent possible, on a atteint l’unité de ce sujet et le maximum de vraisemblance.

Si maintenant Corneille a souvent besoin de prendre plus que la formule des doctes n’accorde, s’il n’arrive guère à faire coïncider dans le temps et l’espace l’action réelle et la représentation de l’action, tandis que Racine n’a jamais subi la gêne des règles, la raison principale en est que les passions se manifestent tout entières par des impulsions instantanées, tandis que la volonté se reconnaît surtout à la constance des effets, et il n’y a pas de constance sans une certaine durée. Voilà pourquoi les vingt-quatre heures font un peu violence au sujet du Cid, tandis qu’Andromaque ou Phèdre s’y renferment sans peine.

Le caractère des intrigues de Corneille se déduit d’une raison analogue. Il ne faut pas en exagérer la complication. D’abord il n’a pas usé de moyens romanesques : on ne citerait pas un travestissement, pas un incognito, dans son théâtre, hors Don Sanche qui n’est pas une tragédie, hors Héraclius aussi : mais dans Héraclius la substitution d’enfants n’est pas un moyen de traiter le sujet, c’est l’essence même du sujet, et de cette donnée singulière le poète veut tirer moins des péripéties surprenantes que des états d’âme pathétiques ; ce qui l’intéresse, c’est le cas moral, extraordinaire sans doute, mais humain, de Phocas. Il n’a pas usé non plus des reconnaissances ; il a fait parfois revenir des gens qu’on croyait morts comme Sévère dans Polyeucte : mais l’espèce de reconnaissance de Sévère et de Pauline pose le problème psychologique de la pièce, elle est nécessaire, naturelle ; elle produit des évolutions de sentiments, non des ricochets d’intrigue. Rodogune est une pièce compliquée : oui, dans ses données fondamentales ; non pas, dans son intrigue. Ce qu’on doit retenir du fameux récit pour comprendre la pièce est peu de chose, et la pièce tout entière est le conflit de deux caractères durs, entre lesquels sont tiraillés, écrasés deux caractères faibles. Toutes les complications de l’action sont des complications morales.

El si l’on veut bien y regarder de près, on verra que Corneille intrigue ses pièces par l’invention subtile, non pas des faits, mais des sentiments. S’il lui faut supposer parfois des faits multiples ou des coïncidences trop arrangées, c’est qu’il médite des cas de conscience raffinés, des conflits héroïques de sentiments. Si la tragédie morale semble souvent continuer un roman ou s’y superposer, et si son action semble parfois, soit au début, soit dans le cours des pièces, recevoir l’impulsion du dehors, c’est qu’il peint des volontés, comme nous le verrons, et que ces volontés, sûres et constantes, ne changeraient point d’état ou de posture, ne livreraient point de combat, si des accidents de fortune ne leur suscitaient des ennemis dans le moi ou hors du moi. Si enfin l’action tragique dans Corneille ne reste pas intérieure jusqu’au dénouement qui l’extériorise en un acte ou un état définitifs de crime ou de malheur, c’est encore qu’il peint des volontés, et que la volonté tend nécessairement aux effets ; elle aspire à réaliser ses déterminations, elle est active ; de là vient que l’action, chez Corneille, ricoche constamment de l’intérieur à l’extérieur, de la pensée à l’acte et de l’acte à la pensée.

Ainsi les volontés, dans le théâtre de Corneille, se créent à elles-mêmes, et les unes aux autres, par leurs actes, des situations qui leur donnent occasion de changer non leurs essences, mais leurs formes, de renouveler, de diversifier, et de croître leur effort. L’intrigue pour l’intrigue, le fait pour le fait, le pur intérêt de curiosité, de surprise, enfin la conception mélodramatique du théâtre n’existe pas dans Corneille, quoi qu’on en dise : il est rigoureusement vrai que l’intrigue est chez lui occasion, soutien, ou effet du mécanisme psychologique. Le roman, chez lui, et la fantaisie à l’espagnole, dont il a gardé des traces, ont toujours pour dernière fin la manifestation des caractères.

J’en dirai autant du choix de ses sujets. Il a pensé aux sujets privés et bourgeois, à ce que nous appelons le drame : il en a donné la formule ; il ne l’a pas appliquée lui-même. D’abord parce que, comme disaient les Grecs, ἀρχή δείξει ἄνδρα, « la puissance révèle l’homme », en l’affranchissant des entraves légales, pécuniaires, morales même de la condition privée ; et c’est dans ceux qui peuvent tout, dans les rois et les héros, qu’on doit expérimenter la vraie nature des passions. Ensuite, parce que, de son temps du moins, la fortune des hommes illustres intéressait le public plus que celle des bourgeois, et fournissait des causes plus adéquates à la grandeur des passions ; et puis, aussi, parce qu’en somme les intérêts historiques donnent aux passions une base plus universellement intelligible que les intérêts professionnels ou financiers, d’où sortent les passions bourgeoises.

Enfin, parce que les sujets historiques sont vrais. Corneille a toujours cru que les sujets d’invention pure ne convenaient pas à la tragédie, et de là vient ce mot, qu’on a si souvent mal compris et incriminé : « Les grands sujets doivent toujours aller au delà du vraisemblable. » Ce qui veut dire, non pas du tout que l’invraisemblance est de règle, mais que la vérité matérielle, historique des faits, est nécessaire. Et elle est nécessaire pour la vraisemblance : j’admets plus aisément qu’une femme tue ses enfants, un frère sa sœur, un père sa fille, quand cette femme s’appelle Médée, ce frère Horace, ce père Agamemnon. Appelez-les de noms inconnus : vous aurez bien plus de mal à établir la vraisemblance des faits. C’est tout simplement l’idée d’Aristote. « Ce qui n’est pas historique ne nous apparaît pas immédiatement comme possible : les faits historiques, au contraire, sont évidemment possibles : ils ne seraient pas arrivés, en effet, s’ils n’étaient possibles. »

Au point de vue poétique, l’histoire et la légende sont équivalentes : mais il est notable que Corneille les distingue. Sa conception de la vérité dramatique est rationaliste, bien plutôt que poétique. Il demande à l’histoire des actions éclatantes, extraordinaires mais vraies : il repousse les faits fabuleux, irréels, qui ne peuvent servir que de symboles. Il veut du merveilleux rationnel. Dans toutes ses tragédies (je ne parle pas des pièces à machines qui étaient comme des ébauches d’opéra), je ne trouve que deux sujets légendaires, Médée, qui précède le Cid, et Œdipe, qui est une erreur. Il a pris ses sujets presque exclusivement dans l’histoire, et chez les historiens : Rodogune, c’est l’Asie hellénisée des successeurs d’Alexandre ; Suréna, c’est l’empire parthe ; Pertharite, ce sont les Lombards : le Cid, Don Sanche malgré leurs origines poétiques, sont encore des sujets d’histoire. Mais Corneille s’est arrêté avec prédilection à l’histoire romaine, où il n’y a guère d’époque qu’il n’ait représentée ; les rois dans Horace ; la conquête du monde dans Sophonisbe et dans Nicomède ; les guerres civiles dans Sertorius et dans Pompée ; l’empire dans Cinna, Othon, Tite et Bérénice, Pulchérie ; le christianisme et l’empire dans Polyeucte et Théodore : les barbares et l’empire dans Attila, l’empire byzantin dans Héraclius.

C’est ce qui a donné lieu à des observateurs superficiels de se figurer un Corneille historien. Il est aisé de relever certaines peintures exactes et frappantes : mais combien d’erreurs de fait, combien de fausses couleurs néglige-t-on ? Nicoméde formule en vers admirables les maximes de la politique romaine : Sévère et Félix, dans Polyeucte, représentent avec justesse les sentiments des Romains à l’égard du christianisme. Il y a dans Othon d’étonnantes peintures des mœurs de cour sous l’Empire. Mais le jugement d’Horace, mais la cour d’Auguste, et le caractère d’Auguste, et le caractère de Nicomède, et la chronologie d’Héraclius, et ce chimérique Flaminius si dextrement substitué au réel Flamininus pour amener une belle riposte, est-ce de l’histoire tout cela ? Au fond, toutes les fois qu’il a cru pouvoir le faire sans qu’on s’en aperçût, et avec quelque utilité théâtrale, Corneille a travesti la vérité historique. La vérité historique n’est pour lui qu’un instrument de vraisemblance. Il en cherche l’illusion plutôt que la réalité, avec une minutieuse patience, dans le dépouillement des textes, dans la collection des petits faits et des noms locaux ; et cela lui a réussi, puisqu’il a trompé jusqu’aux critiques.

Au fond, dans l’histoire, une chose l’intéresse, c’est la politique. Et c’est pourquoi il a si bien réussi ses personnages de magistrats et d’hommes d’État, ses théoriciens du gouvernement, de la conquête et de la sédition. C’est pourquoi aussi il a travaillé de préférence sur l’histoire romaine, la plus politique de toutes les histoires. Ce goût lui était commun avec sa génération, génération de patriotes, témoins curieux et volontiers acteurs du drame politique : les Lettres de Chapelain, le Ministre d’État de Silhon, jusqu’aux dissertations de l’indifférent Balzac, mais surtout les Mémoires de Retz nous l’ont comprendre de quel état d’esprit est venue et à quel état d’esprit s’adressait la tragédie cornélienne ; elle est politique, non historique. Elle rappelle, si l’on veut, Machiavel et ses Discours sur Tite-Live : elle poursuit, non pas l’exacte restitution et l’explication certaine du passé, mais l’établissement de certaines maximes dont le présent peut faire son profit, à l’aide des exemples que le passé fournit. La fameuse discussion de Cinna et de Maxime sur la monarchie et la république, la conversation de Sertorius et de Pompée sur la guerre civile, ne sont pas des morceaux historiques, mais politiques : elles traitent des questions actuelles, avec des sentiments très modernes ; ces scènes romaines sortent de l’âme du xviie siècle. Même la tragédie de Corneille est une peinture saisissante de la vie politique de son temps : s’il ne fait en général ni portraits ni allusions, la réalité contemporaine l’enveloppe, le domine, et transparaît sans cesse dans son œuvre.

On a beaucoup trop loué Corneille sur la vérité des caractères romains qu’il peignait. Comme Balzac, dans sa lettre sur Cinna, a su le dire très agréablement au poète, ses Romains ne sont que les Romains de Corneille. Il y a deux éléments, en effet, dans l’héroïsme romain des tragédies cornéliennes : l’un, banal et historique, l’autre original et psychologique. L’élément historique, ou cru tel (je n’ai pas ici à en examiner la valeur), c’est ce type du Romain républicain, patriote, désintéressé, amoureux de la gloire, superbe de fermeté et de fierté : type formé dans les écoles des rhéteurs à la fin de la république, développé dans Tite-Live, dans Florus, dans Valère-Maxime, encore agrandi par les moralistes satiriques qui en écrasent la petitesse de leurs contemporains, par Sénèque, par Juvénal, assoupli et animé par Plutarque, transporté par la Renaissance dans notre littérature : Montaigne l’évoque parfois, Amyot l’étale, et, au temps même de Corneille, Balzac le grave avec une netteté dure dans ses dissertations sur le Romain et sur la Gloire. Cette conception oratoire de l’âme romaine, Corneille s’en est emparé, sans la corriger, sans y mettre aucun élément historique nouveau, si bien que ses rivaux et disciples, Scudéry et Du Ryer, n’auront pas de peine à la saisir.

Mais ce type oratoire du Romain n’est pour lui qu’un cadre, une forme, où il a réalisé sa notion générale de l’homme : il a trouvé a raideur hautaine de ce caractère admirablement propre à faire valoir l’idée fondamentale de sa psychologie. Au mannequin glorieux construit par des générations de rhéteurs, il a mis le ressort qui l’anime : et du même coup il a fait de ce type romain un type humain. Ne nous y trompons pas : il n’y a d’original, de grand, de vrai dans les Romains de Corneille que ce qui est cornélien, et non romain, c’est-à-dire le mécanisme moral.


2. PSYCHOLOGIE DU HÉROS CORNÉLIEN.


Nous sommes donc toujours ramenés à ceci que la tragédie de Corneille tend à la vérité humaine des caractères, comme à sa fin essentielle. Cette vérité a parfois été méconnue. C’est qu’on songe toujours trop à Racine en parlant de Corneille. La nature que peint Racine est plus vraie pour nous : ne pourrait-on pas dire que cette vérité date précisément de Racine ? Il a aperçu et décrit des états d’âme qui sont devenus de plus en plus fréquents et universels, des sensitifs et des impulsifs, des nerveux et des femmes. Corneille est d’un autre temps, il a et il exprime une nature plus rude et plus forte, qui a longtemps été la nature française, une nature intellectuelle et volontaire, consciente et active. En son temps surtout, c’était la vérité : il y a une harmonie admirable entre l’invention psychologique de Corneille, et l’histoire réelle des âmes de ce temps-là : même les femmes sont peu féminines ; leur vie intérieure est plus intellectuelle que sentimentale. Et, je l’ai déjà dit, Descartes confirme pleinement Corneille.

Voilà comment Corneille a peint si peu de pures passions : il a peint des exaltés, des fanatiques, mais toujours des passionnés intellectuels, qui voient leur passion, la raisonnent, la transforment en idées, et ces idées en principes de conduite. Jamais ce ne sont des inconscients et des irresponsables. Il a peint des femmes toujours viriles, parce que toujours elles agissent par volonté, par intelligence, plutôt que par instinct ou par sentiment. La femme selon la définition moderne, lui est inconnue : c’est Racine, le premier, qui l’a « constatée ». Rien de plus caractéristique, à cet égard, que sa théorie de l’amour : c’est la pure théorie cartésienne que j’ai expliquée plus haut. L’amour est le désir du bien, donc, réglé sur la connaissance du bien. Une idée de la raison, donc, va gouverner l’amour. Ce que l’on aime, on l’aime pour la perfection qu’on y voit : d’où, quand cette perfection est réelle, la bonté de l’amour, vertu et non faiblesse.

Première conséquence : on ne saurait parler du conflit du devoir et de l’amour, dans le Cid par exemple ; ou, du moins, ce conflit n’a pas le caractère qu’on dit. En effet, l’amour de Rodrigue pour Chimène, et de Chimène pour Rodrigue, est légitime, étant fondé sur une connaissance véritable : ni l’un ni l’autre ne peut donc y renoncer sans injustice. Ni l’un ni l’autre aussi ne songe à y renoncer : même poursuivant Rodrigue, Chimène se croit le droit, le devoir de l’aimer. Mais cet amour même exige qu’elle ne fasse rien pour le satisfaire : subtilité curieuse et noble. Si l’estime en effet détermine l’amour, il faut agir, non pour l’amour, mais pour l’honneur, pour le devoir, dont la perte ou dont la violation ne laisserait pas subsister l’estime. Et ainsi on ne mérite l’amour qu’en ne faisant rien pour lui. Mais il ne s’agit pas de le sacrifier. Ecoutez Rodrigue :

Qui m’aima généreux, me haïrait infâme…
Je t’ai fait une offense et j’ai dû m’y porter,
Pour effacer ma honte et pour te mériter.

Et de là, les âmes des deux amants s’unissent plus étroitement quand leurs actes s’opposent le plus ; grandis par l’effort, ils sont plus dignes d’amour, ils en obtiennent plus, à mesure qu’ils y cèdent moins.

Deuxième conséquence:la raison s’éclairant peut changer l’amour. Si le bien qu’on aimait est connu pour faux, ou si on reçoit la notion d’un bien supérieur, l’âme déplacera son amour du moins parfait au plus parfait. C’est toute la psychologie de Polyeucte. Polyeucte aime Pauline dès le début « cent fois plus que lui-même »; près du martyr, il l’aimera

Beaucoup moins que son Dieu, mais bien plus que lui-même.

Ce nouveau terme de comparaison explique toute la transformation de son âme. Lorsqu’il connaissait mal Dieu, Pauline était tout pour lui : l’œuvre de la grâce achevée, son amour est tout à Dieu, et ne retombe sur la créature que renvoyé sous forme de charité par l’amour même de Dieu. Même aventure arrive à Pauline : Sévère longtemps a été tout ce qu’elle connaissait de meilleur ; elle l’aimait donc plus que tout. Mais Polyeucte, converti, rebelle, martyr, lui révèle un héroïsme supérieur, tandis que la situation accuse les parties vulgaires de l’amour de Sévère : l’amour de Pauline se transportera donc à Polyeucte, d’où il s’élancera jusqu’à la souveraine perfection, jusqu’à Dieu. Tout le mécanisme moral de la tragédie se déduit de la définition cartésienne et cornélienne de l’amour.

Avec l’amour, à bien plus forte raison, les autres passions se réduiront à la connaissance. Et de là tout principe d’agir est transporté à la raison, toute force d’agir à la volonté. Là est le trait original, et capital, de la psychologie de Corneille, toujours d’accord, je le répète, avec Descartes, et toujours conforme aussi à la réalité contemporaine. L’héroïsme cornélien n’est pas autre chose que l’exaltation de la volonté, donnée comme souverainement libre, et souverainement puissante. Il n’est rien que les héros cornéliens affirment plus fréquemment, ni plus fortement que leur volonté, claire, immuable, libre, toute-puissante.

Je le ferais encore, si j’avais à le faire (le Cid, Polyeucte).
Et sur mes passions ma raison souveraine (Pauline dans Pol.).
Je suis maître de moi comme de l’univers,
Je le suis, je veux l’être… (Auguste dans Cinna).

Le Cid tuant le père de Chimène, Chimène demandant la tête du Cid, Pauline aimant Sévère, le lui disant et lui montrant en même temps qu’il n’a rien à espérer, Sévère s’efforçant de sauver Polyeucte dont la mort rendrait libre la femme qu’il aime : autant d’exemples et de triomphes de la volonté. Même Polyeucte, le saint, l’extatique, l’illuminé, même Horace, le patriote furieux, même Camille, l’amoureuse fanatique, manifestent surtout la volonté : tous les trois ont cette forme supérieure de l’amour qui est la dévotion, et dans laquelle la raison attribue une perfection, donc une valeur infinie à l’objet aimé, en sorte que la volonté s’applique tout entière et ramasse toutes les énergies de l’âme au service de l’amour. Mais le miracle de la volonté, c’est dans Cinna qu’on le trouve, dans Auguste. Descartes intitule un de ses articles : Comment la générosité peut être acquise ; c’est le cas d’Auguste, dont l’âme, mauvaise, égoïste, féroce, s’élève à l’héroïsme du pardon par un effort de volonté, lorsque sa raison l’a désabusé des faux biens où s’égarait sa convoitise.

Tous les personnages de Corneille, du moins ceux du premier plan, les héros sont construits sur cette donnée, les femmes comme les hommes, les scélérats comme les généreux. Tous agissent par des déterminations de la volonté, d’après des maximes de la raison. De là vient qu’on reproche à ces caractères d’être raides, et tout d’une pièce : car tant que la raison persiste dans ses maximes, la volonté persiste dans sa conduite. De là vient qu’on leur reproche de se démentir, et de pivoter tout d’une pièce : si parfois la raison s’éclairant change de maximes, la volonté suit, et toute l’âme ; ainsi Émilie, à la fin de Cinna :

Ma haine va mourir, que j’ai crue immortelle.
Elle est morte…

Et rien du vieux levain ne fermentera plus en elle : elle sera paisible dans la tendresse comme elle avait été assurée dans la fureur. De là vient aussi que Racine reprochait à Corneille ses héros « impeccables » : car si les maximes de la raison sont vraies, il ne saurait y avoir place pour le repentir, ni pour le regret, ni pour le changement, comme disait Descartes. De là enfin résulte que ces héros sont des raisonneurs : car ils n’agissent pas par aveugles impulsions, et les objets même de leur passion sont transformés par eux en fins de leur raison. Ils sont donc toujours conscients, et toujours réfléchis.

Cette conception a sa vérité : elle représente, en leur forme idéale, les âmes fortes et dures, qui raisonnent leurs passions, les âmes des Richelieu [3] et des Retz, des grands ambitieux lucides et actifs. Ce qui a fait le plus méconnaître cette vérité, c’est qu’on a longtemps identifié l’héroïsme cornélien à la vertu. Or il n’a pas nécessairement un caractère moral. Il exprime la force, et non la bonté de l’âme. Tous les mots sublimes de Corneille — si nous recueillons nos souvenirs — sont des réalisations imprévues de l’absolu de la volonté. Aucune affirmation essentielle de la moralité intrinsèque des actes n’y est impliquée. La volonté peut être employée au crime ; voyez Cléopâtre dans Rodogune. Elle reste « la volonté », admirable par le degré d’intensité, abstraction faite de la qualité, de la forme des actes. Et ce spectacle a sa moralité, très particulière et de qualité supérieure. Toujours, et plus que jamais aujourd’hui, dans l’universelle veulerie qui est la plaie de notre siècle, il n’y a point de leçon plus précieuse à donner, qu’une leçon de vouloir, à quoi que ce vouloir s’applique. Voilà par où Corneille est sain.

N’est-il pas bizarre que Corneille, qui dans Œdipe a si éloquemment affirmé le libre arbitre, qui a employé tout son théâtre à le manifester, se soit démenti dans un de ses chefs-d’œuvre, et qu’il ait fait le janséniste dans Polyeucte ? Aussi ne l’a-t-il pas fait, et cette interprétation de Polyeucte est un pur contresens : la pièce est plutôt moliniste ; et la grâce dont on parle est celle des jésuites, théologiens de la liberté, et anciens maîtres du poète.

Cette conception de la volonté toute-puissante est-elle dramatique ? Malgré les chefs-d’œuvre de Corneille, la question peut se poser. En effet l’identité est le caractère, le signe de la volonté : où il y a changement, flottement, il n’y a sûrement pas volonté. Puis, ou la volonté n’existe pas, ou elle est maîtresse. Peindre la volonté vaincue, ou demi-vaincue, ce n’est pas peindre la volonté. Il faut que les luttes de la volonté soient courtes, ses victoires rapides : ainsi les stances de Rodrigue, l’angoisse de Pauline au retour de Sévère. Enfin la volonté, qui ne supprime pas les passions, les arrête, en supprime les signes, ne laisse passer que les actes qu’elle approuve. Comment donc soutenir l’action morale ? Par l’action extérieure : en fournissant à la volonté toujours de nouveaux obstacles, toujours de nouveaux efforts ; et nous sommes ainsi ramenés à la structure de l’intrigue indiquée plus haut. Mais surtout, qu’arrivera-t-il, quand la volonté sera présentée dans sa force maxima, dans sa pureté supérieure : dominatrice, sereine, immuable ? Il fallait bien y arriver, du moment qu’on la prenait pour élément essentiel de la psychologie dramatique. Et c’est ainsi que Corneille dut faire Nicomède : toutes les passions du dedans supprimées, toutes les passions du dehors, chez les autres, impuissantes, la volonté, maîtresse de soi-même, supérieure à la fortune, se dresse dans le vide. Plus d’effort à faire ; plus de passion, partant, ni de violence. Plus d’action aussi. Que reste-t-il ? Il n’est pas besoin qu’elle s’arme, pour écraser les petits ennemis qui la menacent : le mépris suffit. D’où la hautaine et calme ironie de Nicomède, qui est le pur héros cornélien. Le poète était assez fier d’avoir fondé dans cette pièce une nouvelle sorte de tragédie, sans terreur ni pitié, avec l’admiration pour unique ressort : il ne s’apercevait pas qu’il la fondait dans le vide. En effet, plus la volonté est pure, moins la tragédie sera dramatique : ce qui est dramatique, ce sont les défaites ou les demi-succès, ou les lentes et coûteuses victoires de la volonté, ce sont les incessants combats ; mais la domination absolue et incontestée de la volonté n’est pas dramatique. Nicomède est un coup de génie que Corneille n’a pas pu répéter [4] : sur cette donnée de la volonté toute-puissante, il n’y a qu’une tragédie à faire, une seule, qui sera un chef-d’œuvre, et qu’on ne jouera guère. Les autres pièces de Corneille sont dramatiques, précisément dans la mesure où la volonté s’éloigne de sa perfection, et en vertu des éléments qui l’en éloignent. Ce qui se mêle de passion, auxiliaire ou adversaire, à la volonté des héros, l’ait la beauté dramatique du Cid, de Polyeucte, de Cinna.


3. DES PERSONNAGES SECONDAIRES.


Autour de ses héros, représentants de cette force infinie qui est en nous et dont la plupart de nous font si peu d’usage, Corneille place des âmes moyennes, telles que la vie en présente à chaque instant ; ces caractères de second plan sont souvent d’une observation curieuse, d’une vérité originale et fine. On n’a jamais assez remarqué ce qu’il y a mis de réalité familière. Il ne les saisit guère dans l’état de passion, dont il ne connaît pas bien la particulière essence ni le mécanisme spécial. Ce qu’il aime, ce sont les demi-teintes, les demi-sentiments, les affections simples et domestiques, les inclinations paisibles ou contenues, où entre autant de connaissance que de passion ; ou bien les caractères renfermés et compliqués, parfois les âmes égoïstes et médiocres : des amours de vieillards [5], profonds, discrets, point du tout ridicules ; des amitiés de frères [6], confiantes et fortes, contre qui l’ambition même et l’amour ne prévalent pas ; des affections de cour, composées d’intérêt ou d’amour-propre, mais aussi de goût sérieux et sincère [7] chez d’honnêtes gens qui ont de la raison et de l’expérience ; des intrigues de ministres ambitieux, de courtisans retors, de fonctionnaires égoïstes, toute la mécanique des cours et des cabinets de princes [8]. Sauf une réserve pour la décence, il estimait qu’on pouvait présenter dans la tragédie toute espèce de caractères, et il a été jusqu’à la bassesse presque comique.

Les dernières pièces de Corneille se caractérisent par l’élimination de plus en plus complète de la passion, même de l’exaltation : il ne reste guère que des volontés plus ou moins fortes, désintéressées et droites. Corneille s’est plu à y peindre ces milieux politiques, où les sentiments sont nécessairement compliqués et modérés, tout au moins obligés à se manifester toujours avec modération, sans éclat, à demi-voix : il excelle à les rendre. Ces pièces sont nécessairement peu dramatiques : mais, sauf peut-être Agésilas, elles ne sont pas méprisables. Il y en a de singulièrement vraies, comme Othon, comme Pulchérie, comme Suréna : c’est là qu’il faut aller chercher le roman vrai des mœurs politiques du xviie siècle, celui qui se dégagerait des mémoires et des correspondances diplomatiques. Ce bonhomme de Corneille, par une admirable intuition, voit aussi clair que Retz, qui était de la partie.

Cette vérité, si simple, si peu accidentée, toute dans l’analyse fine des caractères et l’exacte répartition des forces, est une vérité de roman, non de drame. Corneille l’a bien senti, et il a cherché une compensation à l’insuffisance dramatique de l’action morale par l’énergie dramatique de l’action extérieure. Il choisit, comme suite des causes psychologiques, des faits extraordinaires qui secouent violemment ou saisissent fortement l’imagination : ainsi ce terrible cinquième acte de Rodogune, amené par quatre actes qui, malgré Cléopâtre et ses éclats furieux, restent en somme assez calmes. Dans les dernières pièces de Corneille, cela devient un système : il combine les atrocités historiques de l’antiquité avec les mœurs politiques du jour, plus rusées que cruelles, et ainsi l’ajustement de l’intrigue aux caractères est moins exact. Par une certaine amplification des effets, Corneille relie aux causes morales des crimes tragiques qu’elles ne devraient pas produire. L’analyse est exacte ; mais il faut rabattre la moitié du produit extérieur pour rester dans la réalité. Corneille semble établir une sorte de symbolisme conventionnel, qui fait représenter par les horreurs de la tragédie une réalité moins horrible : Suréna tué, par exemple, représentera Condé emprisonné [9] ; je ne dis pas que l’auteur ait songé à Condé, mais je prends un cas entre cent autres similaires. Seulement ces effets violents ne réchauffent pas la tragédie, précisément par ce que le public fait la réduction convenable, et par ce que le sang versé au théâtre n’est pas pathétique physiquement, par son aspect, mais moralement, par les causes de l’acte. Corneille n’était pas sans le comprendre, puisqu’il a essayé de créer au-dessous de la tragédie une comédie héroïque, destinée à l’analyse des caractères politiques.


4. LA MÉCANIQUE ET LE STYLE.


Si la psychologie de Corneille n’est pas dramatique, cela n’empêche point que peu de gens aient eu à un plus haut degré le sens du théâtre : car il a admirablement masqué, ou mieux, admirablement utilisé sa psychologie. La structure de ses meilleures pièces est remarquable : tant les forces, qui sont en présence, sont exactement opposées, se contrepèsent, se composent, se dévient, s’annulent, s’entraînent, avec une sûreté de calcul qui est prodigieuse. Ces jeux de caractères sont d’étonnants problèmes de mécanique morale. Chaque caractère est analysé, pesé, dosé, de façon à concourir dans la juste mesure à l’action totale, et dans chaque effort fait paraître tout juste la quantité d’énergie qu’il faut, ou se dispose précisément dans la plus favorable attitude.

Il y a bien de l’exagération, la formule première une fois admise, dans le reproche de raideur qu’on fait aux personnages de Corneille. Rien de plus simple que les mouvements coordonnés des caractères qui s’opposent : qiu’on regarde, si l’on veut, les relations d’Attale et de Nicomède, et l’évolution du caractère d’Attale, soit en lui-même, soit dans l’opinion que Nicomède en prend, il y a aussi du mouvement dans chaque caractère, grâce au déplacement de la volonté qui suit la raison : je n’en veux pour exemple que Polyeucte et Pauline, et surtout cet admirable Auguste.

Mais la pièce dont l’ajustement fait le plus honneur au génie de Corneille, c’est Horace : pour tirer parti de la belle et ingrate matière qui lui fournissait Tite-Live, il a fallu que par un coup de génie il fit du meurtre, du crime, le point culminant du drame, que toute l’action y tendit, s’y adaptât, et tous les caractères. De là cette si vraie et originale composition d’Horace et de Camille : le frère et la sœur, natures pareilles, également brutales, féroces et fanatiques, mais appliquant différemment leurs amours identiques d’essence ; l’homme idolâtre de sa patrie, la femme idolâtre d’un homme ; et de cette différence, profondement vraie, va sortir le choc des deux âmes, dont le meurtre de Camille sera la résultante nécessaire. Il y a là une puissance singulière de sens dramatique, pour tirer une tragédie, vraie, forte, émouvante celle-là et théâtrale, d’une légende épique terminée en fait-divers atroce.

La forme du dialogue cornélien est une des parties essentielles de son génie dramatique : ce dialogue tantôt se distribue en longs couplets, d’une rare éloquence, d’un raisonnement puissant et nerveux, et traversés d’éclatantes sentences, tantôt se ramasse en courtes répliques, qui se croisent et s’entre-choquent avec une singulière vivacité. Cette coupe du dialogue qui se poursuit en ripostes du vers au vers, est la coupe originale de Corneille : il ne l’a pas inventée, il se l’est appropriée par l’usage qu’il en a fait. Dans les amples couplets, il s’est montré un grand orateur, ayant le goût des idées et des maximes universelles, et se plaisant à mettre en lumière la généralité plutôt que la particularité des raisons. Il suivait en cela le goût de son temps.

Il l’a suivi, malheureusement, aussi dans certains détails de son style. Il ne s’est jamais défait complètement de certaines délicatesses, ou de certaines emphases à l’espagnole. Il a usé (je dirais abusé, si l’usage déjà n’était abus), il a usé du jargon fade de la galanterie mondaine. Mais on ne doit pas trop s’arrêter à ces taches. Il ne faut pas non plus s’arrêter trop à ces reproches contradictoires de déclamation et de trivialité que des critiques ont adressés à son style, non plus qu’à celui d’incorrection ou d’impropriété que Voltaire ne lui a pas ménagé. Corneille est un grand, même un excellent écrivain : il parle la langue de son temps, qui a parfois vieilli, une langue un peu dure, un peu fendue, admirable de vigueur et de précision. Il la possède à fond, et la manie avec une aisance, une habileté uniques, comme il maniait le vers : c’est un des plus étonnants écrivains en vers que nous ayons ; il semble que cette forme lui soit plus naturelle que la prose. Loin de parler de galimatias, pour quelques endroits où la construction a vieilli, ce qu’il faut louer, c’est la netteté, la facilité du style poétique de Corneille.

Ce style n’a rien de plastique, et ne vise pas aux effets artistiques, sensibles, pittoresques. Il n’a même pas beaucoup de couleur, sinon dans les sujets où l’imagination espagnole jette encore ses feux à travers le langage raisonnable de l’auteur français. Mais il a la force, et un éclat intellectuel, qui résulte du ramassé de la pensée, de la justesse saisissante des mots, de la netteté logique du discours. J’ai déjà dit que Corneille avait surtout l’imagination mécanique : il ne voit, et son style ne note que les forces qu’il met en action. Il ne crée pas, avec les mots, les images, les harmonies de son vers, une sorte d’atmosphère poétique où vivront ses héros ; au contraire, il dessine la courbe de leur effort sur un fond neutre, qui laisse la pensée libre, et ne dérobe aucune partie de l’attention. Dans aucune tragédie romaine de Corneille, il n’y a la moitié de la couleur qu’on trouve dans Britannicus. Son génie et son langage sont éminemment intellectuels ; il ne regarde et n’enregistre que les mouvements psychologiques.

Même dans ses œuvres lyriques — il y a de belles choses dans son Imitation ou dans son Office de la Vierge — les qualités ordinaires du style lyrique, richesse des images, délicatesse des sonorités, ne se rencontrent guère : là encore les éléments concrets, sensibles, pittoresques font à peu près défaut. Il reste le rythme, le rythme pur, séparé du son, dont la qualité est ordinaire ; et le rythme, c’est le mouvement : le lyrisme de Corneille, ce sont des pensées en mouvement,’qui se pressent, s’élancent, enlèvent la stance ou la strophe ; et c’est la sensation expressive de ce mouvement abstrait que le rythme nous communique.


5. ROTROU.


Autour de Corneille se groupent quelques poètes qui ne sont point méprisables. Le plus médiocre est Scudéry. Mais Du Ryer, Tristan, Rotrou ont vraiment du talent : il est à noter pourtant que toutes leurs meilleures pièces sont postérieures au Cid. Du Ryer a réussi surtout les sujets romains et politiques [10] : il n’y a guère porté d’originalité. Tristan [11], dans une Mort de Sénèque (1644) et dans un Osman (impr. 1656), a tiré des effets tout à fait saisissants et pour ainsi dire romantiques, de la juxtaposition, même de la fusion d’une familiarité pittoresque avec l’atrocité tragique : il a l’imagination exubérante et déréglée, outrant la force et tombant parfois dans le ridicule et le puéril.

Rotrou [12] est à lire, même après Corneille. D’abord égaré dans les extravagances tragi-comiques, il s’est assagi [13], mûri, élevé, grâce surtout aux exemples que lui fournissait son grand rival. Saint-Genest (1646) et Venceslas (1647) sont deux belles choses : Saint-Genest [14], avec son mélange de scènes familières et de scènes pathétiques, peinture du monde du théâtre et de l’héroïsme chrétien, a des parties qui continuent dignement Polyeucte. Venceslas [15] est une forte étude d’une âme violente, qui arrive à la générosité par la volonté : ce vieux roi Venceslas qui condamne son fils par justice, et ce fils qui accepte sa juste condamnation, font une situation vraiment cornélienne. De Corneille, sans doute, il a appris à imiter librement, à marquer d’une conception originale les sujets qu’il n’inventait pas, à dégager les études d’âmes et de passions que la pittoresque comédie des Espagnols enveloppait. Saint-Genest est à Rotrou comme le Cid à Corneille ; la crise morale de Ladislas est à lui, dans Venceslas ; et dans Laure persécutée, il a tiré d’une sèche indication de l’original un des plus beaux développements d’exaltation sentimentale qu’il y ait au théâtre.

Mais Rotrou est resté lui-même, en recevant les leçons d’un plus grand que lui. Il a gardé ses défauts, son insouciante improvisation, ses négligences, mais ses qualités aussi, une imagination et une sensibilité lyriques, qui, dans certaines scènes pittoresques ou mélancoliques, donnent une saveur tout à fait originale à ses pièces. Dans quelques parties de ses deux chefs-d’œuvre tragiques et dans quelques endroits de ses meilleures tragi-comédies, comme Don Bernard de Cabrère (1648) ou Laure persécutée (1637) [16], il nous fait penser à Shakespeare : il est le seul en son siècle de qui on puisse le dire.

  1. Pierre Corneille, né le 6 juin 1606, à Rouen, était d’une famille de robe ; il étudia le droit, fut reçu avocat, et acquit une charge d’avocat général à la table de marbre du Palais (eaux et forêts, et navigation). Il fit en 1620 sa première, œuvre dramatique, Mélite. Il fut un moment un des cinq auteurs qui écrivaient des pièces sous la direction de Richelieu ; il collabora aussi à la Guirlande de Julie. Il se maria en 1640, après Horace. L’Académie le reçut en 1647, après deux échecs. En 1650, il se défait de sa charge. De 1652 à 1659, de Pertharite à Œdipe, il se tient éloigné du théâtre. En 1662, il transporte son domicile de Rouen à Paris, et reçoit l’année suivante du roi une pension de deux mille livres, qui dès 1665 fut irrégulièrement payée. Il perdit un fils de quatorze ans en 1667 : un autre, qui était officier de cavalier, fut tué au siège de Grave en 1674. Cette même année 1674, Corneille donna sa dernière pièce, Surena. Il mourut assez misérable dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre 1684. — La chronologie des premières pièces de Corneille a été longtemps établie d’une manière erronée : voici comment ou l’a corrigea : le Cid, déc. 1636 ou janv. 1637 ; Horace et Cinna, 1640 ; Polyeucte, 1643 ; Pompée et le Menteur, hiver de 1643-1644 ; la Suite du Menteur, sans doute 1644 ; Rodogune, hiver de 1644-1645 ; Théodore, 1645. (Cf. édit. Marty-Laveaux, t. X, p. 423-425.) Mais il reste encore bien de l’incertitude. M. Rigal met Polyeucte en 1641 : ce qui réagit sur les dates des pièces suivantes.
    Éditions : le Théâtre de Corneille, revu et corrigé par l’auteur (avec les Discours et les Examens), Paris, A. Courbé, 3 vol. in-8. 1660 ; édit. Marty-Laveaux, Coll. des Grands Écrivains, 12 vol. in-8, Paris, Hachette et Cie, 1862.
    À consulter : pour le détail des éditions, et pour tous les ouvrages relatifs à Corneille, qui sont antérieurs à 1862, Marty-Laveaux, t. XII, p. 517-567. — Depuis 1862 : E. Picot, Bibliographie Cornélienne, in-8, 1876. (Additions, par Le Verdier et Polay, 1908) ; Brunetière, les Époques du théâtre français, 1re et 2e Conf., 1892. Bouquet, Points obscurs et nouveaux de la vie de Corneille, in-8, Paris, 1888. Lemaître, Impressions de théâtre, t. I, III et V ; G. Lanson, Corneille (Coll. des Grands écrivains), 1898.
  2. Discours des trois unités.
  3. À consulter : Hanotaux, la Jeunesse de Richelieu, in-8, 1893.
  4. Nicomède suit Don Sanche, qui lui est identique ; mais le sujet, dans Don Sanche, était enveloppé de romanesque espagnol.
  5. Sertorius ; Martian de Pulchérie.
  6. Antiochus et Séleucus de Rodogune.
  7. Rodogune ; Attale de Nicomède ; Viriate de Sertorius ; Othon, et Camille, etc.
  8. Arsinoé, de Nicomède ; Vinius, Martian et Lacus, d’Othon ; Félix, de Polyeucte, Ptolémée et ses ministres, de Pompée, etc.
  9. Et encore pourrait-on citer Wallenstein comme une preuve que Corneille n’exagère pas tant. D’autre part, ne voit-on pas de Lyonne offrir à Louis XIV de le débarrasser par l’assassinat d’un ennemi politique (cf. G. Lanson, Choix de lettres du xviie s., p. 325). C’est donc pour nous surtout, et non selon la réalité des mœurs du temps, qu’il faut rabattre des froides horreurs de la tragédie politique.
  10. Alcinoée (1640), Scévole (1647).
  11. Éditions : Théâtre. éd. E. Girard, 1904-1907. À consulter : N. M. Bernardin, Un précurseur de Racine, Tristan l’Hermite, in-8, 1895. Le Page disgraçæ, ed. Aug. Dietrich, 1898.
  12. Jean Rotrou, né à Dreux en 1609, n’avait pas vingt ans quand il composa sa première œuvre, l’Hypocondriaque ; il dit en 1634 avoir fait déjà trente pièces. Il succéda sans doute à Hardy comme poète de l’Hôtel de Bourgogne. Puis il fut un des cinq auteurs de Richelieu. Il trouva un protecteur dans le comte de Belin, un seigneur très passionné pour le théâtre. Il eut quelques relations avec l’Hôtel de Rambouillet. En 1639, il devint lieutenant au bailliage de Dreux : il mourut en 1650, d’une maladie épidémique qui ravageait la ville. Dans sa fin, comme dans sa vie, presque tout ce qu’on raconte est légendaire : il n’y a de réel que son courage et son dévouement en face du danger.

    Édition : Viollet-le-Duc, 5 vol. in-8, 1820-22. — A consulter : Jarry, Essai sur les œuvres dramatiques de Jean Rotrou, in-8, 1868. Person, Histoire du véritable Saint-Genest ; Histoire de Venceslas de Rotrou, in-8, Paris, 1882. H. Chardon, la Vie de Rotrou mieux connue, in-8, Paris, 1884. L. Curnier, Étude sur Jean Rotrou, in-8, Paris. 1885. Stiefel, Unbekannte italienische Quellen J. de Rotrou’s, Oppeln, 1891, in-8 ; Ueber die chronologie von J. de R.s dramatischen Werken, Berlin, 1894, in-8. (Zeitschrift f. franz. Sprache und Lit.). Vinney, Deux sources inconnues de R., Dôle, 1891, in-8. Steffens, J. de R. als Nachahmer Lope de Vega’s, Oppeln, 1891, in-8.

  13. Il a écrit vingt et une pièces en huit ans (1628-36), et quatorze seulement dans les quatorze dernières années de sa vie (1637-1650).
  14. Tiré de Lope de Vega, Lo fingido verdadero, et du P. L. Cellot, jésuite, Sanctus Adrianus, martyr. — Rotrou doit aussi Cosroès au P. Cellot.
  15. Tiré de Rojas, No hay ser padre siendo rey.
  16. Tirées toutes les deux de Lope de Vega.